PROMENADE


EN AMÉRIQUE.





LES LACS ET LES NOUVELLES VILLES DE L’OUEST.[1]


IROQUOIS CHRÉTIENS. — LANGUES AMÉRICAINES. — UNE VILLE QUI POUSSE. — LAC ONTARIO. — NIAGARA. — BUFFALO. — DÉTROIT. — TABLEAU TROP ADMIRÉ. — SERMON PRESBYTÉRIEN. — CHICAGO. — COTTAGES PRÉS DU LAC MICHIGAN. — ESPRIT DES SAUVAGES. — DE LA RELIGION AUX ÉTATS-UNIS. — ÉCOLES. — COURSE EN CHEMIN DE FER A TRAVERS LA PRAIRIE.




Tout près de Montréal est le village de Canguawhaga habité par des Iroquois chrétiens. Dans ce village réside depuis quarante ans un curé nommé M. Marcou, qui est comme le chef de cette petite communauté. Aujourd’hui il n’est pas facile de rencontrer des sauvages établis chez eux et non mêlés avec les blancs, à moins d’aller du côté de l’Orégon ou au-delà du Mississipi, vers la chaîne des Montagnes Rocheuses. Un village iroquois est donc une bonne fortune pour un voyageur, même quand, comme celui de Canguawhaga, il est chrétien. Le costume des hommes est assez semblable au vêtement des paysans canadiens, mais celui des femmes est mieux conservé ; elles parlent leur langue, et même, en général, ne parlent pas français. Si j’ai eu le chagrin, en entrant dans le village, de surprendre les descendans du peuple le plus puissant et le plus redoutable de ces contrées jouant au bouchon, en revanche j’ai eu le plaisir d’acheter des mocassins à des Iroquoises qui ne pouvaient me parler que par interprète, et de voir une d’elles porter son enfant attaché dans un berceau qu’elle tenait verticalement, ainsi qu’eût pu faire la belle Céluta. L’iroquois est un langage fort doux et qui produit sur l’oreille à peu près la même impression que le grec moderne. En entrant chez M. Marcou, j’ai pu en juger en écoutant une Canadienne qui venait le consulter sur une affaire d’argent, car il est le conseiller de cette petite colonie, dont il est le père.

M. Marcou m’accueille avec sa bonté ordinaire, bien connue des voyageurs français. Il me donne sur les populations indigènes du Canada quelques détails assez curieux. Chaque tribu, me dit-il, a ses noms propres, tous significatifs : les noms de ceux qui meurent sont donnés aux enfans. Une tribu trouverait très-mauvais qu’un sauvage d’une autre tribu prît un de ces noms, son patrimoine et son héritage. Certains traits de mœurs contrastent singulièrement avec l’ensemble des sentimens et des coutumes de ces peuples. On sait que parmi eux la femme est la servante de son mari, porte les fardeaux et le gibier, etc. ; eh bien, la mère est, à quelques égards, plus que le père dans la famille iroquoise. Non-seulement les enfans appartiennent à la femme, mais ils suivent l’oncle maternel plutôt que le père lui-même. Les Iroquois sont passionnés pour la musique; ils chantent très-mal, mais ils aiment beaucoup à chanter (cela se voit quelquefois même chez des peuples très civilisés). On leur permet de chanter dans leur langue le Credo, le Pater, l’Agnus Dei pendant la messe, qui se dit en latin. Ils viennent à l’église chaque jour pour la prière du matin et la prière du soir, et le dimanche pour les offices, enveloppés dans leurs couvertures blanches. J’ai vu près de l’autel deux arbres ornés de rubans et assez semblables aux arbres de Noël auxquels on suspend, en Allemagne, les étrennes destinées aux enfans. Ces Indiens sont eux-mêmes de grands enfans. Ils avaient, comme tous ceux de leur race, la passion de l’eau-de-vie; la tempérance prêchée par le père Schniky, qui est le Matthews du Canada, les a beaucoup améliorés. M. Marcou est très content du gouvernement anglais. Une lui déplaît pas d’avoir un souverain protestant, les souverains catholiques étant parfois disposés, dit-il, à toucher à l’encensoir.

Ce qui m’intéressait surtout, c’étaient les travaux de M. Marcou sur la langue iroquoise. Dans l’histoire comparée des idiomes humains, l’étude des langues américaines doit tenir une grande place. On avait cru d’abord que l’Amérique du Nord était couverte d’une foule de populations parlant des langues entièrement différentes, ce qui était difficile à concilier avec la ressemblance assez grande de leurs traits et l’analogie plus grande encore.de leurs mœurs et de leurs croyances religieuses. Cette unité physique et morale et cette extrême variété de langage semblaient incompatibles. Cependant il faut reconnaître que le même fait se produit ailleurs. Quoi de plus semblable pour les yeux qu’un Chinois et un Tartare? Et pourtant il est certain qu’entre la langue chinoise et le mongol ou le mantchou, il n’y a pas la plus légère analogie. Le même phénomène, tout inexplicable qu’il est, pouvait se présenter en Amérique; mais un examen plus approfondi des langues de ce continent a montré que tous les idiomes de l’Amérique du Nord, et quelques-uns de ceux qui sont parlés dans l’Amérique du Sud, offraient cette particularité remarquable, que, souvent fort différens pour les mots, ils avaient des grammaires analogues. On dirait des métaux divers jetés dans le même moule. Ce n’est pas non plus un fait très facile à expliquer; mais il est certain et peut s’accorder avec une parenté de race, malgré la diversité des vocabulaires, diversité matérielle, extérieure pour ainsi dire, tandis que l’identité de la grammaire est essentielle et fondamentale. Les mots sont la matière, la grammaire est la forme même du langage et de la pensée. Ce qui diminue un peu l’importance du résultat et empêche d’y voir un argument décisif en faveur de l’unité des races américaines, c’est que dans des pays bien éloignés de l’Amérique on a trouvé des exemples très semblables de ce génie grammatical qu’on pourrait croire propre au Nouveau-Monde, et qui consiste à exprimer un grand nombre d’idées par un seul mot, à avoir pour chaque groupe d’idées un mot particulier. Cette classe de langues, qu’on a nommée polysynthétique, n’est point propre au continent américain. On rencontre quelque chose d’analogue sans sortir de la France, dans le basque, et aussi dans les idiomes finnois du nord de l’Europe, enfin dans plusieurs idiomes africains, comme celui des nègres wolofs. Cette nature des langues polysynthétiques ou ultrasynthétiques n’est donc pas un fait local, mais semble plutôt résulter d’un état peu avancé de civilisation dans lequel l’analyse est sans puissance pour décomposer l’expression et la pensée. On voit que le problème est difficile et curieux, et qu’une conversation avec M. Marcou sur l’iroquois pouvait avoir son intérêt.

M. Marcou a composé une grammaire iroquoise et un dictionnaire iroquois, malheureusement encore inédits. Comme je demandais à un excellent prêtre du séminaire de Québec pourquoi ces importans travaux n’étaient pas publiés, il me répondit : « M. Marcou craint que les Anglais ne s’en servent pour traduire la Bible, comme ils ne l’ont déjà fait que trop. » M. Marcou, malgré ce danger, consentirait, je crois, à publier ses ouvrages iroquois, s’il trouvait moyen de le faire en France, et si quelqu’un à Paris pouvait en surveiller l’impression. Ce respectable ecclésiastique a bien voulu parcourir avec moi sa grammaire. Ayant un peu étudié des langues analogues à l’iroquois, je saisissais assez rapidement les bizarreries compliquées qu’il présente, et j’ai eu la joie d’entendre M. Marcou me dire : «Vous êtes grammairien. » Voici ce qui m’est resté de plus saillant de cette inspection à première vue. — L’absence de l’analyse et de l’abstraction est ce qui caractérise l’iroquois comme les autres langues de la même famille. Ainsi il n’y a pas d’infinitif[2]. L’infinitif, c’est l’action abstraite indéterminée; il faut tourner par que je ; au lieu de dire je veux aimer, il faut dire je veux que j’aime. Ce qui est assez remarquable, c’est qu’il en est exactement de même dans le grec moderne[3]. En se dépravant, la langue d’Homère est tombée, sous ce rapport seulement, au niveau d’un idiome sauvage. La puissance d’abstraction d’où résulte l’infinitif, et à laquelle l’iroquois ne s’est jamais élevé, le grec l’a perdue dans l’usage vulgaire.

Cette même impossibilité d’isoler l’idée abstraite, de l’exprimer autrement que dans telle ou telle relation, modifiée de telle ou telle manière, fait qu’on n’emploie jamais l’adjectif seul[4]. La qualité qu’il exprime n’est conçue qu’inhérente à un sujet. On ne peut dire bon, mais un homme bon, une plante bonne, etc.

