Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/05

Mais il faut les voir au bal ; comme les dames dans le Nord prennent ordinairement peu d’exercice, elles s’en dédommagent en dansant. Bien n’est engageant comme un bal à Stockholm ; le nombre de jolies personnes et la grâce des pas, intéressent presque autant le spectateur, que les danseurs eux-mêmes. On danse communément fort bien, et l’on ne voit jamais personne danser ridiculement ; si quelques étincelles du feu, qui anime les Provençales, paraissait un peu plus dans les gestes, il n’y aurait plus rien à désirer, ou plutôt il y aurait trop a désirer.

Lorsque je me trouve dans les assemblées publiques, quoique je ne prenne part au plaisir que par les yeux, je reste toujours jusques à la fin, et je suis toujours le dernier à sortir. Dans les bals suédois, les adieux, les embrassades, les baise-mains et sur-tout le privilège que les domestiques ont de chausser les bottines fourrées à leurs jolies maîtresses, rend ce moment pour le moins aussi intéressant que les danses les plus brillantes.

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La société — malheur des temps - Drottningholm — le clergé - les quatre ordres de l’état — la justice.


L’assemblée, à laquelle on a donné le nom de la société, est l’établissement le plus somptueux que j’aye vu de ce genre : trois cents membres la composent, qui doivent avoir été ballottés ; les premières personnes du royaume se trouvent parmi elles. On y a les papiers publics, un dîner et un souper excellent, à heures et à prix fixes et très-modéré. Il est permis aux membres d’y présenter les étrangers qui peuvent leur être recommandés, mais non les Suédois des provinces qui viennent dans la capitale. Les ministres étrangers y sont admis de droit, et peuvent y présenter les personnes de leur nation : on parlait même d’en restreindre la permission à eux seuls, ce qui serait gênant pour ceux qui comme moi, ont le malheur de n’être d’aucune nation. Un étranger ainsi admis peut y venir deux mois, après quoi il doit être ballotté et payer la taxe, comme les autres membres, c’est-à-dire douze ricksdallers en entrant, et tous les mois : cet argent sert à payer les domestiques, qui sont nombreux et bien tenus, les appartemens, les couverts d’ argent et le feu, etc. etc. Là, les opinions se trouvent neutralisées. La première règle est de ne jamais parler de politique.

On y donne quelquefois des bals, qui sont très-brillans, c’est, en quelque façon, une espèce de consolation pour les dames, afin de ne pas trop exciter leur mauvaise humeur, contre cette assemblée, qui souvent les prive de compagnie. Les dames ont toutes raisons de ne pas aimer la société : l’étranger n’a guères d’autres ressources à Stockholm, et pour lui elle est de quelque conséquence ; mais un homme établi, qui y vient passer une grande partie de la journée, donne naturellement à penser que intérieur de sa maison ne lui est pas très-agréable, et c'est un secret de famille que les dames n’aiment pas à voir exposé à la connaissance du public.

J’avais cru faire merveille de me munir d’une lettre de recommandation pour M. H..... ministre de la Grande Bretagne... Fou, que j’étais ! — Rien sans doute, n’est capable de faire repentir un homme d’honneur d’avoir fait ce qu’il a cru son devoir, quelques puissent être les événemens ; mais dans notre situation malheureuse, ce n’est pas le moindre de nos maux, de les voir constamment traiter avec peu d'égards, par ceux dont on devrait en attendre le plus.

D’un autre côté, il m’advint avec le chargé d’affaire républicain, une scène assez originale. Une personne, qui m’avait invité à dîner chez elle à la campagne, m’offrit une place dans une voiture où il en avait déjà accepté une. Quand ce vint le moment de partir et qu’il m’eut aperçu, il fit grand tapage accompagné de réflexions peu charitables sur les émigrés ; je résolus dès-lors de ne point aller dans la voiture, mais passant près de lui, je ne pus m’empêcher de lui dire qu’on pouvait être ennemis sur le champ de bataille, mais dans un pays étranger et neutre, et dans une maison tierce. Il s’emporta, et me dit : » qu’il allait monter sur ses grands chevaux.« » Moi sur un éléphant « lui dis-je, en riant et je fis la route à pied.

