Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/04


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Stockholm.


Le long de jolis lacs, et à travers les bois, je me rendis de-là, à la superbe maison de Finspông, chez le baron de Geer, dont la politesse et l’hospitalité sont connues de la plupart des étrangers qui ont passé en Suède. Il a dans son château, une bibliothèque composée de 18,000 volumes, un choix de tableaux de mérite, des ouvrages en ivoire, surprenans par leur délicatesse (sur-tout un vaisseau chinois avec tous ses agrès) et autres collections d’objets curieux et remarquables. Si j’avais la moindre disposition d’un voyageur allemand, il y aurait de quoi faire un volume, mais malheureusement je ne sais comment m’y prendre pour faire un registre, ou pour le copier.

Ce fut dans cette maison que je vis Pour la Première fois des bâtons Runiques : ce sont des bâtons quarrés et sur les côtés desquels sont gravés avec le canif, les jours de l’année, les foires, les fêtes etc., en caractère runique. On les croit communément très-anciens : j’en ai vu sur lesquels les fêtes du christianisme étaient marquées, mais cela ne prouverait pas que l’on n’en fit pas usage, avant son établissement. Dans certains cantons du nord de la Suède et de la Norvège, j’ai vu plusieurs paysans, se promener avec des bâtons pareils, sur lesquels étaient gravées les mêmes choses, mais en caractères ordinaires.

Les forges de Finspông sont très-connues : on y fond des canons et des boulets de tous calibres. L'établissement de Carron-work en Écosse avait d’abord donné quelques inquiétudes au propriétaire ; mais on m’a dit que l’expérience a prouvé que les canons fondus à Carron-work, sont d’un fer beaucoup plus cassant, on l’a trouvé plus convenable pour les ustensiles domestiques, qu’on y fabrique en grande quantité ; les Écossais, il est vrai, prétendent aussi que leurs fers et leurs canons sont fort bons : c’eSt aux connaisseurs à en décider, mon affaire à moi, c’est de rapporter les préjugés des gens, sur ce qui les regarde.

Les forges de Finspông, au surplus, ainsi que celles de Carron-work, ne sauraient être mieux situées. Elles sont au milieu des bois, près des mines de fer, à une cascade très-longue, qui sert de dégorgement à un lac, et se jette dans un plus grand, qui va rejoindre la rivière Motala à Norköping, sans cesser d’être navigable.

Tous les arrangemens sont pris en Suède pour le temps de l'hiver ; c’est alors que les charois se font, parce qu’on peut traverser les lacs, les ma. rais et les bois, sur la neige. Dans les années précédentes à celle de 1798, le froid avait été bien moins vif, et l’on n'avait pu transporter le charbon de bois et le minerai dans la quantité ordinaire. Afin de témoigner au baron de Geer ma reconnaissance de ses bons procédés, je lui souhaitai de la glace et de la neige depuis le mois d’octobre, jusqu’ä la St. Jean : ce souhait, dans bien des pays, passerait peut être pour un compliment un peu froid..... Il n’a malheureusement que trop bien été accompli, et désormais je n’en ferai plus de pareil.

À la poste avant d’arriver à Nyköping, on ne voulut point absolument nous donner de guide : les gens dirent, qu’ils n’avaient pas le temps ; l’on fut obligé de s’en remettre aux chevaux, qui effectivement nous conduisirent très-sagement et tout seuls à l’hôtel de ville. Quoique Nyköping, soit le siège du gouverneur de la Sudermanie, elle est peu considérable : on voit encore, un vieux château, dans lequel se sont passés plusieurs scènes tragiques sous les anciens rois de Suède, entre autres l’emprisonnement du roi Waldemar fils de Birger-Jarl, que l’on y fit mourir de faim en 1504 et l'étranglement de ses deux successeurs.

Plus on s’approche de la capitale, moins on aperçoit cette respectable bonhomie, qui caractérise généralement le paysan suédois des provinces ; les gens des postes, près de Stockholm, cherchent a tracasser le voyageur et à abuser de son ignorance, comme dans tous les pays. Heureusement que je connaissais assez la langue et les usages de la Suède, pour leur jeter dix mille millions de diables par la figure, qui les mettaient tout de suite a la raison.

