Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/01

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PROMENADE
EN
SUÈDE
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PREMIÈRE PARTIE.
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Commencement des troubles en Irlande. — Départ. — Nouvelle visite à l’Ecosse. — La Suède.


Sans s’en apercevoir, le temps s’écoule et la rage révolutionnaire, qui semblait un moment vouloir se calmer, a repris de nouvelles forces (*). Que faire ? encore une promenade, cela fait passer le temps : mais où aller ? voyons, réfléchissons... Presque toute l’Europe, hélas ! gémit des maux que la guerre et la rage de la révolution y ont accumulés. Tous les pays du Sud sont couverts de ruines, ou retentissent du bruit des armes.


  • On doit se rappeler, que cet ouvrage fait suite à celui sur l’Irlande, et que l’instant où il commence, est à la fin de 1797. À l’époque de ce qu’on appelle 18 fructidor.


Vers le Nord, l’ordre accoutumé règne encore, dans la Suède et dans la Norvège : c’est de ces immenses contrées, que sont sorties ces nations conquérantes qui ont dévasté, pillé et peuplé, sur-tout la Grande Bretagne et l’Irlande. — La conformité du langage m’intéressera, les rapports des mœurs, des usages, doivent certainement encore exister : l’origine de bien des établissemens de la Grande Bretagne doit se trouver chez les peuples qui habitent ces pays. Quel vaste champ d’observation ! voilà de l’occupation pour plus de trois ans ; allons donc, et puisque la rage et la folie prolongent encore mon exil, profitons- en pour acquérir des connaissances, qui, peut-être un jour, pourront être utiles à ces mêmes compatriotes, dont la persécution est si longue, si injuste et si cruelle. Avant de visiter ces contrées lointaines, il est à-propos de me tirer de l’Irlande.

À mon retour d’Écosse donc, tant bien que mal, j’achevai ma promenade, autant que possible, tâchant de m’isoler et de bien vivre avec tout le monde, sans trop m’inquiéter de l’opinion politique des personnes qui me recevaient. Quoique de loin cela semble très-naturel, et la seule conduite qu’un étranger dût tenir : l’exécution n’en était pas très-facile, au milieu des partis qui se formaient, et dont la rage encore concentrée, n’attendait qu’une occasion favorable pour éclater.

Je rentrai enfin dans la capitale, et mettant Sur-le-champ la main à l'œuvre, je recommençai à gémir, en faisant gémir la presse. Au bout de quatre mois, je produisis ma promenade en Irlande. Comme on peut bien le penser, elle me valut des complimens et des reproches ; les uns rirent et les autres firent la mine, suivant leur humeur ; je ne pouvais qu’y faire, et je me consolais de ces vétilles avec une facilité singulière, qui paraîtra peu surprenante après tout, quand on saura que la promenade fit assez bien son petit chemin, et que les personnes les plus respectables continuèrent de me traiter avec quelques égards.

M. Peter Latouche eut l’attention de m’inviter à retourner le voir à sa maison de Belvue ; elle est située dans le comté de Wicklow, le pays le plus varié et le plus romantique de l’Irlande. Il n’y a que neuf mois que j’y étais[1] ; combien tout a changé depuis ? Ces retraites charmantes, ces belles maisons, la rage de la guerre civile a tout détruit. Lorsque je voyais dans les papiers, que ces maisons hospitalières, où l’on m’avait accueilli, étaient devenues la proye des flammes, j'éprouvais un sentiment de douleur, presqu’aussi profond qu’en apprenant les détails affreux de la guerre de la Vendée. Presque tous les lieux m’étaient familiers ; et j’ai plus d'une fois arrosé de mes larmes, la nouvelle de la mort des personnes qui m’avaient donné l’hospitalité. Je n’ai pas vu le nom de Latouche parmi les victimes de la fureur ; j’ose espérer que les malheureux que cette famille respectable a protégés, lui auront servi d’égide, et que la rage de la guerre civile aura respecté les bienfaiteurs de leur pays.