Eloigné comme je suis, depuis sept à huit ans de la fureur révolutionnaire, il m’est difficile de concevoir comment elle peut encore exister. Je désire bien sincèrement le bonheur de mon pays ; je sais très-bien, que cela ne peut pas arriver avec un gouvernement anarchique, et je crois fermement que la royauté seule, (sous quelque nom qu’on l’introduise) est capable de fermer les plaies de la France : je la lui souhaite donc. Voilà où se réduit tout mon esprit de parti. Je pense que les Français (de quelques partis qu’ils soient) sont tous malheureux par cette révolution ; Le moyen de faire cesser ces malheurs, c’est de tâcher de se rapprocher et de s’arranger ; mais les chefs de la tyrannie n’y trouveraient pas leur compte : ils ne seraient plus chefs, et il faut que la nation s’égorge, massacre et vole ses voisins, pour leur conserver leurs places de directeurs, de législateurs. Ja-Herre[1], de généraux et d’ambassadeurs.

_____________________O nation miserable
With untinttled Tyrants bloody sceptered,
When shall thou see they wholesome days again ?
_______________________Shakespear.[2]


Le Feu roi avait attiré à sa cour des gens d’un talent vraiment supérieur : M. Sergel un des meilleurs sculpteurs de l’Europe, en a reçu l'encouragement que méritaient ses grands talens : c’est lui qui a été chargé de fondre la statue pédestre de Gustave III, que la bourgeoisie lui élève : Le piédestal est de ce beau porphyre que l’on travaille dans la Dalécarlie. La ville de Stockholm aura ainsi trois statues des rois de Suède, qui toutes peuvent passer pour des chefs-d’œuvre. Ce sont celles des trois Gustaves. La noblesse fit ériger celle en l’honneur de Gustave-Vasa, plus de deux siècles après la mort de ce héros ; la statue équestre de Gustave-Adolphe, fut élevée par Gustave III.

Malgré les encouragements du feu roi, les beaux arts sont généralement assez négligés en Suède. La jalousie qui existe entre les artistes des différentes professions ne leur permettra jamais de s’élever, sans la protection immédiate du gouvernement. Dans les autres pays, un chanteur n’est pas jaloux d’un peintre, ni celui-ci d’un prédicateur, mais à Stockholm il arrive souvent, que non-seulement les gens de la même profession se discréditent entre eux, mais encore ceux de la profession voisine. — Mon pauvre livre, comme on l’a déchiqueté ! — C'est sur-tout lorsque le roi a bien voulu me permettre de le lui présenter, que le tapage a été grand. Je me croyais presque au milieu de ces petits bosquets que les bonnes gens d’Écosse appellent une Rookry : ce sont des bouquets de bois où des milliers de corbeaux se nichent et croassent à qui mieux. Eh mon dieu ! je ne jalouse pas ces Messieurs, parce qu’ils dansent, qu’ils chantent ou même qu’ils écrivent, je ne Suis par nature jaloux de personne, et à qui me donnerait à critiquer leur meilleur ouvrage, je suis sûr que je saurais y trouver des beautés.

La perte de l’argent sur le papier-monnaie, est la cause de la cherté excessive des ouvriers et des denrées. Il y a deux sortes de papiers d’état en circulation, le papier de banque et le Ricksgeld ; le premier fut consenti seulement par les trois Ordres de l’état, mais la quantité émise est assurée sur de5 terres ou sur des fonds : ce papier ne perd rien, mais il n’est pas d’un usage courant. L’autre, le Ricksgeld, dont la création fut consentie par les quatre ordres de l’état, après la dernière guerre avec la Russie ; mais comme il n’y a point de fonds pour le représenter et qu’il dépend ainsi du crédit public et de l'agiotage, il hausse et baisse perpétuellement ; je l’ai vu perdre, jusqu'à 70 p.c. C’est là le papier. qui circule dans tous les usages de la vie. La plus petite division est du quart d’un Ricksdaler, qui ferait au pair à-peu-près 50 sous tournois.

