IV

Leyde. — La porte Blanche. — Le Musée d’histoire naturelle. — Histoire d’un coquillage. — Départ de Leyde.


Un ami de mon excellent docteur de Rotterdam, professeur à l’Université de Leyde, était venu m’attendre au débarcadère ; je pris son bras, qui ne me fut pas inutile pour traverser la foule chantante des citadins et des soldats affluant vers les cabarets voisins des huit portes de la ville. Nous entrâmes à Leyde par la plus belle de ces portes, appelée la porte Blanche. Elle dresse son profond arceau en face d’un pont qui traverse le Rhin, ou plutôt une branche de ce fleuve, la seule qui conserve son nom et qui, reçue dans un large canal, se jette à la mer à une lieue de Leyde. Les autres rameaux du Rhin s’éparpillent et se perdent en cours d’eau ou en marécages dans les terres de la Hollande. Le grand fleuve est comme ces destinées qui commencent par la gloire et finissent par l’oubli.

À Leyde, le Rhin, étroit et profond, s’encaisse dans le canal qui traverse la ville : vers la porte Blanche, il a des rives ombreuses ; à gauche s’élève, sur le bord, un beau moulin à vent dominé par des arbres centenaires ; la lune brille à travers leurs rameaux et projette sur le Rhin tranquille et sombre des irradiations d’or. Charmée par la beauté de ce lieu, je m’accoude un instant à la balustrade du pont pour le contempler.

« Les flots sont très-profonds sous ce fourré de verdure ; au pied du moulin où l’eau tourbillonne, me dit mon guide, ce gouffre a servi de saut de Leucade.

— À quelque femme abandonnée, interrompis-je.

— Du tout, reprit le professeur ; vous croyez qu’il n’y a que les femmes qui meurent d’amour ? Ces eaux ont vu s’engloutir un pauvre jeune homme fidèle et oublié. Cette histoire peut servir d’antithèse à celle des Jolies filles de Rotterdam, que mon ami le docteur vous a contée.

— Eh bien ! repris-je, dites-moi votre antithèse.

— Demain, répliqua-t-il, quand nous aurons visité le Muséum d’histoire naturelle, où vous verrez le trophée irrécusable de cet amour. »

Nous quittâmes le bord du pont ; nous passâmes sous la porte monumentale, et nous nous trouvâmes dans une rue où beaucoup de monde se pressait. Les chants et les fanfares redoublaient ; quelques pétards tonnaient dans l’air et donnaient le signal de la fête nocturne. Arrivés sur le plus grand pont qui traverse le Rhin dans l’intérieur de la ville, nous rencontrâmes une foule compacte ; qui stationnait en face du grand navire instructeur, où l’on forme les élèves de la marine. Un feu d’artifice allait être tiré et déployait ses arabesques de lumière au-dessus des mâts du vaisseau. Quelques fusées jaillirent dans le ciel étoilé ; la foule se précipita sur le pont et se trouva si serrée derrière nous, que nous dûmes hâter le pas pour ne pas être écrasés. Toutes les rues que nous traversâmes étaient en fête ; partout de la musique et des chants, partout le choc des verres. Des fenêtres ouvertes de quelques maisons aristocratiques sortaient des airs de danse ; dans beaucoup de familles on célébrait par un bal l’anniversaire de la naissance du prince héréditaire. Nous arrivâmes dans la belle rue où est situé le vieil hôtel de ville. Aucun canal ne la traverse, ce qui est une sorte de rareté dans une cité hollandaise. L’ami du docteur me conduisit à l’hôtel du Lion, et respectant ma fatigue, il me quitta en me disant : « À demain. »

Je m’installe dans une chambre toute en boiserie, attenante à une grande salle où les étudiants de Leyde se réunissent les jours de fête durant l’année scolaire ; mais maintenant l’Université est fermée, les étudiants sont en vacances, et la salle est silencieuse et vide. On met mon couvert à l’un des bouts d’une longue table. Le maître de l’hôtel, qui parle français, me sert lui-même à souper et me dit en souriant que mon repas tranquille et frugal forme un étrange contraste avec les tapageuses libations dont cette salle est habituée à retentir. « Si les meubles sont ici en mauvais état, ajoute-t-il, c’est la faute de ces messieurs, qui brisent tout quand leur tête est partie ; où a beau réparer leur dommage, c’est à recommencer huit jours après. » Je remarque alors plusieurs chaises défoncées, et sur la cheminée et les étagères toute une collection décapitée de statuettes en coquillages semblables à celles que font les pêcheurs de nos ports de la Bretagne.

L’hôte, qui suivait mon regard, me dit avec une gravité triste :

« Voilà pourtant ce qu’ils ont fait de ma dernière emplette à la foire de Rotterdam. J’ai voulu me fâcher et me faire payer une indemnité, mais ils m’ont menacé d’abandonner mon établissement, et j’ai dû filer doux. Oh ! les étudiants ! c’est, voyez-vous, madame, comme un canal de vif-argent dans une ville : ils y répandent le feu et la flamme. Si vous saviez comme ils rendent toutes nos jeunes filles coquettes ! Moi, qui ne veux pas de scandale, je n’emploie plus que de grosses et vieilles servantes !… »

Le brave homme me salua après m’avoir édifiée de la sorte, et j’allai m’accouder à la fenêtre de ma chambre pour regarder la nuit silencieuse : quelques lambeaux de mélodies des orchestres lointains arrivaient encore jusqu’à moi ; des têtes paraissaient et disparaissaient derrière les stores à demi baissés des fenêtres des maisons voisines. Je voyais luire à presque toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étage de petits cadres brillants et lumineux dont je ne m’expliquais pas la destination.

J’avais en face de moi l’hôtel de ville, curieux monument de la Renaissance (érigé en 1574). Sur sa toiture, couverte de plomb, s’élève un clocher surmonté d’un carillon où les heures sonnaient en sons clairs et gais. Le perron à double escalier, couronné de deux lions ailés, me paraissait d’un beau style au clair de la lune. Je repeuplais ce monument à présent si calme ; j’évoquais les scènes tumultueuses qui s’y étaient passées ; je ranimais le héros Van der Werf et ce bizarre chef des séditieux anabaptistes, Jean de Leyde ! On aime, à ces heures sévères et recueillies de la nuit, à ressaisir ces vestiges de l’histoire, seules traces de leur passage que les générations laissent ici-bas.

Le lendemain matin, je fus éveillée à dix heures par le carillon de l’hôtel de ville. Je me hâtai de faire ma toilette et de déjeuner, car l’ami du docteur devait venir me chercher à onze heures pour me faire visiter la ville. Il arriva comme cette heure sonnait, avec l’exactitude de l’homme du Nord doublée de l’exquise politesse hollandaise ; il me fit dire, par le maître d’hôtel, qu’il était à mes ordres, tout disposé à attendre une heure ou deux si je le désirais.

