Promenades Littéraires (Gourmont)/Un roman espagnol

Promenades LittérairesMercure de France (p. 120-128).


UN ROMAN ESPAGNOL

LA GLOIRE DE DON RAMIRE


Il semble que l’Espagne des anciens temps soit pour les Français une patrie romantique. La terre du Cid, d’Hernani et de don Juan leur est, plus que toute autre, poétique et sacrée. Elle est peuplée de héros et d’amoureuses. Aussi n’y mettent-ils le pied qu’en tremblant d’émotion et avec le sentiment de leur indignité. Qu’elle soit aussi le pays de Gil Blas, ils ne le savent plus, et celui de Don Quichotte, ils ne s’en étonnent pas, car ce personnage, d’abord grotesque, est devenu dans leur esprit un type même de chevalerie. Il est Espagnol, et cela suffit.

Il a semblé d’abord que la Gloire de don Ramire[1] continuait et consacrait la légende. Le titre était clair, mais quand on en eut percé l’ironie, il y a eu un peu d’effarement. Ce n’était pas l’Espagne que nous connaissions, et pourtant cela semblait bien la vraie Espagne. Est-ce qu’il allait falloir abandonner une vieille illusion et rendre sa vraie signification au chevalier de la triste figure ? Don Ramire allait-il donc être le Don Quichotte de nos chimères espagnoles ? Peut-être. Il suffit, pour que cela arrive, que ce roman ait chez nous quelque succès de lecture et j’écris ceci pour y contribuer, pour ma faible part, car je crois qu’il le mérite.

L’auteur, M. Enrique Larreta, n’est Espagnol que par ses lointaines origines. C’est un Argentin, de Buenos-Ayres, qui habite le plus souvent Paris. Je crois qu’il a environ trente-cinq ans. Ce livre est son début dans la littérature. Il a été longuement mûri et écrit lentement, dans un laborieux loisir, sans que rien fût laissé au hasard de l’imagination. Les paysages d’Avila et de Tolède sont familiers à M. Larreta, non moins que les vieilles chroniques espagnoles et les mémoires originaux de l’époque de Philippe II. Sa culture est toute française, mais, plus heureux que nous autres, il a pu ne lire que les maîtres véritables qui ont affermi ses dons naturels et l’ont préservé du mauvais goût qui règne également dans ses deux patries linguistiques et littéraires. J’ai traduit son livre aussi littéralement qu’il était compatible avec l’élégance que notre langue exige ; on peut donc s’assurer qu’il n’a rien de la redondance espagnole. C’est un esprit clair et logique.

Je pense que l’idée de don Ramire lui est venue en contemplant la cathédrale d’Avila et tous ces archaïques couvents qui dorment dans la vieille ville bien diminuée de sa splendeur et de ses richesses. De là, il a passé aux chroniques où, avec son histoire, étaient consignées ses légendes et ses merveilles, aux mémoires qui faisaient renattre les personnages qui avaient passé parmi ces pierres, et tout cela, peu à peu, s’est mis à vouloir la vie, à exiger l’évocation. Quel fourmillement ! C’est qu’Avila, au temps même de sainte Thérèse et plus tard encore, était une ville à demi sarrasine. Les infidèles, en apparence convertis, demeurés musulmans au fond de leur cœur comme au fond de leurs maisons, s’étaient groupés dans un vaste faubourg qui était la partie la plus animée et la plus laborieuse de la ville. Ramire évolue dans ces deux cités hostiles, allant de l’une à l’autre, et cela permet des descriptions, fort heureuses et fort pittoresques, toujours à leur vraie place, toujours utiles au récit.

C’était une aventure assez fréquente alors que les unions clandestines entre les deux races. Ramire en est précisément le fruit. Sa mère, encore jeune fille, a été séduite par un Maure de condition, que son père ne lui permet pas d’épouser, quoique ces sortes de mariages fussent possibles et qu’on en trouve également des exemples. Mais la fierté du gentilhomme ne discute même pas une telle proposition et, de Ségovie, il vient s’enfermer, avec sa fille et l’enfant maudit dans un vieux palais d’Avila, où il réussit à cacher à tous la honte de sa race. Un de ses amis s’était dévoué, avant d’aller se faire tuer dans les Flandres, à épouser Dona Guiomar, et Ramire se croit le descendant légitime d’un gentilhomme de haute lignée. Ce n’est que tout à fait à la fin du roman que son véritable père, le rencontrant aux environs de Tolède, lui dévoilera, pour arrêter sa main presque parricide, le secret de sa naissance.

Tout en les méprisant, Ramire se sent mystérieusement attiré vers les Mauresques du faubourg. Une sorte de mission secrète que lui délègue le chanoine, chargé de son éducation, favorise cette inclination. « Au besoin, pour justifier votre présence parmi les infidèles, lui dit le chanoine, feignez une intrigue amoureuse. » Le hasard le sert à souhait, car une belle et jeune Sarrasine, comme il rentrait un soir, lui jette à travers les jalousies de sa fenêtre un œillet et bientôt lui mande une servante qui le guide vers sa maison. Élevé dans un catholicisme rigide, entre son grand-père morose et inoublieux, et sa mère, accablée sous la faute qu’elle expie chaque jour, Ramire pénètre avec étonnement dans cette civilisation orientale, sensuelle et gaie. Aixa devient vite sa maîtresse, lui révèle tous les raffinements de la volupté la plus ingénue, puis, trompée par les ressemblances qu’elle trouve entre les formules des deux religions, elle dévoile tout son mysticisme musulman, heureuse de trouver d’abord dans son amant un acquiescement, quoique un peu inquiet, à ses sentiments. Aixa est énigmatique. C’est une sorte de prophétesse musulmane. Elle est l’âme du perpétuel complot des Mauresques qui n’ont jamais désespéré de recouvrer un jour leur liberté religieuse, et c’est chez elle que se réunissent les chefs du mouvement qui ont cette belle et pieuse jeune femme en parfaite vénération. Un jour, Ramire trouve chez elle un gentilhomme mauresque qu’il a déjà aperçu dans plusieurs circonstances et qui même lui a évité une querelle dans un cabaret. Le lecteur devine que c’est le père de don Ramire ; Aixa est joyeuse ; elle s’empresse entre les deux hommes. Comme le soir vient, devant Ramire, qui ne comprend que peu à peu, ils se lèvent, se prosternent vers le couchant, puis récitent de mystérieux versets. En même temps toutes les cloches d’Avila se mettent à tinter l’angélus, et le jeune homme épouvanté tombe à genoux, dans une crise de désespoir et de remords. Pour la première fois, il a le sentiment net d’avoir trahi sa religion, d’avoir commis une action monstrueuse en s’abandonnant à l’amour de cette infidèle.