La distribution des lettres à Stockholm et dans les autres villes de la Suède, se fait avec difficulté : il doit s’en trouver souvent de perdues. Il est d’usage de payer non à la réception, mais en mettant la lettre à la poste ; il s’en suit tout naturellement que la délivrance doit peu inquiéter, puisque le bureau n’y a nul intérêt : il faut donc que l’on vienne soi-même à la poste les demander, mais alors même on vous répond de regarder sur la liste des différens courriers, qui est affichée à la porte[3]. En outre de la fatigue et de l’ennui de parcourir toutes ces listes à chaque courrier, ne pourrait il pas arriver que quelques frippons demandassent pour eux, des lettres qui ne leur appartiendraient pas, d’autant plus aisément qu’ils ne seraient pas obligés de rien payer pour les avoir.

En Angleterre, en France, en Allemagne. en Italie, à-peu-près par toute l’Europe, le bureau. de poste a des hommes affidés, payés par lui et portant une marque distinctive, qu’il leur donne. À la réception de chaque courrier, ils vont porter les lettres à leur adresse et ne les délivrent qu’en recevant le tarif marqué dessus, qu’ils sont obligés de rendre au bureau, ou les lettres dont ls étaient chargés. Il n’arrive jamais qu’il s’en perde, et ces gens sont si accoutumés au quartier où ils doivent distribuer les lettres, qu’ils vont par ordre de porte en porte, sans la moindre confusion. Dans tous les pays où cet usage est établi, on ne paye rien en mettant une lettre à la poste, à moins qu’on ne veuille l’affranchir, ou qu’elle ne soit pour l’étranger.

Il n’est peut être pas de rois en Europe, qui ait un aussi grand nombre de palais, que celui de Suède ; presque tous les chefs lieux de gouvernemens, sont de vastes édifices, qui lui appartiennent. Dans le voisinage de Stockholm il en est plusieurs très-remarquables par leur beauté. Celui de Drottnigholm (l’île de la reine) à un mille de Stockholm est le principal. On est réellement surpris de la magnificence de ce beau lieu ; Le feu roi y a fait construire une belle salle de comédie et sur-tout un petit village isolé, qu’il a nommé Canton : les maisons en sont occupées par des artistes célèbres, ou par des personnes, à qui il les a données pour retraite : elles sont fort commodes et ont toutes un petit jardin. Ceux qui les possèdent, peuvent en outre faire paître une vache dans le parc, au milieu duquel le village est situé. Un roi qui accueille de cette manière les gens à talent, n’en doit pas manquer.

On voit dans le jardin, plusieurs belles statues en bronze, que Gustave Adolphe a tirées de l’Allemagne, ainsi que les républicains de France ont tiré les leurs de l’Italie, et les Romains de la Grèce et de l’Égypte… Il y a long-temps que le pillage est à l’ordre du jour parmi les conquéran.

Il est d’usage pour les seigneurs en Suède, de marier quelquefois des jeunes filles en automne, de faire les frais du festin de noce et d’y assister. Je fus présent à la fête que comme seigneur de Drottnigholm le roi donna en octobre 1798, aux paysans de sa terre. Il y avait neuf filles plus ridiculement parées les unes que les autres. Elles étaient empaquetées dans des robes à grands paniers et couvertes de clinquant de toutes espèces, avec une perruque chargée de quelques colifichets, et par-dessus tout, d’une couronne de métal blanc ou jaune. Elles empruntent tous ces ajustemens pour la cérémonie ; souvent le ministre les a en réserve pour cet usage[4].

Ainsi équipées elles marchèrent en procession, suivies de leurs chers maris, et se rendirent à la chapelle, précédées de quelques instrumens baroques, moitié guitarre, moitié violon, qui n’ont que trois cordes, et je crois guères plus de deux notes.

