V

Harlem. — Lac desséché. — Amsterdam. — Monuments. — Sardam. — Île de Marken. — Document inédit sur Alkmaer.


Je m’éloignai de Leyde à regret : j’aurais voulu passer dans cette ville si calme quelques mois de recueillement et d’étude, y écrire un roman de mœurs hollandaises étudiées sur nature ; pénétrer moi-même les habitudes de cette société lettrée, savante et polie, et les peindre avec une vérité et une patience passionnées. Le voyageur qui passe voit trop vite et écoute trop rapidement ; son coup d’œil ne peut être que général ; les particularités et les détails, qui sont la physionomie des choses, lui échappent presque toujours. Sans les récits du docteur et de son ami, qu’aurais-je su de la vie intime des Hollandais ?

La vapeur m’entraîne de Leyde à Harlem à travers une campagne d’abord monotone et sans horizon ; mais bientôt la mer du Nord se déroule à gauche, sillonnée par des bateaux de pêcheurs, et au loin par quelques grands navires. Sur les bords de la route, des digues emprisonnent les flots montants et les empêchent de creuser trop avant le sol de la Hollande.

À droite sont les terres nouvelles et fécondes du lac desséché de Harlem. Il a fallu plus de trois ans de travaux gigantesques pour changer ce grand lac en vallée. Il avait onze lieues de circonférence ; il était tempétueux et régulièrement agité, comme s’il eût eu des marées montantes : c’était une sorte de mer qui avait vu des batailles navales et des flottes de soixante-dix bâtiments plats. Aujourd’hui l’immense lit de vase mis à découvert par la disparition des eaux est devenu un terrain ferme. Des routes traversent les terres cultivées ; des villages et des églises se sont élevés, des canaux, des avenues de jeunes arbres, et quelques métairies varient l’aspect de cette plaine uniforme d’où les eaux se sont retirées ; c’est une création qui naît, c’est l’indéterminé, c’est la grâce. Ces cultures n’ont vu passer aucune génération ; ces gazons n’ont pas encore abrité un tombeau ; ces maisons de bois ou de briques connaissent l’enfance, mais elles ignorent la vieillesse et la mort. C’est tranquille et doux ; on voudrait devenir un des habitants primitifs de cette terre à laquelle ne s’est point encore mêlé de poussière humaine.

Lorsqu’on a dépassé l’ancien lac de Harlem, le terrain devient plus boisé et plus mouvementé. Sur des tertres de verdure s’élèvent de belles sons ombragées de grands arbres : ce sont autant de somptueuses résidences où les riches armateurs d’Amsterdam viennent se délasser de leur labeur.

On pénètre à Harlem par une promenade appelée le Bois ou Jardin public ; c’est l’orgueil de cette ville des fleurs : les daims et les biches errent en liberté sous ces frais taillis. Le château du bois ou pavillon de chasse a été construit par Hope, banquier millionnaire d’Amsterdam, qui le vendit au roi Louis Bonaparte. Un grand W couronné (Willem, Guillaume) annonce aujourd’hui que ce château appartient au roi de Hollande. La cour est ornée de plusieurs statues d’après l’antique, entre autres du groupe de Laocoon. Au rez-de-chaussée est une galerie renfermant les tableaux des artistes modernes hollandais. Je ne les décrirai point.

L’aspect de Harlem est des plus riants. Ses canaux, alimentés par la Spaar, sont ombragés de beaux arbres. Les maisons sont élégantes et d’une propreté exquise. La grande et belle église protestante, autrefois dédiée à saint Bavon, est surmontée d’une tour qu’on voit de fort loin dans la campagne. L’église elle-même est très-haute ; la nef est séparée du chœur par une grille en cuivre doré, ornée de figures et de festons de fleurs : c’est un chef-d’œuvre de serrurerie. On montre un boulet dans un des murs extérieurs de cette église ; il y est resté incrusté depuis le siége mémorable de 1572. Harlem fut investie durant sept mois par le duc d’Albe, qui fit périr la moitié des habitants après s’être emparé de la ville.

L’église de Harlem renferme le fameux orgue tant cité ; c’est l’ouvrage de Christian Muller, qui y travailla plusieurs années, et l’acheva en 1758. Cet orgue est supérieur à celui de Rotterdam dont j’ai parlé ; sa hauteur est de trente-six mètres et sa largeur de dix-sept ; il a cinq mille tuyaux et douze soufflets. En termes d’organiste, soixante voix sont enfermées dans cette puissante machine : le bourdon, le tonnerre, la viole de Gamba, la trompette, la cloche, la voix humaine, enfin tous les instruments d’un orchestre complet se trouvent là réunis. Les effets de l’orgue redoublent de grandeur quand l’église est vide et que toutes les portes en sont fermées ; c’est ainsi que je l’entendis en compagnie de quelques voyageurs. Le multiple et gigantesque instrument exécuta la fameuse pastorale de Beethoven avec une maestria qui défiait tous les orchestres connus ; les transitions du gracieux, du naïf et de l’énergique, se fondaient dans ce jeu savant. L’âme subissait l’impression irrésistible ; elle palpitait sous les sons magiques, tour à tour sereine, émue, agitée et raffermie.

Cette suite rapide de sensations m’avaient plus remuée qu’un long spectacle. Je sortis de l’église en silence et brisée, et je voulus parcourir seule les jardins qui environnent Harlem. Les fleurs de Harlem, ses jacinthes, et surtout ses tulipes, ont fait sa renommée européenne. Mais c’est à la fin d’avril ou dans les premiers jours de mai que fleurissent ces merveilleuses tulipes. Je ne trouvai dans les jardins que des roses, des œillets, des collections de dahlias et d’autres fleurs de la saison. On connaît les fabuleuses folies commises autrefois pour des oignons de tulipes. Au xviie siècle, l’oignon d’une tulipe nommée admiraal liefkens fut vendu quatre mille quatre cents florins, et l’oignon d’une autre tulipe appelée semper augustus deux mille florins. De cette dernière tulipe il ne se trouva plus un jour que deux oignons, l’un à Amsterdam et l’autre à Harlem. Pour obtenir l’un des deux, un amateur offrit quatre mille six cents florins, plus une voiture, deux chevaux gris pommelé avec leur harnais complet ; un autre amateur offrit douze arpents de terre.

Harlem a vu naître les peintres Van der Heslt, Wouvermans, Van Ostade, Wynant, Ruysdael et Berghem. Ce dernier, encore enfant, était un jour poursuivi par son père ; il se réfugia dans l’atelier de Van Goyen, qui tâcha de le dérober à la correction paternelle en criant : Berghem ! c’est-à-dire cachez-le ! De là ce nom de Berghem qui lui resta et qu’il rendit célèbre.

On a contesté à Jean Guttemberg, à Jean Faust et à Pierre Schœffer l’invention de l’imprimerie, et on serait malvenu en Hollande si on mettait en doute que cette invention est due à Laurent Koster de Harlem. C’est en se promenant dans le Bois, promenade de Harlem dont j’ai parlé, que Koster fit, dit-on, sa merveilleuse découverte.

On a érigé une statue à l’inventeur sur la grande place de Harlem, en face de la maison qu’il habitait. On lit sur le devant du piédestal :

MEMORIÆ SACRUM

TYPOGRAPHIA, ARS ARTIUM OMNIUM CONSERVATRIX, HIC

PRIMUM INVENTA, CIRCA ANNUM 1440.

Et sur l’autre côté :

Avec l’aide du Tout-Puissant, Laurent a inventé l’imprimerie ; on est aussi
coupable de refuser cette gloire à ce grand homme que de nier
l’existence de Dieu
.

Je ne fis à Harlem qu’une halte de quelques heures. Je quittai la ville en traversant une ancienne porte, reste des fortifications élevées par les Espagnols. Je repris le chemin de fer, et j’arrivai le soir à Amsterdam.

Toutes les villes célèbres du monde ont une entrée par laquelle il faudrait y pénétrer pour bien comprendre leur grandeur et leur beauté. Le voyageur intelligent doit arriver à Paris par l’avenue des Champs-Élysées ; à Londres, en remontant la Tamise ; à Lisbonne, par le Tage ; à Marseille, par la voie qui conduit à l’arc de triomphe appelé la porte d’Aix, et d’où l’on voit se dérouler la campagne provençale couverte de bastides, la Méditerranée aux vagues bleues et dorées, et les lumineuses collines encadrant à demi ce magnifique tableau.

Pour voir Amsterdam dans sa splendeur, il faudrait y arriver par le golfe de Zuyderzée et le vaste canal ou bras de mer appelé Y. Alors, en longeant les docks et les bassins encombrés de grands navires, en remontant l’Amstel, large et claire rivière dont la moitié du nom, joint à celui de Dam (digue), compose le mot Amsterdam, on pourrait se faire une idée de la puissance et de l’étendue de cette cité merveilleuse, surnommée la Venise du Nord.

Mais l’arrivée par le chemin de fer de Harlem est sans grandeur ; la campagne plane dérobe pour ainsi dire la ville et ne la montre au voyageur que par fragments successifs.

