Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/17


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Désastre de l’armée de Charles XII dans les montagnes. — La Laponie du Jämtland.


Je crois devoir donner quelques détails sur la catastrophe terrible, arrivée à l’armée que Charles XII avait fait passer les fiälles de ce côté, pour envahir la Norvège, pendant que lui-même l’attaquait par le sud.

Les troupes au nombre de sept mille hommes, suivant le rapport du général Armfeldt, se rassemblèrent vers le mois de juin 1718. Il ne parait pas que l’armée pût forcer les passages des montagnes, avant la fin d’août ; le siège de Stäne-Krants, une forteresse en Norvège, n’était pas encore fini le 2 septembre ; l’armée s’avança ensuite jusqu’à Melhuus, à deux milles de Drontheim, où, d’après la lettre que le général Armfeldt écrivit au roi, elle était encore le 3 décembre. Le général n’avait alors aucune connaissance de la mort du roi, qui avait été tué au siège de Frédéricshald, le 30 novembre précédent.

Il rendait compte à sa majesté du progrès qu’il avait fait, et lui disait que le manque de provisions l’obligeait de se retirer. La retraite commença effectivement quelque temps après. Le premier jour de l’an 1719, l’armée quitta la paroisse de Tydale la dernière de la Norvège pour traverser les fiälles qui dans cet endroit ont huit milles et demi de large. Ces hautes montagnes ne produisent aucun arbre : dans les vallées il y croît seulement quelques broussailles, et on n’y trouve d’ailleurs aucune habitation.

Le premier jour de marche se passa assez bien, mais le second, l’armée fut accueillie d’une tempête de vent nord-ouest, accompagnée d’une chûte considérable de neige, et d’un froid si cuisant, que quelques personnes en perdirent l’usage de leurs sens ; les cheveux mêmes de quelques-uns blanchirent tout-à-coup ; plusieurs se trouvèrent mal, et moururent sur le champ.

On s’arrêta la nuit du deux au trois janvier, dans une petite vallée sur un lac au milieu des fiälles. Le lendemain au matin, lorsqu’on voulut recommencer le voyage, on trouva plusieurs centaines de soldats gelés. Parmi ce nombre quelques-uns se tenaient droits, comme s’ils eussent été vivans, mais en les touchant, ils tombaient et roulaient comme des pierres. Le froid était toujours aussi vif, et il neigeait toujours également. Les soldats tombaient dans le chemin les uns après les autres : ils en vinrent enfin à mourir par pelotons. Les traîneaux du bagage et de l’artillerie furent abandonnés, après que les chevaux et les conducteurs eurent été gelés. Il arrivait fréquemment, qu'hommes et chevaux disparaissaient tout-à-coup, s’enfonçant dans la neige par dessus la tête, et y périssant misérablement.

Le soir du trois janvier, l’armée s’arrêta sur un lac appelé Ena, dont sort un torrent du même nom, qui après avoir traversé les fiälles, passe à Handöl en Jämeteland. La tempête et les tourbillons de neige étaient tels, qu’on ne pouvait se distinguer à deux pas. Cette nuit se passa dans des horreurs encore plus grandes que les précédentes. Les soldats brisèrent leurs armes et firent du feu avec le bois, mais ni le feu ni les habits ne pouvaient réchauffer.

Ici un témoin oculaire va parler : « Quels cris ! quelle effroyable détresse ! quoique je fusse présent, et que je ressentisse moi-même, les mêmes maux, il n’est impossible de les décrire. Quelque amitié ou bonne volonté qu’on pût avoir, on ne pouvait aucunement aider ses amis, tout le monde souffrait également. — Aux horreurs du froid excessif se joignaient encore celles du besoin extrême : le peu de provision que chaque soldat avait porté avec lui, était en grande partie épuisé. Lorsqu’accablé de fatigue, quelqu’un si asseyait pour se reposer, ou pour dormir, il devenait sur le champ si raide et si gelé, qu’un exercice violent ne pouvait plus le réchauffer, et il mourait sur la place.

« Ceux qui se tinrent debout, dans une grande agitation, se tirèrent mieux d’affaire : les hommes les plus grands et les plus forts furent ceux qui périrent les premiers : la presque totalité de ceux qui échappèrent à ce désastre affreux, étaient des gens faibles et petits. »

La tempête cessa enfin, vers le matin du quatrième jour ; l’armée se sépara alors. Une partie passa sur les hauteurs de Snäsa, gagna un pays de bois et enfin un village du Jãmeteland. Ceux qui prirent la rivière Ena pour guide, arrivèrent à Handöl les uns après les autres, quelques-uns ne purent arriver à ce village qu’après quatre, cinq, ou même six jours de marche. Les trois quarts de l’armée périrent dans ce passage.