Lorsque le roi et la reine eurent paru au balcon, le service commença : après maints Oremus, un prêtre fut prendre aux hommes les bagues qui étaient destinées à leurs mariées, et le ; plaça en ordre à son doigt ; puis commençant à rebours, il les maria toutes les unes après les autres et plaça lui-même la bague qui revenait à chacune. Les filles de la noce mirent ensuite certains draps sur leur tête, et on leur donna la bénédiction nuptiale.

Cette cérémonie n’intéressa fort ; elle l’eût fait sans doute davantage, si les mariées eussent été un peu moins laides et plus jeunes : dans un pays où la race d’hommes est si belle, il faut être bien malheureux, pour que l’on ne puisse présentera une cérémonie pareille que de vilains mâgots, chargés d’une parure ridicule, et qui assurément ne faisaient pas regretter de demeurer garçon.

Au sortir de l’église, la même procession recommença, et conduisit la bande joyeuse dans la salle à manger, où elle entoura une table à fer à cheval de cent cinquante couverts. Le ministre récita un long sermon et tout le monde mangea fort bien, comme on peut croire.

Quatre joueurs de Harpa, l’instrument maudit par Apollon dont j’ai déjà parlé, juchés sur des tonneaux de bière, chacun dans un des coins de la salle, raclèrent, comme ils voulurent sans accord, ni harmonie, chacun leur air ; ce qui produisit un carillon enragé qui sans doute aurait fait évanouir Jarnowits, mais qui ne diminuait pas l’appétit de ces bonnes gens.

On finit enfin, on leva les tables : puis aussitôt le retour du roi, les deux ministres, la calotte en tête, prirent deux des mariées, et ouvrirent le bal. Ceci pourra paraître extraordinaire, mais c’est l’usage en Suède ; le prêtre qui vient de faire la cérémonie du mariage, ouvre toujours le bal en dansant avec la mariée.

Les danses des paysans ne consistent guères qu’à tourner continuellement, au son de ce maudit Harpa. À force de tourner, la couronne d’une des mariées tombe à terre, un des hommes la ramasse et doit la remettre, les yeux bandés, sur la tête d’une jeune fille ; celle à qui elle échoit, regarde cela comme un heureux présage, et s’attend à être mariée dans l’année.

On donna à chaque couple le lendemain, huit Rixdallers (40 liv. tournois), et quelques bagatelles. Après avoir reçu cette petite somme et avoir fait un bon diner, la dernière fois que cette cérémonie eut lieu, plusieurs maris plaidèrent dès le lendemain en séparation, et établirent des procès de Crim. con. contre leurs femmes et les soldats des gardes du Château. On avait tout lieu de croire cette fois, que rien de pareil n’arriverait.

C’est au fait, une cérémonie qui doit être fort ennuyeuse pour le roi et pour la cour ; mais dans les circonstances présentes, il est fort sage de profiter des occasions d’entretenir une popularité, qui peut devenir nécessaire.

Le roi est le chef de l'églse ; l’archevêque d’Upsal est primat de Suède, mais il n’a pas plus de pouvoir que les autres évêques hors de son diocèse ; les privilèges de sa dignité se bornent à quelques prérogatives, comme de sacrer le roi et de présider l'ordre du clergé à la diète.

Les campagnes sont divisées par pastorats ; chacun d’eux contient trois ou quatre paroisses, qui sont desservies par le pasteur, ou par ses chapelains. Le roi nomme aux évêchés et aux pastorats ; les pasteurs n’ont à répondre qu’au roi de la police de leur charge, car les évêques ne possèdent guères qu’une dignité nominale. On a joint à l’évêché à-peu-près par-tout un pastorat, de sorte que l’évêque n’est guères que le premier curé de son diocèse. Il a cependant le droit de visiter ef d’examiner si tout est en bon ordre, mais le roi seul pourrait redresser le mal, ou infliger une punition.

Le service est une traduction littérale de la liturgie romaine ; on appelle même l’office du matin, la messe : l'officiant est couvert d'une chappe, en tout semblable à celles des prêtres catholiques. Un homme point prévenu ne croirait pas être dans une église luthérienne.