Un peu lasse de mon excursion à Harlem, je monte en arrivant au débarcadère dans une vigilante et me fais conduire à l’auberge, que mon cocher m’assure être la plus fréquentée par les Français. C’est ma mauvaise étoile qui me mène à cet hôtel de l’Étoile, le seul de toute la Hollande où je n’ai trouvé ni propreté ni repos. L’auberge est tenue par des Italiens, excellentes gens, mais qui ont conservé l’incurie des mœurs méridionales. On me donne une chambre dont les immenses fenêtres vitrées, sans contrevents et sans persiennes, s’ouvrent sur une ruelle aux maisons en briques rouges. Le soleil levant frappe sur mes fenêtres et y répercute le ton sanguin des murs ; des stores en percale blanche, au lieu de l’atténuer, semblent rendre plus intense et plus brillante la lumière du jour naissant. Je suis réveillée dès l’aube par cet éclat sans voile qui pénètre à travers les rideaux de mon lit et force mes paupières à s’ouvrir.

La veille, j’avais entendu retentir jusqu’à minuit des chants bruyants de matelots dans la ruelle de briques rouges, et à peine à quatre heures du matin me voilà arrachée au sommeil par des atomes de feu qui poudroient en barres flamboyantes des fenêtres à mon lit ; je sens une atmosphère étouffante et pesante comme une émanation d’eau tiède dans une salle de bain. On dirait que la vapeur des canaux engourdis par la chaleur monte jusqu’à moi. Vainement je tente de secouer mon malaise et de m’endormir de nouveau : je suis prise à la gorge comme dans un étau ; une toux aiguë et sifflante sort de ma poitrine en quintes prolongées. Les deux filles de mon hôtesse italienne accourent pour me secourir ; je leur entends dire dans leur langue mélodieuse, qu’elles ignorent que je comprenne : Questa poverina donna e perduta. Elles me prodiguent leurs soins ; je calme ma toux convulsive en prenant quelques-unes des bienfaisantes pilules de mon excellent docteur de Rotterdam, et j’envoie porter la lettre qu’il m’a donnée pour un de ses confrères d’Amsterdam.

Une heure après, le docteur Van H… est dans sa voiture à ma porte ; il vient me chercher pour parcourir la ville. C’est un homme d’une distinction parfaite et d’une vaste érudition, sans pédantisme ; ses manières sont aimables ; il est en relation avec tous les savants de l’Europe ; il me nomme plusieurs membres de l’Institut qui sont ses amis et qui sont aussi les miens. Aussitôt la connaissance est faite ; je monte dans sa voiture, et je respire une autre atmosphère après avoir franchi les rues étroites qui emprisonnent ma malencontreuse auberge. Nous débouchons par un large canal alimenté par l’Amstel, sur lequel sont jetés de beaux ponts de pierre aux arches monumentales, et assez élevées pour laisser passer les navires.

Ce canal est bordé de vastes maisons en briques rouges et blanches ; la plupart ont un perron ; quelques-unes ont une façade en pierres de taille, avec des balcons et des colonnes à la manière italienne. La porte de ces maisons est toujours petite en proportion des fenêtres, qui sont très-grandes et très-élevées. Dans l’intérieur des maisons aristocratiques et bourgeoises, c’est le luxe, le confort et la propreté merveilleuse dont j’ai parlé en décrivant Rotterdam. Excepté au centre de la ville, presque toutes les maisons ont un jardin et une serre où croissent des fleurs en toute saison. La propreté et les fleurs sont la double coquetterie de la Hollande, ses deux attraits toujours nouveaux et irrésistibles pour les étrangers. En hiver, les chambres et les salons sont ornés de vases, de corbeilles et de lampadaires, où s’épanouissent et se groupent les tulipes, les narcisses et les jacinthes.

Nous remontons le grand canal, et nous arrivons sur une place qui atteste la splendeur et la richesse d’Amsterdam. Une des façades du Palais-Royal s’y déroule ; plus loin une magnifique église, quelques palais d’armateurs, la Bourse d’un aspect grandiose, et d’autres monuments dont les noms m’échappent. Nous visitons d’abord le Palais-Royal. Ce palais, de même que toutes les maisons et tous les édifices d’Amsterdam, est assis sur des mâts qui ont de dix à treize mètres de longueur. Le terrain est tellement marécageux qu’il faut percer jusqu’à cette profondeur pour trouver un sol inébranlable ; 13 695 mâts ou pieux étayent les fondations du Palais-Royal, ce qui a fait dire à un poëte que, si la ville était renversée, elle présenterait au regard une forêt de sapins sans branches.

Cet immense édifice, qui servit d’abord d’hôtel de ville, fut commencé en 1648 et terminé en 1664. Il est tout en marbre de Carrare. Le plan en fut tracé par le célèbre architecte Jacob Van Kampen. Il a la forme d’un carré long ; à chaque façade est un avant-corps en saillie ; les quatre angles du bâtiment ont des pavillons également en saillie. En 1668, une galerie à balustrade dorée a été construite en dehors de l’avant-corps du milieu d’une des façades ; l’autre façade est décorée d’un fronton grec avec des bas-reliefs ; ce fronton est couronné de trois statues colossales en bronze. Le Palais-Royal est situé sur le Dam ; on y arrive par une vaste esplanade qu’une marche de pierre de taille sépare du reste de la place ; cette esplanade conduit à un long perron de quatre marches qui règne au bas du grand pavillon du milieu, dans lequel on entre par sept arcades au-dessus desquelles s’élèvent trois étages, sans compter les vastes souterrains. Nous pénétrons dans le palais par un corridor voûté, et nous commençons la visite des appartements. On nous montre d’abord la chambre à coucher du roi. J’y remarque un fort beau tableau de Nicolas de Held Stokade, représentant le Marché au blé en Égypte sous le ministère de Joseph. Dans l’un des salons voisins sont deux cheminées qu’on cite comme des chefs-d’œuvre ; leur manteau de marbre blanc est formé par des frises sculptées qui reposent sur des colonnes.

Dans le grand salon (qui fut autrefois la chambre des bourgmestres) est une cheminée encore plus belle. Dans un salon situé du côté du nord, je m’arrête devant un magnifique tableau de Johannes Bronkhorst, représentant Moïse qui s’adjoint dix vieillards pour gouverner le peuple d’Israël. La figure de Moïse est inspirée.

En face, c’est un autre tableau peint par le célèbre Jacob de Witt. Il représente les Septante réunis autour du tabernacle.

Nous entrons dans la salle du Trône, dont je ne décrirai pas l’ameublement. Sous un dais de pourpre est placé le trône ; du côté du midi, en face, s’élève une magnifique cheminée surmontée d’un tableau représentant Moïse qui descend du mont Sinaï avec les tables de la loi. Sur le plafond sont peintes les armes des différentes provinces du royaume. Dans une salle parallèle sont des statues de grands hommes en marbre blanc ; les dessus de portes, en bas-reliefs, représentent des trophées et des allégories. Je passe successivement dans plusieurs pièces, et j’admire deux tableaux de Jordaens : l’un représente la Défaite des Philistins par Samson, l’autre le géant Goliath vaincu par David ; quelle énergie ! quel mouvement et quel coloris !

La salle royale, transformée en salle de bal les jours de fête (quand la cour vient à Amsterdam), est la plus vaste du palais. Sa longueur est de quarante mètres sur dix-neuf mètres de largeur et plus de trente-deux de hauteur. Elle est éclairée de chaque côté par trois rangs de fenêtres. Deux rangs de colonnes se déroulent sur toute sa longueur ; le second rang soutient le magnifique plafond peint par Jean Goerée. Une statue de la Paix, une autre, colossale, d’Atlas portant le globe terrestre, et quatre figures, la Justice, la Vérité, la Prudence et la Vigilance, décorent cette salle. Des lustres énormes à girandoles de cristal descendent des entre-colonnements ; les lustres, les tapis et tout l’ameublement datent du règne du roi Louis-Napoléon.

La reine Hortense se plaisait à faire venir de Paris des meubles français. Elle donnait au Palais-Royal des fêtes à l’imitation de celles que l’impératrice Joséphine, sa mère, donnait aux Tuileries. Elle essayait ainsi de distraire, dans les brumes du Nord, son âme attristée de créole et d’artiste.

Après notre visite au Palais-Royal, nous remontons en voiture. Nous passons dans une rue étroite où je remarque un très-beau magasin de confiserie. Derrière les vitres de l’établissement s’élèvent des pyramides de bonbons en formes de fruits, de fleurs et d’insectes. Le docteur Van H… insiste pour me faire goûter ces friandises indigènes. Il descend de voiture, se fait remplir plusieurs petits sacs dont il revient joncher mes genoux. Le chocolat hollandais est excellent ; quant aux autres bonbons, ils sont très-inférieurs aux bonbons français.

Nous nous rendons au Musée. Il renferme de magnifiques Rembrandt, et entre autres sa fameuse Ronde de nuit ; c’est la toile la plus grande et la plus estimée du célèbre coloriste. La lumière et les ombres semblent se jeter un défi dans ce tableau magique ; ce n’est point ici le sujet même du tableau qui préoccupe, mais son coloris merveilleux. La manière dont chaque tête est éclairée est un miracle de peinture. Rembrandt avait, comme Rubens, la lumière intérieure ; il la répandait sur ses tableaux avec les savantes et patientes combinaisons qui caractérisent son génie.