Quand dans un autre pays, on dit à un homme, que le diable remporter cela lui suffit ; mais ici, un diable tout seul, ne serait pas en état de lui faire remuer le bout du doigt : si on ne fait pas usage de tio tusand dievul (dix mille diables) au moins, vis-à-vis d’un Suédois il vaut mieux ne pas s’en servir du tout. Les dames cependant se tirent d’affaire avec un ou deux Kors (Croix), mais un homme qui en ferait usage, aurait l’air petit maître, et on se moquerait de lui.

La situation de Soder-Telge, une petite ville assez mal bâtie la rend intéressante. Un bras du lac Mälarn, vient la joindre d’un côté, pendant que de l’autre une baye profonde de la mer Baltique, s’en approche à la distance d’un huitième, ou au plus d’un quart de mille. Cette situation avait donné au feu roi, l’idée d’ouvrir de ce côté une communication entre le lac et la mer. C’eût certainement été avantageux, pour le commerce du royaume en général ; car les îles sans nombre, qui bouchent l’entrée du Mälarn, sont fort gênautes ; mais aussi la capitale, eût peut-être pu souffrir de cette amélioration, parce qu'elle eût détourné le commerce de son ancien canal. Les négocians s’y sont opposés et l’on a discontinué les travaux, déjà commencés. Cependant la baye qui s’approche de Soder-Telge, ne reste pas, à beaucoup près, gelée aussi long-temps que celle de Stockholm ; elle donne réellement dans la mer Baltique, pendant que l'embouchure du Mälarn, est plutôt dans le golphe de Bothnie : je suis persuadé d'après cela, que la ville de Stockholm profiterait plus, qu’elle ne perdrait, par cette entreprise.

Soder-Telge deviendrait l’entrepôt et le port de Stockholm ; la plupart des grandes villes maritimes ont un port plus près de la mer, qui cependant ne nuit en rien à leur prospérité. Les négocians de Stockholm eux-mêmes, ont été obligés de s’arranger à Dalarön, et leurs vaisseaux s’y arrêtent souvent quand le vent contraire ou les glaces ne leur permettent pas de remonter jusqu’à la ville. La seule différence que cela ferait réellement, c’est qu’on serait en état d’expédier les vaisseaux, trois semaines et souvent un mois plutôt qu’on ne le fait.

Traversant encore des bois de sapins, des rochers et des lacs, j’arrivai enfin à Stockholm : on serait tenté de croire dans d’autres pays que 55 milles, à dix et demi au degré, seraient un grand voyage ; mais dans ce vaste pays, ce n’est qu’une bagatelle, et l’on s'accoutume tellement aux distances, que souvent il arrive d’aller diner à quatre ou cinq milles, et de revenir coucher chez soi.

La situation de Stockholm est des plus romantiques : la ville est bâtie sur différentes petites îles de rochers, ou de gravier, à l’endroit même où le Mãlarn se jette dans la mer. D’un côté des ponts, l’eau est douce et de l’autre saumátre : lorsque le vent souffle de la mer, le courant alors remonte dans le lac, mais dans un temps calme, ou pendant l’hiver les eaux du lac s’écoulent toujours, même assez rapidement dans la mer. Le lac Mälarn, le troisième grand lac de Suède, peut avoir treize milles de long, sur quatre de large. Il est couvert d’une quantité prodigieuse d’îles : on en fait monter le nombre à plus de mille ; il y en a quelques-unes d’assez considérables ; elles sont généralement toutes cultivées et habitées. C’est d’elles, que provient une grande partie des revenus de la couronne.

Les différentes capitales de la Suède ont toujours été bâties sur les bords du lac Mälarn. La proximité de la mer engagea Birger-Jarl[1] à fonder Stockholm en 1260, et à y faire établir les habitans riches de Sigtuna, l’ancienne capitale, qui avait été pillée et brûlée par une flotte Russe et Courlandaise le 4 juillet 1188. Après le sac de leur ville les habitans s’étaient retirés à Österôs qui prit le nom de nouvel Upsal et qui fut le siège du gouvernement pendant près de quatre cents ans. Il est très-probable, que l’idée de Birger-Jarl était de fermer l’entrée du lac Mälarn, aux flottes de pirates qui infestaient la Baltique, et qui effectivement depuis la fondation de Stockholm, n’y ont plus reparu.

Une situation aussi extraordinaire et aussi belle serait d’un prix inestimable dans un climat plus heureux. Telle qu’elle est, elle est réellement superbe et sans doute unique. La séparation des îles n’est en aucune manière gênante ; elles sont jointes par des ponts : cette situation a l’avantage de mettre tous les quartiers de la ville à portée de l’eau.