Pour toute réponse, je le rejoignis bien vite dans la grande salle où j’avais soupé la veille : je le trouvai debout en face d’un petit bureau en bois des îles, assez détérioré, et que je n’avais pas remarqué ; il ouvrit ce meuble et toucha à un encrier en bronze et à quelques plumes brisées qui gisaient dans la case intérieure.

Après avoir échangé les compliments d’usage :

« Que faites-vous donc là, lui dis-je, et qu’a donc de si curieux ce meuble que vous regardez ?

— C’est sur ce bureau, répliqua-t-il, c’est peut-être avec une de ces plumes et c’est assurément avec l’encre que contenait cet encrier, que fut écrite la lettre qui décida du sort du pauvre suicidé de la Porte-Blanche.

— Ah ! oui, repris-je, à propos, votre histoire, si vous me la contiez avant de sortir ?

— Non pas, non pas, s’écria-t-il ; il faut avant que vous voyiez le fameux coquillage.

— Votre manière de procéder, repartis-je, est tout à fait la même que celle de votre ami le docteur : pour exciter la curiosité, vous employez la figure de rhétorique de l’attente et de la suspension, et vous n’arrivez au récit qu’à la suite de détours qui tiennent l’esprit en haleine. Après tout, mieux valent les sentiers pittoresques que la grande route poudreuse ; disposez donc de mon attention et de ma curiosité, comme guide et comme conteur.

— Voulez-vous, reprit-il en souriant, que nous commencions par visiter l’hôtel de ville, là, en face de nous, et dont la solitude nous sollicite ?

— J’ai abdiqué ma volonté, lui dis-je ; conduisez-moi. »

Nous traversâmes la rue. Au grand jour, la façade de l’hôtel de ville de Leyde me parut moins belle qu’à la clarté vague de la lune qui agrandit tout ! Les deux lions en terre rouge huchés sur le perron avaient des mines de caniches pacifiques. Nous entrâmes par une des portes, carrée et massive, dans le corridor dénué de tout ornement de boiserie et d’architecture ; il est ouvert à tout venant et sert de lieu de récréation aux gamins de Leyde. À gauche est une grande salle à poutres et à large cheminée de la Renaissance ; on trouve là un immense tableau moderne (par Van Bree d’Anvers) représentant le dévouement du bourgmestre Van der Werf.

C’était en 1574, les Espagnols assiégeaient Leyde depuis quatre mois ; la population était décimée par la famine ; des vieillards exténués, des mères tenant leurs enfants dans leurs bras, se rassemblent devant la maison du bourgmestre ; une foule exaspérée les suit, et mille cris s’élèvent pour demander du pain. Van der Werf paraît, le regard fier, la contenance ferme : il répond qu’ils peuvent le lapider et prendre son corps pour se nourrir, heureux si sa mort prolonge la défense de la ville. Cette réponse héroïque change l’abattement en enthousiasme. Il suffit souvent de l’exemple et de la direction d’un seul homme pour élever les multitudes à la gloire ou pour les plier à la bassesse ; voilà pourquoi le caractère de ceux qui gouvernent est d’une telle importance pour les nations.

Aux paroles généreuses prononcées par Van der Werf, les mécontents se précipitent aux remparts ; ils crient aux Espagnols qu’ils mangeront leur main gauche, qu’ils ne garderont que la droite pour les combattre, et qu’ils brûleront la ville plutôt que de la leur livrer. Cet élan enfante des miracles de valeur ; les assaillants sont repoussés, et Leyde est débloqué quelques jours après.

C’est en récompense de cette résistance sublime que le stathouder Guillaume le Grand établit à Leyde une Université professèrent tour à tour Grotius, Descartes, Scaliger et d’autres hommes célèbres. Dans cette même salle où est le tableau reproduisant ce trait d’héroïsme de Van der Werf, on voit le portrait contemporain du grand homme et quelques autres portraits de bourgmestres. Dans une armoire, sont conservées des armes précieuses prises aux Espagnols, et les pigeons empaillés qui servaient de courriers entre la ville assiégée et le prince d’Orange. En face de cette armoire est la table sur laquelle Jean de Leyde, qui fut d’abord tailleur, travaillait les jambes croisées.

Dans une autre salle, où se tiennent aujourd’hui les séances du tribunal, est un très-beau tableau de Van Leyden, représentant le jugement dernier : les damnés sont pâles, amaigris, ils n’ont pas les contorsions des damnés de Michel-Ange ; ils semblent implorer le ciel qui les punit, et espérer encore.

En sortant de l’hôtel de ville, j’aperçus aux maisons avoisinantes les petits cadres suspendus aux fenêtres qui m’avaient frappée dans la soirée de la veille ; je découvris que c’étaient autant de miroirs qui se mouvaient sur un pivot, et qui permettaient à une personne assise dans l’embrasure d’une croisée de voir venir d’un bout de la rue à l’autre. Quelle ingénieuse invention ! La femme ne peut plus être surprise ni en négligé, ni en contravention d’une défense paternelle ou maritale ; il lui suffit, comme une levrette intelligente, de se tenir en arrêt derrière le store coquet qui l’abrite et la dérobe, et d’où elle voit tout sans être vue. En ce moment, les jeunes et charmantes têtes ne se cachent point (je suis une étrangère, un tout petit événement qui distrait les belles curieuses) ; elles quittent leur broderie pour me regarder passer ; elles jouent avec dextérité du store vert enjolivé d’oiseaux ou de fleurs, et que leur petite main abaisse ou soulève, ou simplement d’un large écran chinois ou japonais semblable à nos écrans de cheminée.

Je remarque quelques jeunes filles très-jolies ; le professeur de l’Université en connaît plusieurs, qu’il salue en passant.

« Vous serez, quand je les verrai, l’objet de bien des questions, me dit-il.

— Vous leur direz, répondis-je, que je les trouve charmantes et que je les soupçonne d’être un peu coquettes.

— Elles le sont jusqu’au bout des ongles, répliqua l’ami du docteur, et c’est avec le double manége du miroir et du store, que l’une d’elles a tourné la tête de mon pauvre condisciple Raynold, le suicidé de la Porte-Blanche. »

Tout en regardant les jeunes filles, j’examinais les maisons, dont plusieurs étaient de la même époque que l’hôtel de ville. Après avoir passé dans deux ou trois rues sans canaux, nous nous retrouvâmes dans des rues traversées par de belles eaux claires ; tantôt le Rhin, tantôt le Lee ou Leede, qui donne son nom à la ville, alimentent ces canaux ombragés de vieux arbres, et que quelques barques parcourent avec tranquillité. Ce n’est plus le grand mouvement commercial de Rotterdam. On sent une ville d’étude, de science et de loisir. Cent quarante-cinq ponts en pierre traversent ces canaux paisibles.

