VI

Utrecht, ses monuments. — Cologne, le Rhin. — Aix-la-Chapelle, ses monuments, l’église du Dôme, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. — Spa.


J’ai gardé d’Utrecht le plus frais et le plus riant souvenir : j’ai passé dans cette ville trois jours de bien-être et de quiétude que rien n’a troublés. Après avoir traversé les plaines les plus fertiles de la Hollande, j’arrivais vers six heures dans cette grande et blanche ville qui remonte à la plus haute antiquité (elle fut fondée sous le règne de Néron), mais qui est jeune et belle comme une cité nouvelle. De l’élégant débarcadère entouré d’un jardin tout embaumé de fleurs, j’aperçois des arbres et des gazons verts qui bordent le Rhin ; c’est le fragment d’une promenade dont je ne puis encore deviner l’étendue et la beauté. Le Rhin se divise en deux branches en sortant d’Utrecht ; je le traverse (avant sa disjonction) sur un grand pont de pierre, et me voilà dans la ville. Ses maisons diffèrent de toutes les autres de la Hollande. Elles sont beaucoup plus élevées au-dessus du lit des canaux.

Ma vigilante me conduit à l’hôtel du Château-d’Anvers situé sur l’Oude-Gracht, Cette fois-ci, je trouve mieux que la propreté hollandaise, c’est un confort et des soins que je n’ai rencontrés que là depuis que je voyage. L’Oude-Gracht la plus belle rue d’Utrecht, fait un coude comme le Regent-Street de Londres. J’ai en face de mes fenêtres de brillants magasins de verres de Bohême et de poteries allemandes ; plus loin, une vaste boutique de librairie où sont tous les romans français. Vient ensuite un véritable palais à colonnades et à cariatides ; c’est un magasin de nouveautés où l’on vend nos plus riches tissus de Lyon, des dentelles de Flandre, des popelines et des mousselines anglaises, des étoffes de tous les pays pour toilettes et ameublements et aussi des velours et de jolis tapis d’Utrecht. Je m’aventure de magasin en magasin, et je fais quelques emplettes.

En rentrant dans ma chambre, je trouve sur la table ronde, où j’ai déposé mon nécessaire à écrire, un panier de cristal rempli de poires, de pêches et de grosses prunes violettes ; c’est une attention du maître de l’hôtel pour la dame française qui ne boit que de l’eau. Ceci me fait penser qu’à Rotterdam, et surtout à la Haye, la saveur de l’eau est fort déplaisante ! Dans cette dernière ville, on me servit, à l’hôtel de l’Europe, dans des carafes de cristal, une eau verdâtre qui me fit demander en riant si l’on y infusait des grenouilles. À Amsterdam, l’eau est meilleure ; à Utrecht, elle est excellente. Les fruits de la Hollande sont presque toujours acides et sans parfums : le soleil leur manque pour arriver à leur maturité. Par exception, ceux qu’on avait réunis pour moi dans le panier de cristal étaient sucrés et odorants ; sans doute ils avaient mûri sur quelque bel espalier en plein midi.

Je mangeai plusieurs pêches avec une sorte de volupté ; puis, ravie de mon installation dans cette vaste chambre bien close et au plancher couvert d’un moelleux tapis, je me couchai dans un immense lit carré qui me fit songer à celui de Louis XIV, à Versailles. Quatre colonnes torses en chêne soutenaient le ciel de lit. Au lieu d’être en lampas d’or et de pourpre, ce baldaquin était en coutil blanc, mais d’une blancheur de neige, et je défie le grand roi d’avoir jamais dormi dans des draps plus fins et la tête appuyée sur des oreillers plus doux. C’est un linge au toucher de batiste et qui sent bon. On l’a séché et plié dans le contact d’herbes aromatiques.

Le lendemain, je sors à midi pour aller visiter les monuments d’Utrecht. Cette ville et ses dépendances furent, dès le viie siècle, érigées en évêché, dont le prélat était souverain. Le premier évêque d’Utrecht fut sacré en 695. Le dernier évêque souverain fut Henri de Bavière, qui, lors des révoltes de ses sujets, vendit ses droits à Charles-Quint. La cathédrale, qui portait autrefois le nom de Saint-Martin, fut bâtie par le roi Dagobert Ier en 630. Elle fut d’abord la chapelle d’une abbaye de religieux ; puis l’évêque Adelbode la transforma en cathédrale, la fit agrandir et la bénit en présence de l’empereur Henri II, du duc de Brabant, des comtes de Hollande, de Gueldre, de Clèves, de Cuyck, et de douze évêques. En 1224, l’évêque Henri de Dianen acheva et embellit cette église et la laissa telle qu’on la voit aujourd’hui. Les vitraux de la nef sont très-beaux ; dans le chœur sont plusieurs tombeaux d’évêques d’Utrecht et le monument de l’amiral Guillaume-Joseph Vangent.

Mais ce qui frappe bien autrement que la cathédrale, c’est le Domtoren ou tour de l’église, et qui est détaché d’elle. Cet édifice à base carrée s’élève isolé dans les airs, à une hauteur de 969 mètres ; on y pénètre par une poterne à ogives. Je remets l’ascension du Domtoren au lendemain, et je me rends à la bibliothèque. Elle fait partie d’un grand corps de logis entouré de jardins, et qui comprend l’Université, un observatoire astronomique, une chambre botanique, un laboratoire de chimie et des cabinets d’histoire naturelle et d’instruments de physique.

Je suis reçue à la bibliothèque par M. le sous-bibliothécaire Ader, qui m’en fait les honneurs avec empressement et cordialité. Nous parcourons ensemble une longue galerie renfermant les éditions les plus anciennes et les plus précieuses. Parmi les livres de littérature française, je remarque plusieurs Voltaire, plusieurs Rousseau et plusieurs Diderot complets ; toutes les œuvres de Mme de Staël, et, dans les auteurs contemporains, le Cours de littérature et d’histoire de MM. Villemain et Guizot. Dans un cabinet qui termine la galerie sont quelques manuscrits rares, entre autres une immense Bible russe, écrite sur parchemin et ayant dans le texte les plus bizarres enluminures. La couverture est en peau d’âne, avec de larges fermoirs d’argent de style byzantin. Nous redescendons la longue galerie au plafond cintré, qui est très-froide en hiver.

« Les lecteurs studieux étaient mal ici pour travailler, me dit M. Ader ; nous avons voulu les loger splendidement, c’est-à-dire comme il convient à la science, car il faut que le corps ne souffre aucune gêne, afin que l’esprit reste lucide et actif. »

Et ouvrant une grande porte sculptée, il me fit entrer dans une vaste pièce toute en bois de chêne. C’était une de ces magnifiques salles de lecture faites sur le modèle de celles que l’Angleterre vient de fonder. Un épais tapis couvre le plancher, un calorifère est au milieu ; des tables et des siéges commodes sont alignés autour. Plusieurs rangs de légères galeries suspendues donnent accès jusqu’aux rayons les plus élevés et permettent d’y prendre facilement les ouvrages demandés. Cette belle salle était entièrement terminée ; il n’y manquait plus que les livres, qu’on devait y transporter au premier jour.