Le château, ou palais du roi, est ce qui Frappe d’abord. C’est un bâtiment magnifique bâti en 1695 sous Charles XII, d’après les desseins du Comte de Tessin. Il forme un quarré, au milieu, duquel il y a une grande place : la magnificence des appartemens royaux répond à celle du dehors. On y voit aussi une très-belle galerie de tableaux, dans laquelle on admire avec juste raison une jolie Vénus sortant du bain ; la tête en fut sculptée d’après une dame de la cour. Assurément il n’est rien d’aussi séduisant ; le sculpteur qui est le fameux Serge-l, a tiré le reste de son cerveau : heureux, qui peut s’assurer, s’il est aussi ressemblant que la figure !

La salle du conseil du roi est très-noble ; on y voit un buste bien ressemblant de Gustave III. Ceux qui voudront avoir plus de détails sur ce château et en connaître le nombre des tableaux, des statues, des vases, lits, chaises et pincettes, n’ont qu’à s’armer de patience et lire quelques-uns des Catalogues anglais, français, allemands, imprimés sous le nom de voyages, tours pittoresques etc., ou pour avoir plutôt fait, le registre du concierge. Quant à moi, qui malheureusement n’ai pas plus de plaisir à copier du bavardage, qu’à le lire, je me contente de dire les choses qui me frappent, ayant assez communément remarqué, que ce qui m’ennuie, fait aussi bâiller les autres.

La bibliothèque du roi est dans une des ailes que l’on a ajoutées aux quatre faces du palais. Elles sont sans doute fort utiles, mais elles ne l’embellissent pas. La salle qui la contient, est très-vaste. La galerie que le régent y a fait ajouter, en augmente la beauté et la commodité ; mais quoiqu’il y ait cinq à six ans depuis ce temps, les livres ne sont pas encore en ordre ; au sur-plus c’est assez indifférents et quand tous les livres feraient un tas au milieu du bâtiment, je n’imagine pas qu’on s’en chagrinât beaucoup dans la ville.

Le museum contient quelques statues assez belles, et des bustes d’Empereurs romains : la plus belle pièce est un gladiateur mourant, sur lequel les dames ne se permettent de jeter les yeux qu’à la dérobée. En général dans les maisons particulières, comme dans les établissemens publics, les statues et les peintures sont dans un état de nudité, que l’on croirait peu convenable à un climat si rude.

L’arsenal contient les drapeaux conquis sur les ennemis : ils remplissent trois grandes chambres. Leur multitude est loin d’inspirer un intérêt aussi vif, que si on n’en voyait que quelques-uns très-remarquables. On y voit aussi les selles et les housses, dont les souverains ont fait présent aux rois de Suède, le cheval de Gustave Adolphe empaillé, et bien d’autres curiosités de ce genre ; on a poussé la recherche jusqu’à conserver les joujous dont les rois de Suède s'amusaient dans leur enfance, leur petit carrosse, leur cheval de bois etc.

On y montre les habits ensanglantés, que portaient Gustave Adolphe, et Charles XII, quand ils reçurent le coup de la mort : on y a dernièrement joint ceux de Gustave III. Les vêtemens ensanglantés de ces grands princes inspirent sans contredit un vif intérêt : ils rappellent leur fin tragique : leurs grandes qualités et leurs hauts faits viennent aussi se retracer à la mémoire. Mais le montreμr détruit presque totalement l’effet, en expgsant en même temps, la chemise un peu déchirée à l’épaule, d’un prince très-respectable sans doute, mais encore existant.

On croirait d’après le nom d’arsenal, devoir y trouver un magasin d’armes ; on n’en montre point d’autres que quelques vieilles armures et en petit nombre. Dans la première chambre, on voit celles dont se sert la cour dans les petits tournois qu’elle donne quelquefois pour s’amuser ; elles sont en tôle, et n'ont rien de bien remarquable, quoiqu’elles soient montées sur des coursiers bardés de fer blanc.

Il y a sur-tout dans l’arsenal, un monument, qui certainement n’est pas à sa place ; je veux dire la chaloupe que le Czar Pierre construisit lui-même en Hollande, et qui fut prise dans la traversée par un vaisseau suédois. Cette chaloupe inspirerait assurément un grand intérêt à Pétersbourg, dans la capitale du grand souverain, qui pour instruire et policer ses sujets, s’était soumis à tant de travaux et de fatigues ; mais elle en inspire bien peu à Stockholm ; je crois réellement, qu’il eût été plus noble de la rendre a la paix ; même à présent je crois que cela conviendrait. Ce serait un présent très-acceptable pour le successeur du grand-homme, qui l’a construite.