L’évêque Pontopiddan dit que les chasseurs patineurs norvégiens, qui furent envoyés à la poursuite de l’armée suédoise, trouvèrent les corps des soldats gelés dans différentes postures, autour de feux éteints, faits avec la crosse des fusils.

Les relations suédoises disent qu’un des guides norvégiens avait péri la première nuit, et que l’autre qui était à l’avant-garde, mourut à la troisième, et que cela fut la cause de la mort du grand nombre qui s’égara dans les neiges. Il paraît par la tradition de Tydale en Norvège que les deux guides revinrent ; il est probable que ces gens, voyant ce désastre, profitèrent du désordre qu’il occasion ait, pour s’échapper ; ce qu’à la faveur de leurs grands patins de neige, ils purent faire aisément.

La plupart des malheureux, qui échappèrent à ce désastre, périrent par la suite, dans les quartiers, des misères qu’ils avaient essuyées, ou même perdirent leurs membres sur le chemin ; les fossoyeurs furent employés pendant quelque temps, à la recherche des pieds et des mains.

Le régiment du Jämeteland quoique plus endurci au froid, perdit 487 hommes sur mille dont il était composé. Un paysan de cette province, qui servait dans ce corps comme dragon, termine ainsi une relation en forme de lettre, qu’il écrivit en 1772, cinquante ans après l’événement. « Men jag tror om de gemena fôtt veta konungs Carl’s död, innan de gingo ur Norige, hade de der hushôllat annorlunda, än art dö af köld och svält, och lemna en só stor konung och hielte ohänmad. Alsen den 20 augusti 1772. (*)

Pehr Andersson i Norrbyn.

La misère et la détresse, où cette armée s’est trouvée, ne peuvent guères être comparées qu’à celles que dut endurer l’armée de Cambyse dans les sables brûlans de l’Afrique ; mais celle-ci fut toute enterrée dans les sables, pas un homme n’échappa. Si la tempête eût continué après la troisième nuit, il est certain que tel eût aussi été le sort de l’armée suédoise.



(*) Mais je crois, que si les soldats avaient connu la mort du roi Charles, avant de sortir de la Norvège, ils y seraient plutôt tous restés que de mourir de froid et de faim, et de laisser un si grand roi et héros sans vengeance. à Alsen le 20 aoust 1772.

Pierre Anderson de Norrbyn.

Une partie de ce récit est tirée de la relation du pasteur Idman chapelain du régiment du Jãmeteland avec cette inscription folkets rop pô norrska fiällen (le cri du peuple sur les fiälles norvégiennes). Le reste vient de différentes Personnes, dignes de foi, entre autres du baron Hiertat, qui m’a assuré l’avoir souvent entendu répéter à des gens qui y avaient été.



Malgré cette histoire épouvantable, je me déterminai à traverser ces fiälles redoutables ; j’aurais bien désiré passer sur le terrain même, qu’avait occupé l’armée suédoise ; mais comme son passage avait eu lieu en hiver, au printemps suivant il n’en restait pas de trace : on voit cependant encore la route que le général Armfeldt avait fait frayer pour le passage de l’armée dans le mois de juillet ; ce sont des morceaux de bois, placés les uns à côté des autres, sur des marais ; son artillerie s’ y fût sans doute perdue, s’il n’avait pas pris cette précaution ; le chemin est à présent impraticable et abandonné.

Considérant l’état de mon genou, et ne voulant point commettre la faute du général, je consultai les cartes du pays et les paysans, et je me mis en route devers l’endroit, où le passage me sembla le plus facile. Le colonel baron Hiertat, suivant l’usage du pays, voulut m’accompagner jusques chez le prêtre Berlin à Rödon ; j’eus de là le chagrin de voir au matin, les montagnes couvertes de neige ; c’était la seconde fois de l’année et l’on m’assurait bien, qu’à la troisième, la neige y resterait jusqu’au mois de juin de l’année prochaine.