M. Ader m’apprit qu’il n’y avait pas de musée à Utrecht, mais de fort belles collections particulières ; il me donna un mot d’introduction pour visiter celle de M. Suermond.

Je traverse plusieurs quartiers aristocratiques dont les maisons ont une tournure monumentale. Les belles portes sont cintrées, et leurs larges marteaux de cuivre reluisent comme de l’or. Au-dessus des portes sont d’élégantes fenêtres à balcons bombés, qui semblent attendre des sérénades. Les places tranquilles et couvertes de vieux arbres où ces maisons s’élèvent seraient favorables vers le soir à cette musique d’amour. J’arrive à la maison de M. Suermond, une des plus jolies et des plus ornées que j’aie vues en Hollande. Elle me rappelle celle de mon bon docteur de Rotterdam.

M. Suermond est en voyage avec sa famille. Je suis reçue par une ancienne gouvernante qui m’introduit dans tous les appartements. Dans ceux du rez-de-chaussée est la collection de tableaux décorant trois pièces : un salon, une bibliothèque et le cabinet de M. Suermond. Ces tableaux sont mêlés : à côté de quelques chefs-d’œuvre de peintres hollandais sont des toiles d’Horace Vernet et de Gudin.

Dans le cabinet, je m’arrête longtemps devant deux tableaux d’une frappante expression. C’est d’abord une Madeleine nue, par Maas. Toutes les chairs sont en relief et très-éclairées par une lumière qui les colore ; le corps est superbe, la tête est passionnée ; c’est un type de femme asiatique frémissante de sensualité, et dont la tête de mort qu’elle contemple n’atténue point l’ardeur.

L’autre tableau lui fait contraste : c’est un moine pâle, ascétique, aux ossements saillants. Il médite dans une solitude ; l’esprit éclaire sa face et le transfigure ; cet homme n’est plus de la terre.

Sur un guéridon en mosaïque d’Italie, je vois deux livres français : l’Amour dans le mariage, de M. Guizot, et Geneviève, par M. de Lamartine.

L’ameublement de cet appartement du rez-de-chaussée est très-somptueux. Au-dessus sont les chambres hollandaises, d’un confort inimitable. Les beaux meubles de la Renaissance, en ébène incrusté d’ivoire, y abondent. Les chambres sont reliées entre elles par de larges couloirs ornés de sièges, de meubles et de tableaux. On y marche sur de moelleux tapis ; l’air du jardin y circule en été et la chaleur des calorifères en hiver se répand librement dans les chambres aux portes ouvertes. C’est d’un charmant aspect. Il n’y a pas, dans ces belles maisons, de coins obscurs et négligés. On me montre la lingerie : quelle merveille ! il faudrait une longue énumération pour en dénombrer les richesses.

Après cette visite, je rentre à l’hôtel du Château-d’Anvers et je dîne à table d’hôte. Les honneurs en sont faits par le maître de l’hôtel lui-même. C’est un beau jeune homme qui a fait ses études à l’université d’Utrecht. On dirait à ses manières qu’il reçoit des invités d’un haut rang. Il est empressé sans familiarité. On a rarement, en France, cette dignité et cette réserve. La table est servie avec une extrême recherche et une exquise propreté, et depuis mon dîner au Plantage, chez mes deux héroïnes, je n’avais pas trouvé un spécimen aussi satisfaisant de la cuisine hollandaise.

Je dîne rapidement, et je profite de la beauté du soir pour recommencer ma promenade à travers la ville. Je marche seule et à l’aventure ; cela n’a rien d’étrange dans une honnête ville du Nord. Je franchis la dernière rue d’Utrecht, et me voilà dans la campagne. Quelle campagne ! quelle splendeur inattendue ! Le Rhin, encaissé, profond, limpide, forme une ceinture à la ville ; il est bordé de huit rangées d’arbres de toute espèce pittoresquement plantés ; les sinuosités du terrain sont couvertes de gazons, de massifs de fleurs, d’amoncellements d’arbustes et de plantes. Les plus riantes habitations se nichent dans ces ombrages ; on les dirait créées pour des amoureux. À mesure que cette promenade se déroule devant moi, mon ravissement augmente, ce sont toujours de nouvelles et attrayantes ondulations de paysages.

Cette promenade, appelée le Maliebaan, est unique en Europe. On ne saurait en trouver de mieux située et de mieux dessinée ; je marche longtemps entraînée par le charme du lieu. Parfois je fais une courte halte sur un des bancs, abritée sous les allées d’arbres. De retour à l’hôtel, j’écris les vers suivants :

Ainsi qu’un merveilleux mirage
M’est apparu le Maliebaan ;
Le Rhin dérobait son rivage
Sous de grands cèdres du Liban.

Les chênes, les pins, les platanes,
Sur les gazons verts s’enlaçaient ;
Au bord des ondes diaphanes
Les cygnes par couples glissaient.

Les maisons rouges sous les treilles
Étalaient leurs vives couleurs,
Et les flots, fraîches corbeilles,
Dans le Rhin reflétaient leurs fleurs.

Plus loin, c’étaient des solitudes
Pleines d’ombre et d’enchantement ;
Des saules aux racines rudes
Sur les flots tombaient mollement.

C’étaient de champêtres toitures
Que le lierre aime à revêtir,
Et d’épais fourrés de verdures
Où les oiseaux vont se blottir.

Quelques barques aux blanches voiles
En silence fendaient les eaux ;
Comme des fruits d’or, les étoiles
Brillaient dans les plus hauts rameaux.

La lune planait claire et grande
Sur les beautés du Maliebaan ;
Un vieux marin de la Hollande
S’assit près de moi sur un banc.

Fumant sa grosse pipe brune,
Il fermait les yeux sans parler,
Tandis qu’aux lueurs de la lune
Je regardais le Rhin couler.