Nous ne pouvons visiter la bibliothèque : elle est fermée et en reconstruction. Nous nous rendons au Musée d’histoire naturelle, qui est la gloire de Leyde ; c’est la plus belle et la plus complète collection du monde entier. On trouve là, en suivant une échelle de grandeur décroissante, depuis le mastodonte et les mammouths engloutis, conservés et découverts dans les océans de glace où ils ont reposé des milliers d’années, jusqu’aux plus infimes animaux de la création ; on peut voir parmi les oiseaux depuis le vaste condor jusqu’au frêle oiseau-mouche, dont le corps allongé est aussi petit qu’une pistache. Plusieurs salles renferment des poissons desséchés de tous les océans ; mais la collection la plus attrayante est celle des coquillages, qui gardent leur prisme et leurs belles couleurs inaltérables, et semblent avoir échoué sans effort dans les larges vitrines où ils sont alignés.

Parmi les coquillages de mer se trouvent ceux si précieux qui produisent la perle. Ils montrent dans leurs conques ouvertes les différents degrés de sa formation, et enfin la perle terminée et parfaite prête à être livrée aux mains du lapidaire. Ces coquillages ont un grand prix, mais ce ne sont pas de ceux qui ravissent les regards ; on dirait de grosses huîtres ternes où le soleil n’a pas incrusté un seul de ses rayons. Je suis attirée par une vitrine où reposent les coquillages les plus éblouissants. C’est une série de grands coquillages nacrés, sur lesquels toutes les teintes de l’arc-en-ciel se graduent ; puis voici toute la riante famille des belles coquilles roses : on dirait des joues de jeunes filles ou des feuilles énormes de frais camélias. La teinte est toujours d’un rose de fleur, ou de carnation de chair juvénile ; mais la forme de ces coquilles varie à l’infini. J’en remarque une contournée en spirale, et dont l’orifice s’épanouit en feuilles de rose. Si Pradier l’eût vue, il en eût fait sortir un Amour aux ailes dressées. Par une fantaisie de la nature qu’on prendrait pour le travail de quelque artiste, une perle purpurine, d’un rose plus vif que tout le coquillage, couronne la pointe de sa spirale. On dirait une goutte de sang toujours vive et fraîche ; ce point plus sombre donne à la belle coquille rose quelque chose d’animé comme un œil qui s’ouvre et vous regarde. L’ami du docteur observait mon examen attentif.

« Voilà le plus beau coquillage de la collection ! m’écriai-je ; c’est le seul qui me fait envie et que je voudrais emporter.

— Cela tient du miracle ! répliqua le professeur. Vous avez trouvé et deviné la fameuse Cythérée des mers du Japon, qui causa la mort du malheureux Raynold. »

Je regardai de nouveau le beau coquillage : il me sembla en ce moment que deux lèvres roses se dessinaient à son orifice et souriaient malicieusement. Je me fis ouvrir la vitrine, je voulus voir de plus près et tenir dans mes mains cette riante Cythérée, si brûlante à l’œil, si froide au toucher, comme sa marraine Vénus sortant des flots de la mer.

« Asseyons-nous ici, et tandis que je la palpe et que je l’examine en tous sens, contez-moi son histoire, dis-je à mon guide.

— Je vous demande encore une heure d’attente, répliqua l’ami du docteur. Visitons d’abord les salles du Musée égyptien ; nous passerons ensuite devant la maison de l’héroïne de mon récit ; peut-être aurez-vous la bonne fortune de l’apercevoir. Puis nous irons nous asseoir dans les serres du Jardin botanique, sous les dattiers deux fois centenaires, et là votre curiosité sera satisfaite. »

Je le suivis sans objection, me disant que sa façon de procéder, toute semblable à celle de son ami le docteur, était sans doute particulière à l’esprit hollandais. Avant de replacer dans sa vitrine la belle Cythérée, j’avais posé mes lèvres sur sa chair glacée, comme je suis toujours tentée de le faire sur les reliques si rares de l’amour que le hasard fait passer sous mes yeux : que ce soit une lettre émue et encore toute brûlante de quelque femme qui n’est plus, ou quelques bijoux échangés et portés par deux êtres qui s’aimèrent ; sur chaque vestige enfin qui atteste l’amour et la souffrance.

Le Musée égyptien de Leyde est rempli d’une foule d’objets qui nous initient aux usages de la vie intime d’un peuple étrange. Ce sont des instruments de musique, des tablettes et des papyrus, de magnifiques sarcophages avec leurs momies parées d’or et de pierreries ; puis ce sont des statues de divinités indiennes de grandeur colossale, qui remontent aussi à une incommensurable antiquité. L’art égyptien et l’art indien sont de la même famille, et en voyant leurs œuvres rapprochées on constate encore mieux cette parenté.

Après la double visite du Musée d’histoire naturelle et du Musée égyptien, l’aimable professeur qui me sert de cicérone me fait monter dans une jolie calèche anglaise découverte, où je me repose mollement, tout en achevant de parcourir la ville. Nous nous rendons au Jardin botanique. Avant d’y arriver, l’ami du docteur me fait remarquer une belle rangée de maisons qui s’élève au bord d’un canal ombragé par de grands frênes. Aux fenêtres de la plus élégante de ces habitations, se meuvent les petites glaces carrées à cadres noirs dont j’ai parlé. Tout à coup le store vert et rouge d’une fenêtre du rez-de-chaussée de cette belle maison oscille et se dresse à moitié, et une tête brune de jeune femme ainsi qu’une tête blonde d’enfant se montrent au-dessous.

« Elle a reconnu ma voiture reflétée dans le miroir, me dit le professeur, et comme toujours elle prend un méchant plaisir à se montrer à moi dans sa beauté et dans sa joie. Eh bien donc, examinez-la tout à votre aise. »

Et se tournant vers le cocher, il lui donna l’ordre d’aller au pas.

Je vis une femme qui pouvait avoir vingt-quatre ans ; sa taille était superbe, et le modelé de son cou d’une grâce infinie. C’était une brune aux grands yeux bleus, voilés de cils noirs ; son teint blanc avait un vif incarnat ; elle souriait toujours en dilatant ses narines, et ses lèvres roses épanouies semblaient savourer la vie. Ses épais cheveux étaient arrondis en doubles torsades vers la nuque, et retenus par un beau peigne d’écaille blonde. Ses bras potelés et roses, ses petites mains aux doigts finement allongés, se jouaient dans de larges manches de dentelle. En ce moment, ses doigts mignons piquaient des bluets dans les tresses blondes de la ravissante enfant, debout sur un tabouret, placée devant elle ; elle paraissait absorbée par cette occupation, ou plutôt par ce jeu maternel. L’ami du docteur me dit tout bas : « Elle nous voit. » Et il la salua en passant. Elle lui rendit froidement son salut, et son regard s’arrêta sur moi. Ce regard était profond et froid comme un abîme ; il me fit penser au gouffre de la Porte-Blanche.