Pour être admis dans les ordres il faut avoir subi des examens rigoureux sur la théologie, le grec, l’hébreu, le latin, etc. Si on joignait, pour ceux sur tout qui se destinent à vivre dans les provinces éloignées, quelque peu de chirurgie et de botanique, ce serait sans doute, au moins aussi utile à leurs paroissiens, que le peu de mots qu’il retiennent dans ces langues.

Dans les pays protestans, on tient encore beaucoup, à ce que les prêtres soient en état de lire la bible dans les langues originales. Mais puisque tant de milliers de traductions en ont déjà été faites, par des gens approuvés par les différentes églises, à quoi bon, perdre dix ou douze ans de sa vie, à se fourrer dans la tête quelques mots inutiles d’hébreu ; je puis du moins certifier, qu’après avoir été reçus, les prêtres ne s’en rapellent guères plus que du grec et du latin.

Les églises n’ont rien de bien extraordinaire : l’autel cependant est communément trop chargé de colifichets et de petits saints dorés ; c’est assez l'usage par toute la Suède. Les églises en Italie n’en ont réellement pas tant. Les rois sont enterrés dans l’église de Riddar-holm (l’île des chevaliers) ; leurs tombeaux sont sont très simples.

Les sermons sont en général très-pleureurs : j’ai vu dans quelques endroits, les femmes tirer leur mouchoir, du plus loin qu’elles apercevaient leur bon ministre. Elles sont, comme en Irlande, toujours séparées des hommes : quand par hasard il y en a dans l’allée entre les bancs, elles leur tournent assez cruellement le dos, et se tiennent de côté par rapport a l’église.

Il n’est pas de pays protestans où il y ait aussi peu de catholiques. La raison me semble en être dans les rapports qu’il y a dans le rituel et les cérémonies de la religion établie et celle qui l’était avant. C’est peut-être encore par cette raison que la réforme s’est faite sans secousse violente ; le grand nombre n’a, j’imagine, pas été capable d’apercevoir de différence entre le nouveau et l’ancien culte : la principale consiste dans la communion, qui se fait sous les deux espèces de pain et de vin, et l’addition du vin, pouvait être regardée comme indifférente.

Gustave Vasa ne résolut point de changer la religion de son pays par des motifs de fanatisme, ainsi que la plupart des réformateurs ; mais afin l’épargner à ses successeurs les maux que le turbulent archevêque Trolle lui avait faits, par occasion aussi, afin de grossir le trésor royal, des dépouilles des riches bénéficiers. Il a sagement évité les excès, dont les autres réformateurs se sont assez généralement rendus coupables.

Il y a quatre ordres dans l’état : la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans[5]. De tous les gouvernemens établis sur la face de la terre, celui de Suède est le seul qui ait appelé cette dernière classe d’hommes d’une manière fixe et positive, aux assemblées de la nation. En donnant, çomme en France, le droit à tout le monde de siéger aux assemblées, les paysans y peuvent être par le droit, mais n’y sont jamais par le fait. Cependant on ne peut se dissimuler que le cultivateur propriétaire, ait un peu plus d’intérêt à s’y trouver, que des avocats, des procureurs, des médecins et autres artificiers de parlerie, comme dit Montaigne, ou même qu’aucun homme vivant de son industrie, ou de rentes viagères sans propriétés foncières.

N’en déplaise à nos souverains seigneurs et maîtres artificiers en parlerie, les propriétaires sont les enfans de la maison ; les autres, quoique de la même famille, doivent en être dépendans ; si les lois du pays ne leur conviennent pas, ils doivent le quitter et porter ailleurs leur industrie ; mais dans aucun cas, ils ne peuvent avoir le droit de s’immiscer dans les affaires de la nation.

La noblesse est composée de 1500 Familles à-peu-près[6], dont les chefs ont seuls le droit d’être à la diète : elle est présidée par le maréchal de la cour nommé par le roi. En cas d’absence le plus ancien des Comtes présens prend sa place.

Le clergé est représenté par les treize évêques de Suède, les bénéficiers et les députés des pasteurs et archidiacres : il est présidé par l’archevêque d’Upsal, en son absence par l’évêque de Linköping et enfin par un autre évêque.