Le tableau des Cinq Régents, du même maître, vaut presque la Ronde de nuit. Le sujet en est simple : quatre hommes de grandeur naturelle, et vêtus de noir, sont assis autour d’une table couverte d’un tapis rouge. Sur cette table est posé un registre. Le cinquième personnage a quitté son siége et semble parler aux autres, qui le regardent attentivement. Un serviteur est placé derrière l’orateur : on comprend qu’il attend ses ordres. Quelle vigueur et quelle science consommée dans la manière dont ces figures sont rendues ! Les chairs, les cheveux, les étoffes, tout est en relief, tout frémit ; de très-près on comprend, si l’on est du métier et en étudiant les touches du maître, de quels procédés il usait pour fondre les ombres et la lumière ; mais à quelques pas c’est la nature, la nature surprise par le génie et dont aucune étude ne donne le secret.

On assure que Rembrandt n’avait pas le travail facile ; il a refait jusqu’à quatre et cinq fois la tête de plusieurs de ses portraits. « La façon de faire de Rembrandt, dit notre grand peintre Decamps, est une espèce de magie. Personne n’a mieux connu que lui les effets et les rapports des couleurs entre elles, n’a mieux distingué celles qui sont amies d’avec celles qui ne se conviennent pas. Il mettait chaque ton à sa place avec tant de justesse et d’harmonie, qu’il n’était pas obligé de les mêler et d’en perdre la fraîcheur. Il préférait les glacer de quelques tons qu’il glissait artistement par-dessus pour lier les passages de lumières et d’ombres et pour adoucir les couleurs crues ou trop brillantes. Tout est chaud dans ses ouvrages. Il a su, par une entente admirable du clair-obscur, produire des effets éclatants dans tous ses tableaux.

« Ses portraits étaient d’une ressemblance frappante ; il excellait à saisir le caractère d’une physionomie. La nature n’y était point embellie, mais si simplement et si fidèlement imitée, qu’il semblait que ces têtes s’animassent et sortissent de la toile. Il chargeait les lumières d’épaisseurs si considérables, qu’il semblait avoir voulu plutôt modeler que peindre. On cite de lui une tête où le nez était presque aussi saillant que le modèle. »

Voici de Snyders un tableau représentant une Chasse au crocodile et à l’hippopotame. Quelle énergie dans les bêtes et dans les chasseurs ! Quelles attitudes et quels effets de couleur ! C’est la palette de Rubens, si bien que plusieurs ont attribué à ce grand peintre les personnages de ce tableau.

Paul Potter a dans le musée d’Amsterdam un tableau qui vaut celui du Musée de la Haye : un ours se défend contre des chiens et deux chasseurs, dont un est à cheval et l’autre à pied ; un ourson, que poursuit un chien furieux, monte sur un arbre. Par la vérité et le mouvement des personnages et des animaux, l’acharnement des chiens, la détresse de l’ours, cette chasse prend les proportions d’un drame. On s’intéresse à ce pauvre ours traqué et à son rejeton qui le regarde d’en haut, à travers les branches où il a cherché un refuge.

Deux autres tableaux de Paul Potter sont aussi des chefs-d’œuvre. L’un représente Orphée rassemblant les animaux aux sons de la lyre. Ici les animaux sont calmes et comme charmés par l’harmonie qui les attire.

Dans l’autre tableau se reflète l’âme rêveuse et mélancolique du jeune peintre, mort avant trente ans. Sur le premier plan est un bœuf brun, un bouc, une génisse, un bélier, deux brebis et un agneau ; contre un arbre une jeune mère allaite un enfant, et un berger joue de la cornemuse. Vers le fond passent un cheval, un bœuf et un âne. À gauche est une colline boisée, que gravit un troupeau de moutons. Le ciel est brumeux et semble, pour ainsi dire, pleurer sur ce tranquille paysage.

Voici de H. Van Balen un paysage d’un tout autre genre ; il sert de cadre à Diane, à Bacchus, à Pan, aux satyres et aux bacchantes ; c’est un mouvement, un entrain et des postures de dieux avinés.

De Rubens je contemple longtemps deux tableaux ; la Piété filiale, représentant cette dame romaine qui allaitait son père prisonnier ; la poitrine de la femme est superbe, et l’expression de sa tête est saintement exaltée. L’autre tableau est la rencontre de Jacob et d’Ésaü. La figure du premier est prédestinée ; l’autre est morne. La physionomie reflète toujours le sort de l’homme.

J’aime beaucoup cette belle église gothique rendue dans tous ses détails d’architecture et cette Adoration des Mages d’un coloris si vrai. Ce sont deux tableaux des frères Van Eyck, qui furent les inventeurs de la peinture à l’huile. On dirait leurs tableaux peints d’hier : les procédés découverts par eux n’ont pas été surpassés.

De Jordaens je regarde avec attention un paysage au milieu duquel le dieu Pan joue de la flûte. Les joues se gonflent légèrement ; l’instrument frémit dans les doigts, et l’on croit en entendra sortir des sons.

Encore deux paysages qui m’attirent, et que je contemple en rêvant : ce sont deux chutes d’eau de Ruysdaël, qui bondissent et renvoient leur poussière dans lair. Il me semble que la fraîcheur en monte jusqu’à moi et rafraîchit mon front.

Divers tableaux de Philippe Wourvermans méritent d’être décrits. En voici un représentant des paysans qui viennent de battre des maraudeurs militaires. Sur le premier plan est un officier et son valet dépouillés jusqu’à la ceinture, et les mains liées derrière le dos. Un paysan qui a revêtu l’uniforme de l’officier désigne en riant les prisonniers. Sur le second plan, des militaires poursuivis s’enfuient au galop. Dans le fond, on aperçoit un village et des scènes de carnage. La composition et les détails de ce tableau sont merveilleux ; l’air circule entre les divers groupes, qui semblent se mouvoir et vivre.

Le Manège, du même auteur, et la Chasse au vol sont deux chefs-d’œuvre. Dans le premier, les chevaux se dressent et hennissent sous la main des cavaliers ; dans l’autre, on sent frissonner les ailes des oiseaux. Dans la Chasse au çerf, le même maître a répandu toute sa science et toutes les finesses de son pinceau. Des dames rieuses et de pimpants cavaliers sont à cheval, et, suivis d’une belle meute de chiens, ils lancent un cerf aux abois. Sur un plan reculé on voit des ruines pittoresques. J’aime encore beaucoup, du même peintre, une belle Vue d’Amsterdam en 1686 ; puis la Bataille navale entre l’amiral Ruyter et le général Monk ; et surtout une toile délicieuse représentant le Calme à la mer ; on dirait que les vagues caressent le rivage et lui murmurent des harmonies.

L’École du soir, de Gérard Dow, est un des plus beaux tableaux du musée d’Amsterdam. Il contient douze figures et a cinq effets différents de lumière : le pédagogue est assis devant son pupitre ; il réprimande un écolier qui le regarde avec terreur et s’éloigne de lui ; une jeune fille attentive répète sa leçon. Ce premier groupe est éclairé par une chandelle. Sur la droite est une autre jeune fille debout ; elle cause avec un jeune garçon qui écrit sur une ardoise. Elle tient à la main un flambeau allumé dont la lueur se projette sur leurs visages. En bas du tableau est une lanterne entr’ouverte, à vitres de corne, qui répand sur le premier plan des effets inouïs de demi-teintes. Dans le fond, plusieurs écoliers étudient à la lueur d’une chandelle, tandis que l’un d’eux descend un escalier avec une autre chandelle dont la flamme l’éclaire. Toutes les figures et tous les détails de ce tableau, sont peints avec une finesse et une perfection qui sont la dernière limite de l’art.

Un jeune seigneur et une dame se promenant dans un jardin sont un autre chef-d’œuvre de Gérard Dow. L’artiste a placé son portrait entouré de son nom sur un chapiteau renversé au bord du tableau.

Mieris est le peintre de l’élégance et des femmes. Jaime beaucoup de lui ce petit tableau où une dame joue de la guitare sur le premier plan, tandis que trois personnes font, plus loin, une partie de cartes. Voici un second tableau de Mieris, représentant une femme en robe de satin vert : elle est assise devant une table couverte d’un riche tapis en velours rouge. Cette femme écrit ; un valet se tient à distance et semble attendre ses ordres. Un petit chien endormi repose sur un tabouret. Quelle entente des chairs, des étoffes, de la lumière ! Quelle grâce et quelle harmonie !

Un tableau de Terburg mérite d’être placé en face de ce dernier tableau de Mieris : dans un appartement est un homme assis qui réprimande vivement une jeune fille debout devant lui. Elle tremble, dans sa belle robe de satin blanc. Une dame, qui paraît être sa mère et approuver la réprimande, est assise à côté de l’homme ; elle vide avec calme un verre de vin.

Voici trois Téniers, trois perles du musée d’Amsterdam : dans le premier, sont des joueurs de cartes groupés autour d’une table, sous la lumière d’une lampe qui fait ressortir l’attention passionnée que les personnages apportent à leur jeu. Le second tableau représente des villageois qui boivent et dansent. Le troisième a pour sujet la Tentation de saint Antoine. Bien des peintres et bien des littérateurs ont été séduits par cette légende, dont la fantasmagorie se prête si bien à tous les rêves de l’imagination. Callot en a fait une farce. Téniers a su conserver la majesté de la figure du saint : sa vision extatique est interrompue par le défilé des spectres sinistres ou grotesques. Il les regarde étonné, mais non ému ; sa pensée reste appuyée au ciel ; sa belle tête rayonne toujours.

Jean Steen, qui fut lui-même boulanger, a peint avec un soin tout particulier une belle boulangerie : un riant mitron pose sur la devanture de sa boutique du pain chaud et doré, qu’un enfant annonce au son du cor. À travers la fenêtre, une femme tient un appétissant gâteau.