L’iroquois, comme les autres langues de même famille, étonne par une richesse surabondante de formes grammaticales. Outre le verbe actif et passif, il y a le verbe fréquentatif, qui exprime la répétition d’un acte, le verbe réfléchi, le verbe réciproque, le verbe corrélatif, par lequel on fait entendre qu’on va au-delà d’un lieu et qu’on s’arrêtera en deçà, ce qui, par parenthèse, doit rendre difficile d’annoncer en iroquois le projet d’un voyage dont on ne sait pas bien le terme, surtout pour ceux qui, comme moi, sont sujets à changer d’avis sur la route. En revanche, une autre forme verbale fort commode pour les esprits mobiles signifie qu’on prend une résolution opposée à celle qu’on a prise précédemment. Par une troisième, on désigne une chose comme cessant d’exister; c’est le contraire de l’idée que nous rendons par devenir. Je ne sache pas qu’une autre langue offre une semblable ressource grammaticale; elle serait excellente pour traduire ce vers de Voltaire sur l’eucharistie :

Adore un Dieu caché sous un pain qui n’est plus.

Tous les noms peuvent se transformer en verbes et donner naissance aux diverses formes que je viens d’énumérer et à d’autres encore, et toutes ces formes sont susceptibles de se conjuguer de cinq manières différentes. On ne saurait imaginer une langue plus compliquée que celle que parle un petit Iroquois. Il a fallu à M. Marcou un travail de toute la vie pour se rendre compte de cette complication que le sauvage, à qui l’usage enseigne sa langue, ne soupçonne pas. De plus, il résulte de l’agglomération des radicaux qui s’altèrent en se combinant des composés d’une extrême longueur. Un seul mot iroquois veut dire : je donne de l’argent à ceux qui sont arrivés pour leur acheter encore des habits avec cela. Ce mot n’a que vingt et une lettres là où nous employons dix-sept mots, ce qui montre que les radicaux sont contractés ou apocopes. Il y a en sanscrit des mots aussi longs. Une des langues les plus parfaites et l’idiome d’un des peuples les moins développés se ressemblent donc jusqu’à un certain point par cette faculté de former des mots interminables, tandis que les formes de verbes fréquentatifs, réfléchis, réciproques, sont analogues à ce que présentent les langues sémitiques et surtout l’arabe. Toutes les ressources grammaticales semblent exister en germe dans le chaos des langues sauvages.

J’aurais longtemps écouté M. Marcou, qui me rappelait les anciens missionnaires des forêts de l’Amérique; je le quitte à regret et avec une véritable émotion. Je traverse le fleuve à la nuit, dans un canot conduit par des Iroquois qui parlent entre eux dans leur langue. Il ne tient qu’à moi de me croire de deux cents ans en arrière; mais l’illusion ne serait pas de longue durée. Le canot des Iroquois me conduit au bateau à vapeur sur lequel je vais par le Saint-Laurent gagner le lac Ontario. Je dis adieu au Canada avec une certaine tristesse ; il me semble abandonner de nouveau la France. Heureusement j’ai en perspective la chute du Niagara.

La nuit a été employée à remonter d’écluse en écluse le canal qu’on a creusé le long du Saint-Laurent pour éviter les rapides. Nous touchons à Ogdensburg, et je découvre ce dont l’on s’était bien gardé de m’avertir (on n’avertit de rien en Amérique), que je devais ici changer de bateau. Vite on me met à terre avec mon bagage. Plusieurs grands steamers fument, prêts à partir de différens côtés. l’on n’est pas d’accord sur celui que nous devons prendre; il faut aller de l’un à l’autre s’informer comme on peut. Personne pour me renseigner, me conduire, porter mes malles, et pendant ce temps-là les bateaux s’éloignent. Il en reste un cependant, c’est le nôtre; mais celui-là ne partira pas ce soir ni demain dimanche. Nous resterons à Ogdensburg jusqu’au lundi matin.

J’ai remarqué qu’en voyage les contrariétés sont presque toujours l’occasion d’un incident heureux; c’est un des principes de ma philosophie du voyageur, et il m’est arrivé de l’appliquer parfois à autre chose qu’à des voyages. Ma philosophie a triomphé cette fois. Je serais bien fâché de n’être pas venu à Ogdensburg et de n’y avoir pas passé un jour et demi, car je ne sais si j’aurais eu aussi bien ailleurs le spectacle d’une ville qui croît à vue d’œil, comme croissent les ailes de certains insectes. Il fallait un contretemps pour s’arrêter à Ogdensburg, dont personne ne m’avait parlé et que je n’oublierai pas.

La ligne de chemin de fer qui met Boston en communication par l’Ontario avec la route de l’ouest, cette ligne, ouverte récemment, communique à Ogdensburg un mouvement dont on ne parle pas encore parce qu’il commence à peine, mais qui n’en est que plus curieux à observer. On voit ici le passage de la bourgade à la grande ville. La peau de la chrysalide enveloppe encore le papillon qui commence à montrer ses ailes.

Un des plus intéressans spectacles que présentent les États-Unis à un Européen, c’est ce que j’appellerais volontiers l’embryogénie des villes ; on peut en faire un cours complet, depuis le groupe de maisons de bois, qui est le germe informe, jusqu’à la ville arrivée à terme, bien constituée, ayant sa vie individuelle, sa conformation régulière et tous ses membres en bon état. Entre ces deux termes extrêmes, il y a une quantité infinie de degrés. Ogdensburg répond à un de ces degrés intermédiaires d’une organisation qui est en voie de développement. Je n’avais jusqu’ici rien rencontré aux États-Unis qui, sous ce rapport, m’eût autant frappé. Dans cette ville ébauchée, tout est nouveau, inachevé ; en allemand, on dirait que c’est quelque chose qui devient (ein werden) ; c’est comme une maison qu’on commence à construire, une chambre en désordre qu’on est en train d’arranger. Imaginez de grandes rues droites, larges, bien alignées ; çà et là, au milieu de ces rues, une boue noire ; sur les côtés, des trottoirs en planches, remplacés dans certaines parties par des dalles magnifiques ; des groupes d’arbres qui ont appartenu à la forêt primitive, des terrains grossièrement enclos et qui ont l’air abandonné, dont on a pris possession, mais qu’on ne cultive pas encore, et tout à côté, de jolis jardins, d’élégans cottages, la civilisation la plus moderne qui s’établit sur un terrain défriché d’hier, le comfortable auprès de l’inculte ; des vaches paissant non loin d’un magasin de nouveautés où sont exposées les figures du Journal des Modes et les portraits des membres du gouvernement provisoire ; les ballots de marchandises dans la rue parmi des troncs d’arbres renversés, un mélange de sauvagerie qui s’en va et d’industrie qui arrive, quelque chose d’iroquois et de chinois : — voilà ce que je trouvai dans les rues parfaitement tracées et à moitié remplies d’Ogdensburg. Ces rues me disaient l’avenir de la ville ; on les fait toujours ainsi, larges, longues, régulières, car on a toujours l’idée que la cité qu’on bâtit sera une grande cité ; moi-même, je me représentais ce que serait dans vingt ans celle que je voyais ; elle aura peut-être cent mille âmes. Si un de mes lecteurs vient l’année prochaine à Ogdensburg, il ne trouvera plus rien de ce que j’ai vu. Je me rappelle avoir visité une île qui était sortie, entre l’Italie et la Sicile, de la mer où elle est rentrée : on en faisait des silhouettes pour les vendre aux curieux; mais la figure de l’île volcanique changeait chaque jour, et au bout de vingt-quatre heures les portraits ne ressemblaient plus au modèle. Les villes des États-Unis, qu’on dirait sorties du sol par des éruptions subites, sont comme l’île Julia : elles changent sans cesse d’aspect, et le portrait qui est fidèle aujourd’hui ne le sera plus demain.

Après cette impression plus extraordinaire qu’agréable produite par le spectacle du développement américain à Ogdensburg, je trouve une de ces impressions délicieuses de calme et de sérénité que donne partout une promenade à travers la campagne, sur une belle route, en vue d’une grande masse d’eau tranquille; le défrichement a respecté un petit bois de chênes au bord du fleuve; j’y ai rêvé longtemps en regardant l’eau à travers les branches et en écoutant les clochettes des vaches l’inter comme dans un pâturage solitaire de l’Oberland. Ma rêverie a été interrompue par une voix de femme et par ces mots : Cette poison d’enfant... Je ne savais pas, sur les rives du Saint-Laurent, être si près de la place Haubert, et me serais volontiers passé d’être tiré brusquement de mon rêve par ce souvenir peu poétique de la patrie.

Nous remontons sur le grand fleuve, et bientôt nous commençons avoir les îles dont l’entrée du lac Ontario est semée, et qu’on appelle les mille îles. Ces îles sont en général basses et couvertes d’arbres qui paraissent sortir du lac. La marche du bateau qui serpente à travers ce labyrinthe verdoyant leur donne une apparence de mouvement; elles semblent flotter et nager sur les eaux. Quand on a passé les dernières îles, le lac, qui avait encore quelque chose d’un vaste fleuve, s’ouvre et devient une mer. Ce n’est plus pittoresque, c’est encore poétique. Un paysagiste mépriserait ce spectacle, mais les peintres méprisent trop les effets qu’ils ne peuvent rendre, les hautes montagnes, les vastes espaces d’eau, l’immensité sous toutes ses formes. La création n’a pas pour but unique d’être renfermée dans un cadre de trois pieds et de bien faire sur un chevalet.