Les nombreuses îles, sur lesquelles Stockholm est située, ont donné la facilité d’isoler certains objets, qui n’auraient guères pu se trouver sur terre ferme sans de grands frais de fortification ; l’amirauté par exemple, qui contient aussi le véritable arsenal, est située sur deux îles de rochers, qui quoique sans fortification, pourraient en cas de besoin servir de citadelle à la ville. Le goudron ne peut être chargé, que sur le rocher destiné à cet usage : le bois et les cordages ont aussi leurs rochers séparés. Les vaisseaux de guerre, et ceux qui ont besoin d’être réparés, se tiennent derrière l'amirauté le long du parc ; il s'y trouve un bassin naturel assez profond, pour que les vaisseaux les plus gros puissent venir le long du rivage.

L’amiral baron de Ruuth imagine, sous le roi Frédéric, de faire mettre les galères sous des couverts et à sec ; l’expérience a prouvé qu'elles s’y conservaient beaucoup mieux, que dans l'eau et exposées à l’air. Après être restées sous ces hangars pendant nombre d’années, quand le feu roi voulut s’en servir lors de la guerre de Finlande, elles furent dans vingt-deux jours en état de se mettre en mer. Les femmes seules ont le droit de passer dans leurs bateaux, les personnes qui veulent se rendre aux chantiers, ou tout autre part : elles manient la rame avec beaucoup d’habileté et même de vigueur, et je suis bien convaincu qu’un batelier audacieux qui oserait venir sur leurs brisées, pourrait en parler avec connaissance de cause.

Du clocher de l’église Ste. Catherine, ou même de la hauteur sur laquelle cette église est située, la vue de Stockholm et de ses différens bassins, est plus belle que je ne saurais dire.

On a placé un télégraphe au sommet de ce clocher, qui se rapporte à un autre placé à Drottningholm ; c’était une expérience qu’on avait voulu faire : on instruisait ainsi la cour de l’arrivée du courrier. On aurait pu rendre l’établissement utile, en le faisant correspondre avec un autre établi à Dalarö, le port de Stockholm, mais c’est une affaire qui regarde le commerce. Il est étonnant que son utilité évidente n’ait pas encore frappé les négocians. Je ne saurais trop dire, s’il y a une suite de télégraphes établis entre Stockholm et Obo, la capitale de la Finlande, à travers les îles du Golphe de Bothnie, mais je suis bien sûr que cela devrait être.

La salle où les nobles s’assemblent, quand les diètes se tiennent à Stockholm, est assez vaste ; dans les autres temps, elle sert ordinairement aux concerts. Les murailles cependant, sont entièrement couvertes d’armoiries ; il y en a jusque ; sur l’escalier : C'est en vérité une tapisserie assez peu gaie.

Le cabinet des modèles en Mécanique, est Un objet d’une curiosité bien placée et d’une utilité réelle ; on y trouve en petit, toutes les machines que le génie et l’industrie des hommes leur ont fait inventer : celles sur-tout qui regardent les mines, m’ont semblé parfaites, ainsi que celles sur l’agriculture. L’hôtel de la monnaye contient le dépôt de la manufacture de porphyre — on y voit de très-belles pièces et on peut se les procurer en s’adressant au directeur.

Gustave III avait beaucoup de goût pour les beaux arts : c’est a lui que l’on doit l’établissement des théâtres en Suède : le grand opéra sur-tout lui est entièrement dû. Il a fait des frais considérables pour y attirer de bons artistes ; Les pièces que l’on représente sont fort bien exécutées, et les costumes exactement suivis : elles sont presque toutes, traduites du français. Lorsque le goût n’est pas encore formé ; il est bon de se modeler sur les chefs-d’œuvres des autres nations, pour éviter les caprices bizarres des auteurs, qu’un public ignorant applaudirait toujours. C’est en imitant et en traduisant les anciennes comédies et tragédies des Grecs et des Latins, que le théâtre français est parvenu à les surpasser. Si les Anglais eussent suivi les mêmes modèles, leur théâtre ne serait pas encore rempli de monstruosités, qui semblent révoltantes à un étranger, et que cependant ils applaudissent à tout rompre. Il leur faudra dix fois le même espace de temps pour parvenir à la perfection de l’art dramatique. Shakespear, le modèle auquel ils s’attachent, n’en est réellement pas un à suivre. Il avait, il est vrai, un génie supérieur ; mais ayant paru, lorsque les arts et les sciences étaient encore dans l’enfance, il n’a réellement suivi aucune règle. Ceux qui cherchent à l’imiter, y réussissent dans le désordre de leurs pièces, mais sont bien loin de lui dans les morceaux sublimes, qu’il faudrait avoir son génie pour enfanter.

