Promenade autour de la Grande Bretagne/Voyage de Hollande


LA HOLLANDE.


LA foule qui des Pays Bas affluait a Maestricht, aussi bien que des éléctorats de Trêves et de Mayence, ou les patriotes avaient aussi fait une incursion assez vigoureuse, remplissait tellement la ville, que les magistrats, craignirent tout de bon la disétte, et qu’il fut défendu a tout bourgeois ou habitans de recevoir d’étrangers sans une permission par écrit du maire, et aux portes d'en laisser entrer aucuns, a moins, qu’ils ne fussent de Liege ou du Brabant, avec une attéstation qui prouva leur dire ; cet ordre était évidement contre les émigrés, dont on ne se souciait pas d’acceuillir la misere ; effectivement nous y etions deja près de six a sept mille, et il eut été imprudent d’en recevoir un plus grand nombre, qui n’eut pas manqué de doubler en peu de jours.

A peine y en avait il trois, que j’étais a Maéstricht, que le bruit du canon souvent répété, nous apprit que les patriotes n’étaient pas loin ; éffectivement, le lendemain, ils se rendirent maitre de Liege a quinze mille de la. Les sans culottes de cette ville, forts par l’assistance de ceux de France, ne traisaient pas beaucoup mieux leur riches habitans. Plusieurs fois il nous arriva des bateaux sur les quels ils avaient tiré a leur départ, un ou deux furent éffondres, d’autres pris ; parmi le nombre, un grand bateau de charbon, chargé d’une centaine de personnes, fut ordonné de venir au bord par un piquet Liégeois, il était chargé d’émigrés Français et de gens qui tachaient de s’échapper de la ville ; les gens de Liège juraient après les émigrés, et disaient que c’était eux qui était cause de leur malheur, et comme ils étaient les plus nombreux, pour faire leur cour aux sans culottes, qu’ils croyaient Français, ils firent quelques éfforts pour tacher de s’en assurer ; les autres se défendirent ; une petite bataille s’en suivit, pendant laquelle le bateau aborda ; mais quel fut l’etonnement de nos Liegois lorsqu’ils apperçurent leur compatriotes, qui en jurant s’émparerent d’eux, et dirent aux autres, que vraisemblablement s’ils avaient été Français, ils eussent mal passé leur temps, mais que leur querelle ne les regardait pas, et sans plus de formalité, ils poussèrent le bateau au milieu de l’eau, après toutes fois avoir enlevé les bateliers ; les émigrés se trouvèrent si heureux d’en être quitte a si bon marché, que la peine de ramer leur parut une douce jouissance. Cependant il y eut plusieurs émigrés qui oserent attendre les patriotes a Liege, et avec la précaution de se tenir caché, quelques uns reussirent a y vivre tranquille, et même n’étant point observés, retournèrent chez eux, mais aussi plusieurs ayant été surpris, furent bien maltraités.

Je ne puis oublier que certain général Eustache, (ci-devant cocher du Maréchal de Noailles) commandant un grand détachement de Carmagnoles a Vezey, a trois lieues de Maestricht, envoya faire ses compliments au citoyen commandant, par son aide de camp, et se prier a diner pour le jour suivant, ce qu’il fit éffectivement éscorté du huit dragons, qui résterent a la porte de la ville : Le Prince de Hésse crut devoir se prêter a la condéscendance de faire politésse a un cocher six mois avant, vraisemblablement dans la crainte de fâcher ces messieurs qui n’étaient qu’a une demie lieue, et qui avaient déjà insulté la citadélle, prétendant qu’elle était sur terre de Liège, ce qui était vrai, et qu’ils ne s’avisassent de venir l’assieger dans sa ville qui n’avait pas dix canons sur les ramparts, et de plus une très faible garnison : Certainement si les patriotes s’en fussent avisés immédiatement après la prise de Liége, la ville n’eut pas tenu deux fois vingt quatre heures ! La Hollande leur appartenait, car le grand nombre des habitans était pour eux ; les peuples n’étaient pas encore désinfatués de la révolution et de ses soutiens : s’ils eussent fait cette petite expedition, Dieu sait ou se fut borné leur succes ; et quoiqu’ils semblent très brillans a present, il y a parier qu’ils l’eussent été encore bien davantage. On assure que le motif de la visite du Général Eustache était pour demander le passage de la ville, pour les troupes Françaises, ou du moins la permission de faire déscendre les canons par la riviere pour se rendre a Ruremonde. Le Prince de Hésse repondit qu’il ne pouvait rien faire sans l’ordre des états généraux, qui tardèrent a arriver, et les Carmagnoles qui croyaient devoir ménager la Hollande, a cause de l’Angleterre, ne tentèrent pas de l’obtenir par force. Quoiqu’il en soit, le chagrin de me savoir si près d’eux me fit hâter mon départ, après m’être défait au plus vil prix de tout ce qui pouvait avoir la moindre apparence d’uniforme, et avoir pris un passeport a l’hotel de ville dans la langue Flammande, ce qu’ils n’ont coutume de donner qu’aux habitans du pays, afin d’éviter les rencontres facheuses sur la route, et en cas d’accident pourvoir passer pour un Flamand.