La voiture tourna et me déroba la jeune femme. Nous étions arrivés à la grille du Jardin botanique ; le professeur de l’Université de Leyde m’en fit remarquer toutes les plantes, rangées par ordre d’après la double classification des systèmes de Linnée et de Jussieu. Les plantes des deux Indes, la cannelle, la chinine, le coton, le café, le bois d’acajou, sont cultivés dans des serres. Dans la plus grande et la plus ornée sont les deux dattiers, plantés là il y a deux cents ans. Nous nous assîmes à leur ombre tiède et tranquille, et l’ami du docteur commença son récit.


La jeune femme que vous venez de voir, me dit-il, a eu pour père un des derniers conservateurs du Musée d’histoire naturelle. Le docte Van Dolfius était bien le type le plus accompli du Hollandais sédentaire, qui, pour tromper l’ennui du climat et d’une société restreinte, cherche dans l’art et dans la science un de ces amours profonds, absorbants, et pour ainsi dire rongeurs, où se concentrent toutes les facultés et tous les sentiments. C’est cette passion qui a fait Rembrandt et Téniers, Spinosa et Scaliger, et nos illustres collectionneurs d’animaux, d’insectes, de coquillages et de fleurs. En eux la réflexion et la patience équivalent à l’inspiration et au génie.

Le conservateur Van Dolfius avait fait des études très-étendues en histoire naturelle. Il se passionna pour les coquillages, et la collection si complète que vous avez vue a été rassemblée par lui ; il l’a léguée, en mourant, à la ville. Il a laissé aussi plusieurs traités manuscrits sur cette branche de l’histoire naturelle ; sa fille a négligé de les publier, ce qui doit fort irriter l’ombre du brave homme dans l’autre monde. Pour apaiser ses mânes, l’Académie de Leyde, en vraie fille de la science, doit se substituer à la fille mondaine du défunt.

Van Dolfius ne s’était marié qu’à quarante ans. Tout entier à sa chère et tranquille passion, il eût même achevé sans regret sa vie dans le célibat, s’il n’avait rencontré une docte fille de trente ans, héritière d’un vieux professeur, et qui avait pour les insectes un culte égal à celui que Van Dolfius avait pour les coquillages. Les deux époux associèrent leurs études et leurs collections et ne changèrent presque rien à leur vie en la mêlant. Ce fut pour eux un événement étrange et inattendu, disaient-ils ingénument, que la naissance d’une petite fille que Mme Van Dolfius mit au monde après un an de mariage.

Cet enfant poussa et grandit sous les yeux paternels et maternels, sans beaucoup préoccuper ses parents ; une robuste nourrice d’abord, puis une honnête gouvernante, et enfin une sémillante institutrice française, soignèrent et élevèrent la gentille Sulpicia. La mère, toujours en recherche de quelque petit animal ailé ou rampant, le père rêvant cavernes et plages marines où les coquillages se forment et viennent échouer, avaient peu de loisir pour caresser l’enfant et s’apercevoir de sa grâce. On la laissait croître librement, sans direction, comblée de tout ce que donne la fortune, mais sevrée de ces caresses morales qui rendent l’âme plus tendre. L’enfant, livrée aux soins des domestiques, devint volontaire et tyrannique : on la conduisait souvent au dehors, afin de ne pas troubler les travaux du père et de la mère ; elle se passionna pour les promenades, les spectacles en plein vent, et, dès l’âge de huit ans, elle montra pour la parure un goût si vif qu’elle exigea qu’on lui mît toujours les modes françaises les plus nouvelles et les plus recherchées. Mme Van Dolfius, vêtue en toute saison de son sarrau de soie noire, et le bon Van Dolfius, portant toujours chez lui comme une peau naturelle sa douillette en soie marron, en voyant à l’heure des repas cette jolie petite fille frisée, pomponnée et droite comme une poupée sur son champignon de bois, se prenaient à la regarder ainsi qu’ils auraient fait d’une curiosité scientifique, puis ils se disaient en riant : « En vérité, est-ce bien nous qui l’avons faite ? » Et véritablement le doute leur était permis : l’enfant se développait splendidement et était déjà comme une ébauche ravissante de la beauté parfaite que vous avez vue tantôt ; en revanche, rien de pâle, de courbé, de sec et d’osseux comme le docte couple ! Comment une telle fleur avait-elle pu sortir de ces deux parchemins ? Sans doute le père et la mère créent l’enfant ; mais le lait de la nourrice, l’hygiène, le grand air, les soins, le contact de tous les êtres qui l’approchent, lui donnent une seconde vie et le métamorphosent.

De quelle façon fut élevée cette jeune fille si absolue et si vivace entre ces deux momies ? vous pouvez le deviner. M. et Mme Van Dolfius ne vivaient plus que de la vie intérieure de la science ; tout bruit du dehors leur était importun ; doux, passifs, et entièrement absorbés par leurs travaux, ils laissaient à tout ce qui les entourait une entière liberté ; pourvu qu’on ne touchât point à leurs livres et à leurs manuscrits, surtout aux précieuses et innombrables vitrines qui contenaient leurs collections, ils étaient les maîtres les plus débonnaires du monde ; ils faisaient largesse de leurs revenus, et il n’est pas de fantaisie ruineuse que leur fille n’ait pu satisfaire en grandissant. L’institutrice qu’on lui donna était une personne expérimentée, d’un physique agréable et de manières distinguées, quoiqu’un peu libres. Elle avait fait plusieurs éducations à Paris, dans ce que vous appelez le faubourg Saint-Germain ; elle excellait à façonner une jeune fille aux élégances du monde, à l’art de la toilette, à la science de la coquetterie : entre ses mains, une femme devenait une de ces brillantes inutilités de la vie, qui plaisent comme un beau meuble, un joyau rare ou un tableau de prix.

Sous cette direction sans contrôle, la petite Sulpicia avait grandi en beauté, en esprit pétulant et impliable. Son institutrice était pour elle une jeune mère complaisante et rieuse, une compagne, une amie intime ; tandis que sa vieille mère, comme elle appelait Mme Van Dolfius, lui était presque étrangère.