Le major Tideman vint me prendre ici, et me mena à sa maison de Seter, où je trouvai plusieurs officiers du régiment de la province ; comme j'étais au moment de quitter le pays, il était simple qu’on me demandât ce que j’en pensais. Très-satisfait de mes hôtes, et voulant m'exprimer à leur manière, je leur dis : Tio tusand million dievul, snö och frost ! helvede siörna ! sacraments-ka skogar ! men satan's god folk[1] ! Mon compliment parut très-agréable, et l’on but à ma santé.

Le major Tideman voulut aussi raccompagner avec son fils. Le père vint avec moi à quatre milles, chez un de ses amis qui avait une belle maison sur le bord du lac d’Alsen, qui se décharge dans le grand-lac, et le fils voulut m’accompagner jusqu’à dix milles, dans la Laponie de Jämeteland, chez le directeur de la fonderie de Gustave-berg.

Sur le chemin, j'entrai dans une vieille église, et je vis sur l’autel le portrait de Luther à la tête des quatre évangélistes : ce qui ne m’étonna guères moins que d’y voir un jeu d’orgue. Je passai la nuit à Mörsil, ou je trouvai beaucoup plus d’accommodemens que dans les gästgifvare-gôrdarnas du sud de la Suède ; j'aurais bien désiré aller faire une visite épiscopale chez les prêtres d’Offerdal et d’Undersôker, mais comme je n’étais pas seul, je ne pus pas me le permettre. Ces messieurs reçoivent ordinairement assez bien : il n’y a que le retour de la réflexion, qu’il faut que leur hôte mange, qui les gêne. On prend encore patience pour une personne, mais pour deux, on craint de voir épuiser dans un jour les provisions de plus d’une semaine.

Près de l’endroit où l’on passe la rivière, pour aller à Undersôker, est un petit fort, appelé jerpe skans. Celui-ci, outre le fossé, a une muraille de pierre, mais il est totalement abandonné. Depuis Mörsil, qui est agréablement situé sur un joli lac, on commence à rencontrer quelques Lapons çà et là ; j’en vis plusieurs avec leurs femmes ; les hommes habillés d’une tunique blanche, la poitrine découverte, et les femmes ordinairement habillées d’une peau de renne qui leur prend au cou et descend jusques aux talons. À dire vrai, celles que j’ai rencontrées n’avaient pas des charmes bien puissans, et cette peau de renne rapée, n’augmentait pas leurs attraits. Je causai quelque temps avec eux, et je satisfis à leurs demandes de sucre et de tabac. Les bonnes femmes recevaient le premier avec actions de grâces, et voulaient a toutes forces me baiser la main.

Au milieu des bois je trouvai un homme bien mis, qui m’adressa la parole et ensuite me dit qu’il était venu au-devant de moi, pour m’accompagner chez le directeur de la fonderie. C’etait un commis de la douane sur ces frontières. Dans les pays fréquentés on ne leur trouve pas cette politesse. Je fus très-sensible à son attention et j’en aurais été beaucoup plus reconnaissant, si ce n’eût été pour mon mat-säk qui n’était pas trop considérable, et que les sups fréquentes de ces messieurs menaçaient de mettre promptement à sec.

J'abandonnai ma cariole à Krok et je m’embarquai sur le grand lac Kall, avec mes deux compagnons. Sans mal-encontre nous débarquâmes à Gustaf-berg-bruck (fonderie de la mine de Gustave). Ce n’est réellement que depuis l’église de Kall à un quart de mille de l’endroit, où je m’embarquai, que l’on entre dans la Laponie du Jämeleland. Depuis Kall jusqu’à Wucku en Norvège on ne trouve plus d'églises : il peut y avoir douze milles de l’une à l’autre ; la population aussi est extrêmement bornée : on ne trouve plus que quelques maisons de ny bygarre (nouveaux habitans), comme on les appelle.

La plus haute montagne de la péninsule, formée par la Suède et par la Norvège, se trouve sur les bords du lac Kall. Elle se nomme Ôreskiutan et peut avoir cinq mille pieds de haut. Son pic élevé et en plusieurs endroits toujours couvert de neige, commence à s’élever du bord de l’eau. Quoique la vue en soit très-imposante, Ôreskiutan ne semble pas à l’œil être si élevé qu’on le dit ; mais comme le lac Kall est à-peu-près 1800 pieds au-dessus du niveau de la mer, en ajoutant cette hauteur à celle de la montagne au-dessus d e ce lac, cela peut bien faire cinq mille pieds. La plus haute montagne de l’Ecosse, Ben-nevis, est de 4500 pieds, mais comme elle s’élève immédiatement du bord de la mer, elle paraît plus élevée que celle d’Ôreskiutan.