A l’horizon s’étend une ligne grisâtre : ce sont les bords peu élevés du lac, qui par moment se confondent avec ses eaux. Le bateau à vapeur aborde successivement à Kingston, ville canadienne, et à Oswego, ville des États-Unis. Le contraste des deux pays est frappant : Kingston est une cité tranquille, régulièrement bâtie, qui a un air ancien ; le port d’Oswego, petite ville de 12,000 âmes, est encombré de bâtimens. Une extrême activité règne partout, on débarque à la hâte le fer et le charbon. Le marteau qui radoube les embarcations frappe avec rapidité; on sent qu’il est dans des mains pressées. Les passions politiques ne sont pas moins ardentes ici que la passion du travail et du gain. Dans un journal abolitioniste d’Oswego, je trouve les plus violentes injures contre les partisans du compromis, contre M. Webster en particulier, qu’on appelle le bas et infâme ennemi de la race humaine, et un morceau contre les kidnapers (les ravisseurs), ceux qui prennent part légalement, il faut le dire, à l’arrestation des esclaves fugitifs. (Par parenthèse, les hommes du sud donnent le même nom aux abolitionistes qui favorisent la fuite de leurs esclaves). Le journaliste d’Oswego s’exprime ainsi sur les agens de la loi, d’une loi bien dure, il est vrai : « Nous nous sentons obligé de déclarer que s’il est une classe de criminels qui méritent d’être frappés sur-le-champ, ce sont les kidnapers. » Ce langage furibond n’est pas sans danger. Dans la ville de Christiania, un planteur qui venait réclamer un esclave fugitif a été tué il y a quelques jours. La question de l’esclavage est la seule qui produise aux États-Unis de véritables émeutes : c’est qu’il y a là plus qu’une question politique, il y a une question sociale.


7 octobre, Niagara.

J’arrive de grand matin à Niagara, et aussitôt je m’achemine vers la cataracte.

Le premier effet a été sublime; entrevu aux pâles lueurs du matin, à travers la brume, le fleuve semblait tomber des nuages. J’étais en présence de quelque chose d’extraordinaire, de miraculeux : ce n’était pas un spectacle, c’était une vision. M. de Chateaubriand a rencontré la seule expression qui puisse peindre ce que j’éprouvais quand il a dit : « C’est une colonne d’eau du déluge. » Après cette première impression confuse et sublime, je me suis orienté dans la scène qui était devant moi. J’ai distingué les deux chutes, l’une au fond du fer à cheval, déversant sa nappe d’émeraude et de neige comme dans une vaste coupe; l’autre, moins large, tombant des deux côtés d’un rocher qui partage ses eaux en deux fleuves; l’une et l’autre avec un fracas immense et continu venant se perdre dans le gouffre, d’où remonte incessamment un nuage qui en cache le fond, pareil à la blanche vapeur qui s’élèverait au-dessus d’une chaudière gigantesque. Un double arc-en-ciel semble un pont fantastique à deux étages jeté sur le gouffre plein d’écume et de bruit. Ce bruit, le plus grand que l’oreille de l’homme puisse entendre, est comme le roulement de plusieurs tonnerres. Les Indiens ont eu raison de donner à ce lieu le nom de Niagara, qui veut dire tonnerre des eaux[5].

Une tour a été plantée sur le roc, entre les deux chutes. Du sommet de cette tour, qui frémit incessamment de la commotion du sol, le regard tombe à la fois et sur la nappe qui déborde dans le vide, sous vos pieds, et sur celle qui s’épand un peu plus loin, le long de la paroi semi-circulaire de rochers, et sur la trombe de vapeurs qui sort de la profondeur invisible et retentissante des eaux. Il est impossible de ne pas être fasciné par ce coup d’œil incomparable, et en même temps il y a dans ces masses qui tombent quelque chose de simple et d’égal qui élève l’âme et qui la tranquillise. En bas, c’est le désordre du chaos; au-dessus, c’est le mouvement régulier et majestueux d’un monde.

Quittez-vous cette scène terrible pour faire le tour de l’île qui divise les eaux du Niagara, bientôt le bruit derrière vous n’est plus qu’un grondement sourd. Vous marchez sous de beaux arbres au bord d’une eau rapide qui frôle l’herbe en gazouillant, puis vous revenez, vous vous arrêtez à un point de vue, à un autre; vous passez un pont de planches jeté sur un petit bras du fleuve, ruisseau coulant entre des fleurs, et qui, si vous y mettiez le pied, vous entraînerait irrésistiblement dans l’abîme[6]. Vous montez, vous descendez, vous vous asseyez sur un banc, vous vous appuyez contre un arbre, et toujours le même tableau s’offre à vous sous un jour différent. A l’extrémité de l’île, les rapides bouillonnent. Quelle différence entre ce bouillonnement désordonné et le déroulement uniforme de la cataracte, entre le tumulte à la surface du fleuve et la tourmente au fond du gouffre! C’est comme une agitation superficielle et une passion profonde.

Cette expression : enfer des eaux (hell of waters), que lord Byron a appliquée à la cascade de Terni, conviendrait mieux à la cataracte du Niagara. Les poètes voient la nature à travers leur âme. Pétrarque n’a trouvé que des peintures riantes au milieu des cimes nues et tristes qui entourent la vallée de Vaucluse; lord Byron a vu un enfer dans la majestueuse cascade de Terni, qui vient mourir sous des orangers.

Ce soir, il y a eu un magnifique clair de lune. L’arc-en-ciel lunaire dessinait sa courbe pâle dans le ciel ; la colonne de vapeur, balancée par le vent, s’abaissait et se redressait comme un fantôme. On eût dit l’esprit de la cataracte.


8 octobre.

Il me semble ce matin qu’hier je n’avais rien vu. Le spectacle qu’on a de la rive anglaise surpasse encore celui que présente la rive américaine. Nulle part la grande chute n’apparaît plus imposante que du milieu du fleuve; puis, arrivé sur le bord opposé, on découvre en plein les deux autres chutes, qu’on ne voyait que de côté ou d’en haut sur le rivage américain. On peut s’avancer entre le rocher et la cataracte. J’ai essayé de cette singulière promenade, que Volney croyait impossible, et qui se fait maintenant à peu près sans danger. Je l’ai trouvée plus extraordinaire qu’agréable, surtout quand on la fait avec des lunettes. Il me semblait être sous une immense gouttière. En somme, j’aime mieux voir la cataracte que la recevoir. Ici seulement je n’ai pas trouvé ce que j’attendais. Un autre point de vue vanté, le Table Rock, n’existe plus : le rocher s’est écroulé en grande partie; la saillie qu’il projetait au-dessus du fleuve est maintenant éboulée. Le lieu d’où l’effet de la chute m’a semblé le plus étourdissant, c’est l’extrémité d’une poutre qui avance audessus d’une espèce de degré, lequel est très près du gouffre. Debout sur cette poutre, on domine le cratère où l’eau se précipite, bouillonne et mugit. Au bout de quelques momens, on fait sagement de s’asseoir et de se laisser aller sans péril au tourbillonnement, qui paraît vous emporter et vous précipiter avec ce déluge assourdissant dans lequel on se croit entraîné. Ceci est tout-à-fait fantastique : c’est le rêve, le vertige. En présence de ce désordre immense, on se sent transporté par la pensée au temps des plantes colossales, des animaux gigantesques, au temps où se creusait le lit des océans, et où les chaînes de montagnes étaient soulevées par les forces déchaînées de la nature. Niagara vous apparaît comme le contemporain de ces êtres monstrueux, comme le produit de ces forces encore déréglées, comme un cataclysme de l’ancien monde.

Il y a des gens qui trouvent les chutes du Niagara très inférieures à ce que leur imagination avait conçu. J’en fais compliment à leur imagination. Peut-être qu’en présence de l’objet, leur pensée ne peut concevoir ce que leur vue embrasse. Niagara est, comme Saint-Pierre, plus grand que nature, et par la même raison l’on n’en saisit pas toujours l’ensemble du premier coup. J’ai entendu aussi comparer diverses cascades à Niagara : c’est comparer un lac à l’Océan. J’ai vu bien des cascades en Suisse, en Écosse, en Norwége, dans les Pyrénées; — toutes ensemble se perdraient et se noieraient dans le Niagara, pygmées auprès d’un titan. Pour moi, les deux plus grandes choses de ce monde sont, parmi les monumens élevés par la main de l’homme, les ruines de Thèbes, et, parmi les œuvres de la nature, les chutes du Niagara.