Le jour suivant, je sors dès le matin pour monter au haut du Domtoren (tour de l’église) ; je m’arrête plusieurs fois haletante, et je me repose tout à fait à mi-chemin dans le logement du concierge de la tour, composé de plusieurs chambres très-larges et très-commodes, malgré leur vétusté. En ce moment, la famille du concierge prend le thé autour d’une table reluisante. À côté de la théière sont la bouilloire fumante, les pots de crème blanche et les pyramides de petites galettes aussi friables que nos échaudés et sur lesquelles on étend le beurre salé. Une jeune fille se détache du groupe et me conduit jusqu’à la plate-forme de la tour. Je vois alors se dérouler autour de moi une si vaste étendue de paysage, que j’en suis d’abord éblouie. Je ferme un moment les yeux, et, en les rouvrant, j’impose à mes regards de procéder par zones, en commençant par celle que forme la ville, et ainsi successivement jusqu’aux lignes les plus reculées de l’horizon. Les monuments d’Utrecht m’apparaissent en relief ; à mes pieds, la cathédrale ; plus loin, les hôpitaux, l’hôtel de la Monnaie, le palais du gouverneur et celui des États ; l’hôtel de ville, de construction moderne ; un gymnase, les églises catholiques, les temples et la synagogue ; enfin, la ceinture des boulevards qui ont remplacé les vieux remparts, et où l’admirable promenade du Maliebaan circule ; puis la campagne avec ses bouquets d’arbres, ses cours d’eau, ses prairies, ses habitations variées. À l’aide d’une lunette on peut compter jusqu’à vingt villes et un grand nombre de villages dans cet immense panorama, qu’aucune montagne ne borne. Parmi les villages, la jeune fille qui me conduit m’en désigne un plus régulièrement bâti que les autres. Il se nomme Zeyest. C’est là qu’est la célèbre résidence des frères Moraves.

En descendant du Domtoren, je monte dans une voiture et me fais conduire à Zeyest, situé à deux lieues d’Utrecht. La route est riante et toute peuplée de maisons régulières qui ont pour la plupart, au-dessus de leurs portes, des inscriptions tirées des livres anciens.

Le village de Zeyest est un vaste phalanstère organisé religieusement. Le plus grand nombre de ses membres se compose d’artisans qui fabriquent et vendent à un prix invariable des marchandises de toute espèce. La société est fondée sur le principe de légalité chrétienne. Je visitai les vastes bâtiments qu’occupent les frères Moraves, et je fus frappée de leur belle ordonnance. Il ne s’agit point d’un monastère catholique qui n’admet que le célibat. Ici le mariage est en honneur, et l’état contraire une sorte de honte. Mais un frère de l’Union ne peut épouser qu’une sœur de l’Union ; autrement il renonce à la société.

Je parcours tour à tour les quartiers, distincts : celui des garçons, celui des jeunes filles, celui des veufs, puis celui des veuves, enfin, les logements particuliers des gens mariés.

Des contributions volontaires et convenues d’avance composent les finances communes, qui sont immenses.

L’instruction est donnée aux enfants par les plus anciens, les plus lettrés et les plus expérimentés de la société. La punition la plus grande infligée chez les frères Moraves est le renvoi et l’exclusion de ceux qui se conduisent mal.

Les frères, réunis en synode, ont adopté la confession d’Augsbourg. Les assemblées religieuses ne durent pas plus de trois quarts d’heure : on y chante des psaumes, on y lit la Bible, et on prononce un sermon. La musique, qui accompagne les hymnes et les prières, se compose de l’orgue, du violon et du cor de chasse. Quand les ministres donnent la cène, ils sont revêtus de longues robes blanches ceintes d’un ruban rouge, leur tête est couverte d’un bonnet violet ; ils célèbrent dans leur temple les fêtes des églises protestantes, et en ont aussi quelques-unes de particulières.

Je fus charmée de l’élégante simplicité des habillements, surtout de celui des femmes. Chaque division de femmes se distingue par la couleur du ruban qui orne leur bonnet. Les petites filles portent la couleur rose jusqu’à l’âge de douze ans ; l’orange et le rouge, plus foncés, jusqu’à dix-huit ; enfin le rose tendre remplace le gros rouge jusqu’au moment du mariage. Ce jour-là, elles revêtent le bleu et ne le quittent que si elles deviennent veuves ; alors elles portent le blanc jusqu’à la mort. Leur costume est seyant et d’une propreté irréprochable. Saint Augustin a dit que la propreté était une demi-vertu ; c’est, à mon avis, une vertu entière, et je ne doute pas que cette vertu ne contribue à l’honnêteté des familles hollandaises. La pureté des mœurs est extrême chez les frères Moraves ; j’étais touchée de la sérénité et de la grâce de cette société heureuse.

On n’y connaît point l’ennui. Les frères Moraves ont des promenades, des lieux de délassement et une bibliothèque ; malgré leurs règlements, où l’égalité domine, ceux d’entre eux qui sont riches peuvent avoir des chevaux, des domestiques, un luxe intérieur ; mais il faut qu’au dehors rien n’insulte à la vie simple des associés.

Je m’éloignais avec tristesse de Zeyest ; je saluai avec respect et envie cette petite république tranquille. Il me semblait que j’aurais pu vivre si facilement là et m’y recueillir jusqu’à la mort.

Je revins à Utrecht tout abattue. Encore un jour, et mon excursion en Hollande sera terminée. Elle s’était écoulée pour moi dans une série de ces jours heureux que les anciens marquaient d’un signe ; il eût été bien fou ou bien aveugle d’espérer que les jours qui suivraient seraient semblables.

Le lendemain, je pars d’Utrecht pour Cologne, à huit heures du matin. De l’embarcadère m’apparaît encore le Maliebaan ; une vapeur blanche monte des bords du Rhin. Les arbres, les gazons et les fleurs se détachent dans une lumière nacrée ; c’est un de ces effets suaves de matinée d’automne que je n’oublierai jamais.

On me fait asseoir dans un compartiment de wagon princier, tendu de velours bleu de ciel et à rideaux de soie. Je m’y place de façon à voir la ville qui va fuir derrière moi. Nous partons à toute vapeur, et mon cœur se serre quand je n’aperçois plus à l’horizon le sommet de la tour d’Utrecht.

Comme toujours, quand mon âme est trop triste, je songe au doux rhythme des vers qui berce le poëte et le raffermit. Ainsi l’enfant, lorsqu’il a peur, chante pour se donner du courage.

Balancée par le mouvement du wagon, et laissant mes yeux errer sur les tableaux successifs de la route, je murmure ou plutôt je fredonne sur un air monotone les vers qu’on va lire :

La vapeur pousse un cri sauvage,
Le dernier signal est donné :
On part ; me voilà mise en cage
Dans du velours capitonné.

Les cadres des vitres carrées,
Ainsi que de mouvants tableaux,
Groupent les fuyantes contrées,
Les grands prés, les bois, les hameaux.

Au bord d’un canal aux eaux claires,
Sur ses deux pieds se soulevant,
Un enfant roux jette des pierres
Aux ailes d’un moulin à vent.

Un autre, dans les pâturages,
Pousse les vaches en sifflant ;
Leur mère étale des fromages
Sur de longs séchoirs d’osier blanc.

S’effarant au bord de la route
Au beuglement de la vapeur,
La troupe de poulains qui broute
Bondit, hennissante de peur.