La mine de cuivre de Gustave-berg est très-riche. On n’a commencé à y travailler que depuis une quarantaine d’années. Sa profondeur n’est encore que de vingt toises. On a ouvert dernièrement une autre mine au pied de la montagne Ôreskiustan qui est de la même qualité. Ces mines ne sont pas si dangereuses à travailler que celles de Falhun, parce qu’il ne s’y trouve point de vitriol. Le cuivre est souvent mêlé avec un peu d’argent et de soufre, et même avec un peu de fer, Je regrettai fort que mon genou malade me privât du plaisir de visiter cette mine, et encore plus de monter au sommet d’Öreskiutan. On en dit la vue fort intéressante, et cela doit être, puisque c’est la montagne la plus élevée. C'est cependant sans raison, que quelques personnes en Suède croient que l’un peut voir de son sommet le golphe de Bothnie et la mer du Nord, La distance des deux côtés est beaucoup trop considérable. Du côté du golphe il y a en ligne directe à-peu-près trente milles (34 lieues de poste) et de l’autre, jusqu’à l'endroit où la marée cesse de se faire sentir, guères moins de 25 lieues et coupée par des montagnes presque aussi élevées.

La Fonderie de Gustave-berg est assez considérable. On transporte le cuivre par les lacs jusques près de Sundswall, mais il faut souvent débarquer dans les endroits où la navigation est interrompue. En hiver, on le transporte sur les traîneaux tant en Norvège qu’en Suède.

Près de la fonderie il y a un assez gros village. Les habitans élèvent une espèce de chiens-loups, dont le poil est fort long et assez joli, absolument pour leur fourrure. On les tue lorsqu’ils sont venus à leur grandeur, et Chaque peau se vend à-peu-près un rixdaler et demi (7 à 3 francs). Il en faut dix-huit ou dix-neuf pour faire une pelisse.

Le pays n’est point laid, il est assez bien coupé de vallées et de collines, quoique au milieu des montagnes. On n’ÿ cultive guères que de l'orge ; on la coupait alors, quoiqu’elle fût toute verte, dans la crainte de la gelée. Le grain ne peut guères servir qu’à faire de l’eau-de-vie. Il y a des ours dans ces montagnes, qui dévorent les bestiaux pendant l'été ; aussitôt que l’hiver vient, ils se logent dans des trous et n’en sortent plus, à moins que les chasseurs ne les y forcent. On prétend qu’ils se nourrissent en se suçant les pattes ; il est sûr que lorsqu’ils sortent de leurs tanières, ils peuvent à peine se soutenir, quoiqu’ils soient d'ailleurs assez gras. On prépare les cuisses comme des jambons ; c’est un morceau très-délicat.

L’Evêque Pontoppidan prétend que les ours sont très-friands du fœtus des femmes grosses. Il rapporte plusieurs histoires fort étranges à ce sujet, et en prend occasion de recommander la chasteté aux jeunes filles qu’on envoie pendant l'été garder les bestiaux dans les montagnes. Les gens sensés rient de cette histoire ; mais il est certain que c’est un préjugé généralement reçu parmi les habitans de ces montagnes, et sur-tout parmi ceux du diocèse de l’évêque Pontoppidan (Bergen).

Pendant que dans ma chambre je me désolais de pouvoir à peine faire usage de mes jambes, dans un pays où je devais souvent en avoir grand besoin ; je vis dans un cadre sur la muraille ces paroles de Sénèque : Optimum est pati quod emendare non potes, deumque quo autore omnia eveniunt, sine murmure comitari[2]. Cela me sembla venir si à-propos, tant pour moi que pour les gens qui sont obligés d’habiter ces pays déserts, que je pris patience, comme à mon ordinaire.