Il faut songer que les grands lacs qui communiquent ensemble, l’Erié, le Michigan, le Saint-Clair, l’Huron, le Supérieur, qui, avec l’Ontario, forment le plus vaste amas d’eau douce qui existe sur la. terre, et tous les fleuves qui alimentent ces lacs, n’ont d’autre issue que cette chute. C’est une mer qui tombe, voilà tout. L’on avait d’abord exagéré la hauteur d’où les eaux se précipitent. La Hontan, qui est loin d’être un voyageur exact, la croyait de sept ou huit cents pieds. L’intrépide et malheureux Lasalle disait six cents. Ce dernier mentionne la cataracte sans paraître avoir été frappé de son aspect, tant le sentiment des grandes scènes de la nature est un sentiment nouveau dans le monde. Le père Hennepin déclara avoir été obligé de boucher ses oreilles pour ne pas devenir sourd au fracas de la cataracte. Je puis assurer que la précaution n’est pas nécessaire. Les anciens disaient bien des cataractes du Nil, qui ne sont que des brisans, qu’elles tombaient d’une hauteur énorme et rendaient sourds les habitans des lieux voisins. L’homme est toujours porté à exagérer même ce qu’il y a de plus grand.

La cataracte n’a guère que cent cinquante pieds, mais au milieu du fer à cheval la nappe a, dit-on, vingt pieds d’épaisseur. On estime qu’il s’écoule environ cinq milliards de barils d’eau (barrels) en vingt-quatre heures, ce qui fait à peu près soixante-neuf mille barils en une seconde. On a évalué la puissance hydraulique des chutes. Elle est de quatre millions cinq cent trente-trois mille trois cent quarante-quatre chevaux, dix-neuf fois, dit-on, le pouvoir moteur dont dispose la Grande-Bretagne, et plus qu’il n’en faudrait pour mettre en mouvement toutes les usines du monde. Je tremble en transcrivant ces chiffres. J’ai presque peur que les Américains, qui n’aiment pas l’inutile, trouvent un jour le moyen de tirer parti de cette force si bien calculée en chevaux, et qu’ils ne fassent marcher une immense usine par la chute du Niagara!

Tout n’est pas dit quand on a vu cette chute. Le fleuve mérite d’être suivi. Ses eaux vertes glissent profondément encaissées entre des rochers dont les pentes abruptes sont tantôt nues, tantôt tapissées d’arbres. Le lieu qu’on appelle le tourbillon (whirlpool) offre un des aspects les plus sauvages qu’on puisse rencontrer aujourd’hui en Amérique. C’est comme une espèce d’entonnoir de verdure au fond duquel l’eau tournoie, entraînant tout dans le cercle qu’elle décrit silencieusement. Enfin, à quelque distance, un pont suspendu, léger et très hardi, apparaît tendu comme un fil au-dessus d’une gorge de deux cent quarante pieds, au fond de laquelle coule paisible cette eau que du pont même on voit à l’horizon former les retentissantes chutes du Niagara.


Buffalo, 10 octobre.

Quand on voyage en Italie, on lit dans la Guida de chaque ville : « L’origine de cette cité se perd dans la nuit des temps. » Il n’en est pas de même aux États-Unis. Au lieu d’un fondateur héroïque, d’une mystérieuse origine, voici, si ce que l’on m’a conté est véritable, quelle fut l’origine et quel a été le vrai fondateur de Buffalo. Un monsieur R... imagina de mettre en circulation des billets portant des noms d’endosseurs supposés. Il en fit ainsi pour dix millions, les payant exactement à mesure qu’on les lui présentait, et en forgeant de nouveaux. Au moyen de ce système de crédit aidé de faux, M. R…, qui avait les manières d’un quaker et dont la charité était célèbre, fit des entreprises immenses : il bâtit à Buffalo des quartiers et jusqu’à un théâtre. Un jour la débâcle arriva : il fut condamné à dix ans de prison. Son temps fait, on est venu le chercher dans sa prison et on l’a porté en triomphe. Il avait créé la ville de Buffalo. Voilà un singulier triomphateur. Avouons que tout ceci rappelle un peu trop la profession des premiers fondateurs de Rome.

Du chemin de fer qui m’a amené à Buffalo, on m’a montré les travaux exécutés pour donner de l’eau à la ville. — Existent-ils depuis longtemps? ai-je demandé. — Certainement, m’a-t-on répondu, depuis plus d’un an. Aux États-Unis c’est un siècle.

J’apprends que la semaine dernière un incendie terrible a détruit une partie de la ville, et j’en vois les vestiges récens. Il y a aussi des ruines aux États-Unis, mais ce sont des ruines d’une semaine. On est en train de rebâtir le quartier brûlé, on refait les trottoirs en bois, le premier étage des maisons est déjà construit. Dans un mois, il n’y paraîtra plus.

Le chemin de fer arrive, à travers la ville, jusqu’à une grande place de fiacres; seulement il ralentit sa marche, et on sonne une cloche pour annoncer le passage du train. Les rues sont spacieuses et régulières. Certainement il n’existe pas à Paris de rue à la fois aussi large et aussi longue que la Main-Street à Buffalo, qui en 1795 était un village d’Indiens Senécas et comptait quarante maisons. Dans cette superbe et large rue, les caisses et les ballots de marchandises sont sur le trottoir. Il y a de grands espaces vides où paissent les vaches, et où les cochons se promènent, qui sont destinés à être des squares. Buffalo offre tout à la fois l’aspect d’une capitale et l’aspect d’une ville qui commence, de New-York et d’Ogdensburg. Je trouve encore ici ce mélange des industries qui ne disparaît qu’avec le temps. Comme j’avais besoin d’épingles, d’un livre de notes et de plumes métalliques, je suis entré chez un horloger qui vendait en outre des couteaux, des violons et beaucoup d’autres choses.

Je m’aperçois que j’approche de l’ouest, à la plus grande familiarité des inférieurs. Un cocher m’appelle son ami (my friend). Cela désespérait un Anglais, et m’amuse presque autant que l’allocution d’un savetier romain à qui je demandais mon chemin, et qui me répondit : Anima mia, non so. Mais rien en ce genre ne vaut ce qui advint à un prince allemand. Il avait fait prix avec un Américain qui devait le voiturer à la ville prochaine. Le conducteur entra, son fouet à la main, dans l’hôtel qu’habitait le prince, et dit ; Où est l’homme qui part ce soir ? Je suis le gentleman qui doit le conduire. — J’ai vu annoncé dans un journal qu’une dame (a lady) désirait trouver une place de femme de chambre.

Je monte en bateau à vapeur tandis que le soleil se couche magnifique sur la nappe immense du lac Érié. En me réveillant le lendemain, je ne vois de rivage nulle part, je suis comme en pleine mer. Ce bateau à vapeur est à la lettre une maison flottante. Cette maison a plusieurs étages : au rez-de-chaussée sont entassés les émigrans qui se rendent dans l’ouest ; le premier est occupé par un grand et vaste salon où se trouvent des tables, des canapés, des fauteuils, des poêles, un piano. L’usage réserve aux dames une des extrémités de ce salon. Chacun a une petite chambre qui donne sur le lac et où l’on est chez soi comme dans un hôtel. La vie est la même, les heures des repas sont les mêmes. Quand sonne le tam-tam, on se met à table, après toutefois que les dames se sont assises ; jusque-là, les garçons défendent très positivement aux gentlemen de s’asseoir, et personne ne s’assied. Il n’y a pas de peuple qui obéisse plus volontiers que les Américains à l’autorité qu’ils acceptent. Jamais je n’ai vu de discussion entre les voyageurs et le capitaine ; quand un passager se conduit mal, le capitaine le dépose à terre, quelquefois à trente lieues d’une habitation, sans que personne demande de quel droit. En ce qui concerne cette déférence obligée pour les femmes, nul ne résiste aux garçons du bord, parce que les garçons du bord commandent au nom d’un sentiment qui est celui de la majorité. On sait de quels égards les femmes sont entourées aux États-Unis. Elles peuvent aller seules d’un bout de l’Union à l’autre sans que, parmi le grand nombre de voyageurs souvent assez grossiers avec lesquels elles sont en contact, il s’en trouve un seul qui ait la pensée de leur manquer de respect. Ce respect est poussé si loin qu’il s’étend, ce que je trouve un peu excessif, aux hommes qui ont une dame avec eux, who have a lady in charge. Dans ce cas, ils participent aux avantages accordés au beau sexe par la courtoisie américaine, et j’enrageais parfois de voir ces mortels privilégiés assis paisiblement, tandis que trois cents hommes moins heureux attendaient debout qu’une lady, qui très souvent n’était pas une dame et ne s’en faisait pas moins attendre, vînt prendre sa place. De même, quand on allait à la queue des billets, les femmes passaient toujours avant tout le monde, et avec elles les hommes qui les accompagnaient. J’ai vu parfois un Américain rusé aller chercher une vieille paysanne à l’étage des émigrans, et passer ainsi avant nous, parce qu’il avait a lady in charge. C’est un abus sans doute, mais c’est l’abus d’un principe que je ne pouvais m’empêcher d’honorer. Je ne crois point, comme un voyageur anglais, que le respect pour les femmes soit l’effet de leur rareté dans l’ouest, car il est général aux États-Unis. Je crois qu’il a une autre cause : il résulte, je pense, de la rudesse même des mœurs américaines. Dans un pays où les formes de la politesse sont très simplifiées, si ce frein n’était établi, il s’ensuivrait nécessairement, dans les rapports avec les femmes, une intolérable grossièreté. C’est, je crois, ce qui a produit la galanterie au sein des mœurs violentes du moyen âge. Dans les sociétés plus fortes que polies, un instinct avertit de respecter la faiblesse pour ne pas en venir à l’écraser. Au moyen âge, il fallait adorer les femmes comme les chevaliers pour ne pas les opprimer comme les sauvages. Une alternative analogue se présentait dans la société des États-Unis, qui, surtout là où elle commençait à s’établir, avait aussi sa rudesse. Les peuples plus raffinés n’ont pas besoin d’être retenus par des prescriptions si précises : l’élégance naturelle des mœurs est chez eux une garantie que les femmes seront traitées avec les égards qui leur sont dus ; mais il faut avouer qu’en France on s’est souvent trop reposé sur notre réputation proverbiale de galanterie, et que nos compatriotes auraient parfois besoin qu’un garçon d’hôtel ou un conducteur de diligence les rappelât à l’observation d’un devoir qu’ils oublient trop souvent de remplir.


