Promenades Littéraires (Gourmont)/A propos de Boileau

Promenades LittérairesMercure de France (p. 283-289).


À PROPOS DE BOILEAU


Si l’on en croyait les affiches du théâtre de l’Odéon, Boileau serait redevenu à la mode. On célébra le deuxième centenaire de sa mort en faisant réciter, après l’obligatoire conférence, des fragments de ses œuvres satiriques, en mettant à la scène le Dialogue des héros de roman, morceau peu connu du public même lettré, et qui prouve du moins que le sévère Boileau-Despréaux avait lu presque tous les romans parus au temps de sa jeunesse. Non, Boileau n’est pas à la mode, il ne peut pas l’être, parce qu’il n’y a rien dans son œuvre capable de nous émouvoir ou de nous faire réfléchir sur nous-mêmes et sur le monde, rien qui puisse nous amuser non plus, nous tirer violemment, comme sait le faire Molière, hors de nos pensées habituelles. Mais il y a aujourd’hui un groupe de jeunes gens qui, en haine des libertés romantiques, en haine du rêve, en haine de l’amour et de la vie, voudrait nous ramener aux mornes pratiques de la raison bourgeoise et, la trouvant clairement exprimée dans les épîtres de Boileau, propose ce poète médiocre à notre admiration. Les plus frénétiques de médiocrité vont, en marchant sur la vraie signification des mots, jusqu’à le proclamer « un grand critique, un grand poète, un grand écrivain ». Leur excuse, s’il en est une à un tel état d’esprit, est une grande ignorance, qui va jusqu’à méconnaître à quelles dates respectives vivaient et écrivaient leur poète favori et Pierre Corneille, lequel, selon eux, eût pu retirer de la lecture approfondie de l’Art poétique de notables enseignements. Comme ce Normand fut têtu ! Malgré les injonctions du destin, il s’obstina à naître trente ans trop tôt, et ainsi il ne put profiter des louables conseils qu’aurait pu lui donner le petit bourgeois parisien qui rédigea en vers, bien avant M. Albalat, un art d’écrire réparti en moins de vingt leçons. Corneille n’aurait pas été Corneille après Boileau ; cela n’est que trop certain. Il n’aurait su comment manier la langue châtrée qui se serait imposée à lui, car il n’avait pas la souplesse de Racine, qui réussit tout de même à tirer d’assez beaux airs de son médiocre instrument.

Boileau fut une force, je ne songe pas à le nier ; il arrêta net, tant par ses conseils, qui prirent vite force de loi, que par son exemple et celui de Racine, l’évolution de la langue poétique en France. Avant Boileau, et de tout temps, les poètes avaient abondé ; ils chantaient librement, quelquefois sans beaucoup de mesure, mais avec une allégresse insoucieuse ; la dureté de Malherbe n’avait pas trop réussi à les effrayer ; leur style conservait une richesse qu’ils tenaient de Ronsard. Après Boileau, la belle veine poétique est morte il a endigué tous les fleuves, desséché tous les ruisseaux[1]. Seul, l’indiscipliné La Fontaine échappe à la discipline du législateur du Parnasse ; il se moque des règles et des définitions, n’en fait qu’à sa fantaisie et, grâce à ses folies réussit, sans le savoir, à sauver la langue française. Au milieu de la poésie nouvelle, sage, raisonnable et bien dessinée, comme le parc de Versailles, il sut garder intacte un morceau de la forêt primitive, ce qui, on doit le dire, dépare beaucoup l’ordonnance du grand siècle.

Boileau ne lui pardonna pas son indépendance il affecta de mépriser et de le tenir pour un petit amuseur. Croyant imposer son silence à la postérité, il ne nomma La Fontaine ni pour en dire du bien ni pour en dire du mal. Ainsi font encore les « grands critiques » de nos jours. Alors, je me rétracte : Boileau fut bien de la race des grands critiques et leur maître. Il leur a dicté une fois pour toutes leur attitude envers les hommes qui les gênent.