Je parcours la salle des fleurs, où Van Huysum, Mignon et Hachel Ruisch ont des chefs-d’œuvre ; mais on ne peut tout décrire.

Nous nous faisons conduire à la synagogue des Juifs portugais. C’est un somptueux édifice au vaste parvis, mais les maisons qui l’encombrent nuisent à l’aspect monumental. Dans une de ces maisons demeure le grand rabbin ; d’autres sont allouées aux assemblées et au séminaire, où l’on enseigne l’hébreu, la loi, etc. Cette synagogue a été construite sur le plan du Tabernacle ; le parvis a une galerie soutenue par douze piliers ; sous cette galerie est un grand bassin, au bord duquel les Juifs font leurs ablutions avant d’entrer dans le temple. Le bâtiment de la synagogue, d’une imposable simplicité, s’élève au milieu de ce parvis. Six régents et six régentes président à l’administration du temple ; les soins domestiques sont confiés à plusieurs concierges. La femme de l’un d’eux, une vieille au dos voûté, nous introduit en rechignant dans l’intérieur de la synagogue. Les Juifs répugnent toujours à satisfaire la curiosité des chrétiens à l’endroit de leur culte : cependant, aujourd’hui, tout antagonisme religieux s’est adouci, grâce à l’influence et à la douceur de l’esprit philosophique, qui pénètre partout.

Tandis que nous parcourions la vaste enceinte, elle se repeuplait pour moi des rabbins fanatiques qui anathématisèrent un jour le tranquille et studieux Spinosa, et le chassèrent du temple. Spinosa avait commenté, dans la solitude, la Bible et le Talmud, et avait gardé pour lui les convictions puisées dans ses études. Son maître, Morteira, un rabbin modéré, s’imagina que la modestie seule empêchait son élève de publier son opinion. Il le manda à la synagogue devant l’assemblée ; mais alors Spinosa oublia qu’il était Juif, pour se ressouvenir qu’il était philosophe.

Il exprima ses doutes avec calme, mais avec fermeté. Aussitôt il fut voué à la haine des rabbins, et rentrée du temple lui fut interdite. Il s’en consola en étudiant le grec et le latin avec le savant Van der Ende, un chrétien plus tolérant que ses coreligionnaires. Van der Ende avait une fille, dont l’érudition égalait celle de son père ; elle aida Spinosa dans ses études, et celui-ci conçut pour elle un très-vif amour. La docte fille n’y répondit point. Le jeune philosophe chercha à l’oublier et se passionna bientôt pour la méthode de Descartes, qui faisait alors une révolution dans la philosophie.

La renommée du savoir de Spinosa se répandit dans Amsterdam, et les rabbins essayèrent de se le rattacher. Ils lui firent offrir une pension de deux mille florins, s’il consentait à reparaître dans leur assemblée. Spinosa reçut avec ironie cette proposition. Ses ennemis s’exaspérèrent, et un jour qu’il passait devant la synagogue, il reçut dans ses habits un coup de poignard d’un homme qui avait été chargé de l’assassiner. Pour vivre et méditer en paix, il se retira dans la campagne aux environs de Leyde, puis à la Haye.

Ce qui domine dans la vie de Spinosa et ce qui fait la grandeur de cette figure, c’est un dédain profond des honneurs de la fortune et des voluptés. Il vivait du produit des verres d’optique qu’il avait appris à fabriquer. Cette occupation partageait son temps avec ses travaux philosophiques. Son délassement était de faire la chasse aux mouches et de les voir se défendre contre les araignées. Sa sobriété était telle, qu’une soupe au lait et un pot de bière lui suffisaient pour sa journée. Il refusa l’héritage d’un de ses amis et les offres généreuses du malheureux de Witt, grand-pensionnaire de Hollande. Le prince de Condé lui offrit en vain une pension au nom de la France : l’austère philosophe se suffisait. Il n’avait d’avidité que pour la science. Plein d’audace dans ses doctrines (que, du reste, il ne publiait point), il était doux et calme dans la vie et résigné devant la mort. Durant les troubles populaires de la Haye, qui amenèrent le massacre du grand pensionnaire de Witt et de son frère, l’hôte de Spinosa craignit que l’on ne vînt forcer et piller sa maison pour y chercher le philosophe : « Rassurez-vous, lui dit celui-ci ; aussitôt que la populace se présentera devant votre porte, vous viendrez m’en avertir pour que j’aille à sa rencontre, dût-on m’assassiner comme mes pauvres amis de Witt. »

Il ne mourut point de mort violente, mais jeune encore, d’une phthisie pulmonaire.

Dans le dernier ouvrage qu’il écrivit, Spinosa plaide avec force l’affranchissement de la pensée et la libre manifestation des idées : « Il est impossible, dit-il, d’ôter aux hommes la liberté d’exprimer leurs sentiments ; cette liberté ne nuit nullement à l’autorité du souverain, chacun doit l’avoir et en user, pourvu que ce ne soit pas dans l’intention d’introduire des nouveautés et pour agir contre les lois et les coutumes de l’État. Cette liberté n’est point contraire à la paix publique ; d’ailleurs il est impossible de l’étouffer. La piété n’en reçoit aucun préjudice. Il est parfaitement inutile de faire des lois contre les choses qui sont purement spéculatives. Bannir cette liberté d’un État, c’est en bannir en même temps la paix. »

En quittant la synagogue, nous nous rendîmes au Jardin zoologique, qui renferme des collections d’animaux et d’oiseaux vivants les plus complètes de l’Europe. Près d’un large canal, au milieu d’une belle grille flanquée d’une haie vive, un grand portail donne accès aux visiteurs. Les voitures s’arrêtent en deçà.

Il y avait ce jour-là une foule de brillants équipages : car le dimanche et le jeudi cet immense jardin est un but de promenade pour les riches oisifs d’Amsterdam. En pénétrant dans la longue et verte avenue, je fus charmée par la vue (quoique un peu assourdie par les cris) de l’innombrable variété de perroquets des Indes et d’aras d’Amérique s’ébattant en liberté sur leurs perchoirs qui, en forme de croissants, sont suspendus d’un arbre à l’autre. Quels merveilleux plumages ! les couleurs des pierreries n’en surpassent pas l’éclat. Voici de gros mâles rouges, gris, verts, ou d’un bleu qu’aucune teinture ne peut imiter et dont on voudrait se tisser une robe ; puis d’autres, d’un blanc de cygne aux grands becs jaunes recourbés ; puis les jolies et coquettes perruches qui causent entre elles, lissent leurs plumes et agacent les mâles du regard et de la voix ; ce sont ensuite les couples mignons d’inséparables[1] qu’on ne peut désunir du même perchoir. Tous ces oiseaux babillards donnent à la grande avenue du Jardin zoologique une animation joyeuse. La beauté et la gaieté de ces oiseaux splendides semblent doublées en ce moment par les rayons du soleil qui brillent sur eux à travers les arbres et par les friandises que leur distribuent les promeneurs.

Les parterres, les quinconces et les labyrinthes du Jardin zoologique sont bornés à droite par un grand café monumental, que sa colonnade de marbre fait ressembler à un temple grec. Une foule de consommateurs sont assis sous le portique autour de petites tables rondes, couvertes de rafraîchissements. À gauche s’élèvent les habitations des serpents et de tous les reptiles connus ; le palais des singes, les demeures des éléphants, des girafes, des rennes, enfin de tous les quadrupèdes, parmi lesquels les pacifiques et les domptés errent en ce moment en liberté. Dans un bassin, on montre une salamandre, unique en Europe. Elle a été trouvée dans une anfractuosité de l’île de Ceylan. Dans d’autres vasques plus grandes sont des phoques et des hippopotames.

Au bout de la belle avenue est un riant canal bordé de fleurs et couvert de nénufars ; on le traverse sur un pont aérien du plus gracieux effet, et l’on se trouve dans une autre partie du jardin, la plus recherchée par les promeneurs aristocratiques. C’est une sorte de labyrinthe anglais, où les bruits discordants de la ménagerie n’arrivent point.

Les élégantes d’Amsterdam aiment à montrer là leurs toilettes françaises ; la mienne fait événement parmi toute cette société, qui se connaît, se cherche et se salue. Je remarque que les crinolines de ces dames sont d’une circonférence beaucoup moins vaste que les nôtres. Les femmes blondes (et surtout d’un blond clair) ne dominent point dans les villes hollandaises, comme se sont obstinés à le dire quelques voyageurs superficiels, qui n’ont eu affaire qu’à des servantes d’auberge. Ces servantes sont en général des Frisonnes, presque toujours blondes. Les femmes de la Hollande septentrionale, dont nous parlerons plus tard, sont également blondes. Mais dans la partie méridionale du royaume, surtout dans les villes, le croisement de la race juive, que j’ai déjà constaté, et celui de la race espagnole, ont mitigé le blond primitif de la race batave. Le châtain et le brun dominent.

Je rencontre plusieurs belles Juives dans la promenade du Jardin anglais ; elles se drapent avec grâce dans de magnifiques châles blancs de crêpe de Chine, couverts de broderie.

En repassant devant le café monumental du Jardin zoologique, je vois quelques vieilles dames assises, qui portent encore les plaques et les fleurs d’or sous le chapeau à la française. Peut-être est-ce pour dissimuler leurs cheveux gris qu’elles conservent cette coiffure nationale, tombée en désuétude et laissée aux femmes du peuple.