Chaque soir, à leur coucher, l’institutrice et l’élève combinaient ensemble les parties de plaisir, les toilettes, les promenades et les emplettes pour le lendemain. Nos deux vieux époux collectionneurs n’y mettaient jamais obstacle. L’institutrice avait plus de trente ans ; elle était pieuse et réservée, disait à ses amis Mme Van Dolfius, qui l’en croyait sur parole ; elle pouvait donc en toute sécurité lui confier sa fille. C’est elle qui accompagnait Sulpicia chaque dimanche au Temple, elle qui la conduisait le soir dans des familles amies, chez lesquelles tour à tour se réunissaient les jeunes filles de l’aristocratie de Leyde ; parfois même elles allaient ensemble au spectacle ou dans les concerts publics : toutes les deux parées, joyeuses, émancipées et ne demandant à la vie que plaisir et gaieté. L’institutrice avait comme une seconde jeunesse sciemment savourée, et elle, la belle et fougueuse Sulpicia, dévorait insoucieuse sa première et folle jeunesse, se précipitant au gré de ses instincts et de ses caprices.

Elle avait facilement obtenu de son père et de sa mère qu’elle donnerait chaque semaine une petite fête à ses amies. D’abord les jeunes filles seules en firent partie ; insensiblement les frères et les cousins furent admis, puis quelques étrangers, parmi lesquels les plus spirituels et les plus beaux étudiants de l’Université de Leyde.

Vous avez remarqué tantôt, durant notre promenade, l’aspect tranquille de cette ville. Elle a contenu autrefois cent mille âmes, et elle n’en a plus que quarante mille ; de là tant de rues et tant de canaux presque déserts, tant de vastes maisons qui n’ont qu’un petit nombre d’habitants. Dans les quartiers aristocratiques, c’est la solitude, le silence, et partant la liberté ; tout le monde se connaît ou se reconnaît, et c’est des fenêtres aux passants la double gymnastique des miroirs et des stores que vous avez constatée vous-même dans la rue de l’Hôtel-de-Ville. Les étudiants sont l’élément actif, le courant jeune et vivifiant de la cité un peu somnolente ; tout fils de bonne famille, bien tourné et habillé à la française, cherche dès son arrivée à Leyde à y lier quelque intrigue romanesque et platonique. Cela commence presque toujours par les promenades dans les rues et le jeu des miroirs ; puis viennent les rencontres dans les jardins publics et dans les églises, enfin les présentations dans les salons aristocratiques, qui amènent les rapprochements désirés.

Il y a huit ans, à l’époque où se passa cette histoire, les deux plus charmants étudiants de l’Université de Leyde étaient sans contredit Raynold et Hermans. Le premier était plus sentimental que le second. Tous deux étaient beaux, intelligents, et appartenaient à de riches familles. Tous deux s’éprirent à la fois de la belle Sulpicia, et ce fut un défi et une lutte à qui l’obtiendrait. Ils restèrent camarades tout en étant rivaux, car chacun d’eux était plein d’espérance ; ils étaient reçus dans les maisons où allait la jeune fille, et ils le furent bientôt chez elle. Elle les traita avec une égale tyrannie rieuse et enlaçante ; les irritant de la parole, les agaçant du regard, les enivrant du sourire, et les tenant constamment en laisse comme deux beaux lévriers avec lesquels on se plaît à jouer. Quand son institutrice lui demandait : « Lequel aimez-vous ? » elle répondait : « Je n’en sais rien, mais je veux me les soumettre tous les deux ; il sera toujours temps de me prononcer un jour. » Et la dangereuse enfant redoublait de séductions et d’empire. Chaque matin elle s’éveillait avec un esprit plus vif, plus provoquant, et inventait des toilettes plus attrayantes ; elle étudiait sans cesse l’art de se vêtir, de se coiffer et de se poser, et l’on aurait dit pourtant que la nature faisait seule les frais de ses plus savantes combinaisons.

L’institutrice lui avait donné en ce genre les leçons les plus consommées. C’était chaque jour une nouvelle et étrange coiffure qui la rendait plus belle. Cependant Van Dolfius et sa bizarre moitié continuaient leur vie de mineurs obstinés de la science.

Un jour, ils apprirent que deux caisses leur arrivaient de Batavia, l’une renfermant de précieux coquillages, l’autre de rares insectes. Ils firent atteler leur vieux carrosse, et tous deux allèrent à Amsterdam à la rencontre de ces merveilleux envois. Ils voulaient qu’un transport doux et tranquille les préservât de tout choc et de toute avarie. Avant de partir, ils fermèrent à double tour la porte du grand cabinet d’étude où étaient alignées les vitrines pleines d’insectes et de coquillages. Cette précaution éveilla la curiosité et la fantaisie de Sulpicia ; à peine la lourde voiture, qui datait du règne de Louis XIV, eut-elle fait quelques tours de roue, que la despotique enfant dit à son institutrice :

« Je veux voir ce qu’ils cachent dans cette vilaine chambre toujours fermée ; peut-être y trouverons-nous des bijoux et des dentelles anciennes que nous pourrons mettre ce soir. »

Aussitôt l’institutrice et l’élève complotèrent, avec les domestiques, qui étaient leurs esclaves, l’ouverture de la porte. Un serrurier habile fut appelé et fit jouer la serrure sans la briser. On lui donna l’ordre de venir la refermer quelques heures après, et les deux femmes se précipitèrent dans la salle tranquille. Elles furetèrent en vain dans tous les meubles ; elles n’y trouvèrent que des paperasses et des livres. Dépitées, elles se mirent à examiner avec dédain les collections d’insectes et de coquillages. Une petite vitrine ronde, isolée, et supportée, comme un guéridon, par un pied d’ébène sculpté, attira tout à coup l’attention de Sulpicia. Elle aperçut à travers la glace, sur un coussin de moire blanche, une belle coquille rose, plus petite, mais en tous points semblable à celle que vous avez vue au Musée d’histoire naturelle. Au bas du coussin était cette inscription en lettres d’or : Cythérée rose des mers du Japon ; le plus rare et le plus précieux des coquillages.

« Tiens ! s’écria Suplicia, voilà donc un objet de prix ! On dirait un capricieux camée de corail rose ! ce serait d’un bon effet au milieu d’un diadème ! »

Et faisant jouer un ressort, elle ouvrit aussitôt la vitrine. Elle prit du bout des doigts la frêle et belle coquille ; puis, s’approchant d’une vieille glace de Venise, elle la posa perpendiculairement au-dessus de son front.

« Nous pourrons la fixer avec du velours rose, dit l’institutrice en s’approchant, ce qui fera à merveille dans vos cheveux noirs. »

La jeune fille fit une signe de tête affirmatif ; le beau coquillage glissa, rebondit sur les dalles de marbre, et, comme une rose qui s’effeuille, les joncha de plusieurs fragments délicats de son orifice dentelé.

L’institutrice eut un mouvement d’épouvante. Elle avait deviné l’âpreté de la passion exclusive des deux époux.