La bourgeoisie est représentée par les députés qu’envoient les habitans des villes ayant droit de bourgeoisie ; il faut avoir 21 ans pour pouvoir être élu : le président dépend du choix du roi. L’ordre des paysans est composé des laboureurs qui cultivent eux-mêmes des terres à eux appartenantes. L’orateur qui le préside et le secrétaire, sont nommés par la cour. Ces trois derniers ordres sont défrayés par leurs commettans, à l’exception des dignitaires du clergé.

L’armée, lorsqu’on l’appelle, est représentée par ses chefs : mais comme par-tout on se ressent du temps, les possesseurs de forges, de mines et de certaines terres point classées, ne sont pas représentés. Il semblerait que le feu roi aurait dû penser à cela en 1772, puisqu’il en était le maître ; mais c’est une bagatelle, car il en est fort peu qui ne se rangent dans l’un des ordres : il en est cependant qui ne sont ni nobles, ni prêtres, ni bourgeois, ni paysans[7].

Chacun des quatre ordres a ses privilèges particuliers. Ceux de la bourgeoisie m’ont semblé dans quelques points être les plus nuisibles à l’industrie. Les corporations des villes s’opposeraient à ce qu’un cordonnier, un tailleur, : ou un homme de quelque métier que ce soit, s’établît à la campagne ; elles feraient même saisir sa marchandise et la confisqueraient. Personne ne peut faire le commerce, sans avoir été admis dans la corporation d’une ville ; ce sont les bourgeois eux-mêmes, qui admettent ou qui refusent un nouveau membre, en spécifiant le genre d’industrie auquel il veut se donner, et il ne peut en prendre un autre. Un homme, reçu dans une corporation, peut exercer son métier à la campagne, mais il ne pourrait aller dans une autre ville sans l’agrément des bourgeois, et encore moins avoir des établissemens dans plusieurs villes à-la-fois.

Les privilèges de la noblesse diminuent un peu les conséquences fâcheuses de ceux de la bourgeoisie ; les artisans peuvent travailler en toute sureté pour l’usage des Säterys ou fiefs, mais il faut qu’ils vivent dans la maison du seigneur, et alors ils sont regardes comme ses domestiques.

Le royaume entier est divisé en vingt-huit gouvernemens, et ceux-ci en un nombre plus ou moins grand de Härad ou bailliages. Le terrain est aussi divisé par mantals ou portions de terre. On en compte à-Peu-près 83,000, dans tout le royaume. C’est en proportion du nombre de mantal, que les réparations des grands chemins se font par les propriétaires. Cet article est sous la police la plus exacte et la mieux entendue. Plusieurs fois par an, le gouverneur de la province envoie un commissaire examiner les chemins ; sur son rapport, il oblige le propriétaire de tel mantal ou partie de mantal, dont le nom est écrit sur une pierre ou sur un piquet, bordant le chemin, faire son devoir. En cas de négligence il a le droit de le punir sévèrement. Les gouverneurs ont une autorité considérable, qui donne beaucoup de nerf et d’énergie aux branches de police qui leur sont confiées.

Sur les 85,000 mantals, un quart appartient à la noblesse, qui ne paye rien au gouvernement pour les Säterys qu’elle occupe, et très-peu de chose pour les Frälse ou seigneuries inférieures. Un Sätery est un fief, (le siége d’un noble) une seigneurie. La seule redevance qu’ils doivent à la couronne, est d’avoir un appartement assez propre pour loger le roi en cas de besoin : dans le cas où le pays serait envahi par l’ennemi, ils devraient fournir un ou plusieurs cavaliers montés, suivant l’étendue et la valeur de la terre.