Le Jardin zoologique appartient à une société particulière qui compte parmi ses membres les négociants les plus riches d’Amsterdam. Le budget de l’entretien et des acquisitions s’élève annuellement à plus de deux cent trente mille francs.

Nous remontons en voiture après avoir traversé de nouveau la grande avenue où les perroquets s’ébattent.

Le docteur Van H… me montre en passant dans les rues aristocratiques un grand nombre de maisons dont la porte est couronnée du blason royal ; c’est le lion néerlandais avec sa fière devise : « Je maintiendrai. »

Nous allons dîner dans un restaurant français, puis je rentre à mon hôtel, si lasse qu’après avoir écrit les strophes suivantes sur ma promenade au Jardin zoologique, je m’endors d’un sommeil de plomb qui n’est interrompu, jusqu’à dix heures du matin, ni par les refrains des matelots passant sous mes fenêtres, ni par la lumière éclatante qui dès l’aube inonde ma chambre.

JARDIN ZOOLOGIQUE D’AMSTERDAM.

À travers les fleurs des parterres,
Sous les arbres pleins de soleil,
De gais enfants, de jeunes mères
Passent le visage vermeil.

Le jour est chaud, c’est un dimanche,
On cause, on rit, on court aux jeux ;
Sous une colonnade blanche
On mange les sorbets neigeux.

Les hommes, en fumant à l’aise
De fins cigares havanais,
Boivent la bière hollandaise
Dans de grands verres en cornets.

Dans l’avenue aux longs ombrages,
En liberté sur leur perchoir,
Les perroquets aux vifs plumages
Jasent du matin jusqu’au soir.

Un rire d’enfant ou de femme
Annonce qu’avec leur naseau
Le grand phoque et l’hippopotame
Sur les passants font jaillir l’eau.

Un nègre, comme une panthère,
Bondit au dos d’un éléphant ;
Sur la bosse d’un dromadaire
Se huche un tout petit enfant.

Puis les girafes pacifiques
Passent balançant leurs longs cous ;
De leurs grands yeux mélancoliques
Plane le regard triste et doux.
 
Au loin mugit, race indomptée,
Le lion, prisonnier royal ;
L’hyène à la peau mouchetée,
Le tigre fauve et le chacal.

Plus près, la troupe bigarrée
Des jeunes singes gambadant
Attire la foule parée,
Qui va riant et regardant.

Dans l’allée où le monde afflue,
Je m’avance au bras du docteur ;
On m’examine, on le salue
D’un coup d’œil interrogateur.

« C’est une princesse en voyage ! »
Disent les promeneurs entre eux.
Au poëte en rendant hommage,
Ah ! qu’ils me flatteraient bien mieux !

Le lendemain lundi, le docteur Van H… vient me chercher à onze heures comme la veille. Notre première visite est pour la bibliothèque, qui ne vaut ni celle de la Haye, dont j’ai parlé, ni celle d’Utrecht, dont je parlerai plus tard. De là, nous allons aux archives. Nous arrivons, par un escalier roide comme une échelle, jusqu’au cabinet du directeur, M. Scheltema. C’est le vrai type de l’érudit du Nord : parlant peu, avec douceur et clarté, et passant ses jours dans les parchemins et les vieux papiers poudreux M. Scheltema me promet un document inédit sur la Hollande septentrionale, que je n’ai point le temps de visiter ; mes lecteurs verront bientôt qu’il m’a tenu parole.

Nous nous rendons à la vieille église (oude kerke), située sur une place pittoresque que de beaux arbres ombragent. Elle fut érigée en 1300, sous le patronage de saint Nicolas, dont elle renfermait la statue d’argent massif. Cette statue servit, en 1578, a frapper monnaie pendant le siége que soutint Amsterdam.

On pénètre dans l’intérieur de cette église par quatre portails d’une curieuse architecture et décorés de peintures de Keemskerk. L’intérieur de la nef est supporté par quarante-deux colonnes. Cinq candélabres de trente branches chacun sont suspendus dans la nef ; dans les bas côtés on en compte de douze à seize branches.

Au milieu de la nef, vers le nord, est une fort belle chaire dont la balustrade est en bronze massif.

La vieille église a deux jeux d’orgue des plus mélodieux, et qui sont aussi fort remarquables par les peintures et les sculptures sur bois qui les décorent. De beaux vitraux ne laissent pénétrer dans le temple qu’une lumière voilée disposant au recueillement et à la prière. On montre dans cette église les tombeaux de plusieurs amiraux hollandais.

C’est dans l’église neuve (niewe kerke) qu’est le tombeau de l’amiral Ruyter. Il s’élève dans la partie orientale du chœur. Le héros repose étendu, la tête appuyée sur une pièce de canon et le bâton de commandant à la main. Deux tritons sonnent de la conque comme pour proclamer la gloire de l’illustre mort ; entre deux colonnes de marbre noir, un combat sur mer est représenté en bas-relief. Deux génies soutiennent une couronne navale, quatre autres les armes de la Hollande ; la Renommée fait retentir sa trompette sur le faîte du monument. L’église neuve, qui fut fondée en 1408, renferme une chaire en bois d’acajou qui est un des chefs-d’œuvre de Vinkenbrink. Je suis charmée par la beauté et le fini des sculptures. Aux quatre coins de la chaire, sont les quatre Évangélistes, en compagnie de la Foi, de la Force, de la Charité, de l’Espérance, de la Prudence et de la Justice. Chacune de ces figures a une expression caractéristique qui fait deviner le symbole qu’elle représente. Au-dessus, des génies servent d’emblèmes aux sept œuvres de la Miséricorde. Le toit de la chaire, tout ruisselant de feuillage, supporte une tour percée à jour, dans laquelle on aperçoit de belles figurines. La balustrade de l’escalier est formée par des pampres enlacés, et la rampe par une corde si bien fouillée et tordue, qu’on la dirait flexible comme une corde vraie.

Après ces deux églises, le docteur Van H… voulut me montrer l’Institut des jeunes aveugles ; il est situé dans un bel hôtel au vestibule de marbre blanc. Les salles d’études et les dortoirs sont spacieux. Un vaste jardin s’étend derrière l’hôtel et sert de lieu de récréation aux enfants. Rien de touchant comme de voir les travaux et les amusements de ces pauvres êtres des deux sexes. Les petites filles apprennent à coudre, à tricoter, à broder ; les garçons fabriquent des paniers en osier, nattent des chaises, filochent, etc., etc. Une de leurs plus vives distractions est le chant et la musique instrumentale. Ils se plaisent aussi à faire des parties de dames, et s’en tirent avec une rectitude merveilleuse.

Nous fûmes reçus à l’Institut des jeunes aveugles par le directeur, M. Van Dapperen, qui nous en fit les honneurs avec un aimable empressement. Après nous avoir fait parcourir les classes et le jardin, M. Van Dapperen nous conduisit dans un grand salon aux corniches dorées et aux parois couvertes de peintures à fresque. À un signal donné, tous les élèves s’alignèrent derrière des bancs. Un d’eux (l’un des plus grands) s’assit au piano et joua l’accompagnement d’un psaume ; c’était une musique allemande religieuse et solennelle. Aussitôt les enfants entonnent le premier verset de l’hymne biblique. Tous ces visages ternes et attristés, que le rayonnement des yeux n’éclaire jamais, semblent s’illuminer tout à coup d’une flamme intérieure. On dirait que ces yeux vagues et morts, qui ne voient rien de la terre, aperçoivent Dieu dans le ciel : l’âme palpite dans leur chant. Une jeune fille, surtout, chante les solos d’une façon si émue et si pénétrante, que je ne puis l’entendre sans pleurer.

C’est en souvenir de cette émotion que j’adressai, à mon retour à Paris, les vers qu’on va lire à M. Van Dapperen :

Pauvres enfants, pour qui reste un sombre mystère
La beauté de la mer et celle du soleil,
Et qui, sur les hauteurs, n’ont jamais vu la terre
Sourire à son réveil ;

Pauvres enfants, privés d’admirer la nature,
Ses grâces, ses splendeurs, ses sublimes accords ;
Pour eux, l’intelligence est comme une torture
Infligée à leur corps !

Ils pensent… mais la nuit dérobe à leur pensée
Ce qu’ils voudraient aimer et ce qu’ils voudraient voir,
Et chaque but riant où leur âme est poussée
Se change en gouffre noir.

Ignorer les couleurs, les lignes, l’harmonie
D’un paysage en fleur et d’un visage humain ;
Ignorer le rayon des œuvres du génie
Que palpera leur main ;

Rêver que l’or est gris et que le marbre est terne ;
Que flamme et diamant ne sont qu’obscurité ;
Recouvrir tout éclat d’un linceul qui consterne
La vie et la beauté ;

Et quand ils aimeront, ne pas voir la figure
De l’être dont la voix les fera tressaillir…
Oh ! par tous ces tourments que leur pauvre âme endure,
Rien qu’en les regardant on se sent assaillir.

Mais d’un jour imprévu leur visage s’éclaire,
Dans un psaume leurs voix viennent de retentir ;
On dirait que leurs yeux s’ouvrent par la prière,
Tant ce qu’ils ne voient pas ils semblent le sentir !

Sur leur lèvre on dirait que c’est l’âme qui chante,
Chaque vibration évoque un sentiment :
Avril fleurit pour eux, et l’amour les enchante ;
Ils lisent dans le firmament.