« Bah ! dit Sulpicia en riant, il n’y a pas grand mal : remettez la coquille d’aplomb sur sa couche, ils n’y verront rien. »

Et, tandis que l’institutrice enfermait la Cythérée mutilée dans la vitrine, elle poussa du pied les écailles roses dans le foyer.

Le surlendemain, quand les deux absents revinrent, ils ne songèrent d’abord qu’au déballage de leurs caisses ; mais les caisses ouvertes, il fallait s’occuper du classement des nouvelles merveilles qu’elles contenaient. Il y avait parmi les coquillages une conque azurée et vermeille d’une extrême rareté, que Van Dolfius jugea digne d’être placée au-dessous de la Cythérée rose dans la même vitrine. Il ouvrit avec componction cette vitrine vénérée et allait y déposer son nouveau trésor, lorsque ayant jeté un regard à sa belle et bien-aimée Cythérée, il s’aperçut de l’injure qu’elle avait reçue. Un cri perçant lui échappa ! Sa femme en tressaillit dans ses entrailles ; elle laissa tomber un beau papillon pourpre qu’elle tenait à la main, et dont les deux ailes se détachèrent.

Cependant les clameurs et les imprécations du bon Van Dolfius redoublaient ; il tournait autour de la vitrine et faisait avec des exclamations entrecoupées l’éloge du coquillage brisé, comme jadis les Grecs de leurs héros morts.

« La Cythérée des mers du Japon, s’écriait-il, un coquillage unique qu’aucune collection du monde ne possédait, une merveille de grâce et de forme ! un joyau plus rare que le Régent ou l’émeraude du roi de Delhi ! »

Puis ses cris, ses plaintes et ses menaces contre le coupable destructeur recommençaient.

La maison en fut remplie ; les domestiques s’effrayèrent et se cachèrent ; l’institutrice dit à Sulpicia :

« Voilà l’orage qui gronde !

— Eh bien ! répliqua l’audacieuse enfant, je l’affronterai seule. »

Et, d’un bond, elle s’élança dans le cabinet et vint se placer en face de son père.

« Parle ! parle ! lui dit celui-ci en secouant son beau bras rose et nu de ses doigts décharnés, quel est le voleur, l’assassin qui s’est introduit ici pour mutiler cette fleur de beauté ? »

Sulpicia crut que son père devenait fou.

« S’agit-il de ce coquillage ? dit-elle en riant.

— Oui, répliqua le pauvre homme éperdu, du rêve et du bonheur de ma vie, maintenant outragé et détruit. Ah ! si je tenais celui qui m’a frappé au cœur !

— Eh bien ! atteignez-moi, s’écria Sulpicia en gambadant follement, car c’est moi qui ai fait le crime. »

Et elle se mit à tourner comme un écureuil autour de la vitrine.

« Quoi, c’est toi ! exclama, pâle et immobile de colère, le savant désespéré ; sors, misérable ! car si tu n’étais pas ma fille, je te tuerais ! »

En prononçant ces mots, Van Dolfius s’affaissa dans les bras de sa femme, qui comprenait sa douleur.

« Eh ! mon Dieu, on vous la rendra, votre Cythérée des mers du Japon, s’écria Sulpicia du seuil de la porte, et s’il vous faut un plongeur pour aller la chercher, j’en trouverai un. »

Et elle disparut.

S’il avait été seul en ce moment. Van Dolfius serait peut-être mort de saisissement et de colère ; mais sa femme le sauva en partageant son indignation et en prenant sa part de son chagrin. Cependant le coup fut si rude, qu’il en tomba malade et ne voulut pas, durant deux semaines, revoir la terrible enfant. Mais quand il revint à la vie, le souvenir et le regret de la belle Cythérée rose se réveillèrent plus vivaces ; et, comme l’homme qui perd une femme qu’il aime et qui n’en meurt pas de douleur est entraîné par la nature à en chercher une autre, dont se repaisse sa passion, ainsi son ardent désir se ranima à l’idée qu’il serait possible de retrouver une nouvelle Cythérée rose des mers du Japon.

Les dernières paroles prononcées par Sulpicia lui revinrent alors comme un écho ! « Saurait-elle, en effet, se demanda-t-il, où se cache un pareil trésor ? Oh ! si c’était vrai, je lui pardonnerais ! » Disposé à l’indulgence par cette espérance, il la fit partager à sa femme ; et tous deux à l’instant même mandèrent en leur présence la folle jeune fille.

Elle n’avait rien changé à ses habitudes et à sa riante humeur ; peu touchée d’un désespoir dont elle ne comprenait pas la portée, elle avait continué à visiter ses amies et à les recevoir. Chaque jour elle avait revu Hermans et Raynold et les avait passionnés de plus en plus pour sa beauté et ses grâces coquettes. Ils lui répétaient sans cesse et tour à tour, dans des paroles presque identiques, leur amour de plus en plus vif et profond. Pour se faire aimer d’elle, pour l’obtenir un jour, ils étaient prêts à jouer leur vie, à subir toutes les épreuves, à affronter toutes les douleurs, même celle de l’absence, si elle désirait, par quelque caprice, une fleur, un tissu, un bijou des contrées lointaines, qu’ils dussent aller lui chercher ! Ils s’exaltaient en lui parlant et s’enflammaient jusqu’au délire à son regard et à son sourire toujours un peu railleurs. Comme à chaque entrevue les mêmes tendres protestations recommençaient, elle surnomma les pauvres amoureux ses deux échos monotones.

En jetant à son père les quelques mots d’espoir qu’avait recueillis le bonhomme sur la possibilité de retrouver une Cythérée rose, Sulpicia s’était instinctivement souvenue du dévouement d’esclave d’Hermans et de Raynold ; et, quand son père l’appela auprès de lui et lui demanda si ce qu’elle avait dit n’était point une méchante ironie ajoutée à sa méchante action, elle répondit avec une certitude qui épanouit le cœur du docteur :

« Oui, mon père, il dépend de vous d’avoir avant un an un beau coquillage tout semblable à celui que vous regrettez. Il est à Leyde deux jeunes gens éperdument amoureux de moi (elle nomma Hermans et Raynold) ; vous connaissez leurs familles, ils sont tous deux riches et nobles, et vous accorderiez à l’instant ma main à celui des deux qui vous la demanderait. Eh bien ! laissez-moi réparer le mal que j’ai commis, laissez-moi leur imposer pour condition d’aller au Japon et de vous en rapporter une autre Cythérée rose ! Je suis certaine qu’à mon commandement l’un des deux (et peut-être tous les deux) s’embarquera dès demain. »

À ce petit discours prononcé d’une voix très-nette, les doctes époux s’écrièrent à la fois en regardant presque tendrement leur fille :

— C’est un démon d’imagination !