12 octobre. Détroit.

Détroit, autrefois le fort Détroit, porte un de ces noms français qu’on rencontre çà et là dans l’Amérique du Nord, qui rappellent la place que nous y avons tenue, et qui, hélas ! en sont l’unique vestige.

A Détroit vit le général Cass, un des chefs du parti démocrate, et dont on parle pour la présidence prochaine[7]. M. Cass a attaché son nom à un voyage d’exploration scientifique dans l’ouest; il possède des propriétés considérables dans l’état de Michigan. On sait qu’il a été longtemps ministre des États-Unis en France. Il aime notre pays, et a plaisir à en parler. Le parti démocrate américain est fort différent de ce qu’on appelle en France le parti" démocratique. Le général Cass est fier de son origine populaire, et a exprimé ce sentiment dans le sénat de Washington; mais il n’y a pas dans son genre de vie la moindre affectation de mœurs démocratiques. J’ai eu l’honneur de le voir à Détroit au sein de sa famille. La maison où il m’a reçu était modeste, et ne se distinguait en rien des habitations voisines; mais tout y portait l’empreinte d’une simplicité digne. M. Cass m’a beaucoup parlé du roi Louis-Philippe, à la mémoire duquel il est resté fort attaché. Il pense que la France a eu grand tort de quitter la monarchie constitutionnelle pour la république. Je dois dire que je n’ai pas rencontré un Américain qui ne fût de cet avis.

Autre différence de la démocratie américaine et de la démocratie française : je suis allé voir jouer l’Ouvrière (Factory girl), cette pièce qu’on jouait aussi à Lowell. L’héroïne, comme on peut le croire, a toutes les vertus; elle sacrifie son amour et jusqu’à sa réputation pour sauver la fille de sa bienfaitrice. Tout cela devait être ainsi; mais ce qui m’a paru plus digne de remarque, c’est que dans cette pièce, composée en l’honneur des travailleurs, où l’on se moque beaucoup des lords, des ladies, des comtes et des Français, il n’y a rien contre les riches.

En ce moment, on expose à Détroit une peinture dont l’auteur est un artiste américain; c’est un tableau de chevalet fort ordinaire. Rien ne saurait être plus divertissant que l’emphase avec laquelle le démonstrateur du chef-d’œuvre le faisait valoir. Il a dit positivement qu’en Europe parmi les tableaux anciens et modernes aucun ne pouvait être comparé à cette merveille. Hier soir, a-t-il ajouté, un gentleman ne pouvait croire que les figures ne fussent pas en relief, il a été obligé de s’en assurer en s’approchant. Cela est chaque jour arrivé la veille au soir, j’imagine. Cette admiration pour les effets les plus communs de l’art de peindre est puérile. Les habitans de Détroit, qui semble une ville fort civilisée, auraient dû faire taire ce charlatan. Pendant qu’il parlait, j’étais tenté d’ouvrir la fenêtre et de dire à l’assemblée : N’écoutez pas ces louanges absurdes d’un ouvrage médiocre. Il y a ici quelque chose de bien autrement merveilleux que les raccourcis et les illusions d’optique qu’on vous vante comme si vous étiez des enfans ou des sauvages; il y a une rue d’une demi-lieue, large comme les plus grandes rues de Paris et de Londres, bordée de magasins, éclairée au gaz, dans une ville de 20,000 âmes, qui en renfermait 3 ou 4,000 il y a vingt ans. En 1810, comme me le disait hier le général Cass, il y avait 20,000 habitans à l’ouest de Détroit. Aujourd’hui il y en a 5 millions. Voilà ce qu’on ne trouverait pas en Europe :

Excudant alii spirantia mollius æra.


13 octobre.

Aujourd’hui j’ai entendu un vrai sermon presbytérien. Le sujet était le déclin de la religion. Le prédicateur en a énuméré les causes :

1" La paresse, la négligence; il a tiré ses comparaisons de la vie commerciale. Si les jeunes gens préfèrent leurs chevaux, leur buggy, leur fusil à leur magasin (shop), les affaires iront mal; il en sera de même si on se relâche sur la grande affaire; 2o  On prend la religion comme quelque chose de théorique, de métaphysique, non comme mi fait ; dès lors elle ne peut plus agir sur le cœur ;

3o  L’infidélité a changé de forme ; elle ne se produit plus sous un aspect grossier et repoussant, escortée du blasphème et de la licence comme au temps de Thomas Payne ; elle n’habite plus les tavernes et les mauvais lieux. Maintenant elle réforme le christianisme ; elle prétend en savoir plus que la Bible. — Ici l’orateur a placé un morceau assez vif sur les âges des terrains selon les géologues, que pourtant des hommes très pieux, M. Frayssinous parmi les catholiques, M. Buckland parmi les protestans, ne regardent point comme inconciliables avec l’Écriture, et une autre tirade non moins vive contre l’opinion plus difficilement orthodoxe, il est vrai, qui admet diverses races humaines ne procédant pas d’une même origine.

4o  L’inimitié des diverses églises et des membres d’une même église entre eux. À en croire le prédicateur, il régnerait peu de charité entre les diverses sociétés religieuses qui sont forcées de se tolérer aux États-Unis. Il pourrait bien en être quelquefois ainsi. Quant à moi, ce besoin d’intolérance si naturel à l’esprit de secte ne m’a jamais plus frappé que dans un journal universaliste. Les universalistes sont ceux qui pensent que justes et pécheurs, croyans et incrédules, tout le monde sera sauvé. Voilà une doctrine fort charitable ; je n’ai nulle part trouvé plus d’amertume que dans la controverse consacrée à l’établir. Il semblait que le théologien qui avait écrit l’article en question voulût se dédommager, en insultant ses adversaires dans ce monde, du chagrin de ne pouvoir les damner dans l’autre. En revanche, il existe un poème intitulé l’Universaliade, écrit tout exprès pour célébrer la damnation de tous ceux qui ne sont pas orthodoxes comme l’entend l’auteur.

Le prédicateur a cité enfin comme une des causes de la décadence religieuse le désir immodéré de faire fortune. Il a vigoureusement appuyé sur ce vice national. « Dieu, s’est-il écrié. Dieu fera ce qu’il a déjà fait : il soufflera sur ces richesses, afin de laisser à leurs possesseurs plus de temps pour penser à lui. »

Ce discours a été lu lentement, le prédicateur s’arrêtant entre chaque phrase avec quelque chose dans le ton de convaincu et d’impressif.

Voilà un sermon bien différent de la dissertation utilitaire de M. Waker à Boston. Plus on avance vers l’ouest, plus on trouve de foi véhémente et d’entraînement religieux.


Chicago.

On m’avait beaucoup recommandé d’aller à Chicago. Chicago est une ville située sur le bord du lac Michigan, à l’entrée de la prairie, c’est-à-dire de ces steppes immenses qui s’étendent à l’ouest jusqu’au Mississipi et par-delà : terre vierge vers laquelle se porte le flot des émigrans, et qui, entre leurs mains, se change rapidement en champs cultivés, dont les produits refluent vers l’est; grenier des États-Unis et ressource de l’Europe dans les mauvaises années. Il paraît que les Américains sont portés à s’exagérer l’étendue de leurs exportations de céréales en Europe. D’après M. Johnston, agronome anglais il est vrai, ils ne produiraient pas beaucoup plus de blé qu’il ne leur en faut pour leur consommation. Les Américains n’en sont pas moins disposés à regarder le vieux monde comme étant, sous ce rapport, à la merci du nouveau. Je me rappelle un article de journal dans lequel l’auteur, après s’être apitoyé sur ces malheureux pays de l’Europe, livrés à des révolutions perpétuelles, ne sachant pas l’art de se gouverner, ajoutait, à l’occasion des achats de blé américain faits par la France en 1847 et 1848 : « Ils ne savent pas même se nourrir et mourraient de faim, si nous n’avions pas de blé à leur envoyer.»