Le nombre de pièces nationales ou originairement suédoises est très-peu considérable. L’opéra de Gustave-Vasa est le plus admiré. La pièce n’a pas der apport à un trait particulier de ce héros, mais en général à l’expulsion de Christian et des Danois. On y voit beaucoup de batailles, et des changemens de décoration sans fin, et réellement superbes ; Gustave s’endort et de jolis dieux et déesses représentent ses songes. Pallas, Vénus, la Renommée, les Heures dansent autour de lui... On voit des batailles gagnées en l’air etc. etc. — Gustave faisait de jolis rêves. — Christian dort aussi, et des diables, des furies troublent son repos. Qui aime les revenans peut se satisfaire ; il en parait bien une trentaine les uns après les autres : cette scène est exactement celle de Richard III de Shakespear, et on a encore enchéri sur lui. Tout cela est fort beau, sans doute, et il faut bien se garder de le trouver autrement ; mais j’avoue bonnement, que Gustave dans les mines de la Dalécarlie, ou haranguant les paysans, m’inspirerait Lien un autre intérêt. D’ailleurs Gustave est si près de nous, qu’on ne l’entend pas chanter dans un grand opéra sans répugnance. Si on faisait paraître Louis XIV, faisant des efforts de gosier sur le théâtre, ou même Charlemagne, quoique beaucoup plus ancien. nous aurions de la peine à ne pas le trouver déplacé ; un héros de la fable ou de la Grèce, passe encore.

Les farces suédoises sont d’une maussaderie terrible : ce sont communément des ivrognes et des hommes habillés en femmes, qui excitent le rire, plus par leurs manières souvent peu décentes et par leurs éventails énormes, que par ce qu’ils disent. Presque tous les airs sont tirés de quelques vaudeville es français : c’est fort commode pour l'auteur, et si jamais le diable me tente de faire un opéra, je ferai, je crois, de même. On fait ainsi sa besogne tout seul, sans être obligé d’avoir recours au musicien.

La salle de l’opéra est fort belle et très-bien décorée, et c’est dans cette salle où Gustave III fut si souvent applaudi, où le public avait besoin de son exemple pour apprécier les bons morceaux et où à présent il n’applaudit rien du tout, que Gustave III fut assassiné. Il m’a toujours été difficile, dans les ballets les plus brillans, d’oublier que cette même coulisse, par où la gentille Mde de Ligny entrait ou sortait en cabriolant avec tant de grâce, était la même, où le roi tomba.... Cependant le public[2] ne paraît pas y penser beaucoup, et il voit et entend tout avec la froideur et l’étiquette la plus compassée. Cette froideur est souvent si marquée, que dans quelques occasions, j’en ai presque été scandalisé : par exemple comment les Suédois peuvent-ils voir leur jeune roi et leur jolie reine venir prendre part aux plaisirs du public, sans en témoigner la moindre sensation : pas le moindre applaudissement : le silence le plus glacé règne. Ils saluent, le public est muet. (il) Quelque temps après l’assassinat du roi de Suède, le peuple qui se voyait avec rage privé d’un protecteur (dont la Suède commence enfin à sentir le prix) voulait détruire la salle, mais enfin le temps comme dans toutes choses, a fait son effet. Que penserait le bon George, si ses flegmatiques Anglais l’accueillaient de cette manière ? il est vrai, que quand ils ne sont pas contens, ils ne le lui laissent pas ignorer non plus, mais n’est-ce pas bien préférable ? on sait au moins à quoi S’en tenir.

Il est du bon ton d’aller à tous les opéras quand même on les aurait déjà vus et qu’on s’y serait peu amusé. Les portes des maisons sont fermées ce jour-là et on ne reçoit pas, quand même on serait chez soi, pour avoir l’air de suivre la mode.