Plus loin passe une pauvre veuve,
Marchant pieds nus sur le chemin,
Et montrant la semelle neuve
Des souliers qu’elle tient en main.

Elle a tous ses joyaux de noce,
Ses pendeloques d’or luisant,
Et sa croix relevée en bosse
Sur son fichu noir reposant.

Sa robe troussée à la hanche
Montre un jupon rouge en dessous,
Et la courte chemise blanche
Qui frôle la chair des genoux.

Sa coiffe de grosse dentelle
Cache la neige des cheveux.
Triste et pauvre vieille, où va-t-elle,
Pieds nus, par les sentiers boueux ?

Ses enfants l’auraient-ils chassée ?
Va-t-elle accomplir quelque vœu
Jusqu’à la tombe délaissée
Du mari qui repose en Dieu ?

Qui donc me dira son histoire ?
Le wagon fuit ; la vieille est loin ;
Mais pour toujours dans ma mémoire
Elle habite un tout petit coin.

Et en effet, comment l’oublierais-je, cette pauvre femme au visage si grave et si triste ? Elle a dû être belle dans sa jeunesse ; on le devine aux lignes de ses traits ; mais le travail, le chagrin et l’âge l’ont ridée, sans toutefois courber sa taille empreinte d’une sorte de majesté. Sans doute elle a suivi quelque chemin de traverse, qui pour elle a abrégé la distance et égalé la vitesse de la vapeur, car je la retrouve à une station, demandant à boire un peu d’eau à une servante. Celle-ci la satisfait en lui présentant un de ces grands verres à anse dont se servent les paysans du Nord. La vieille le vide d’un trait, puis, essuyant avec son mouchoir la sueur de son front, elle se remet en route en tenant toujours à la main ses souliers neufs.

À peu de distance d’Utrecht, le paysage ordinaire de la Hollande change tout à coup : les prairies cessent ; les terres deviennent sablonneuses et se couvrent de petits sapins et de monticules tapissés de bruyères roses. Ce sont çà et là quelques tertres, quelques collines, et à l’horizon des lignes qui annoncent des montagnes. La campagne étale partout ses villages et ses cultures, mais moins riches qu’en Hollande. Nous sommes entrés dans les provinces rhénanes. Enfin Cologne se montre à l’horizon avec les tours de ses remparts et sa cathédrale qui détache nettement ses dentelures sur l’azur du ciel.

La vélocité de la vapeur dévore la distance ; nous voilà dans les faubourgs de la ville. Nous sommes arrivés. Je traverse en voiture un long pont jeté sur le Rhin. Ce grand fleuve tant célébré par les poëtes me paraît très-bas à Cologne. Deux bateaux à vapeur et quelques barques stationnaires se groupent seuls sur ces eaux tranquilles, qui semblent à peine couler. Les rives du fleuve n’ont au loin dans la campagne rien de pittoresque ; mais, en face de moi, Cologne se déploie, et, vus du milieu du pont, sa cathédrale et ses remparts crénelés s’offrent aux regards comme une merveilleuse décoration et transportent au moyen âge.

Cinq heures sonnent à une horloge ; avant de me rendre à l’auberge, je veux profiter de la fin du jour pour visiter la cathédrale. Elle s’élève d’un côté sur une assez vaste esplanade, et de l’autre côté sur les bords du Rhin. Vue à distance, on dirait qu’elle touche à la rive.

Cette église est une merveille d’architecture gothique. Elle n’a jamais été terminée ; les tours de son grand portail sont inachevées et semblent avoir été décapitées par la foudre. On travaille en ce moment à leur couronnement ; les madriers et les planches de reconstruction gâtent l’aspect de l’édifice. Sur un des côtés sont trois portes latérales, précédées de huit marches et couronnées des ogives les plus ornementées que j’aie jamais vues. Une large et haute fenêtre cintrée, plus grande que ces portes, les couronne et fait scintiller au soleil son splendide vitrail. Je n’entreprendrai point la description de la cathédrale de Cologne : elle se trouve partout. Et d’ailleurs, je crois qu’elle ne peut être ni fidèle ni complète : les innombrables découpures et linéaments de ces chefs-d’œuvre du moyen âge défient l’analyse et la parole. Quand on pense avoir compté exactement chaque colonnette et chaque arête, de nouveaux embranchements aériens vous apparaissent : le calcul et la patience sont déroutés ; le crayon et la plume échappent des mains.

J’entrai dans la cathédrale à cette heure du crépuscule, qui projette si bien à travers les vitraux une lumière recueillie. L’église était déserte ; un bedeau s’approcha de moi pour me présenter l’eau bénite. Je n’aime pas ces goupillons où tant de doigts crasseux ont touché. Un second bedeau réclama mon offrande, une pancarte en main, pour l’achèvement de la cathédrale ; un troisième me proposa de me guider pour visiter l’église. J’échappai à leur triple obsession et je m’avançai seule à travers la nef. Le chœur est admirable, et les vitraux qui y répandent leur jour colorié sont les plus beaux qu’on connaisse.

Je remarque, à la droite du chœur, huché entre deux colonnes, une grande statue en bois peint, représentant saint Joseph qui emporte l’enfant Jésus dans ses bras ; c’est une gigantesque figure contournée et campée à la façon de Michel-Ange. J’ai dit que c’était un saint Joseph, ce pourrait être aussi un saint Chrysostome. En sortant de la cathédrale, je longe le Rhin du côté de la douane. Un grand nombre de femmes du peuple sont assises là sur des bois de construction. Plusieurs tricotent ou raccommodent du linge, d’autres respirent seulement la fraîcheur du fleuve et du soir. Des troupes d’enfants blonds, de tout âge, jouent autour d’elles. C’est à Cologne que la race blonde domine véritablement : je n’y ai pas vu un seul enfant brun. En rentrant dans l’intérieur de la ville, mais toujours dans le voisinage du Rhin, on trouve l’église des Douze-Martyrs, une des plus anciennes de l’Allemagne. Elle porte comme un manteau de vétusté ; ses sculptures sont lézardées, les traits de ses saints s’effacent et se dissolvent, tels que ceux d’un cadavre prêt à devenir squelette ; les pierres sont disjointes par les lichens et les mousses.

Dans plusieurs rues de Cologne on voit sur la façade des maisons des Vierges et des Christs en bois sculpté coloriés.

Je me fais conduire à l’hôtel de l’Europe, et, après y avoir dîné, je ressors pour faire quelques emplettes de cristaux de Bohême, d’eau de Cologne et de bracelets en cailloux du Rhin.

Le jour suivant, je prends la route d’Aix-la-Chapelle. Je suis charmée, à mi-chemin, par la vue d’un joli château à tourelles s’élevant au pied d’une colline boisée. On voudrait passer là toute une saison d’été, avec de bons livres et des amis vrais.