Il est vraiment incroyable qu’avec des privilèges aussi extraordinaires, ce soit toujours l’ordre de la noblesse qui se plaigne et soit mécontent en Suède. Il est cependant fort à présumer que s’il y avait la plus petite révolution dans le genre français, les Säterys et même les Frälse ne dureraient pas long-temps. Je dois sans doute ajouter que ces privilèges ne sont point personnels à la noblesse, mais appartiennent à la terre, et qu'avec la permission du roi les bourgeois peuvent les acheter. Dans les dix premières années de possession un parent éloigné du noble qui l’a vendue, peut en déposséder le bourgeois, en lui rendant le prix qu’il en a donné, mais après ce temps expiré, il ne peut plus en être dépossédé. Le terme était d’abord de 50 ans, on l’a réduit à vingt et enfin à dix.

La justice est distribuée par quatre tribunaux supérieurs, dont un est établi à Stockholm, pour la Suède proprement dite, un à Jünköping pour les Gothies, et deux en Finlande. Dans toutes les villes, où réside un gouverneur, le juge provincial, ou Lagman tient Le ting (ses séances) une fois l’an. Dans les campagnes les justices inférieures sous le nom de Härad, tiennent leurs séances tous les quatre mois, dans une maison appelée Ting-hus. Ces tribunaux subalternes sont composés de l’Härad-höfding (juge territorial, sénéchal), et de douze paysans élus dans le district. Les clefs des coffres, où sont les registres de l’Härad, sont entre les mains de l’Härad-höfding et du plus ancien, en service des paysans.

C’est dans ce tribunal subalterne, que les affaires commencent en première instance : elles sont de là portées à celui du Lagman et ensuite aux cours supérieures, d’où l’on peut encore en appeler au conseil du roi. Le Lagman cependant juge définitivement jusqu’à la somme de 16 R. (au pair ce serait 96 livres tournois) l’on ne peut appeler d’un tribunal à l’autre, sans déposer une somme qui augmente progressivement jusqu’à celle de 200 pelottes (au pair 381 liv. tournois) que l’on paye pour en appeler au conseil du roi.

Pour des gens qui ont eu le malheur de gémir sous la férule rapace des procureurs en France, et des attorneys en Angleterre, la Suède paraîtra sans doute la terre de promission. Il n’ y a ni avocats, ni procureurs, il y a bien des gens qui plaident pour les autres, mais ils ne sont ni gradués ni examinés, : et communément si pauvres, que cela prouve que le métier n’est pas si bon qu’à Londres. Chacun plaide son affaire, si cela lui convient, sans connaître le dédale des lois, et les juges en sont beaucoup moins embarrassés. Toute la procédure roule sur le protocole du juge en première instance qui met par écrit la déposition des parties. Les juges des tribunaux supérieurs font de même, et reçoivent, pour chaque page d’écriture sur papier timbré, une légère rétribution, dont le prix est fixé suivant le tribunal.

La haute cour n’étant qu’une espèce de tribunal de révision, la justice n’y est dans aucun cas rendue publiquement : les parties intéressées sont seules admises dans la salle des juges, pour répondre à leurs questions. Le nombre des juges dans les deux chambres est de huit.

Cette forme est assurément très-simple : à la publicité près, elle semble absolument tracée sur le modèle des anciennes jurisdictions du pays, où huit juges assis en plein air sur une pierre, interrogeaient les parties et décidaient sans autre délai ; chaque canton alors formait une nation séparée et cela convenait sans doute à un peuple peu nombreux : il semblerait qu’a présent ce devrait être sujet à quelques inconvéniens.

Avant Gustave-Adolphe, le tribunal supérieur était celui du Lagman. Ce prince établit à Stockholm la haute cour de justice et la reine Christine, sa fille, en établit une autre à Jönköping.

La jurisdiction des Härad ou Hundrade (des cents) contenait d’abord ce nombre de Bonde (ou chefs de famille parmi les paysans). Il est à présent plus ou moins considérable. C’est cette institution qui donna à Alfred l’idée d’établir en Angleterre, la jurisdiction des Hundred (cents) sur un plan pareil et qui a subsisté longtemps après lui. Les Anglo-Saxons, à cette époque, ne formaient encore qu’un même peuple avec ceux du Nord.

L’on peut aussi trouver dans ce tribunal, l’institution du jury anglais qui est également composé de douze propriétaires et du juge, quant à l’administration simple de la justice ; la forme ne s’en retrouve en Angleterre que dans les tribunaux des grandes villes connus sous les noms de cour du lord-maire et cour de conscience.