Stockholm est bien réellement la capitale du pays des mines : on voit souvent deux hommes s'embrasser, non sur l’oreille ou sur la joue, mais bien sur la bouche et recommencer à plusieurs reprises. Quand les dames entrent dans un salon, où il y en a d'autres, elles vont souvent embrasser de la même manière, toutes les femmes qui s’y trouvent. Les personnes d’un rang inférieur à celles qu’elles saluent et les demoiselles vis-à-vis des dames mariées, font de plus la grimace de vouloir baiser la main et même le bas de la robe, mais d’ordinaire on les relève gracieusement et on les embrasse.

Il est presque impossible à un étranger, d'adresser comme il faut une lettre en suédois. Avant de mettre le nom, il faut passer en revue tous les titres, toutes les charges réelles ou imaginaires de la personne à qui on écrit ; pour un noble, ce serait, Konungens tro man riddare af, tous ses ordres et toutes ses charges, puis Högvälborne herr greve etc. Pour un prêtre c’est encore plus long Konungens höf predicant, contracts prosten och Kyrcho-herden högare-vördige, och höglärde herr Magister[3]

Il est à propos que je m’arrête ; car si je voulais me laisser aller sur ce chapitre, j’aurais de quoi dire, et ma promenade s’allongerait tellement, qu’elle deviendrait aussi grosse que les in folio de Göranson et de Rudbeck.

Le feu roi aimait les fêtes et les parties brillantes : c’était alors à qui en donnerait le plus, et se montrerait davantage. Les choses ont changé depuis ; quelques circonstances politiques obligent le gouvernement à des mesures d’économie : c’est à qui économisera le plus. Les riches parlent de la misère, et se retranchent sur tout. Cependant quand on est invité, les tables sont couvertes splendidement ; mais oh ! on vous donne à manger, et point a boire. Souvent dans les maisons les plus riches une bouteille est placée près du maître, qui sert lui-même et essuye avec grand soin le verre contre le goulot de la bouteille, absolument comme si c’était de l’or potable.

Si on a le malheur de venir d’Écosse, par exemple, et qu’avec une modération sans exemple dans le pays des Cakes, on ne revienne que quatre ou cinq fois à la charge, on passe à Stockholm pour un biberon. Suivant le degré d’économie du maître, il y a plus ou moins de bouteilles sur la table : quelquefois il n’y en a point du tout, et c’est le domestique qui remplit les verres quand ils sont vides, mais pour être poli, ils ne doivent guères être vidés. On sait que la coutume en Angleterre est tout à fait différente, et qu’on ne doit jamais laisser son verre plein devant soi : fill what you please, but drinck what you fill[4]. Imbu de cet axiome admirable, et craignant d’être accusé d’impolitesse, je sablais mon verre aussitôt que rempli, et probablement en ma qualité d’étranger, le domestique le remplissait toujours : tant qu’à la fin la provision de la compagnie se trouva épuisée.

Il est fort singulier que je n’aye pas lu un livre sur la Suède, où l’auteur ne reprochát plutôt quelque chose de contraire. C’est ainsi que va le monde. Un l’a dit, l’autre le répète sans examiner si les choses sont changées depuis. Il est vrai, qu’il n’est point du tout contre la sobriété, d’avaler plusieurs grands verres d’eau de vie dans la journée, mais une demi-bouteille de vin, ah fi ! Quelle ivrognerie ! je dois aussi ajouter que les négocians riches, ne se croyant pas obligés d’imiter si scrupuleusement la cour, ont bon nombre de bouteilles autour de la table et que chacun fait comme il lui plaît.

On doit bien sentir que si l’économie va chez le riche jusqu’à la bouteille, elle s’étend également sur les petits objets de l’intérieur. De là vient que les artisans se plaignent avec quelque raison, et que le prix de leurs denrées augmente ; car c’est certainement au manque de circulation que l’on doit l’attribuer. Si le riche accumule, de quoi vivra l’homme qui n’a que son industrie. Les revenus doivent être dépensés, et quand la manie est Cle les accumuler, je regarde que c’est voler le public. On craint, dit-on, les maux d’une révolution.... mais supposé qu’elle arrivât, en quoi en serait-on mieux, d’avoir des tas de papiers dans son coffre- fort ?

Cependant chacun veut paraître et donne souvent des galas ; c’est le ton : on m’a conté qu’un monsieur qui balançait entre la gloriole d'avoir donné une fête et l’argent qu’il lui en coûterait, imagina d’illuminer ses appartemens et de mettre nombre de chapeaux sur les fenêtres. Malheureusement quelqu’un que cette montre même attira, vint lui faire visite.... c’était un tour perfide.