Aix-la-Chapelle m’apparaît bientôt. La ville est dominée au levant par une verte montagne appelée le Lousberg. Cette montagne est couronnée d’un belvédère d’où on découvre retendue de la ville et des paysages environnants. La situation d’Aix-la-Chapelle est bien plus pittoresque que celle de Cologne. Il ne lui manque que le Rhin pour ceinture ; mais elle a ses sources d’eau thermale, qui ont déterminé sa fondation dans l’antiquité et ont assuré sa prospérité de siècle en siècle.

Son nom en latin, Aquis Granus, signifiait les eaux de Granu, parce que les Romains s’y étaient établis sous le commandement de leur chef Granus. Ces eaux salutaires et renommées furent aussi un des motifs qui déterminèrent Charlemagne à choisir Aix-la-Chapelle pour une de ses capitales. C’est là que le grand empereur mourut et voulut avoir son tombeau. Il fut enterré dans la cathédrale ou église du Dôme, dont lui-même avait commencé la construction en 796. Le pape Léon III consacra cette église en 804. C’est un des monuments religieux et historiques les plus importants de l’Allemagne, non-seulement parce qu’il renferme les restes de Charlemagne, mais aussi par ses fameuses reliques, qui furent longtemps en vénération dans toute la chrétienté.

Cette cathédrale, aujourd’hui fort dégradée, est obstruée de trois côtés par des maisons qui nuisent à l’aspect de l’ensemble. Sa construction, d’ailleurs, est irrégulière : elle semble avoir été bâtie sans plan et se compose d’un pâté de bâtiments manquant entre eux d’harmonie, mais tous d’une architecture curieuse. L’église n’a pour ainsi dire pas de façade ; on y entre par une porte latérale qui conduit au dôme. C’est au milieu de ce dôme qu’est le tombeau de Charlemagne, désigné seulement par une dalle de marbré noir. Au-dessus pend un grand lustre en cuivre doré d’assez mauvais goût, don d’un empereur d’Allemagne. À droite est la chaire en chêne sculpté, toute décorée de figurines ; cette chaire, œuvre de Gerhard Chorus, date de 1353.

Le chœur, en face du dôme, n’a de remarquable que ses vitraux. À gauche du chœur est la chambre des reliques. J’entre, et un sacristain me montre les petites reliques enfermées dans trois châsses d’or ou d’argent doré d’un très-beau travail, et où scintillent des pierreries.

Quant aux grandes reliques, on ne les laisse voir au public que tous les sept ans, du 10 juillet jusqu’au 29. Alors les croyants arrivent par troupes de la campagne, d’Aix-la-Chapelle et des contrées voisines. En dehors de ces solennités, les souverains ont seuls le droit de se faire ouvrir la caisse qui renferme les grandes reliques. Cette caisse, en or ciselé, est rehaussée de pierreries. Les reliques ont une première enveloppe en étoffe de soie, puis deux autres de tissus d’or et d’argent émaillés de perles fines. Ces étoffes et d’autres richesses furent données à l’église, en 1529, par Isabelle infante d’Espagne.

L’ouverture et la fermeture de cette caisse ont lieu avec un cérémonial de rigueur, en présence du chapitre de l’église et du conseil de la ville.

Ces reliques consistent en une robe blanche portée par la Vierge, et qui a cinq pieds et demi de longueur ; ce sont ensuite des linges dans lesquels Jésus fut enseveli ; puis le vêtement que portait saint Jean-Baptiste au moment où on le décapita. En entendant nommer cette troisième relique, je songeais au mot de Rabelais à qui l’on offrait à baiser une des prétendues têtes de saint Jean-Baptiste. Le curé de Meudon dit avec un sourire sardonique : « Dieu soit béni ! voilà le cinquième chef de saint Jean que j’ai baisé dans ma vie. »

La caisse des grandes reliques renferme encore la pièce de toile que Notre-Seigneur portait autour des reins le jour de son crucifiement.

Outre son trésor de reliques, la cathédrale d’Aix-la-Chapelle possède de grandes richesses en argenterie, en vaisselles et en étoffes précieuses, qui sont des dons de divers souverains, tels que Charles-Quint, Marie Stuart, Agnès, reine de Hongrie, Isabelle, infante d’Espagne, l’empereur François Ier, l’empereur Henri II et autres princes. Au milieu de ces trésors, et comme le plus ancien, on regarde avec intérêt le cor de chasse de Charlemagne, portant cette inscription : Dein Ein.

En sortant de la chambre des reliques, je suis suivie par un bedeau qui s’obstine à m’accompagner durant ma visite des chapelles latérales, dans la nef, derrière le dôme. C’est partout, sur le tombeau de Charlemagne comme autour des autels où l’on prie, une malpropreté inouïe : des crachats, des papiers déchirés et souillés ; une couche de poussière s’étend sur les dalles ; des araignées filent leurs toiles dans les plis des sculptures et dans les cadres des tableaux.

Sur les autels des chapelles sont des Christs nus et sanglants étalant leurs plaies béantes ; beaucoup d’images de la Vierge et de saints sont également en bois sculpté et colorié, et éveillent l’ardeur des dévots qui brûlent à leurs pieds des cierges jaunes ; les gouttes de cire qui en découlent augmentent les souillures qui couvrent les dalles. Des mendiants et des pauvresses sont prosternés les bras en croix ; la saleté de leurs haillons et celle de l’église révoltent les regards, surtout quand on arrive de la Hollande.

Le bedeau persiste à me suivre et m’assourdit de ses explications. Je franchis un large escalier à marches planes, et je me trouve dans la galerie supérieure du dôme. C’est dans cette galerie, en face du chœur, qu’on voit un sarcophage de marbre antique, appelé le sarcophage d’Auguste. C’est là aussi qu’est placée la chaise ou fauteuil de pierre qui servit au couronnement de Charlemagne et des empereurs d’Allemagne ; et ici encore, sur ce siége mémorable, les araignées tissent leurs toiles.

Je dis au bedeau :

« On ne nettoie donc jamais cette église ?

— Jamais, madame, » me répondit-il avec naïveté.

Je me débarrasse, au moyen de quelques pièces de monnaie, de mon guide importun, et je reste seule accoudée aux balustres de la galerie. Insensiblement décroît et cesse le murmure des prières marmottées tout haut par quelques fidèles ; les bruits de pas ne se font plus entendre, et la nef se remplit de silence et de solitude. Seule dans cette église à la lueur d’un jour incertain et mystérieux, je sens comme une saveur de mort et de néant !

Que survit-il des bruits et des gloires de la terre ?

Un jour aussi, ils méditèrent dans cette église, les trois hommes qui, à la distance de plusieurs siècles, ont le plus remué le monde.