La prairie est pour les Américains comme un mot magique. C’est l’avenir, c’est le progrès, c’est la poésie. on ne parle guère aujourd’hui des forêts primitives; elles ont été percées à jour par les chemins de fer. Ce n’est pas à elles que s’attaque surtout maintenant l’ardeur des émigrans, plus souvent ils les laissent derrière eux pour aller exploiter la prairie, dont la culture est plus facile, plus rapide, où l’on n’a pas à défricher, à peine à labourer, où l’on sème dans une terre féconde également favorable aux moissons et aux troupeaux. L’imagination aussi est excitée par ces régions singulières, les seules où l’on trouve aujourd’hui la solitude, le charme de la vie errante, les aventures, les rencontres avec les Indiens, les troupeaux de bisons et de chevaux sauvages, la nature et la vie primitives. Le poète Bryant les a chantées, Cooper y a trouvé son trappeur Bas-de-Cuir; Washington Irving, l’écrivain élégant, les a décrites avec amour, et après eux une foule de touristes et de romanciers fatiguent chaque jour les lecteurs de récits et de peintures monotones, monotones comme ces plaines sans fin, et qui n’en ont pas la grandeur.

Chicago est aujourd’hui ce qu’était il y a trente ans Cincinnati, l’avant-garde de la civilisation de ce côté du Mississipi; car au-delà est Saint-Louis, le véritable poste avancé du mouvement vers l’ouest, l’avant-garde de cette armée de défricheurs que le grand fleuve n’arrête pas, et qui s’avancera jusqu’aux plaines de sable qui s’étendent au pied des Montagnes Rocheuses.

The star of empire westward moves.

J’aurais voulu voir Saint-Louis, celle peut-être des villes de l’Union dont le développement est le plus actif et le plus nouveau; mais, pour revenir, il faudrait remonter l’Ohio, et l’Ohio est presque à sec en ce moment : je me bornerai donc à Chicago.

Chicago n’est pas une grande ville comme Saint-Louis, mais on me l’a signalée comme très-curieuse par la rapidité de ses progrès, et par sa situation aux confins, pour ainsi dire, de la civilisation, au moins de ce côté. Un chemin de fer conduit droit au lac Michigan ; ce chemin traverse de vastes forêts coupées de flaques d’eau et de petites rivières. On arrive le soir au bord du lac, on le traverse en bateau à vapeur pendant la nuit, et le lendemain matin on se trouve à Chicago. Il faut se défier des prévisions et des prédictions en ce qui concerne l’extension future des villes en Amérique. On a voulu créer une capitale à Washington, et le vaste espace qu’on avait préparé pour les destinées idéales de la ville est demeuré en grande partie presque vide. D’autre part, M. Keating, qui accompagnait en 1823 le major Long dans son expédition, et traversait avec lui les tribus de Potwanies et de Chippewas qui occupaient alors le pays que je visite aujourd’hui en chemin de fer, écrivait : « Les dangers de la navigation sur le lac Michigan et le petit nombre de ports qu’offrent ses rives seront toujours un obstacle sérieux à la population de Chicago. » Or la population de cette ville, qui n’existait pas il y a quinze ans, est aujourd’hui de 34,000 âmes.

A quelques lieues de Chicago, dans un pays qui n’a rien de montueux et qui est peu élevé au-dessus de la mer, se trouve le partage des eaux qui vont se jeter dans le Saint-Laurent ou dans le Mississipi. Ici les deux bassins se touchent, sont presque de niveau, et communiquent même par un canal dans la saison des pluies. Une faible inégalité du sol détermine si une goutte d’eau ira se perdre dans la baie d’Hudson ou dans le golfe du Mexique. N’y a-t-il pas dans la vie des individus et des peuples des momens qui ressemblent à ce lieu-là?

L’hôtel où je suis descendu est un des plus grands et des mieux tenus des États-Unis; le propriétaire était, me dit-on, il y a quelques années, tailleur au fond des bois (in the backwoods); il fit faillite et vint à Chicago, où, avec son frère, il vendait des pantalons à cinquante sous pièce; aujourd’hui il a bâti le magnifique hôtel qu’on est tout étonné de trouver près du lac Michigan. Ce lac a un aspect sauvage comme son nom : c’est du moins ce que j’ai trouvé en me promenant aux portes de la ville, sur une plage sablonneuse et triste. Je ne voyais qu’une plaine d’eau verte tourmentée par un vent dur et froid; je n’entendais que le hoquet haletant d’une machine à vapeur, et le grincement intermittent d’une scie mêlé au bruit des vagues. Devant moi s’avançait dans le lac une longue jetée en bois; les planches et les solives sont à demi brisées; il en reste juste ce qui est nécessaire, rien de plus. La ville se trouve là comme un bateau échoué sur une grève. Tout près est le faubourg habité par les citoyens aisés de Chicago. Ici sont de belles allées et des maisons de bois aux blanches colonnes, aux élégans portiques, entourées de jardins remplis de fleurs. Une de ces maisons est au centre d’un véritable parc. Je vois de belles serres. Suis-je encore près du lac Michigan ?

Une autre maison est celle de M. Ogden, à qui je suis recommandé. Personne ne peut mieux me renseigner sur Chicago que M. Ogden; personne ne connaît mieux cette ville; il l’a vue naître et a aidé à la faire. M. Ogden est venu jeune dans ce pays, où il avait une propriété. Il a été chargé de vendre les terres de l’état; il en a acheté lui-même. Il a donc assisté, pour ainsi dire, au développement de Chicago; il y a pris une part active. Comme nous nous promenions dans son jardin, il m’a montré un-arbre, reste de la forêt primitive, et il m’a dit : « Il y a quinze ans, je suis venu ici; j’ai attaché mon cheval à cet arbre, qui était au cœur de la forêt. » Ce lieu ressemble maintenant à la forêt primitive comme le jardin du plus gracieux cottage aux environs de Londres ou sur les hauteurs de Passy.

M. Ogden m’a présenté à une dame française de Chicago, parfaitement française de langage et de manières, et dont le père était un chef indien. «On n’est point humilié de cette origine, m’a-t-il dit, le préjugé de couleur n’existe point pour la race indienne : c’est une noble race. « En effet, si les mœurs des anciens maîtres du sol étaient barbares, leurs sentimens étaient souvent héroïques. Ils avaient dans leurs manières le calme et le self possession qui partout donnent la distinction. Leur langage était poétique, leurs discours parfois d’une véritable éloquence; ils avaient même de l’esprit et savaient employer une certaine ironie calme qui parfois embarrassait et déconcertait leur interlocuteur. On m’en a cité deux exemples. Un chef, ayant reçu la Visite d’un envoyé des États-Unis, le fit asseoir près de lui sur un tronc d’arbre. Tandis que l’envoyé parlait, l’Indien le poussait doucement vers l’extrémité du tronc qui leur servait de siège à tous deux. Enfin le blanc se récria : «Vous me poussez toujours, je n’ai plus de place pour m’asseoir. — Voilà, mon père, reprit le sauvage, comme vous faites pour les Indiens. »

Le célèbre Red-Jacket, l’un des derniers parmi les aborigènes qui ait cherché à lutter contre l’envahissement de la race blanche, défendait, il y a une vingtaine d’années, devant le jury un de ses compatriotes accusé de meurtre et qui fut acquitté. Après le jugement, Red-Jacket s’approcha de l’attorney qui avait soutenu l’accusation et lui dit : «Sans doute mon frère avait fait un grand mal à quelqu’un de tes parens. » L’attorney l’assura qu’il n’en était rien, et tenta de lui expliquer quelle était la nature de ses fonctions. Le chef écouta en silence, puis il reprit : «Reçois-tu de l’argent pour remplir ces fonctions dont tu parles ? » Il fallut en convenir, à Eh quoi ! dit alors l’Indien jouant la surprise et avec une extrême indignation, ainsi tu as vendu le sang de mon frère. » Le magistrat qui racontait cette scène avouait que dans le moment il n’avait trouvé rien à répondre.

Malgré ce qu’on me dit à l’avantage des Indiens, je vois que leurs vestiges ont été bien vite effacés. Là où est aujourd’hui la promenade publique, on ne voyait, il y a quinze ans, que leurs wigwams et leurs tombeaux. Que sont devenus ces tombeaux ? ai-je demandé. Washed away, balayés par les eaux, m’a-t-on répondu. N’a-t-on pas aidé aux eaux ? Cependant le culte des tombeaux est un des traits les plus touchans et les plus respectables du caractère indien. On m’a raconté que des sauvages étaient venus il n’y a pas longtemps, et venus de très loin, dans un canton de la Nouvelle-Angleterre, d’où ils avaient été chassés depuis plusieurs générations, pour visiter les tombeaux de leur tribu. Quand ils virent qu’on avait détruit ces sépultures, leur surprise et leur désespoir furent au comble : rien ne pouvait apaiser leur douleur ni calmer leur indignation.