Le directeur Sparreman qui m’avait reçu avec toute la complaisance possible, voulut aussi m’accompagner trois milles plus loin, et je m’embarquai avec lui sur le lac Kall. Nous débarquâmes de l’autre côté, pour voir une famille lapone établie dans son koya à un demi-mille de la paroisse de Kall. Le koya était précisément comme je l’ai décrit. La femme était seule au logis, et quoiqu’elle fuit pauvre, et à demi mendiante, elle nous reçut fort bien. Sur un signe que lui fit le directeur, elle sortit un moment et revint bientôt, parée dans tous ses atours ; ils étaient réellement fort propres et très-chauds. La jupe était de gros drap blanc, bordée de bleu, et le corset de belle laine bleue bordée de rouge ; le bonnet était aussi bleu bordé de rouge, et d’ailleurs est en tout semblable pour la forme à ceux des paysannes danoises près de Copenhague. Cette bonne femme parlait et lisait fort bien le suédois. Elle nous conta son histoire, et se plaignit beaucoup de l’avarice de certain riche Lapon, dont le fils était amoureux d'une de ses filles. Le père ne voulait pas consentir au mariage. Pour éviter plus d’esclandre, le jeune homme ayant la tête très-chaude, elle avait pris le parti de laisser son troupeau de rennes à la garde de son fils, et de quitter les montagnes dans la crainte qu’il ne lui prit la fantaisie d’enlever sa maîtresse.

La bonne femme nous dit aussi qu’elle avait bien bâti trente à quarante koyas, et qu'elle allait de l’un à l’autre, suivant que l’humeur lui en prenait ; elle n’avait, il est vrai, qu’à transporter quelques ustensiles de cuisine, et ses vêtemens ; un ou deux rennes suffisaient pour cela, parce que la famille se chargeait d’une partie du bagage. Étant ainsi rapprochée des habitations, la famille allait quêter des provisions dans le voisinage ; son koya était réellement bien fourni.

Après avoir montré avec complaisance toutes les chaînes d’argent, les instrumens, les habits, et tout ce qui est propre aux Lapons, la bonne femme sortit, comme pour chercher quelque autre chose et revint bientôt avec des fraises et des framboises en quantité ; elle les avait ramassées autour de sa butte. La terre était en effet couverte de fruits rouges ; c’était le 10 septembre, après l’été. Le printemps ne commence vraiment à paraître qu’à cette époque dans ces pays ; l’hiver le suit de près. Ce printemps ne dure guères que quinze jours ou trois semaines. Les gelées des nuits font disparaître la verdure, et la neige couvre bientôt tout ; mais cela n’arrive guères avant le mois d’octobre. La bonne femme demanda un peu de sucre et parut enchantée de quelques petits morceaux que je lui donnai. Elle prétendit que c’était bon pour ses yeux éraillés et rouges par la fumée du koya ; elle avait soixante ans passés sans avoir l’air très-vieille.

Je ne crois pas devoir entrer dans de plus longs détails sur les Laponies, je n’ai fait que traverser çelle du Jämeteland On peut consulter le voyage de Regnard ; si on en excepte quelques histoires de sorcelleries (qui du moins n’ont plus lieu à-présent), aussi bien que quelques histoires sur la communauté des femmes assez peu raisonnables, son récit est assez exacte. Regnard se trompe, ou fait semblant de se tromper, en croyant avoir été au bout du pays, au lac de Torneô: il est éloigné de quatre degré plus au Nord.

La poste aux lettres est établie dans ces déserts depuis un an ou deux. Elle part à dos d’homme tous les quinze jours de Torneô pour Warde-hus, aux dépens du Dannemark. Entre ces deux points, il n’y a guères moins de deux cents lieues de poste à parcourir, dans le pays le plus sauvage et presque tout-à-fait désert.

Nous débarquâmes encore dans un endroit où l’on avait brûlé du bois l’année d’avant ; la quantité de fraises dont la terre était couverte, ne peut en vérité être comparée qu’à une plate bande dans un jardin. Il faisait un temps superbe, et la beauté du coup-d’œil sur cette grande pièce d’eau, entourée de toutes parts de hautes montagnes, au pied desquelles je pouvais distinguer quelques habitations assez florissantes, était bien faite pour corriger l’idée qu’on se fait communément de ces pays.

Nous passâmes devant l’habitation d’un ny-bygare (nouvel habitant), qui a nommé sa maison Hambourg, et nous arrivâmes enfin à Sunet, chez un autre ny-bygare, établi depuis une trentaine d’années dans ces pays déserts. Il avait une famille nombreuse, des bestiaux en bon état, une vingtaine de vaches, beaucoup de moutons et force chèvres ; les uns le nourrissaient de leur lait et de leur chair et les autres le couvraient de leur laine. Il avait aussi quelque peu d'avoine qu’il était obligé de couper verte. Les lacs qui l’entourent lui fournissent de bonnes truites, dont il nous régala de bonne grâce. Il bâtissait alors une nouvelle maison en pierre, l’ancienne étant devenue trop petite pour sa famille ; ce petit inconvénient nous obligea d’aller coucher à la grange, ce que la gelée de la nuit ne rendit pas très-agréable.