Le nom des trois empereurs a retenti dans ces murs et hors ces murs. Maintenant tout se tait autour de leurs ombres ; les peuples ne leur font plus cortége ; ils ont pris leur place distincte mais bornée dans l’histoire, ce grand ossuaire des renommées.

Des empires fondés par eux il reste à peine quelques vestiges, et d’eux-mêmes rien, si ce n’est un nom que bien des peuples ignorent.

Il est là réduit en un peu de poussière, ce premier des trois empereurs, ce Charlemagne fantastique qui se perd presque pour nous dans l’obscurité des légendes. Un soir, il entendit retentir sur la dalle de marbre qui le recouvre les pas du second des grands empereurs. Charles-Quint, élu à l’empire, faisait sous ce dôme sa veillée d’armes ; il erre sous ces profonds arceaux, reparaît et s’arrête au centre, où dort Charlemagne. Je crois l’entendre évoquer le vieux Frank, et le monologue d’Hernani me revient en mémoire.

Puis, c’est un autre souvenir que j’évoque. Une blonde et naïve figure de femme se détache, lumineuse, sur un des vitraux de l’église ; ne serait-ce point l’image de cette fille du Rhin, de cette humble Barbe Blumberg, que Charles-Quint a aimée et qui fut la mère de don Juan ? Mais l’amant et le souverain s’évanouissent : je revois Charles-Quint vieux, cassé, moine à Saint-Just, et ranimant, comme se plaisent à le faire tous les mourants, les souvenirs des amours de sa vie :

Dans sa chambre funèbre à la noire tenture,
Étendu sur son lit au sombre baldaquin,
Quand il veillait la nuit, monts de l’Estramadure,
Avez-vous écouté l’âme de Charles-Quint ?

À la faible lueur de la lampe nocturne,
Plus pâle agonisait le grand Christ du Titien ;
Alors se ranimait l’empereur taciturne :
Le supplice d’un Dieu semblait calmer le sien.
 
Il regardait mourir sa fière destinée…
L’esprit a survécu, mais le corps se dissout.
Une épée est pesante à sa main décharnée,
Et le sceptre trop lourd n’y tiendrait plus debout.

Pour cacher son déclin, il a caché sa vie ;
Dans la tombe du cloître il va s’ensevelir,
Et sur la terre, encor de sa course éblouie,
il consent à s’éteindre, il ne veut point pâlir !

Étendards déployés, belliqueuses phalanges !
Victoires ! rois captifs ! ennemi désarmé !
Clairons retentissants ! fanfares des louanges !
Globe de Charlemagne en sa droite enfermé !

Lauriers, bandeau royal dont sa tête fut ceinte,
Pouvoir qui le fit fort, gloire qui le fit grand,
Qu’êtes-vous désormais pour sa vigueur éteinte ?
Empire, qu’êtes-vous pour le moine mourant ?

Il s’assied au soleil sur la blanche terrasse,
Où se penche sur lui l’ombre des citronniers…
Pour qui donc bat ce cœur dans ce corps qui se glace ?
Où s’en vont ce sourire et ces regards derniers ?…
 
Ils vont vers cet enfant qui court dans la campagne,
Vers ce beau don Juan en qui germe un héros,
Qui franchit les torrents, qui gravit les montagnes,
En se riant des rocs, en se jouant des flots !

Cet enfant, c’est l’écho qu’il laisse dans le monde,
C’est l’enivrant parfum des dernières amours,

C’est le sang printanier de cette vierge blonde
Dont la flamme fondit la neige de ses jours !

Pauvre Barbe Blumberg !… comme son sein palpite
Quand ton fils aux yeux bleus passe sous son regard !…
De ce Faust couronné tu fus la Marguerite,
Et tu souris encor dans l’âme du vieillard !

La voûte et les arceaux du dôme me renvoient en sons rhythmés l’écho de mes vers que j’ai murmurés tout haut. On dirait que les voix des tombes me répondent. Bientôt la dernière répercussion se tait ; le silence redevient solennel. Il me semble que la nef se remplit de ténèbres ; puis tout à coup quelque chose de lumineux rayonne vers le dôme et se place au milieu, sur le cercueil de Charlemagne. Je crois voir debout, les mains derrière le dos, le troisième des grands empereurs ! C’est le feu de ses yeux qui éclaire l’espace autour de lui, et, tandis qu’il marche, l’irradiation se fait plus large. Il entend sous ces voûtes deux noms retentir ; il voit sur toutes les dalles flamboyer ces deux noms : Charlemagne ! Charles-Quint ! il pèse leur grandeur et mesure leur fortune et leur destinée. N’est-il pas désormais leur vainqueur ? N’a-t-il pas conquis leurs royaumes ? N’est-il pas le maître de leurs poussières, et ne pourrait-il pas, au gré de son caprice, les jeter au vent ?

Mais lui-même, quelle sera sa fin ? que deviendront ses cendres ?

En ce moment, la figure de Napoléon s’assombrit ; son regard cesse d’éclairer les profondeurs de l’église, l’ombre du troisième des grands empereurs disparaît ; je la vois s’évanouir au loin dans les dunes brûlantes de l’océan Atlantique.

Avant de m’éloigner de la galerie du dôme, j’enlève du bout de mon ombrelle la toile d’araignée qui couvre le fauteuil de pierre, et je m’assieds quelques instants sur ce siége impérial où tant de souverains se sont assis au jour de leur sacre.

Je remarque, dans plusieurs chapelles de la nef supérieure, d’anciens et très-beaux tableaux, mais qui s’écaillent et se dégradent sous une couche de poussière et d’humidité. Même détérioration dans les sculptures et dans les marches du large escalier qui conduit à la galerie du dôme. Au bas de cet escalier est une galerie extérieure qui entoure l’église.

Je me perds dans tous ces dédales de pierre ; je traverse les corridors voûtés, soutenus par des faisceaux de colonnettes d’ordre composite. Les feuillages et les figurines des chapiteaux sont ébréchés ; les saints et les saintes manquent aux niches huchées dans les ogives. La dégradation envahit tout et la ruine est menaçante. On a décrété, nous assure-t-on, la restauration de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle ; il est grand temps de se mettre à l’œuvre.

Une vieille mendiante, que je rencontre dans la galerie, me remet sur mon chemin, et je sors de l’église par une poterne.

Le jour, qui avait paru décroître et finir sous la voûte du dôme, est encore éclatant. Il me reste assez d’heures pour visiter, avant la nuit, l’hôtel de ville et quelques curiosités d’Aix-la-Chapelle.

Je monte en voiture et j’arrive à la grande place du Marché, où les femmes de la campagne vendaient ce jour-là des légumes et des fruits rangés avec art en hautes pyramides. Au milieu de cette place jaillit une fontaine avec deux dauphins en bronze, et que couronne une assez maigre statue de Charlemagne. Deux plus petites fontaines sont de chaque côté ; deux aigles en fer les surmontent : on les dirait plumés et rongés par le temps, tant ils sont maigres et rouilles.