Tous les rêves divins flottants dans la musique,
Visibles, ont passé dans leurs regards émus :
À leur sourire heureux, à leur pose extatique,
On dirait qu’ils ne souffrent plus.

Mais moi, pour qui leur chant est un naïf hommage.
Je pleure à les entendre et je souffre pour eux,
Et j’emporte en mon cœur l’ineffaçable image
De leur sort douloureux !


Le peuple comme la haute société d’Amsterdam sont passionnés pour la musique. Les salles de concert abondent dans cette ville, et l’on chante les Psaumes dans les temples avec une expression et un ensemble vraiment majestueux. C’est l’art fondu à la prière et lui prêtant des ailes nouvelles pour aller à Dieu.

Amsterdam a fondé une société pour la propagation de la musique profane et sacrée ; cette société embrasse tout le royaume.

Ce sont pourtant les chanteurs français ou italiens qui défrayent en général l’Opéra d’Amsterdam. La salle de son grand théâtre peut contenir seize cents personnes. L’avant-scène est formée par un beau portique soutenu par quatre colonnes d’ordre corinthien. De chaque côté s’élèvent sur des piédestaux les figures de Melpomène et de Thalie, au-dessus desquelles sont les médaillons d’Eschyle et d’Aristophane.

Le rideau qui ferme la scène représente le Génie d’Amsterdam faisant une libation sur l’autel des beaux-arts ; Apollon, assis dans un nuage, tient une couronne de lauriers à la main. Cette belle toile a été peinte par J. Kampuizen, d’après un dessin de Kuyper. On lit en bas, en lettres d’or, un distique hollandais dont voici le sens : Le Dieu des arts, invoqué avec ardeur sur les rives de l’Y, ne couronne ici que le génie et la vertu.

Des artistes italiens jouaient ce soir le Barbier de Séville. Le docteur Van H… voulut me faire entendre, pour me reposer de la fatigue du jour, cette musique si vive où le génie de Rossini a prêté des ailes à l’esprit de Beaumarchais et l’a répandu dans le monde entier. L’imagination la plus abattue se ranime et se sent en verve d’ironie en écoutant les airs de Figaro. Le chant de Rosine dispose à l’amour, et le grand morceau de Basile à la misanthropie ; on s’imagine, à cette harmonie imitative des méchants propos du monde, qu’on entend siffler autour de soi les serpents de la médisance et de l’envie. Quel génie que celui de Rossini ! quelle profondeur ! quelle diversité ! quelle force calme de dieu grec certain de sa beauté ! Quoique toujours inspiré, il sait être toujours correct, et quoique fécond, toujours nouveau. On serait écrasé par la puissance complète de cette organisation d’artiste, si, en l’espace de huit jours, on pouvait passer sans désemparer de l’audition du Barbier à celle d’Othello, de celle de la Gazza ladra à celle de Sémiramis de Guillaume Tell à Moïse, et de tant d’autres chefs-d’œuvre qui s’emparent de l’âme et de l’esprit et y demeurent à jamais, car ils sont l’expression idéale de toutes les passions et de tous les sentiments.

Rassérénée par la verve pétillante du Barbier, je quittai le théâtre disposée à voir tout en beau dans un pays où les plaisirs de l’esprit et l’admiration remplissaient mes heures. Je disais au docteur Van H…, tandis qu’il me reconduisait à l’hôtel :

« J’aime la Hollande ; elle me semble plus forte et plus sensée que la France. Vous exercez vos passions et vos facultés sans en abuser. Vous êtes un peuple sain, à l’esprit droit, aux mœurs pures ; vous êtes une terre de liberté qui repousse la licence et n’a aucune des plaies de la civilisation. »

Le docteur sourit tristement, sans me répondre.

— Eh quoi, repris-je, me tromperais-je, et cette apparence de bonheur et de prospérité cacherait-elle, comme en Angleterre, des ulcères qui rongent la société ?

— Moins dévorantes, reprit le docteur, mais assez vives, assez douloureuses pour préoccuper le philosophe et lui faire souhaiter des épurations nombreuses. Nous sommes un peuple libre, avez-vous dit. Personne ne tient plus que moi à la liberté politique, mais le droit de la liberté ne doit pouvoir s’exercer que pour le bien : aussitôt qu’il s’agit du mal, il faut qu’il trouve des entraves infranchissables. Vous parlez de la pureté de nos mœurs : elle n’est qu’apparente et hypocrite comme en Angleterre. Et tenez, poursuivit-il en étendant la main vers une rue qui se déroulait devant nous brillamment éclairée, voyez ces groupes d’enfants, de pauvres filles qui ont à peine douze ans : la prostitution est permise à cet âge dans notre pays de liberté ! Chaque rue a une maison de jeu où même les adolescents peuvent entrer la nuit, et une maison de loterie où les pauvres ouvriers vont aventurer le jour l’argent qui doit payer leur pain. Les tavernes abondent dans tous les quartiers ; on s’y abandonne, toujours de par la liberté, à toutes les turpitudes de l’ivresse ; ces chants de matelots qui retentissent sur votre passage, et qui empêchent la nuit votre sommeil, sont l’écho de ces orgies. Que pensez-vous d’une liberté qui dépouille la pauvreté, précipite dans l’abrutissement et peuple nos hospices d’orphelins ? Que dirait-on, si nous autorisions les pharmaciens à vendre librement des poisons à l’enfance et aux aliénés ?

Les réflexions du docteur me rappelèrent tout à coup les bandes d’orphelins des deux sexes que j’avais rencontrés la veille en traversant Amsterdam. J’avais été frappée de l’étrange costume de ces pauvres enfants : leur habit est moitié rouge et moitié noir ; une étoffe de laine de ces deux couleurs le compose en parties égales, c’est-à-dire que la manche de droite est rouge et la manche de gauche noire, ainsi de suite pour les autres morceaux du vêtement ; c’est d’un effet bizarre qui attriste ; c’est comme une livrée ostensible de souffrance et de honte, portée par ces jeunes garçons et par ces jeunes filles.

Cependant, tous les hospices pour les orphelins ne sont pas remplis par les enfants trouvés. Il en est un pour les enfants pauvres et un pour les enfants de la bourgeoisie qui ont perdu leurs parents. Ce dernier est un très-bel établissement, fondé en 1528 par Mme Haasje Klaas.

Il était près de minuit quand nous arrivâmes à l’hôtel. Je remarquai que plusieurs grandes boucheries étaient encore ouvertes dans quelques rues. Ces boucheries diffèrent entièrement des nôtres : la devanture s’avance sur les trottoirs et les envahit avec ses dalles, sur lesquelles découle le sang des bœufs, des veaux et des porcs ; dans les rues étroites, on se heurte souvent à ces animaux entiers, qui oscillent alors en tous sens.

Le lendemain matin, je m’aventure seule à travers la ville pour faire quelques emplettes de toiles, de livres et de porcelaines du Japon. J’avise, chez un brocanteur juif, de petites tasses japonaises d’une pâte très-fine et d’un dessin fort rare ; je les marchande au fils de Moïse, qui me demande huit florins de chaque. Je lui en offre un seul florin ; il se récrie, jure par Jéhovah que c’est impossible, et finit par me laisser les six tasses pour six florins.

Je rentre à l’hôtel, et j’en ressors à midi, avec le docteur Van H…, qui me conduit dans le Stadsherberg, où les vaisseaux de toutes grandeurs se pressent sur l’Y. En hiver, l’Y, ainsi qu’une partie du golfe du Zuyderzée, se couvrent de patineurs qui voltigent autour de traîneaux somptueux, attelés de beaux chevaux richement harnachés. Sous des tentes élégantes et sur des estrades sont des musiciens et une foule de spectateurs. Les paysans des environs, qui sont des maîtres dans l’art du patin, font souvent sur la glace cinq lieues à l’heure.

Mais l’hiver n’est point venu ; le soleil se rit et se joue dans les flots clairs de l’Y. Nous nous embarquons sur un bateau à vapeur qui part pour Sardam, et qui fait en une heure et demie la traversée. L’Y est calme ; aucune vague ne l’agite et ne s’y engouffre. Nous débarquons à Sardam par un ciel bleu où courent çà et là quelques nuages blancs.

Sardam est un petit port habité par des charpentiers et des pêcheurs, et qui surpasse encore en propreté, si c’est possible, toutes les autres villes de la Hollande. Ses maisons et ses moulins à vent sont bariolés des couleurs les plus vives. L’eau court dans toutes les rues ; aussi chaque habitation a-t-elle son pont particulier.

Nous nous fîmes conduire dans la cabane où Pierre le Grand, sous le nom de Mikaïlow, travailla sept ans comme simple charpentier, et devint constructeur de navires, tout en étudiant le commerce et la civilisation dont son génie pressentait les merveilles. On entre avec une sorte de respect dans la petite chambre à alcôve de bois qu’habita si longtemps le souverain du plus grand empire de l’Europe. Quand l’empereur Alexandre Ier visita cette humble maison où son aïeul avait vécu et travaillé, il fit graver sur une tablette de marbre cette inscription :

Rien n’est trop petit pour un grand homme.

Au fond de la mer transparente, sur le rivage de Sardam, on montre au voyageur des poutres énormes en sapin du Nord et en chêne, qui y furent jetées pour être préparées et devenir propres à la construction. Elles appartenaient à Mikaïlow, qui les abandonna en 1703, en quittant Sardam, où elles attestent encore son séjour et son labeur.