Le commerce, par la disposition des négocians, ne pourra jamais faire les progrès qu’il a faits en Hollande ou en Angleterre. Dans ces deux pays, lorsqu’un négociant s’est enrichi, il pense à faire de grandes entreprises, quelquefois même, sans profit pour lui. En Suède, on peut dire que le commerce est toujours commençant, les négocians riches se retirent, achètent des terres, marient leurs filles avec des nobles et le nom de la maison de commerce la plus florissante, meurt presque toujours avec le chef, dont la fortune est dispersée en différentes mains.

Les lois somptuaires sont assez rigoureuses : les dames ne peuvent porter de robe de couleur en soie : le gris, le noir et le blanc, sont seuls permis ; les plumes, les galons, les broderies, les longues dentelles sont défendus, aussi bien que les dorures dans les maisons ou sur les voitures. Cependant les diamans et les bijoux en or et en émail ne sont pas compris dans la loi somptuaire. Il y a de plus un habit réglé pour paraître à la cour : celui des dames est une vieille mode de polonaise : ce qui les distingue plus particulièrement, ce sont les manches blanches qui excitent beaucoup de jalousie et de tracasseries. Souvent, quand on sait que la cour doit venir à un bal, les dames de la ville ne se soucient pas d’y aller, Car il n’y a que celles présentées à la cour qui ayent le droit de porter ces manches. Les hommes ont par-dessus une espèce de gilet noir, un manteau de taffetas ou de satin de la même couleur qui semblerait plutôt devoir convenir au climat du Portugal qu’a celui de la Suède ; mais on se couvre de pelisse, on pique son manteau de coton et on gèle. Les jours de gala à la cour l'habillement est bleu, et d’autres fois gris, mais c’est toujours la même forme et la même étoffe.

Les gens du commun sont bien vêtus et n’ont pas l’air de souffrir : les servantes elles-mêmes, quoique leurs gages ne montent guères qu’à dix ou douze ricksdalers (de 50 à 60 l. tournois) sont toujours proprement mises, elles ont même le dimanche un petit air fringant qu’on ne leur trouve qu’en Écosse, et (lieu sait comment cela leur vient, dans les deux pays.

Il Y a 150 jeunes gens, élevés aux frais du gouvernement à l’école militaire de Carlberg : c’est un établissement tout nouveau : la maison, située à quelque distance de la ville, est fort belle : le ; jeunes gens y sont tenus avec le plus grand soin ; j’ai vu avec plaisir qu’on les exerçait pendant l’hiver à courir sur la neige avec les longs patins de bois dont les Lapons se servent pour voyager, et avec lesquels ils montent et descendent les montagnes avec une vitesse prodigieuse, et vont même à la chasse des ours. Un de ces patins a huit pieds de long et l’autre quatre. Il est vraiment singulier, que les peuples voisins chez qui la neige reste six mois de l’année, ne les ayent pas adoptés : les habitans des Alpes, de la Suisse, de l’Allemagne et même de la France, pourraient aussi en faire un usage très-avantageux.

Les hôpitaux sont assez nombreux et bien tenus. Ce sont des femmes, qui soignent les malades : les fonds pour leur entretien ont été assignés par la couronne, ils sont sous la régie des chevaliers de l’ordre des séraphins, le cordon bleu et le premier des quatre ordres de Suède. Les chevaliers donnent eux-mêmes annuellement une petite somme pour le même objet. Dans toutes les villes du royaume, où siège un gouverneur, il y a un hôpital sous la même régie.

La police a étendu sa vigilance sur les secours dont le public peut avoir besoin à tous momens : les boutiques d’apothicaires sont gardées toute la nuit par un homme qui y veille, et à quelque heure que l’on vienne, on est sûr d’avoir des remèdes sans éveiller les voisins. On les délivre par un guichet à la porte de la rue, pour la sureté du propriétaire ; c'est la même chose dans toutes les villes de Suède. La manière dont les médecins sont établis dans le Nord est très-libérale ; ils ne sont point payés par visite ; le dernier jour de l'an, chacun leur envoie sa quote part.