C’est là ce qui perd dans l’esprit des Indiens les hommes civilisés, qu’ils ont trop souvent sujet de mépriser. Des bandits, l’écume de la population, s’établissent sur la frontière pour tromper les malheureux sauvages. Un de ces hommes disait naïvement : « Je suis venu de cent lieues pour voler des Indiens. » Aussi l’oncle de la dame que j’ai vue ce matin, auquel elle offrait de se charger de l’éducation de ses enfans, lui répondit : « J’aimerais mieux leur couper la gorge que d’en faire des coquins pareils à ceux qui nous reprennent ce qu’ils nous ont donné. »

Il y a trente-six églises à Chicago. Elles appartiennent à diverses communions chrétiennes. J’entends dire, et ce n’est pas pour la première fois : Nous aimons la diversité des sectes ; nous y voyons une garantie contre la prépondérance de l’une d’elles. C’est bien là l’esprit démocratique, qui prend ombrage de tout ce qui dans la société pourrait exercer sous un nom ou sous un autre trop d’influence et trop d’empire ; mais est-ce autant l’esprit religieux, cet esprit qui paraît du reste être si puissant en Amérique ? Les sentimens des Américains en matière de religion sont pour moi, à quelques égards, une énigme que je ne comprends pas bien encore. Si l’on admet réellement une profession de foi quelconque, il est impossible qu’on juge également en possession de la vérité des sectes divisées sur des points très importans et qui souvent s’anathématisent les unes les autres. Peut-être aux États-Unis le grand nombre est-il plus convaincu de l’excellence et de l’utilité morale de la religion que de la vérité de tel. ou tel dogme. Hommes d’action plutôt que de réflexion et très pressés peut-être, leur volonté adhère fortement à des croyances qu’ils n’ont ni le goût ni le temps d’approfondir. Je connais à Paris beaucoup de ces Américains-là.

En suivant avec M. Ogden une belle promenade qui s’étend le long des rives du lac, j’aperçois une jolie petite maison de bois : c’est celle de l’évêque catholique, qui est fort considéré. Je demande s’il y a beaucoup de protestans qui embrassent le catholicisme ; on me répond, comme on l’a déjà fait plusieurs fois, que ce sont des cas rares et exceptionnels. La population catholique augmente considérablement par l’émigration, qui est en grande partie catholique, se composant surtout d’Irlandais et d’Allemands venus principalement des parties de l’Allemagne où règne le catholicisme ; mais on ne cite guère d’autres conversions que celles de quelques personnes qui ont voyagé en Europe ou d’enfans qu’on a envoyés à des écoles catholiques. En revanche, on me dit que les petits Irlandais qui suivent les écoles de la ville deviennent souvent protestans. Le catholicisme n’est aux États-Unis l’objet d’aucun préjugé malveillant ; mais je ne crois pas que la majorité soit disposée à l’embrasser.

Il y a ici un grand nombre de baptistes. Comme les anabaptistes de sanglante mémoire, auxquels du reste ils sont loin de ressembler, ils n’admettent que le baptême par immersion ; leur croyance se fonde sur quelques versets des épîtres de saint Paul où il est dit que celui qui est baptisé est comme plongé dans le tombeau pour ressusciter ensuite à une vie nouvelle. Prenant ces passages à la lettre, les baptistes veulent que l’on soit plongé et comme enseveli sous les eaux. Pour cela, l’immersion complète est nécessaire ; aussi voit-on souvent l’hiver, à Chicago, les ministres baptistes casser la glace du lac et entrer dans l’eau jusqu’à la ceinture pour immerger les néophytes adultes qu’ils tiennent dans leurs bras. Outre ce dogme particulier, la tendance générale des baptistes comme des méthodistes, et encore plus peut-être, est de s’occuper des classes populaires, trop négligées par les épiscopaux, les presbytériens, les congrégationalistes, les unitairiens, dans les églises desquels il n’y a souvent pas de place pour les pauvres ou bien seulement une place humiliante. Les méthodistes et les baptistes ouvrent leurs chapelles à ces bannis ; aussi leur langage est-il empreint d’une violente amertume contre les églises qui sont la propriété exclusive des riches. Voici ce que je lis dans un sermon baptiste prononcé récemment : « Les diacres peuvent croiser les bras, assis sur leurs sièges rembourrés, et fixer les yeux sur la chaire qui est devant eux ; mais ils ne voient pas la multitude entassée sous le vestibule : ils n’en ont souci. Ils ont une bonne congrégation, une bonne église, un bon ministre : tout sent sa capitale, depuis le ministre empesé jusqu’au bas de l’échelle ; mais bientôt tout cela sera flétri et desséché, et vous entendrez le vent siffler à travers ce squelette, car dès que l’église dédaigne les hommes de basse condition, elle se dessèche immédiatement. » Ce langage violent peut paraître exagéré; mais il faut bien croire ce qu’écrivait en 1838 M. Tuckerman sur l’état des églises de Boston. Cet homme respectable, frappé du grand nombre d’habitans qui n’étaient attachés, en raison de leur pauvreté, à aucune église, à aucune congrégation religieuse, après de consciencieuses recherches, était arrivé à ce résultat que sur douze mille familles il y en avait cinq mille six cent vingt-deux, à peu près la moitié, qui étaient dans ce cas. Il disait très bien : «Une église est une propriété en commandite (join-stock propery). Elle appartient à une corporation; elle est divisée en actions (shares) appelées bancs (pews), et ces bancs sont possédés comme une propriété foncière. Les relations du ministre avec la société religieuse dont il fait partie sont presque entièrement limitées à ceux qui paient ses services. » Il n’y a donc de bancs que pour les sociétaires qui sont propriétaires de l’église et paient le ministre. Il paraît cependant que les bancs qu’on ne trouve pas à louer sont mis à la disposition des pauvres. «Mais, dit M. Tuckerman, ces places humiliantes où l’on est admis à titre de pauvre, si elles sont acceptées en Angleterre, ne le sont pas en Amérique; personne ne veut s’y asseoir. » Et l’auteur fait ressortir tout ce qu’il y a de contradictoire entre l’importance que le plus pauvre citoyen a dans un pays démocratique, où par l’élection il concourt au gouvernement, et l’insulte qu’on lui fait subir en l’excluant de l’église, ou en lui imposant cette révoltante inégalité devant Dieu[8].

Ce qu’il y a de sûr, c’est que bien d’autres plaintes se sont fait entendre après celles de M. Tuckerman sur l’insuffisance des établissemens religieux en Amérique, malgré le zèle des particuliers et l’activité infatigable des méthodistes, dont les prêtres ambulans, véritables missionnaires, distribuent des livres et des journaux religieux en abondance. Cette distribution se fait par des ventes dont les bénéfices sont employés à la propagation des écrits que répand la société. On voit que c’est l’application, application au reste très désintéressée, de l’esprit commercial à la prédication de l’Évangile. Dans l’année qui vient de s’écouler, la société méthodiste a vendu pour deux millions de livres pieux.

Malgré les efforts ardens du zèle religieux, il ne saurait suffire complètement à l’accroissement prodigieusement rapide de la population. Un rapport de la société du Massachusets pour l’avancement de l’instruction chrétienne s’exprimait en ces termes: «Dans les comtés de Rockingham et de Strafford, il y a 45 districts, contenant 40,000 habitans, qui ont été privés des moyens de grâce, les uns pendant dix, les autres pendant vingt, quelques-uns même pendant trente et quarante ans, et dans un district qui renferme 1,063 âmes, après qu’un ministre y a eu résidé vingt ans, l’église visible du Christ a été éteinte durant plusieurs années. » Des rapports faits pour diverses sociétés religieuses, en 1833 et 1835, établissent qu’à cette époque, plus de 1,000 districts et villages n’avaient pas de culte, que 5 millions d’hommes n’avaient pas les moyens de grâce. Le rapport de la société des missionnaires baptistes en 1833 contient ces paroles : «Même si tous ceux qui font profession d’être des instituteurs chrétiens étaient doués des qualités nécessaires, il y aurait encore un déficit de 4,000 ministres pour satisfaire aux besoins du pays ; mais on doit faire une réduction considérable pour ceux qui propagent l’erreur, pour ceux qui ne connaissent pas assez bien la doctrine chrétienne pour l’enseigner convenablement, enfin pour ceux qui sont fortement engagés dans les occupations du siècle au point de ne pouvoir consacrer leur temps à se préparer de manière à être vraiment utiles dans leur ministère. Ces faits montrent une grande et alarmante défaillance dans l’instruction chrétienne. »

Le zèle de toutes les communions, particulièrement des baptistes et des méthodistes, lutte avec ardeur contre cette insuffisance des secours religieux. Il est question en ce moment d’instituer à New-York des prédications en plein air, comme celles de Londres et d’Edimbourg, parce que l’on a reconnu qu’il n’y avait de place dans toutes les églises de New-York que pour une moitié de la population. Il en résulte que l’autre moitié n’assiste pas au service divin.