— J’y consens, ajouta le père, mais qu’ils partent vite…

— Et reviennent tôt, s’écria Sulpicia en riant ; soyez tranquille, mon père, ils seront encore plus pressés que vous d’échanger contre ce coquillage adoré votre vilaine enfant. »

Et elle sortit dans une attitude triomphante.

À l’instant même, elle convia pour le lendemain toute la brillante jeunesse de Leyde qui composait sa société habituelle. Il s’agissait d’entendre dans la vaste serre de la maison des chanteurs allemands nouvellement arrivés, et qu’on vantait beaucoup. Cette petite fête de jour fut savamment improvisée par Sulpicia, aidée de son institutrice. J’étais au nombre des invités et je fus ravi, en entrant dans la serre, du délicieux coup d’œil qu’offraient la fraîcheur et la beauté de toutes ces jeunes filles parées se groupant au milieu des fleurs. Sulpicia était la plus éclatante de toutes. Elle se tenait debout près de la vasque de marbre blanc du milieu de laquelle une statue d’Hébé faisait jaillir une eau tiède. Plus belle que la déesse de la jeunesse, elle était drapée dans une robe de mousseline de l’Inde qui laissait à découvert ses bras purs et son cou d’une rondeur élancée ; elle avait dans ses cheveux noirs des fleurs naturelles de cactus pourpre.

Je vis tressaillir, en la saluant, Hermans et Raynold, que j’accompagnais. Ce dernier devint d’une pâleur livide quand elle tendit sa main à l’autre ; mais elle, comme si elle eût deviné et qu’elle eût voulu guérir aussitôt cette blessure éphémère, alla s’appuyer au bras de Raynold et lui dit :

« J’ai à vous parler. »

Elle le conduisit sous un palmier qui déployait ses larges feuilles au haut de la serre. Je pus juger, à la physionomie de Raynold, de l’agitation passionnée que lui causaient ses paroles.

Tout à coup elle s’éloigna de lui et revint près d’Hermans, qui les observait avec dépit ; elle prit alors le bras de celui-ci et fit plusieurs fois avec lui le tour de la serre. Elle semblait lui parler avec plus d’animation encore qu’à Raynold, mais le visage d’Hermans restait calme et je ne pus y lire ses pensées. Elle le quitta brusquement, comme elle avait quitté le premier.

Dès lors elle ne s’occupa plus d’eux durant toute la fête, elle évita même leur regard. La musique commença ; la suavité des voix ajouta une beauté de plus à ce magique ensemble.

C’était un mélange harmonieux de chants, de parfums, de gazouillements d’oiseaux, de murmures de femmes et de bruit d’eau tombante. Chacun en emporta une image radieuse.

Je sortis avec mes deux amis Hermans et Raynold ; ils me promenèrent longtemps à travers la ville, restant silencieux tandis que je les plaisantais sur leur amour. Nous allâmes dîner ensemble à l’auberge du Lion, dans cette même salle où vous m’avez reçu ce matin.

Comme cela arrive souvent aux hommes qui se réunissent à table dans le chagrin ou dans la joie, ils burent tous deux pour s’étourdir, et bientôt leurs préoccupations s’épanchèrent en paroles. Raynold dit à Hermans :

« Tu sais que c’est un duel entre nous, mais un duel sans armes, un duel à qui l’obtiendra par plus de sacrifices et d’amour : il ne faut la devoir qu’à elle-même, et que celui qu’elle préférera devienne le vainqueur sans que le vaincu murmure et s’en irrite.

— C’est juste, répliqua Hermans ; elle est la maîtresse de nos destinées, et je m’en remets de la mienne à son cœur.

— Es-tu prêt à passer pour elle par le fer, le feu et l’eau ? Es-tu prêt à subir toute épreuve qu’elle l’imposera, fût-elle absurde et extravagante ?

— Ah ! ah ! voilà que tu te trahis, reprit Hermans d’un air sardonique ; eh bien ! je serai communicatif à mon tour : elle t’a demandé comme à moi d’aller à la conquête de la Cythérée rose des mers du Japon ?

— Et que comptes-tu faire ? s’écria Raynold en s’enflammant.

— C’est mon secret, répondit froidement Hermans, et tu ne le sauras que si tu me fais connaître toi-même ta résolution.

— Oh ! je n’y mets pas tant de mystère ; ne faut-il pas d’ailleurs que la chose éclate ? Je partirai demain, puisqu’elle le désire.

— Bah ! propos de table, répliqua Hermans toujours maître de lui : t’es-tu engagé avec elle ? a-t-elle reçu ton serment ?

— Elle ne m’en a pas laissé le temps, repartit Raynold.

— C’est comme à moi, murmura l’autre ; elle m’a quitté après m’avoir dit à quel prix j’obtiendrais sa main.

— Tu vois bien que c’est plus que jamais un duel, ajouta Raynold ; ainsi donc, nous partons tous deux ; elle sera à celui qui réussira. »

Sa surexcitation était à son comble. Il se leva et s’approcha du bureau que je vous ai montré, et se mit à écrire.

« Que fais-tu là ? lui dit en riant Hermans.

— Je signe mon engagement.

— C’est donc sérieux ?

— Mais, pour toi, cela ne l’est-il pas ?

— Moi, je reste.

— En ce cas, merci ! car elle est à moi, répondit Raynold en sautant au cou d’Hermans.

— Comment l’entends-tu ? fit ce dernier.

— Elle m’engage sa foi et celle de son père, et elle n’y faillira pas. »

Hermans, qui s’était approché de la fenêtre, tambourinait sur une vitre et il y écrivit le fameux distique de François Ier : Souvent femme varie, etc. Raynold ne l’entendit pas et ne le vit point ; il mettait sous enveloppe la promesse qu’il venait d’écrire. Je voulus en vain l’empêcher de l’envoyer à Sulpicia. Il s’écriait dans son agitation fébrile :

« Ah ! tu veux entraver mon bonheur ! tu n’es pas mon ami, tu fais des vœux pour Hermans ! »

Quand sa lettre fut cachetée, il sonna un domestique et la fit porter à la fatale jeune fille.

Quelques jours après, il s’embarquait à Amsterdam.

Son absence dura près d’un an, durant lequel Sulpicia ne cessa pas de se distraire et de voir Hermans. Le préférait-elle au romanesque voyageur ? rien ne l’annonçait. Je crois bien que son cœur n’a jamais battu d’amour et n’en battra jamais pour personne. Seulement, elle les trouvait tous deux séduisants, et elle les eût indifféremment acceptés l’un ou l’autre pour mari.