Le roi voulut bien me permettre de lui présenter le fruit des loisirs de mon long exil ; il eut aussi la bonté de l’encourager à m’occuper de la même manière dans son royaume. Il est impossible d’avoir des manières plus engageantes et plus indulgentes pour les autres que Gustave IV, avec une conduite, on pourrait dire sévère et austère pour lui-même. Sa ressemblance avec les portraits de Charles XII est frappante ; la régularité de ses mœurs, et la fermeté de son caractère ne le sont pas moins[8]


  1. Ce Ja herre est la définition qu’Adolphe Frederich donna de l’état que le sénat voulait le forcer de prendre. Ils veulent faire (le moi un roi Ja-herre ; c’est-à-dire, bon seulement à approuver leurs démarches en disant oui Messieurs, comme les conseils vis-à-vis du Directoire.
    On sent que cet article a été fait pendant le règne du Directoire, je l'ai laissé subsister comme il était.
  2. O nation misérable, soumise à des tyrans qui te gouvernent sans titre, et dont le sceptre est ensanglanté, quand reverras-tu tes heureux jours ?
  3. Le même usage a lieu en Dannemark et en Norvége.
  4. Les paysannes suédoises ne se croiraient pas bien mariées, si le jour de leurs noces elles n’étaient pas couvertes de tous ces affiquets ridicules ; j’ai dans l’idée que si on leur faisait cadeau d’un habillement décent et convenable à leur état, elles le préfèreraient aux breloques dont on les charge pour ce jour là seulement ; pour être certain du fait, on peut essayer de leur donner le choix.
  5. Nous n’avons point d’autres termes dans la langue française pour exprimer le mot Bonde. Il est sûr cependant que l’idée que nous donne celui de paysan ne rend pas l’autre. J’ai vu tels Bonde avoir une fortune de cinquante à soixante mille Rixdallers (300 000 liv. tournois) d’ailleurs bien élevés. Ce n’est pas là ce que nous entendons par le mot paysan. Il répondrai : plutôt à celui de Torpare (métayer) ou à celui de Handverkare (manœuvre ou journalier), mais ces deux dernières classes, qui ne sont point propriétaires. ne sont point représentées à la diète. Il arrive souvent qu’un Bonde en emploie dix ou douze. Un Bonde est un habitant de la campagne, un propriétaire labourant lui-même son terrain.
  6. Le dernier nombre des armoiries dans la salle des nobles, est 2125, mais on assure qu’il y a plus de 700 familles éteintes.
  7. La classe des propriétaires de forges est cependant très_respectée en Suède : les nobles mêmes, point titrés, s’honorent de l’appellation de Brucks-p iron (maîtres de forge) souvent même, quand ils n’ont pas de forge dans leurs possessions, c’est un terme qui répond à celui d’Esquire dans la Grande Bretagne, et presque à celui de seigneur dans la France d'autrefois, avec cette différence que l’on s’en sert dans l’usage familier et qu’il ne faut pas l’oublier sur l'adresse des lettres, avec toutes les autres qualifications, qui sont très-nombreuses et dont on est assez jaloux. En parlant de la fortune de quelqu’un, on ne dit pas, comme ailleurs, le montant île son revenu en argent comptant ; mais souvent, il a une telle quantité de fer. Le fer en un mot, est presque tout : les autres productions ne sont guères considérées, que par leur rapport avec les forges et les mines.
  8. Pendant qu’aux eaux de Médevi, le roi écoutait avec bonté les plaintes des paysans, au milieu desquels il était, qui la plupart roulaient sur l’orgue de la paroisse, sur l'école ou autre chose de peu d’importance : un bon paysan qui s'était isolé et semblait rêver, S’écria tout-à-coup, » ah ! mon bon Dieu ! que je suis donc fâché de n’avoir pas de plaintes à faire contre notre gouverneur. Cent pages d'éloges n’en diraient pas tant que cette exclamation.