Boileau est l’homme des rancunes. C’est cela, plus encore que ses théories littéraires, qui l’ont rendu célèbre. Il a, le premier, imaginé de traiter ainsi que des malfaiteurs les écrivains qui lui déplaisaient, ou seulement ceux dont le nom faisait bien à la rime. Sa prétendue raison n’est souvent qu’un caprice. Il change sa victime, quand elle s’est réconciliée avec lui, et l’on voit, d’une édition à l’autre, les mêmes épithètes méprisantes servir indifféremment de bonnet d’âne à des écrivains fort différents d’allures, de caractère et de talent. Maucroy et Boursaut, par exemple, sont remplacés par Bonnecorse et Pradon. Il était prudent, d’ailleurs, ce bourgeois malin, et il défigurait soigneusement le nom de l’auteur dont il voulait se moquer, mais sans danger. Au lieu de Quinault, Cotin, Chapelain, Boursault, de Pure, Cassagne, Sauvai, on lit dans les premières éditions Kynaut, Kautin, C…, de P…, Chassaigne, Sofal. D’autres fois, pour Chapelain, il avait mis d’abord Pucelain. Il n’est nullement l’homme entier que l’on croit, l’homme inflexible. Dans ses réflexions critiques, il corrige un grand nombre de jugements inconsidérés dont il avait fini par voir l’absurdité, car il avait un certain bon sens, et ce qu’il dit là de Saint-Amant, par exemple, qu’il avait raillé à l’extrême, est assez acceptable, quoique bien dur encore pour un de nos meilleurs poètes.

Sa grande querelle fut avec Charles Perrault, homme de plus de jugement que de talent littéraire, au sujet de la supériorité des anciens sur les modernes Là encore, Boileau a le mauvais rôle. En soutenant que les Grecs et les Romains ont tout dit et tout fait, que les modernes ne peuvent que les imiter sans espoir de les égaler jamais, il répand une doctrine de découragement dont le principe est d’ailleurs faux. Ce qu’on appelait, au temps de Boileau, la jeunesse du monde n’est qu’une maturité à peine moins avancée que la nôtre. Qu’est-ce que les trois ou quatre milliers d’années qui nous séparent des débuts de la civilisation grecque auprès des cent ou deux cent mille ans, (ou davantage) qui les précèdent et où l’on devine de nombreuses civilisations superposées ? Les Grecs n’ont pas vécu dans de meilleures conditions que nous, au contraire, et leur supériorité n’est pas évidente dans tous les arts. Ils en ont mené quelques-uns à la perfection et nous en ont laissé d’autres inachevés et même à peine ébauchés. Il ne faut méconnaître ni les certitudes du passé, ni les possibilités de l’avenir. Boileau a justifié d’avance le mot cruel de Goncourt : « L’antiquité, c’est le pain des professeurs », avec cette aggravation que, pour lui, c’était encore le pain des littérateurs, le pain des poètes. Cet homme borné et sans aucune imagination ne tire jamais rien de lui-même. Presque sous chacun de ses vers on peut noter la pensée latine ou grecque qu’il a imitée, sans la comprendre souvent, comme ce passage de Juvénal où il fait dire au poète latin tout le contraire de ce qu’il avait réellement exprimé. À défaut des anciens, il pille ses prédécesseurs français, Régnier, Vauquelin et d’autres, auxquels il doit ce qu’il y a de plus piquant et d’un peu mouvementé dans son œuvre.

En somme, Boileau est un arrangeur assez adroit. Il est, hélas ! plein de bon sens. Son idéal, c’est la platitude raisonnable, çà et là relevée d’une pointe à l’italienne, d’une allusion à l’événement du jour. L’œuvre de Boileau, ce sont des chroniques laborieusement versifiées comme on les fait apprendre par cœur à tous les enfants qui font leurs classes, depuis deux cents ans, elles ont pris une importance à quoi elles n’étaient pas destinées : les Embarras de Paris, le Repas ridicule, quels enfantillages ! Son œuvre la plus considérable, l’Art poétique, est pleine de niaiseries et d’erreurs ; son Lutrin est un monument de puérilité.

Cet homme a été tellement surfait qu’on est toujours tenté de le mépriser trop. Soyons juste. Il a une place, et alors une très bonne place, parmi ces poètes de second rang qu’il a si maltraités et qui d’ailleurs lui ont vertement rendu ses invectives. Son génie, très limité, a une certaine plénitude d’expression qui fait retenir aisément ses bons vers, et la continuité de sa doctrine assure de la clairvoyance de sa pensée. En somme, comme il y a beaucoup de mal, il y aurait aussi beaucoup de bien à dire de Boileau, pourvu qu’on le jugeât d’après les idées, le goût et les préjugés de son temps, mais il n’a presque rien à faire avec le nôtre.

  1. Cependant, il faut reporter le commencement de cette influence à la fin du siècle. Jusque-là il n’en a aucune ni sur le public ni sur le monde des poètes. Cela semble bien mis en lumière dans les premières pages de l’étude de M. Lachèvre sur la seconde révision des œuvres de Théophile.