Enfin Raynold annonça son retour ; il revenait avec la fameuse Cythérée rose, retrouvée à grand’peine sur les côtes les plus éloignées du Japon ! Quels travaux ne lui avait pas coûtés cette merveille ! À quels périls ne l’avait-elle pas exposé, et à quel prix, grand Dieu ! l’avait-il conquise ? Cette dernière phrase ouvrait à l’esprit de Sulpicia des horizons de doute ; que lui était-il donc arrivé ?

Un mois avant son retour, elle perdit sa mère. Mme Van Dolfius mourut victime de la science : un jour d’été, elle vit dans la campagne de Leyde, sur un canal abandonné où pourrissaient des charognes, une grosse mouche qui lui parut d’une espèce inconnue. Elle se saisit avec dextérité du bourdonnant insecte, qui lui fit à la main une piqûre. C’était une mouche charbonnée. La gangrène se répandit rapidement dans le sang : la pauvre femme mourut vite et presque sans douleur.

Van Dolfius reçut de cette perte une blessure mortelle ; son âme en fut à moitié paralysée ; sa vie se dédoublait ; celle qui l’avait complétée n’était plus là. À qui désormais confier ses observations et ses découvertes ? Il se sentit tellement seul dans le monde qu’il désira mourir.

L’arrivée de Raynold sembla pourtant le ranimer un peu. Quand il tint dans ses mains le beau coquillage rose, cette Cythérée si parfaite et si pure que vous avez touchée ce matin, il fut pris d’un ravissement extatique ; elle était aussi parfaitement belle que l’autre, plus belle encore et un peu plus grande : elle avait, en outre, ce petit point rouge au bout de sa spirale qui la faisait ressembler à un jeune sein de vierge. C’était un grain de beauté, une rareté inouïe qui inspirait au vieillard des transports juvéniles.

« Oh ! ma fille est à toi ! » s’écria-t-il en pressant Raynold dans ses bras.

Sulpicia était présente à cette scène et l’observait froidement.

« Eh quoi ! dit Raynold au savant, malgré ce qui m’est arrivé vous tiendrez votre parole ?

— Et que t’est-il donc arrivé, mon pauvre enfant ? reprit Van Dolfius, qui n’avait d’yeux que pour son coquillage.

— Vous ne voyez donc pas qu’il est borgne et défiguré ? » dit violemment Sulpicia.

Un jour qu’il avait été jeté par une trombe sur des rochers nus, il s’était fait à la tête une horrible blessure. Son œil tomba sanglant de l’orbite aux chairs déchirées !

Sulpicia était sortie sans écouter son père qui la rappelait.

Depuis ce moment, elle ne voulut jamais revoir Raynold. Van Dolfius disait à celui-ci pour le consoler :

« Sois tranquille, tu as ma parole et je n’y faillirai pas. Je te dois la dernière joie de ma vie, une des plus vives ; tu seras mon gendre ; il faudra bien qu’elle cède ! »

Mais ce fut lui, le bon vieillard, qui céda tout à coup à la mort. Déjà à moitié détruit par la perte de sa femme, il eut une joie et un retour à la vie trop vifs en retrouvant sa chère Cythérée ; il en mourut.

Le lendemain de sa mort, Raynold, comprenant bien qu’il n’avait plus de recours, que toute espérance était vaine et que Sulpicia serait inflexible, se précipita dans le Rhin près de la Porte-Blanche.

Un an après, l’étrange fille épousait Hermans.

J’assistai à son mariage ; j’osai lui parler de Raynold et lui faire quelques reproches.

« Croyez-vous, me dit-elle simplement, que si j’avais perdu un œil il aurait voulu de moi ? »

Je n’osai lui répondre : peut-être avait-elle raison. À force d’égoïstes injustices et d’abandons amoncelés par nous depuis des siècles, nous avons fini par apprendre aux femmes à réfléchir et à pratiquer la loi du talion ; la crainte d’être dupe de son cœur fait qu’on dessèche la vie.


« Vous desséchez ainsi un lac dans vos contrées, répondis-je ; mais, pour poursuivre cette comparaison, ce desséchement qui supprime l’amour met à sa place une fertilité tranquille, comme dans ces belles contrées qui succèdent à vos lacs ; n’avez-vous pas vu tantôt cette jeune femme au cœur froid ? elle avait l’air d’une radieuse mère. »

Nous quittâmes l’ombre des dattiers et la serre à la tiède température où nous nous étions assis.

Quand nous fûmes remontés en voiture, l’ami du docteur donna l’ordre à son cocher de nous conduire autour de la ville.

« Où me menez-vous donc ? lui dis-je.

— Au moulin où est né Rembrandt, » répliqua-t-il.

Leyde, comme toutes les villes de la Hollande, est entourée de moulins à vent. Nous passâmes, sans nous y arrêter, devant plusieurs qui agitaient dans les airs leurs grandes ailes. Enfin la voiture longea la rive gauche du canal du Rhin, et j’aperçus un moulin de briques rouges qui avait un air de vétusté : c’est là qu’était né le grand peintre. En ce moment, le soleil couchant éclairait le faîte et les ailes du moulin, à la façon dont Rembrandt l’aurait fait lui-même dans un tableau.

« Leyde, me dit le professeur, a vu naître encore plusieurs de nos peintres célèbres : Otto Venius, maître de Rubens ; Jean Steen, Gérard Dow, Van de Welde et Miéris ; elle se glorifie aussi d’avoir eu pour enfants les Elzevirs, dont nous possédons quelques belles éditions à la Bibliothèque. »

Nous rentrâmes dans Leyde, et, arrivés à la porte de l’auberge du Lion, mon aimable guide prit congé de moi.

Je devais partir le lendemain matin pour Harlem. À mon réveil, je fus frappé du silence absolu de la rue ; pas un crieur de fruits ou de légumes ne se faisait entendre. Un régiment passa ; sa musique ne jouait point et les baguettes des tambours restaient immobiles sur le parchemin tendu. Je demandai la cause de ce silence. « Une jeune femme vient d’accoucher dans la maison voisine, me répondit-on, et tous les passants respectent son repos. » Je trouvai cet usage touchant et digne d’un peuple chevaleresque et bon.

Comme je me rendais à pas lents au chemin de fer dans une vigilante chargée de mes malles, je vis dans une rue un homme entièrement vêtu de noir, en culotte courte et en rabat, et ayant un long crêpe à son chapeau ; il frappait à la porte de plusieurs maisons, s’y arrêtait quelques secondes et continuait sa route. Je voulus savoir quel office remplissait cet homme. J’appris qu’à chaque mort survenue il allait en porter la nouvelle aux parents et aux amis du défunt. Ce messager funèbre s’appelle Aanspeker.

C’est ainsi qu’en passant le voyageur saisit toujours quelques traits nouveaux de la physionomie d’un pays.