Quoique pendant mon séjour dans le comté de Wicklow, tout semblât tranquille, il y eut cependant une alerte : on fit courir le bruit qu’une troupe d’Orange men allait arriver, pour y mettre tout a feu et à sang. Plusieurs paysans s’enfuirent dans ces mêmes montagnes, où depuis Holt et sa bande ont su braver si long-temps les poursuites du gouvernement, Les propriétaires allarmés s’assemblèrent et rassurèrent les paysans par une déclaration publique, qui portait que sous quelques noms que des brigands se présentassent, les troupes du roi sauraient les châtier, et prévenir leurs désordres.

Il était assez singulier, que l’on désignât les brigands sous le nom d’Orange men qui dans les autres parties de l’Irlande, étaient censés être les supports du gouvernement. Apparemment que parmi les paysans du comté de Wicklow, il y en avait, fort peu qui eussent pris ce nom, et que par conséquent, voulant exciter l’effroi, les malveillans trouvèrent plus simple de se servir de leurs noms. En effet, c’est quelque chose de surprenant, combien aisément le pauvre, qui n’a que sa vie à perdre, est mu par des terreurs paniques. On ne doit jamais espérer trouver le courage raisonné, que parmi les hommes qui sont assurés de leur subsistance, et n’ont pas à pourvoir au besoin immédiat du jour et du lendemain. Il ne faudrait que des fouets pour battre une armée de mendians.

C’est par cela sur-tout, que les officiers sont utiles dans une armée, en communiquant à leurs soldats, quelques étincelles du point d’honneur qui doit les animer. C’est encore par cette raison, que les nouvelles levées en général, ne valent rien ; ce n’est communément qu’au bout de quelque temps, qu’elles peuvent égaler les anciennes troupes, sans doute lorsqu’elles ont acquis de l’expérience, mais surtout lorsque les individus qui les composent, se sont accoutumés à ne pas s’inquiéter de leur subsistance pour le lendemain.

Les seules précautions que prissent les propriétaires à la campagne, étaient de barricader la nuit, les fenêtres des rez-de-chaussées et d’attacher une sonnette au volet. Au surplus l’hyver se passa avec tout l'agrément possible, au milieu des plaisirs d’une grande capitale. L’esprit de parti troublait peu la société ; on y parlait que rarement de la politique.

Quelques gens cependant, annonçaient des intentions séditieuses ; l’imprimeur de la presse[2], fut mis au pilori, lord Fitzgerald et M. Arthur O'Connor, se tinrent à ses côtés pendant tout le temps qu’il fut exposé au public,l'encourageant à supporter sa disgrâce. Lui-même, le cou dans le carcan et entouré des soldats, eut l’audace de dire au peuple, que les Républicains français ne tarderaient pas à venir à son secours. Il avait été condamné à cinq-cents livres sterling d’amende : ses amis en ramassèrent plus de mille, qu’on lui donna. Un autre imprimeur prit son papier, et enfin M. Arthur O’Connor lui-même y mit son nom.

On augmentait le nombre des troupes à Dublin, les soldats n’étaient pas toujours très-modérés, ils insultaient par fois des habitans. Je crus m’apercevoir, vers la fin de janvier 1798, que les quais étaient couverts de figures patibulaires, qui, dans leurs habits déguenillés, ne me représentaient que trop les premiers instrumens de notre révolution. Plusieurs fois, on annonça un jour pour la révolte universelle. Les esprits dans la société, semblaient dans cette situation qui devance un moment de bataille, et dans laquelle on est disposé à regarder comme ennemi tout ce qui ne pense pas en tout, comme soi. Le gouvernement paraissait Visiblement inquiet, connaissait toutes les menées, et avait le fil des différentes intrigues des chefs des mécontens. Il les laissait agir, afin de les saisir à-la-fois, et ayant eu avis qu’ils étaient assemblés, il fit entourer la maison de troupes, et on les saisit tous avec leurs papiers. Lord Édouard Fitzgerald fut décrété de prise-de-corps : il réussit à s’échapper ce jour-là, mais il fut pris quelques jours après, et en se défendant, il reçut des blessures. dont il est mort depuis.