Revenons à Chicago. Après les églises, la première chose à laquelle on songe en bâtissant une ville, ce sont les écoles. Il y a six écoles publiques à Chicago, dans lesquelles on instruit trois mille enfans. Les écoles ont le trente-sixième des terres à vendre dont l’état dispose, et le produit d’une taxe locale, qui monte ici à 30,000 francs. Les maîtres reçoivent à peu près 1,200 francs, ce qu’on trouve insuffisant. Ils sont aidés par des assistantes, qui font épeler les petits garçons et les petites filles. Aux États-Unis, on emploie beaucoup de femmes dans l’instruction primaire des deux sexes, et on s’en trouve très bien. Elles ont la patience et la douceur nécessaires à ce pénible enseignement. Trop d’autres carrières sont ouvertes à l’activité des hommes pour qu’ils se contentent longtemps d’apprendre à lire à des enfans. Une société s’est formée dans la Nouvelle-Angleterre pour exporter des institutrices dans l’ouest. Elles y rendent les plus grands services et contribuent efficacement à la culture morale des rudes populations qui habitent ces contrées nouvelles. En même temps, ces personnes trouvent souvent à se marier avantageusement avec des colons qui ont commencé à s’enrichir. Ainsi cette institution profite à tout le monde, aux enfans, aux colons et aux institutrices.

Il y a deux mois, j’étais en Angleterre. Une solennité agricole m’avait appelé à une vingtaine de lieues de Londres. J’allais voir fonctionner une machine à moissonner. Un assez grand nombre de country gentlemen et de farmers s’étaient rassemblés dans le même but. Une scie horizontale mise en mouvement par le mouvement de la machine coupait avec une grande rapidité une quantité considérable de tiges de blé à la fois. Cette machine, traînée par un cheval, tournait autour de la pièce en abattant à chaque tour une bande d’épis large de plusieurs pieds. Un paysan placé sur la machine rejetait les épis coupés à mesure que l’action de la scie les y amoncelait. C’était la seule intervention de l’homme dans l’opération. Il me semble qu’il ne serait pas impossible de faire rejeter les javelles par la machine elle-même. Telle qu’elle est, elle eut le plus grand succès aux yeux des connaisseurs présens à l’expérience. Ce qui me rappelle aujourd’hui cette machine, c’est qu’on lisait sur un de ses côtés : Chicago. C’est en effet un habitant de cette ville, M. Mac-Cormick, qui en est l’inventeur. C’est des bords du lac Michigan, du voisinage de la prairie, de cette cité née d’hier, que provient une découverte qui excite l’intérêt des agronomes de l’Angleterre, et qui, dans plusieurs joutes aratoires, l’a emporté sur les machines rivales. Si la machine à moissonner de M. Mac-Cormick a eu du succès en Angleterre, où l’on aime en agriculture comme en toute chose le fini et la perfection, où la terre est chère, la culture très soignée, on peut penser qu’elle doit réussir encore bien mieux en Amérique, où la terre est pour rien, où il s’agit, non de très bien faire, mais de faire vite et beaucoup, où il importe peu qu’on laisse quelques épis, si l’on a rapidement dépouillé de sa moisson une plaine immense. Adieu donc les moissonneurs de Théocrite et de Virgile, et le patriarche Booz ordonnant à ses serviteurs de laisser des épis dans le sillon pour que Ruth puisse glaner après eux! Encore un grief de la poésie contre les machines qui lui ont fait tant de tort, mais que ses plaintes n’arrêteront pas, et qui elles-mêmes ont leur poésie, au moins leur grandeur, puisqu’elles représentent la puissance et le triomphe de l’homme sur la nature.

Dans ce pays lointain où l’on fait des machines que l’Europe admire, on ne sait pas faire des vaudevilles, car on joue ce soir un vaudeville de M. Scribe, dont l’esprit est si français et dont les succès sont cosmopolites ; on joue aussi la Bohémienne. Cette bohémienne est la Esméralda de M. Victor Hugo : les personnages de Notre-Dame-de-Paris sont venus jusqu’ici. Je ne suis pas allé au théâtre, parce que j’ai été conduit dans un concert par souscription, où j’ai entendu une bonne pianiste et un assez bon violon. Celui-ci est, m’a-t-on dit, un négociant ruiné. L’orchestre était composé d’amateurs allemands ; puis l’on a dansé et valsé à peu près comme à Paris ; seulement, autour de moi, on ne connaissait pas beaucoup cette population nouvelle, qui demain sera peut-être ailleurs. L’Américain ne s’attache pas volontiers au sol, et cependant il a très énergiquement le sentiment national. La patrie, c’est pour lui d’abord l’Union tout entière, et ensuite le point du pays où il se trouve, mais seulement tant qu’il y reste ; car il connaît le patriotisme de clocher, seulement il change volontiers de clocher.

Avant de quitter Chicago, j’ai voulu au moins entrevoir la prairie. Pour cela, j’ai pris un chemin de fer qui la parcourt jusqu’à une certaine distance. Je suis descendu à une station en plein désert. Il n’y a pas de bureau, comme on peut croire ; il n’y a pas de maison, il n’y a pas d’arbres. Là-bas, j’aperçois une petite case rouge : elle m’apparaît comme la dernière habitation ; au-delà il n’y a plus que les plaines sans fin. Pas un bruit, pas un mouvement ; le ciel semble, comme sur l’Océan, plonger derrière l’horizon. C’est de ces plaines que M. Bryant, poète américain, a dit : «Elles s’étendent si loin, que c’est une hardiesse au regard de plonger dans leur étendue. » Je me rappelle les beaux vers dans lesquels il a chanté l’intérieur de ces immenses steppes dont je foule les bords, mais où du moins je peux m’écrier comme lui : Je suis dans le désert seul !

And I am in the wilderness alone.

Après avoir passé deux heures au sein de cet espace vide et sans limite, j’entends le bruit lointain du train, je vois la fumée s’élever et courir à travers la solitude ; je remarque alors le fil du télégraphe électrique qui la traverse ; je ne comprends plus que j’aie pu me sentir si éloigné, si seul, et je reviens à Chicago, où j’arrive à temps pour passer une très agréable soirée à entendre de la musique et à prendre des glaces dans la jolie habitation de M. Ogden.


J.-J. Ampère.
  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 janvier.
  2. Il en est même dans le pokonchi, parlé par les Indiens de Guatemala, à l’autre extrémité, de l’Amérique septentrionale.
  3. On dit que l’infinitif est également remplacé par le subjonctif dans le jargon parlé par les tribus errantes connues en France sous le nom de bohémiens.
  4. Par suite du même principe, dans la langue delaware, on ne peut pas dire père, mais seulement mon père, ton père, son père, etc.
  5. O-ni-aw-ga-rah, le tonnerre des eaux, eu langue chippewa.
  6. Un événement récent montre la vérité de ces paroles. Un jeune homme, en plaisantant, faisait mine de jeter dans le petit bras du fleuve une jeune fille qu’il aimait. Elle lui échappe et tombe dans le courant. Le malheureux y saute après elle. Ils étaient à deux pas du bord; l’eau n’allait pas à leur ceinture; mais le courant est rapide, et la roche polie n’offrait aucune prise à leurs pieds. Après avoir lutté quelques instans, ils disparurent ensemble dans l’abîme. Presque chaque année le Niagara est témoin de plusieurs catastrophes de ce genre. Toute imprudence peut être punie de mort. Avec un peu d’attention, le Niagara n’offre aucun péril; le seul péril est la sécurité.
  7. Toutes les prévisions de ce genre ont été trompées. Pendant mon séjour aux États-Unis, la question de la présidence occupait beaucoup les esprits. On parlait de M. Cass, de M. Douglas, de M. Houston parmi les démocrates, — de M. Webster, du général Scott parmi les whigs. On pensait généralement que les démocrates l’emporteraient, s’ils ne se divisaient pas. Ce parti a montré combien les Américains savent sacrifier leurs préférences personnelles au triomphe de leur opinion. D’un bout à l’autre de l’Union, les démocrates ont abandonné leurs candidats de prédilection pour se porter sur M. Pierce, dont je n’avais jamais entendu prononcer le nom. Les prétendans à la présidence qui appartenaient à ce parti se sont empressés de se désister en sa faveur, et il a été nommé à une immense majorité.
  8. Joseph Tuckerman, (the Religions principle and regulation of the ministry at large. L’auteur de cet écrit avait entrepris de fonder des chapelles pour ceux à qui leurs moyens pécuniaires ne permettaient pas de faire partie des associations religieuses existantes. Il avait établi un corps de ministres allant visiter les pauvres chez eux pour leur porter la prédication et la prière. Noble entreprise de secours religieux à domicile ! Je ne sais où elle en est maintenant.