Sardam est un des nombreux petits ports qui s’ouvrent sur les rives et bornent au midi l’étroit continent de la Hollande septentrionale, dont Alkmaer est la capitale. C’est sur cette province peu visitée que M. Scheltema, archiviste d’Amsterdam, m’a donné un curieux document.

Durant la domination française, le préfet d’Amsterdam demanda au sous-préfet d’Alkmaer un rapport complet sur le physique, les mœurs et les usages de ses administrés.

Voici de longs et curieux fragments de la réponse du sous-préfet :

Alkmaer, 27 juin 1812.
I. — La constitution physique des habitants.

« La constitution physique des habitants de cet arrondissement ne diffère presque pas de celle des habitants de la partie méridionale de la ci-devant province de Hollande, comprise maintenant dans le département des Bouches-de-la-Meuse.

« Généralement les hommes sont robustes. Rarement l’on rencontre des figures dont les proportions soient fines et élégantes. Leur taille est plus que moyenne. Leurs traits sont prononcés, leurs chairs épaisses et massives. Ils sont hauts en couleur. Leur teint est assez blanc, mais sans transparence.

« Leurs yeux, bleus ou gris, sont ordinairement petits et à demi cachés sous les sourcils. Leurs traits annoncent une sorte de gaieté mêlée de réserve. On remarque dans leur physionomie et dans leurs actions une espèce de méthodisme et de retenue qui tient à l’éducation, à la manière de vivre, à celle de penser. Ils ne manquent cependant pas d’énergie et d’originalité.

« Les femmes offrent des visages assez doux, mais qu’un sentiment tranquille retient ordinairement dans le calme. Leur teint est blanc et leurs yeux sont très-beaux et pleins de douceur, mais peu spirituels. On admire la beauté de leur carnation. Leur taille ne vaut pas celle des femmes des provinces d’Utrecht, et surtout de la Frise. On croit, en général, que les boissons tièdes dont elles se servent fréquemment, aussi bien que les chauffe-pieds, qui sont d’un usage plus commun encore, nuisent beaucoup à la beauté des femmes et à leur santé. »

II. — Sur la manière dont les enfants sont élevés.

« Les enfants sont élevés de la même manière que dans les autres parties de la Hollande. Les mères elles-mêmes allaitent leurs enfants, et les exemples sont très-rares qu’elles confient ce soin, et encore n’est-ce que dans la plus grande nécessité, à des nourrices mercenaires. Mais cependant ce qui doit paraître assez bizarre, c’est que dans les campagnes, où on est censé s’être écarté le moins de la nature, l’usage de nourrir les enfants avec des bouillies, au lieu de leur donner la nourriture que la nature leur a destinée, est infiniment plus commun que dans les villes. Il faut avouer que cela n’a pas fait dégénérer la race, qui est saine et robuste.

« La propreté, qui règne même dans les classes les plus indigentes, contribue beaucoup à la santé des enfants, qui généralement sont tenus trop chaudement peut-être ; mais cette propreté et les soins que les mères leur donnent assidûment diminuent le mal que l’habillement trop chaud pourrait causer en d’autres endroits.

« L’éducation a été, jusqu’à présent, comparativement avec d’autres pays, assez bonne, et on trouve très-peu de personnes, surtout parmi les jeunes gens, qui ne sachent lire et écrire. »

III. — Sur la manière dont se nourrissent les habitants.

« La nourriture des habitants des villes et de la classe aisée des campagnes est la même que dans les grandes villes de la ci-devant province de Hollande et d’Utrecht. La nourriture des petits bourgeois n’offre pas une différence marquée : les villageois, cependant, se contentent de très-peu de chose, et leurs repas sont très-simples. Le lait, le beurre, le fromage, le lard, des gâteaux de farine, de la bouillie d’orge, sont leurs mets ordinaires ; mais les légumes presque universellement recherchés sont ceux qu’heureusement le pays produit en abondance, les pommes de terre. Il y a quantité d’individus, qui ne sont pas même de la classe la plus indigente, qui ne se nourrissent que de pommes de terre ; elles ont remplacé les fèves, qui étaient autrefois si généralement en usage. »

IV. — Sur l’habillement et la coiffure des hommes et des femmes des villes
et des campagnes.

« Le costume des hommes est presque en tout le même que celui des habitants des villes et des campagnes de tout le reste de la ci-devant province de Hollande. Les femmes riches de la classe distinguée imitent, comme ailleurs, les modes françaises. Néanmoins quelques-unes portent encore la coiffure nord-hollandaise, costume absolument national qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Il consiste en une espèce de petit bonnet garni de dentelles et orné d’un arc et d’épingles d’or, enrichis de diamants et de pierreries. Ce bonnet est surmonté d’un chapeau de soie noire ou d’autre couleur, ce qui leur donne un air qui n’est pas désagréable.

« Le costume des paysannes et villageoises consiste en un simple corset, généralement d’étoffe brune ou foncée, dont la taille longue et serrée n’est pas favorable et marque les contours d’une manière désavantageuse. Leur coiffure se borne à un simple bonnet empesé qu’elles surmontent d’un chapeau de paille qui n’a point de bords par derrière, ou d’un chaperon, nommé keurel, de soie noire, doublée d’une autre couleur plus claire. Elles portent aussi les arcs et épingles dont je viens de parler, et qui sont généralement d’or ou d’argent, selon leur condition. Elles aiment beaucoup les ornements d’or, comme colliers, bracelets, etc., et mettent beaucoup de soins à s’en surcharger. Le nombre et l’agencement de leurs jupes leur donnent une ampleur monstrueuse qui défigure leur taille. »

V. — Sur les mœurs, les habitudes, les usages et les amusements tant des habitants des villes que de ceux des campagnes.

« Je ne parlerai pas de la classe que l’on nomme vulgairement les gens comme il faut, dont les mœurs sont les mêmes que dans les autres villes de la Hollande.

« Les mœurs, habitudes, usages et amusements des habitants en général sont très-réguliers et uniformes. L’esprit d’ordre et d’économie qui distingue partout la nation est visible dans toutes les classes. Ils sont fidèles à leur promesse, à leur parole une fois donnée, incapables de tromper les autres, pleins de bonne foi. On les trompe bien facilement, parce qu’ils n’ont pu s’accoutumer à ne pas croire les gens sur leurs paroles. Si ce n’est pas tout à fait une imbécillité, du moins c’est de nos jours une très-grande imprudence. Leur vie coule paisiblement, et ils font aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier et avant-hier.

« Le plus grand nombre subsiste du commerce, dont les femmes ne se mêlent pas. Leur intérêt exige qu’ils fréquentent les marchés d’Amsterdam et des autres villes du voisinage, ce qui les oblige à faire de nombreux voyages. Ils ne se mêlent jamais de leurs ménages, dont les soins reposent entièrement sur les femmes. Ils ne connaissent presque pas d’autres délassements que de passer leur temps dans les tavernes et dans leurs sociétés, où ils jouent aux cartes pendant l’hiver, et au jeu de crosse pendant l’été ; tandis que leurs femmes, qui jamais ne sortent durant la matinée, s’amusent de leur côté sans voir leurs maris, excepté aux heures du repas et du coucher.

« Les amusements des campagnards se bornent uniquement aux foires et aux marchés. À ces foires ils aiment à danser, amusement qu’ils ne connaissent chez eux qu’aux jours de grandes fêtes.

« Généralement les hommes ne sont pas grands parleurs. Ils n’aiment pas l’étranger, et s’en méfient aussi longtemps qu’ils ne le connaissent pas à fond. Mais, une fois connu, on peut compter sur leur amitié. Ils sont bienfaisants sans ostentation, et même en prenant l’air d’être insensibles. Ils sont hospitaliers sans en attendre la moindre récompense. L’air de réserve et même d’impolitesse qu’ils affectent est tout à fait étranger à leur caractère, qui est doux, paisible et compatissant. On leur en impose du premier abord par une vivacité outrée, par les cris, le brouhaha du moment ; mais ce n’est que passager. Une fois accoutumés à ces cris, qu’ils détestent, ils se montrent fermes et courageux, ils se défendent avec une constance inébranlable.

« Soit inclination naturelle, soit nécessité locale, il règne dans toute la contrée, excepté dans les villages maritimes, une propreté frappante pour quiconque n’est pas de ce pays. Cette propreté brille jusque dans les cuisines, caves et étables. L’on y nettoie, l’on y passe en couleur les barrières, les perches qui ferment les prés, les arbres mêmes et les piquets servant d’appui ou de défense aux arbres fruitiers et aux haies. Cette propreté n’est cependant pas poussée au degré d’extravagance que les autres nations leur attribuent trop communément. »

VI. — Sur les maladies les plus ordinaires, leurs causes et les moyens curatifs qui sont employés.

« La goutte, le scorbut, les rhumes et les fièvres intermittentes, quotidiennes, tierces, quartes et double-quartes, sont les maladies les plus ordinaires, qui prennent leur source dans l’humidité du climat et l’abaissement du sol, qui, en plusieurs endroits, est plus bas même que le niveau de la mer, tellement que l’air qu’on y respire se ressent de l’abondance des eaux qui humectent les terres.