L’hôpital des femmes en couche, ne contient que 25 lits : il serait à propos d’en augmenter le nombre et d’en faciliter l’entrée aux femmes grosses ; peut-être diminuerait-on de cette manière, les infanticides qui sont assez nombreux, à ce qu’on prétend. On coupe quelquefois la tête aux filles, pour ce crime. Le vol simple n’est pas puni de mort : le voleur est condamné au fouet et à travailler dans une forteresse : aussi y en-t-il fort peu. (On peut se rappeler que j’ai traité ce sujet, dans le volume sur la grande Bretagne p. 32 et 33.) La peine de mort est réservée seulement pour le meurtre, et assure-t on la contrefaçon des billets de banque.

L’industrie a fait de très-grands progrès ; quelques particuliers ont établi des machines semblables à celles de l’Angleterre. Mr. Helmius, entre autres, a une fabrique dans le faubourg du nord, pour la filature de la laine, semblable aux machines anglaises pour la filature du coton. Malheureusement il n’a pas l’eau à commande, mais il y a suppléé par une grande roue creuse, dans laquelle il fait entrer un cheval qui la fait mouvoir, absolument comme dans certains pays, on se sert de chiens pour tourner la broche.

Il y a fort peu de mendians, il y a une maison de travail, où on les enferme ; mais elle ne peut en contenir qu’un petit nombre, et d’ailleurs on n’y tient pas autrement la main, on les laisse sortir le samedi pour prendre l’air et mendier : c’est le seul jour qu’on en voye dans les rues.

Les Suédois en général paraissent beaucoup plus sensibles au froid que les étrangers qui viennent les visiter. Dans le fait ce n’est pas le froid qui paraît extrême, c’est la longueur du temps qu’il dure, qui fatigue et qui peut-être refroidit la masse du sang et la moëlle des os. Je n’ai pas vivement senti le froid de cet hiver ; (1798) mais j’avoue que je ne me sens pas de la même manière : je ressens une gêne dans le corps et sur-tout une envie de dormir, qui ne m’est point ordinaire, et qui paraît assez générale dans le Nord. Si je reste ici plus d’un hiver, au second vraisemblablement je serai obligé par le refroidissement des humeurs, de prendre comme les Suédois, des pelisses des Lapp-mud, des bottes fourrées et le diable enfin pour me tenir chaud[5].

Les appartemens sont échauffés avec des poëles de fayence, qui avec peu de bois entretiennent une chaleur douce et égale partout. On n’a pas besoin, comme en France, de se rassembler autour de la cheminée, et souvent d’être brûlé par-devant et gelé par derrière. Il fait chaud partout, et personne dans les plus grands froids ne pense à s’approcher du poële. Cette méthode, qui est fort bonne, et qu’il est étonnant qu’on n’ait pas introduite ailleurs, peut cependant être une des causes qui rend les Suédois si frilleux.

L’espèce d’hommes est réellement superbe, on voit tous les jours, mille jeunes gens avec des figures à faire fortune dans une autre cour ; mais ici c’est si commun qu’on n’y prend point garde. Les femmes sont d’une fraîcheur et d’une beauté souvent remarquables : elles possèdent d’ailleurs des grâces et sur-tout, presque généralement un charme dont la blancheur, la rondeur, et les proportions séduisantes ne se trouvent que très-rarement au même point de perfection dans les autres pays.


  1. Ce titre de Jarl semble répondre à celui d’Earl en Angleterre, qui veut dire Comte ; Birger en montant au trône conserva le titre qu’il avait avant, et les historiens le lui donnent comme une espèce de sobriquet.
  2. Quelque temps après l’assassinat du roi de Suède, le peuple qui se voyait avec rage privé d’un protecteur (dont la Suède commence enfin à sentir le prix) voulait détruire la salle, mais enfin le temps comme dans toutes choses, a fait son effet.
  3. Fidèle homme du roi, chevalier de etc. hautement bien né monsieur le comte etc. Prédicateur de la cour du roi, prêtre à charge, et gardien de l’église, hautement digne, et hautement savant, monsieur le maître etc.Fidèle homme du roi, chevalier de etc. hautement bien né monsieur le comte etc. Prédicateur de la cour du roi, prêtre à charge, et gardien de l’église, hautement digne, et hautement savant, monsieur le maître etc.
  4. Remplissez ce qu’il vous plait, mais buvez ce que vous remplissez.
  5. Ceci n'a que trop été vérifié dans l’hiver de 1799, et toutes le précautions n’ont pas pu m’empêcher de geler et de souffrir horriblement ; je suis aussi devenu beaucoup plus frilleux.