C’est sur cette place qu’est situé l’hôtel de ville. L’ensemble du monument est très-imposant ; un perron conduit à la porte en ogive. Après l’avoir franchie, on se trouve sous un vestibule voûté soutenu par des piliers, et au fond duquel on rencontre, à gauche et à droite, deux escaliers parallèles conduisant à l’immense salle dite la salle du Couronnement. L’hôtel de ville d’Aix-la-Chapelle a été construit en 1353, par l’architecte Gerhard Chorus. Il fut élevé sur les ruines mêmes du palais impérial de Charlemagne, que celui-ci avait fait bâtir en 780.

À son tour le nouveau palais menaçait ruine ; on l’a restauré avec une extrême habileté, et, quand quelques années auront passé sur les pierres blanches, qui choquent au milieu des pierres grises primitives, l’ensemble sera parfait. L’aspect de la salle du couronnement, toute en ogives, est des plus grandioses. Quand je l’ai visitée, M. Alfred Réthel achevait de la décorer de fresques monumentales, représentant toute la vie de Charlemagne. Des fenêtres de cette salle, on voit en face les hauteurs verdoyantes du Lougsberg, couronnées d’un belvédère. Je parcours quelques autres salles secondaires ; et j’aperçois d’une fenêtre la cour intérieure du palais ; tout y respire la vétusté. Ce sont de hautes herbes, des murs effondrés et des débris de toutes sortes d’architecture et de sculpture. Il doit y avoir là quelques restes du vieux palais de Charlemagne. J’aurais voulu explorer cette cour, mais le temps me manque.

Je redescends par l’escalier de droite, et, sous la voûte à gauche du vestibule, j’arrive par un corridor assez sombre dans la salle dite salle du Conseil. C’est là que sont réunis de beaux portraits d’empereurs, d’impératrices et de papes. Je suis d’abord frappée par celui de Charlemagne qui les domine tous. Le voilà, couronne en tête, avec sa longue barbe blanche, sa mine martiale ; sa main droite soutient le globe et sa main gauche le sceptre et l’écu aux fleurs de lis de France et aux armes d’Allemagne. Ce portrait a été peint au xive siècle par un artiste inconnu. La tête a été faite d’après une médaille contemporaine de Charlemagne.

En contemplant cette tête si noble et si fière du vieil empereur des Francs, je me souvins du portrait qu’en trace Éginhard, et que mes lecteurs me sauront gré de leur transcrire ici.

« Il était gros, dit le chroniqueur, et robuste de corps ; sa taille était élevée, quoiqu’elle n’excédât pas une juste proportion, car il est certain qu’elle n’avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux cheveux blancs, et la physionomie riante et agréable. Aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu’il fût debout, soit qu’il fût assis, un air de grandeur et de dignité ; et, quoiqu’il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, il était si bien proportionné que ces défauts ne s’apercevaient pas. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle ; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille. Sa santé fut constamment bonne, excepté pendant les quatre années qui précédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre ; il finit même par boiter d’un pied. Dans ce temps de souffrance, il se traitait plutôt à sa fantaisie que d’après les conseils des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux, parce qu’ils lui défendaient les rôtis, auxquels il était habitué, pour l’astreindre à ne manger que des viandes bouillies. Il se livrait assidûment à l’équitation et au plaisir de la chasse. C’était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exercices.

« Les bains d’eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile que personne ne pouvait lui être comparé. C’est pour cela qu’il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu’il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort. Il invitait à prendre le bain avec lui, non-seulement ses fils, mais encore ses amis, les grands de la cour, et quelquefois même les soldats de sa garde, de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois[1]. »

Parmi les portraits d’empereurs et d’impératrices, réunis en assemblée dans cette salle du conseil, je fus frappée par un très-beau portrait de Marie-Thérèse jeune, peint par Ficher. La tête est fière et résolue, mais ne manque pas de grâce ; à côté est un autre portrait (aussi par Ficher), du prince de Lorraine, duc de Toscane, mari de l’impératrice Marie-Thérèse. L’empereur Napoléon Ier est là, dans le grand costume du sacre, peint par Boucher ; la tête est fort belle. L’impératrice Joséphine, aussi dans le costume solennel, est en regard de Napoléon ; ce dernier portrait est par Robert Lefebvre. Tous les ornements sont bien rendus, mais le visage est trop mièvre et sans expression. À la chute de Napoléon, ces deux portraits furent envoyés à Berlin. Depuis la réintégration de l’empire en France, ils ont été replacés dans cette salle du palais d’Aix-la-Chapelle, où les empereurs de tous les siècles semblent tenir conseil.

Il est six heures quand je quitte ce monument où se pressent tant de souvenirs historiques. Pour ne pas perdre le temps à dîner, j’achète quelques beaux fruits à une fraîche paysanne du marché, et j’entre chez un pâtissier où je choisis quelques gâteaux. J’y trouve un Anglais qui demande des sandwiches ; le pâtissier répond qu’il n’en a pas. L’Anglais insiste et dit qu’on doit s’en procurer ; le pâtissier réplique qu’il n’y a aucun boucher et aucun charcutier dont la boutique soit ouverte un vendredi à Aix-la-Chapelle. Il finit par se faire comprendre de l’Anglais, qui pousse un long Oh ! ricaneur.

Le pâtissier pourrait lui répondre qu’il est bien plus étrange de ne pouvoir manger à Londres du pain frais le dimanche.

Je traverse le joli jardin des eaux thermales, aligné, sablé et fleuri comme notre Pré-Catelan ; il est situé en face du principal établissement d’eaux. Cet établissement est une grande bâtisse moderne sans caractère. Une fontaine demi-circulaire jaillit sous le péristyle, de la façade, au rez-de-chaussée ; on y descend par deux escaliers parallèles. Je préfère aller voir sourdre la source à son lit même et à travers des bancs de calcaire.

En passant, j’aperçois le théâtre, dont la façade a l’aspect d’un temple grec. Je vois aussi dans la cour de l’hôtel du gouverneur un énorme aérolithe qui pèse, dit-on, plus de sept mille livres. J’arrive à la source d’eau thermale située dans les faubourgs ; c’est sans doute dans cette source que se baignaient Charlemagne et sa cour.

Au-dessus s’élève une colline que couronne une église en briques rouges, reste d’une vieille abbaye. Je ne puis y pénétrer, mais j’entre dans une chapelle plus petite qui me charme par sa propreté. C’est un contraste complet avec toutes les souillures de la cathédrale. L’intérieur de la nef est très-enjolivé. Je trouve là un chemin de la Croix et des images de saints et de saintes en bois sculpté et doré. À la voûte sont suspendues de grandes lampes en verre de Bohême ; des vases peints de fleurs et de feuillage décorent l’autel du chœur. Cette église est entourée d’une enceinte où l’herbe croît touffue ; c’était autrefois un cimetière.