« Néanmoins les vents de l’est et de l’ouest, qui sont fréquents dans ces endroits, empêchent toutes sortes d’épidémies, qui, heureusement, sont très-rares dans ces contrées. L’insalubrité du climat de la Nord-Hollande, qui a passé en proverbe, n’existe pas en réalité. Cette réputation doit son origine au temps où les lacs étaient nouvellement desséchés et où les vapeurs s’en exhalaient durant des années de suite, ce qui rendait le climat extrêmement malsain ; mais les effets ont cessé avec la cause, du moins pour les indigènes. Il est cependant vrai que les étrangers, avant de s’être acclimatés, payent toujours un petit tribut à la différence de l’air et de l’eau avec ceux des autres parties de ces départements, et quelquefois leur méfiance envers les médecins du pays les fait se sacrifier au traitement des médecins étrangers, qui, malgré tous leurs talents, manquent de la connaissance locale de l’air, de la nature des maladies et de l’effet des médicaments dans ce pays.

« Les moyens curatifs sont les mêmes qu’on emploie ailleurs contre ces sortes de maladies, mais l’usage du quinquina est plus indispensable dans nos contrées que dans d’autres pour prévenir les putréfactions.

« Veuillez agréer les assurances de la considération respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

« Monsieur le préfet,
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« G. E. VERSCHUIR. »

Quand nous rentrâmes à Amsterdam, après notre excursion à Sardam, les flots de l’Y étaient limpides et reflétaient une nuit étoilée ; les fanaux des navires à l’ancre annonçaient la grande cité. Au loin, le golfe de Zuyderzée étendait sa claire surface ; tout présageait un temps radieux et des flots calmes pour le lendemain. Il fut convenu qu’à midi nous nous embarquerions pour visiter l’île de Marken, située dans la partie occidentale du golfe. Mais le lendemain les vagues montaient tempêtueuses. Une pluie d’orage était tombée le matin ; de beaux nuages, tour à tour sombres et lumineux, couronnaient les monuments d’Amsterdam.

« La mer sera mauvaise, me dit le docteur en arrivant à l’hôtel, et notre promenade à l’île de Marken est impossible ; il faut la remettre à demain.

— Demain est le jour du départ, repris-je, et malheureusement je ne puis le retarder.

— Voulez-vous, répliqua le docteur, remplacer par une excursion autour de la ville celle que nous ne pouvons faire dans le golfe agité ? Nous monterons en haut d’une des tours d’Amsterdam, et vous verrez se dérouler sous vos yeux l’ensemble de la merveilleuse cité et l’étendue du Zuyderzée. »

J’acceptai la proposition du docteur, et bientôt sa voiture nous conduisit aux boulevards qui forment à Amsterdam une ceinture d’admirables promenades. Trois de ces promenades sont surtout célèbres : celles de la porte de Harlem, de la porte de Leyde et de la porte d’Utrecht. Ce sont des allées d’arbres, des jardins, des labyrinthes, des enlacements de canaux et de cours d’eau d’une fraîcheur attrayante et d’une grâce infinie.

Les portes d’Amsterdam, au nombre de huit, sont toutes le point de départ d’une promenade. La plus belle et la plus moderne de ces portes est d’ordre dorique. C’est un grand arc à encadrement carré, en pierre de taille, surmonté d’une coupole avec une horloge à cadran, orné de sculptures et des armes de la ville. Cette porte s’ouvre sur de longues rangées d’arbres.

Six tours principales dominent Amsterdam et contribuent à son aspect monumental, lorsqu’au loin, à travers la campagne, on aperçoit la silhouette de la ville. Ces six tours sont : la tour de la Vieille-Église, la tour de l’église Occidentale, la tour de l’église Méridionale, la tour de Montalban, la tour des Pleureurs et la tour des Réguliers.

La plus haute et la plus belle des six tours est celle de l’église Occidentale ; son élévation est de cent mètres ; trois galeries superposées l’environnent ; elle renferme un carillon, une horloge à cadran et une cloche. Cette cloche annonce, matin et soir, l’ouverture et la fermeture des portes et des barrières.

J’arrivai sur la plate-forme, haletante et ravie du panorama progressif qui, à chaque galerie, s’était déroulé devant moi à mesure que je montais. Vue ainsi à vol d’oiseau, Amsterdam peut défier toutes les villes du monde : c’est un enchevêtrement de rues, de canaux, de jardins, de remparts, de bois, qui forment un ensemble unique. Le cours de l’Amstel, les docks et le port, déroulent à cette hauteur leurs lignes grandioses. Les monuments apparaissent en relief. Je reconnais à l’œil nu tous ceux que j’ai visités, et, au moyen d’une excellente lunette dont s’est muni le docteur, je distingue au midi tous les détails de la campagne hollandaise, et ; au nord, le rivage de ces bras de mer si bizarrement contournés : l’Y, qui serpente au milieu des terres comme un fleuve, et le golfe du Zuyderzée, qui s’arrondit comme un immense bassin. Je reconnais Sardam et les ports qui l’avoisinent, et le docteur me désigne, comme un point immobile au milieu des flots soulevés, cette île de Marken que je ne puis visiter. Le lendemain, je quitte Amsterdam, emportant le regret de mon excursion manquée.

À mon retour à Paris, tandis que je me reposais de ma promenade en Hollande dans la villa que Mme Ernestine Panckoucke possède à Fleury, cette femme aux aptitudes si rares, qui a traduit les poésies de Goethe avec une élégance et une précision qu’on n’a pas surpassées, et qui a peint les fleurs comme Redouté, me montrait un soir son journal complet de voyage. Chaque année, au printemps, durant l’été ou en automne, elle partait, avec son mari, pour quelque tournée artistique ou pittoresque ; c’est ainsi qu’elle a vu, et bien vu, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Écosse, le Tyrol, la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, enfin l’Europe entière.

Son journal, presque toujours écrit en route, chaque soir, durant les haltes des auberges, serait, s’il était publié, un des livres les plus intéressants qu’on pût lire. Comme elle m’entendait exprimer le regret de n’avoir pas visité l’Île de Marken, elle me dit avec grâce : « Voulez-vous détacher de ces cahiers la page où je raconte mon excursion à cette île ? »

Je m’emparai bien vite du feuillet, et je ne résiste point à la tentation de le publier-ici. En le lisant, les lecteurs ne perdront rien à ce que je n’aie pas vu l’île de Marken.

« Nous étions à Amsterdam dans l’été de 1816 ; le temps avait été pluvieux les jours précédents ; mais, un matin qu’il faisait beau, nous résolûmes de faire une course en mer. On nous indiqua l’île de Marken, à sept lieues d’Amsterdam, où nous trouverions, nous disait-on, quelque chose de l’aspect de la Suède. Une famille voyageuse se réunit à nous. Nous louâmes un petit sloop ayant une seule grande voile, qu’un seul homme dirigeait avec son pouce. Lorsque nous arrivâmes en pleine mer, le vent s’éleva, un grain nous assaillit ; les autres passagers se pressaient sur nous et nous foulaient presque : une petite cabine, placée en face de la voile, fut notre refuge. En vrais Parisiens que la mer terrifie, nous croyions notre dernière heure venue : une crampe dans le pouce de notre pilote, qui retenait ses cordes de toutes ses forces, en faisant des grimaces aussi effrayantes que le gros temps, une poulie, une corde que lèvent, dans sa furie, pouvait et devait rompre, et nous étions au fond des eaux !… Au milieu de notre angoisse, mon fils, âgé de six ans, tête intelligente couverte de boucles blondes à travers lesquelles se jouaient le vent et la pluie, secoua sa chevelure, s’étendit, en pleurant un peu, sur une planche, et nous dit d’un air résigné : « Je vois bien que nous allons être noyés. Adieu, petit père, adieu, petite mère ! » Et il ferma les yeux comme pour dormir. Cependant nous abordâmes au port de Marken. La pluie avait cessé ; les habitants accoururent pour nous voir. Le beau sang des habitants du Nord, le visage doux, blanc et rose des femmes, coiffées avec un mouchoir écossais en travers sur leurs têtes, formant bavolet par derrière, leurs belles tailles sans entraves, charmèrent nos regards. Le costume des hommes, excepté les pantalons larges et plissés comme ceux de nos Bretons, n’offrait rien de remarquable ; leur maintien, leur port élevé, leurs beaux nez aquilins, attestaient leur origine. Ils nous firent voir leur île paisible que les tempêtes de la mer semblaient respecter, et que celles du monde n’atteignaient point. L’ordre, la propreté régnaient partout. Une maison plus vaste et mieux peinte que les autres attira notre attention. On nous dit que c’était l’école ; nous y entrâmes et fûmes émerveillés d’être reçus avec une politesse exquise par un homme d’excellentes manières, qui parlait très-bien le français et l’apprenait à ses élèves ; il leur fit subir, en notre honneur, un petit interrogatoire qui nous surprit extrêmement. Nous avions cru trouver un coin de terre oublié, presque sauvage et perdu au milieu des eaux, n’ayant pour habitants que quelques misérables pêcheurs, et voilà que la civilisation et l’urbanité nous saluent. Nous, si vains, si orgueilleux de la France, gardons-nous d’aller sur notre littoral breton : dans nos villages et même dans nos villes, les gens du peuple n’y savent pas lire. Après avoir voyagé dans le Nord, dans la Suisse et dans l’Allemagne, la comparaison avec la France rabat de notre orgueil. Nous sommes le premier peuple par l’intelligence naturelle et la perspicacité, et, en définitive, celui dont l’esprit est le moins cultivé. »

  1. Les plus petits des perroquets connus.