Le lendemain, je m’arrangeai avec l’homme de la maison, pour qu’il m’accompagnât à dix milles de chez lui dans la Norvège.

J'aurais bien désiré aller visiter le grand rassemblement de Lapons qui demeurent en été sur les montagnes du voisinage ; ce n’était guères qu’à quatre ou cinq milles de distance, mais ces messieurs délogeaient depuis quinze jours, et j'aurais fort bien pu ne trouver que les montagnes couvertes de neige. Je me remis donc à mon guide qui me conduisit d’abord un quart de mille dans son bateau, en remontant la rivière qui sort du lac Ayen. La navigation est interrompue par une cascade qui coupe la rivière ; nous trouvâmes à cet endroit sa femme, qui était venue par un autre chemin ; elle l’attendait avec un cheval qu’il attela au bateau. L’espace entre les deux lacs est peut-être d’un quart de mille. Voyant le cheval bien accoutumé a cette besogne, je me remis tranquillement dans le bateau, après la première montée, et sans mal-encontre j’arrivai à l’autre lac, où le cheval tira encore le bateau à flot.

Le lac Ayen peut avoir trois milles de long sur un quart ou au plus un demi-mille de large ; il est couvert d’îles de rochers sans presque aucune production. C’est sur ce lac que l’on voir réellement la nature aussi sauvage qu’elle peut être ; les hautes montagnes pelées qui le bordent, présentent un aspect plus horrible qu’aucun que j’aye vu. La ligne de démarcation entre les endroits susceptibles de produire du bois et ceux qui par leur élévation ne produisent plus qu’une mousse légère, est fort aisée a observer, et est par-tout à la même hauteur ; elle ne paraissait : guères être que quatre cents pieds au-dessus du lac, ce qui ferait à-peu-près au-dessus de la mer deux mille cinq cents pieds. La montagne appelée Aneskiuttan me sembla aussi élevée que celle d’Ôreskiuttan, ainsi que plusieurs autres qui l’avoisinent.

Je débarquai enfin à Ayen, chez un ny-bygare, qui est aussi établi là depuis trente ans, et qui s’est fort bien tiré d’affaires par les bestiaux qu’il élève. Il cultivait aussi quelque peu d’avoine ; on la coupait alors, quoique toute verte. Les fraises et les framboises ne croissent plus dans cette partie. Les seuls petits fruits qu’on voit encore dans ces bois, sont le niurtron et le blôberg. Le premier est un fruit jaune, qui croît dans les marais de la forme de la mûre sauvage, il est très-rafraîchissant, l’autre couvre la terre dans les bois.

Tous les gens que j’ai vus ainsi établis, vivaient dans l’aisance et avaient des familles très-nombreuses. Ils sont sans inquiétude, loin du monde, il est vrai, mais tranquilles et assez heureux.

Comme je me promenais le long du lac, je vis plusieurs gros oiseaux blancs qui semblaient effarés, voler au hasard, poursuivis par un épervier ; un d'eux tomba dans le lac, et ne put plus s’en relever. Il faisait si beau et si peu froid, que je profitai de la circonstance pour prendre un bain, et je fus chercher l’oiseau qui se trouva être une ruppa[3], qui me sembla assez grasse. C'est bien réellement un coup de bonheur pour un voyageur qui se dispose à passer les fiälles, dont les provisions ne sont pas considérables et qui cependant voudrait bien donner un morceau à son guide. Je fis rôtir mon oiseau à une ficelle, et ce fut du moins un bon souper.

Les maîtres du logis me firent un lit passable sur une table, en mettant une peau de renne sur un peu de paille. Le lendemain, je montai à cheval sur un bât de bois ; pub accompagné de mon hôte, de sa sœur et de mon guide, nous passâmes la barrière de l’étable, qui dans cet endroit est bien réellement la barrière de la Suède, et nous commençants enfin cette pénible route à travers les bois et les marais.

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  1. Dix mille millions de diables, de neige et gelées ! enfer de lacs ! sacrement de bois ! mais bonnes gens de satan !
    La traduction ne rend pas trop bien cette manière de parler par hyperboles.
  2. Le mieux est de souffrir ce que tu ne peux corriger et de recevoir sans murmurer toutes les choses que Dieu envoie.
  3. Espèce de perdrix blanche qui habite ces montagnes.