C’est là, je crois, le sommet du drame qui va maintenant se dérouler logiquement, jusqu’à la chute de Ramire dans les abîmes. De ce moment, il se reprend, ne pense plus qu’à son devoir ; il se rappelle soudain qu’il est venu en espion du Roi et de l’Église dans ce faubourg, où il a trouvé des plaisirs trop exquis pour n’être pas maudits. Aixa ne lui paraît plus qu’une magicienne, qui, par ses artifices diaboliques, n’a eu pour but que de perdre son âme. Son éducation si foncièrement catholique, fanatique et superstitieuse, ne lui permet plus, dès ce retour sur lui-même, de goûter aucun des charmes naturels de la femme livrée à ses instincts de beauté. Il a honte d’avoir revêtu, même pour quelques heures seulement, les vêtements trop souples et trop voluptueux des Musulmans, d’avoir noué le turban de mousseline autour de son front, d’avoir pris des bains parfumés, quand l’idéal chrétien et chevaleresque lui commande les rudes habits et la divine saleté où tant de saints religieux se sont complus, en obéissance aux lois de pauvreté et de renoncement. Tout en continuant de voir Aixa et de jouir de sa chair, mais par devoir et pour ne pas éveiller ses soupçons, il guette sa maison comme un malfaiteur, réussit à y découvrir une assemblée de Musulmans, est blessé dans une lutte inégale, sauvé par son père mystérieux, soigné avec dévouement, avec amour, par la noble Aixa, qui voudrait lui pardonner même sa trahison et qu’il refuse de suivre à Tolède où elle voudrait fuir, à Tolède où elle ne soupçonne pas qu’elle va être brûlée vive, aux applaudissements d’une foule ivre de religion. Rentré chez lui, après avoir juré au gentilhomme mauresque de ne les dénoncer, s’il doit le faire, qu’après leur avoir laissé le temps de se mettre à l’abri, il méconnaît son serment, sur les conseils du chanoine, et, chose horrible à dire ! livre à l’Inquisition Aixa, son amante, et son sauveur.

Cet acte de Ramire est celui qui a le plus déconcerté les admirateurs du roman d’Enrique Larreta et c’est celui peut-être dont il faut le plus admirer la logique. Ramire, tel qu’il est présenté, ne s’appartient pas ; il est envoûté par la foi, qui lui commande de placer au-dessus de tout son salut éternel et la gloire de l’Église. Nul doute que beaucoup de vies pareilles à celles-là ne se soient déroulées à la même époque. Le roi ne donnait-il pas l’exemple d’une entière soumission aux décrets de la sainte Inquisition ? Un lecteur m’a dit que Ramire lui répugne. Soit, mais on n’en admire que davantage l’écrivain qui ose la création d’un tel caractère, si éloigné de nos présentes mœurs, mais si naturel dans le milieu où il est placé. Son fanatisme, cependant, n’exempte pas Ramire des ordinaires méfaits, coutumiers à ses contemporains.

On le verra, après un féroce duel où il est vainqueur, tuer lâchement et froidement une jeune fille sur laquelle il se croit des droits et qu’il soupçonne d’inconstance. On le verra assister à Tolède au supplice d’Aixa, et cela avec une joie profonde, à peine troublée par quelque répugnance physique, avec le sentiment d’une délivrance définitive, avec la conscience d’être enfin débarrassé d’une sorcière qui empoisonnait son âme.

Comprendre don Ramire, c’est difficile. Laissons ce soin à M. Larreta qui a pénétré tous les mystères de la vieille âme espagnole. Fions-nous à lui. Il a travaillé pour nous. Non qu’il tente, par ses dissertations, de nous expliquer les motifs secrets de ses personnages. Nul n’est plus discret. Il se contente de raconter. Jamais il ne se permet la moindre appréciation personnelle sur les actions de Ramire où des autres acteurs de ce drame émouvant. Il a la sérénité de Flaubert et son détachement. Ses personnages, à la vérité, lui en donnent l’exemple, à moins qu’ils ne l’aient pris sur lui. Après sa fuite à Tolède, Ramire ne semble même plus se souvenir du meurtre horrible de Béatrice. Ce qui est fait est fait. Il ne connaît pas le remords, pas même le regret. Et c’est naturel, puisqu’il ne connaît pas la peur. Le remords n’est sans doute pas autre chose.

Mais ces réflexions sont vaines à propos d’un livre où la force des choses a obligé l’auteur à négliger nos minuties psychologiques, pour nous donner un tableau des mœurs d’un temps où les rêves mystiques eux-mêmes semblent de l’action condensée et repliée sur elle-même.

  1. Par Enrique Larreta. Roman traduit de l’espagnol par Remy de Gourmont, Paris, Mercure de France.