Il y eut des patrouilles nombreuses pendant les deux nuits suivantes ; et quoiqu’il n’y eût pas de tumulte pour le moment, je vis bien clairement que la glace était rompue et que l’explosion ne tarderait pas à avoir lieu. En conséquence ayant à-peu-près fini mes petites affaires, et croyant que c’était déjà bien assez d’avoir été fourré dans une révolution ; fort peu désireux de voir les troubles d’une seconde, (ou du moins d’une révolte, car je n’ai, jamais douté de quelle manière cela se terminerait) ; je me munis de passe-ports ; puis m’embarquant au quai le plus prochain, je fus conduit par une tempête à Irwin, sur la côte d’Écosse, où je débarquai le sur-lendemain, quoiqu’il y ait plus de deux-cents milles.

C’était la troisième fois, que je visitais la terre fameuse des Cakes, et ce fut avec un nouveau plaisir. Car enfin, puisqu’on ne veut pas que je sois de mon pays, il faut bien m’en faire un, et c’est l’Ecosse dont j’ai fait choix, tant qu’à présent.

Passant sur le même terrain que j’avois déjà visité plusieurs fois, je m’arrêtai à Glasgow et à Stirling pour y saluer mes anciennes connaissances, et j’eus bientôt atteint Edimbourg.

Ce fut avec plaisir, que je m’aperçus que les esprits étaient beaucoup plus modérés que l’année précédente. M. Pitt et M. Fox n’étaient plus les objets uniques des conversations. Leurs partisans les plus zélés, se contentaient d’avoir leurs bustes dans la salle a manger et de boire tous les jours à leurs santés, en présence. Les partisans de l’oppposition avaient pris part aux mesures de défense adoptées par le gouvernement ; ils s’étaient, pour la plupart, enrôles dans les différens corps de volontaires ; les esprits s’étaient rassis ; le pays enfin avait pris une contenance toute autre.

Les excès du Directoire, depuis la paix de Campo-Formio, avaient ouvert les yeux aux plus prévenus. L’invasion de la Suisse, de l’Italie et de l’Égypte avait rapproché tout le monde du gouvernement. Les cruautés que la guerre avait fait commettre dans ces pays étaient reprochées avec amertume aux républicains.

Parmi ces injustices, cependant l’invasion des états du Pape, n’était pas tout-à-fait considérée du même œil, parmi les bons presbytériens d’Écosse. Je puis assurer avoir entendu de très-honnêtes gens, me dire que c’était le but de leurs prières depuis deux cents ans. Dans les églises j’ai plusieurs fois entendu la prière charitable de détruire le papisme, de plus en plus, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus de trace sur la terre. Ceux même qui raisonnaient le mieux, ne voyaient dans l'invasion des états de l’église, que la destruction du Pape. Lorsqu’on leur en parlait : oh ! oui, disait-on en riant : Le pauvre Pape ! il est à présent ruiné, avec vengeance. (He is done now, with a vengeance.)

Ayant enfin fini mes petites affaires, je pensai à me rendre dans le pays, à qui je voulais faire l’amitié de rendre visite, pour en étudier les mœurs, la langue et l’histoire.

Ayant fait la connaissance dans mes précédens voyages de M. Erskine[3] le consul britannique ä Gottenbourg, ie fus invité a me rendre à sa maison de Cambo. Traversant donc le bras de mer. qu’on appelle encore le Forth, quoique ce soit bien la mer, je me rendis à King-horn, qui est un petit port opposé à celui de Leith.

Au milieu de ce passage, qui peut être de dix milles anglais, il y a une petite île appelée Inchkeith, où l’on voit quelques vieux bâtimens destinés autrefois à recevoir les gens attaqués de la lèpre ; on en a fait un petit château, et sous le règne de la reine Marie Stuart, il fut pris et repris plusieurs fois par les Anglais et les Écossais. C’est derrière le rocher d’Inchkeith, que les vaisseaux de guerre, et ceux prêts à mettre à la voile jettent l’ancre.

Dans la situation d’un banni, d’un émigré, il est bien flatteur d’acquérir assez de droits à l’estime et à la bienveillance pour n’être pas oublié après trois ans d’absence. Je sus aussi sentir le prix des bontés que je reçus à Cambo. Mon séjour même ne fut pas inutile pour adoucir l’amertume des réflexions particulières. Je vis dans Mde Erskine un modèle admirable de patience et de bonté. D’une santé très-délicate, elle avait su mettre à profit son existence souffrante, et avait employé ce temps que d’autres auraient passé à gémit, à acquérir les connaissances les plus utiles. Elle parlait quatre langues, outre la sienne ; et sans se prévaloir de son savoir, bonne, indulgente dans la société, elle oubliait ses maux, pour rendre sa maison agréable à ses hôtes. Ce fut bien avec raison que je me permis un jour de lui remettre ce petit anagramme.