De la hauteur de cette colline, on découvre tout l’ensemble d’Aix-la-Chapelle et des belles promenades qui l’environnent. Plus loin que le Lousberg, couvert de son manteau de verdure, est le bois de Pauline, auquel la sœur de Napoléon a donné son nom.

Je vois se coucher le soleil de la hauteur où je suis assise, et ce n’est qu’à la nuit tombante que je me détermine à remonter en voiture et à gagner une auberge. Le voyageur s’attache aux lieux qu’il ne fait que traverser ; il voudrait en emporter une forte empreinte, et il voudrait aussi leur laisser quelque chose de lui.

Le lendemain matin, par une matinée brumeuse, je pars par le chemin de fer qui mène en Belgique. La pluie tombe quand j’arrive à Viviers, un pays charmant, tout boisé, où des douaniers visitent les bagages. De Viviers à Pépinster, les arbres s’échelonnent sur des hauteurs gazonnées où tombent en cascades des sources fraîches et claires. De jolis villages et de mignons châteaux se groupent dans ce paysage. On pense à la Suisse et aussi à cette riante contrée du Vigan, dont les Languedociens sont fiers à bon droit.

Les montagnes deviennent plus hautes, les bois montent jusqu’au ciel, les gorges se resserrent et le chemin de fer franchit des défilés et des monticules que nos pères ne franchissaient qu’à dos de mulet. Spa se cache comme une nymphe craintive sous cette robe d’ombrages et de pelouses. Spa est pourtant, durant toute la saison des eaux, bruyante et hardie. Sa simplicité agreste n’est qu’apparente. Toutes les recherches et quelques-unes des corruptions de la civilisation se donnent rendez-vous dans ces collines. Le jour où j’arrive à Spa est justement le jour de clôture de la saison des eaux. La maison de jeu doit être fermée le lendemain, et le dernier bal a été offert il y a trois jours au duc et à la duchesse de Brabant.

Je loge à l’hôtel Britannique, où je trouve encore quelques belles Anglaises et une ravissante jeune fille belge qui pratique jusqu’au dernier moment la flirtation envers un jeune prince russe fort beau et décoré de plusieurs ordres. La mère de la jeune fille paraît très-inquiète d’un magnifique bouquet envoyé à sa fille au moment du déjeuner et dont toute la table d’hôte a connaissance. Le prince russe est évidemment le coupable ; mais que dire et comment s’indigner ? La fille a accepté le bouquet et l’a placé près de son couvert.

Après le déjeuner, je me hâte d’aller visiter la source où Pierre le Grand a pris les eaux : son buste en bronze et une inscription l’attestent. Je parcours le Casino, maintenant désert. J’entre dans la belle église de Spa, surchargée d’ornements et de dorures à l’intérieur.

Je m’arrête dans plusieurs boutiques, j’achète des albums et des couteaux à papier en bois de Spa. C’est ma dernière heure de far niente, ma dernière heure d’écolier en voyage. Il faut partir, le chemin de fer a fait entendre son premier signal.

Le hasard me place dans le même wagon que la jeune fille belge, dont le père est un armateur d’Anvers. Elle tient à la main le beau bouquet, sa mère regarde d’un air courroucé l’élégant prince russe debout près de la portière ; le dernier signal est donné, le train se meut et va courir, la jeune fille se penche et salue avec émotion le bel étranger, et je l’entends lui donner à voix basse rendez-vous aux bains de mer d’Ostende. Nous voilà partis à toute vapeur : alors la jeune fille se penche dans un angle, ferme les yeux, et semble s’endormir en reposant sa joue sur les fleurs qu’elle emporte. La mère, intérieurement tourmentée, commence par exprimer à son mari les craintes que lui inspire le jeune prince russe, et bientôt disposée, je ne sais pourquoi, aux confidences envers moi, elle me demande si j’habite Paris et si j’ai une fille. À ma réponse doublement affirmative, elle me dit :

« Eh bien, madame, suivez mon conseil, ne faites pas élever votre fille au couvent du Sacré-Cœur ; vous voyez la mienne !…

— Elle est charmante, interrompis-je.

— Une tête romanesque, un esprit absolu, reprit la mère.

— Un cœur froid !… ajouta le père.

— Cette saison de Spa l’a rendue folle, murmura la mère : elle ne rêve plus que princes russes et refuse d’épouser son cousin, un riche et honnête Hollandais, qui serait un mari parfait. »

Un coup de sifflet annonça une station. Je dus descendre pour prendre le convoi de Namur. La jeune fille n’ouvrit pas les yeux. Sa mère me serra cordialement la main, comme à une ancienne connaissance.

Je me suis demandé quelquefois à quel dénoûment avait abouti ce début de roman saisi au vol d’un wagon.

Toute cette partie de la Belgique voisine des frontières françaises est superbe. Je regrette de ne voir qu’en courant cette riche campagne et ces jolies villes industrielles. La frontière est franchie, me voilà en France. La Meuse, qui m’apparaît étroite et encaissée, me rappelle la large Meuse qui traverse Rotterdam et qui porte des navires. « Les fleuves, a dit Pascal, sont de grands chemins qui mènent où on veut aller ! » Ah ! que la Meuse ne peut-elle me ramener au début de mon voyage ! On parle du mal du pays ! Moi j’ai le mal des lieux étrangers et de l’inconnu, qui m’attirent toujours !

Je salue en passant la tour de Compiègne où fut enfermée Jeanne d’Arc, cette grande figure de femme dont M. Proudhon n’ose pas parler.

Je donne une pensée émue aux ruines de Pierrefonds, où j’ai passé, il y a quelques années, une des plus radieuses journées de ma vie, point lumineux sur un fond noir.

La vapeur se précipite ; on approche de Paris ; autour de moi chaque voyageur a hâte de se trouver ou de se retrouver dans cette ville que tous proclament la plus belle du monde. Moi seule je reste silencieuse et navrée ; mon cœur se serre en apercevant le large rayonnement qui plane au-dessus de la ville immense. Paris, c’est, pour le travailleur et pour l’écrivain dont la pensée lutte et creuse son sillon, une arène douloureuse où l’âme se débat et tombe souvent épuisée et foulée aux pieds par la multitude.

En en franchissant l’enceinte, je crus sentir retomber sur moi le manteau de plomb des damnés de Dante.

À quand donc maintenant un nouveau voyage ? à quand une autre halte dans le labeur ? à quand un autre déploiement des ailes de l’esprit vers des pays inconnus ?


FIN.
  1. Traduction de M. Alexandre Teulet.