Cares do they oppress your breast,
Anxiety disturb your rest ?
May you, to soften your pain,
By Crail a few days remain ;
Of Erskine’s patience, learn how to be best.[4]

Certes je n’ai de ma vie vu la patience et la résignation sous un coup-d’œil plus aimable, et produire des effets plus heureux. Ayant passé une partie de sa vie dans la Suède, lady Kelly eut la complaisance de me donner des détails sur le pays, et quelques lettres pour ses anciens amis, qui me confirmèrent dans ma résolution.

Comme à mon ordinaire désirant prendre congé des personnes qui avaient été les premières à m’accueillir, je me remis en route. La tension dans laquelle étaient les esprits, rendait tout voyage pour un étranger, assez peu agréable : il était en but aux soupçons de toutes les personnes à qui il pouvait avoir besoin de parler. Dans ce moment (en juin 1798) le nom de français était loin d’être une recommandation. La curiosité et la défiance étaient beaucoup plus fortes qu’a l’ordinaire ; j’en essuyai à Kinghorn un trait assez original. Étant arrivé trop tard pour le bateau public, je m’arrêtai à l’auberge près du port. Les garçons parlèrent de moi à un voyageur, homme du pays, qui jugea à propos de m’inviter à boire une bouteille de vin avec lui, afin de me faire jaser ; je jasai et je bus tant qu’il voulut, regrettant seulement de ne pas trouver tous les jours, des curieux qui sussent si bien s’y prendre. Je me retrouvai enfin dans le Sterling-shire et y reçus comme à l’ordinaire les attentions de mes amis qui, quoique très-agréables, étaient cependant encore troublés par les vétilles qui avaient agité les esprirs l’anée d’avant, au sujet de M. Pitt et de M. Fox.

Je songeai bientôt a mon départ : une flotte partait pour la Baltique, convoyée par deux vaisseaux de guerre ; je pris place sur un vaisseau marchand qui se rendait à Gottenbourg et je quittai encore, avec regret, les côtes de l’Ecosse, La flotte était composée d’une centaine de vaisseaux : leur nombre en rassurant contre les corsaires des républiques filles et mères, dissipait l’ennui. Je voudrais bien avoir une tempête à raconter, ou du moins à copier, suivant l’usage, mais malheureusement le temps fut très-beau ; passant donc fort tranquillement sous le nez de la Norvège Norige näse (*) et le long de ces côtes de rochers arides, j’arrivai bientôt sur celles de Suède et dans la rivière de Gottenbourg.


(*) Le mot Cap en français, vient de caput (la tête): les Anglais le nomment de la même manière dans leur langue a head. Les peuples gothiques l’avaient appelé un nez (näse), qui est bien vraiment le Cap de la figure. Les Écossais ont retenu le mot, mais écrit comme Ness ; plusieurs caps dans ce pays sont nommés ainsi comme Caitheness etc. Les anciens peuples ont été obligés d’avoir recours, au nom des différentes parties du corps humain, pour nommer les choses de la terre : ainsi on dit un bras de mer, une langue de terre etc. etc. tous tirés de leur figure ou de leur situation. Les mesures, aussi, sont toutes prises du corps humain, un pied, un pouce, un doigt, une brasse, etc. Les Goths nommaient de plus une île du nom de l’œil (Ey), qui en anglais s’écrit eye. Ce mot a bien aussi quelque rapport avec le français œil.



  1. Ceci a été écrit vers la fin de 1798.
  2. Un journal de ce nom.
  3. Depuis lord Earl of (Comte de) Kelly.

  4. Craignez-vous à vos maux de succomber enfin ?
    Avez-vous dans le cœur quelque noir chagrin ?
    Puissiez-vous, pour calmer votre peine,
    près de Crail quelques jours demeurer ;
    par la patience d’Erskine, apprenez à être heureuse.

    Comme on peut le voir, j’avais l’intention de traduire l’anagramme en vers français. Ce maudit M. m’a donné tant de peine que j’ai renoncé.