La ville de Maéstricht est grande et bien battie, elle est séparée en deux par la riviere ; les fortifications en sont assez bien entretenues ; auprès de la citadelle il-y-a une caverne immense, dont on tire des pierres pour la batisse ; on prétend qu’elle va jusqu’a Liège ; ce qu’il-y-a de sur, c’est qu’elle est très profonde ; j’y ai marché pendant près de deux heures, sans avoir été aux bout, et fatigué, je suis sorti par une des ouvertures que l’èboullement des terres y a fait dans bien des endroits.

La jalousie des Hollandais ne leur a pas permis de faire une grand route de Liége a cette ville ; ce n’est gueres que par la riviere qu’on peut y arriver, éxcepté du coté de l’Allemagne, ou le chemin est allez bon. Celui qui passe au dessus dé la caverne est très-dangereux par les crévasses frequentes que les éboullements y occasionne.

Ce que Maéstricht a de plus éxtraordinaire c’est sa situation politique, elle dépend de l’évêché de Liège, pour le spirituel et même le temporel ; un prince de Liège ayant emprunté une grande somme d’argent des Hollandais, la leur remit en gage ; depuis ce moment elle est garnisonnée par la Hollande, et par les troupes du duc de Brunswick. Cependant le commandant est Hollandais, quoique la justice y soit administrée au nom du prince de Liège, dont le portrait et les armes sont a l’hotel de ville. Ce fut la qu’au retour de la fameuse campagne j’eus le plaisir de voir sur le bonnet des grenadiers Brunswikois, la devife de leur maître, nunquam retrorsum, au dessus d’un cheval au grand gallop.

En conséquence de notre grand nombre, et malgré notre misere, le prix des diligences était doublé ; cependant comme c’était le plus sur moyen de voyager, il fallut bien consentir a aller dans une éspece de charétte aü prix de la poste.

Je partis avec F... avec qui j’avais fait la campagne. Nous trouvâmes encore les Autrichiens a Ruremonde, mais prêts a partir. Leurs cannons étaient dans la place, et sur les affûts, et etaient chargés d’assez de fourage pour un jour de retraite. Quoique les patriotes fussent maitres de Masik, et que nous en passames fort près, nous fumes assez heureux pour n’en point voir.

A Venloo garnison Hollandaise, nous ne parvinmes a entrer que parceque nous étions dans la diligence ; de toute autre maniere, étant Français émigrés, nous fussions réstés a la porte, ainsi que nous en vimes un grand nombre ; encore ne fut ce, que sur la promésse que nous partirions le lendemain, ce que nous éxécutames fidéllement.

Semblables a ces dindons qui ont une aile cassée, et a qui tous les autres viennent donner un coup de bec, il n’était pas une place ou nous ne reçussions de nouvelles insultes.

Dans la travèrsée de Venloo a Utreçht, un vieux chevalier de St. Louis et un autre de nous, descendirent, et furent se chauffer a une auberge, devant laquelle le coche était arrêté. Le maître, vrai Hollandais les laissa faire, et ensuite voulut exiger un salaire, prétendant qu’il n’était pas tenu de les recevoir, quoiqu’ils n’eussent fait aucune depense en bois ou autre chose ; sur leur refus, il commençat a dire des sottises qui ne cèsserent que lorsque la voiture partit.

A quelque distance de Nimégue, le coche s’arrêta dans un petit village ou nous passames la nuit. Aussitot apres notre arrivée a l’auberge, le maitre, suivant l’usage, presenta une pipe a chacun de nous, dont nos gros Hollandais s’étant armés, la salle commune fut bientôt assez pleine de fumée pour ne se pas voir. : On apporta le souper la dessus, qui quoique pour dix a douze n’était gueres plus réstaurant que la fumée elle-même. Apres quoi on établit quelques bottes de paille, toujours dans la même chambre, sur laquelle nous nous jettames, et le lendemain en partant, a la pointe du jour, avant dejeuner, on nous fit payer cinq shellings par tête, le tout en conscience, a ce que nous dit notre hôte.

Nimégue est une assez jolie ville bâtie en amphithéatre sur une petite hauteur, qui dans ce pays plat peut passer pour une montagne ; le Waal passe au pied des murs, et les deux bords font joints par un pont volant qui va et vient continuellement. Nous nous donames le plaisir de monter sur le clocher de la principale église, d’ou l’on a, la vue la plus magnifique. Les fortifications du sommet du clocher me semblerent très regulieres et en bon état ; il y a un point élevé, qu’on appelle Le Bélvédere, et qui est entouré d’une jolie promenade plantée d’arbre ; c’est là, que les dames Nimeguoises viennent étaller leurs charmes, nous en vimes un assez bon nombre, il y en avait même d’assez jolies pour des Hollandaises. Puis poursuivant notre voyage nous arrivâmes bientôt a Utrecht, ou après avoir couru la ville dans tous ses sens ; nous nous embarquames sur les canaux pour Amsterdam ; nous changeames plusieurs fois de bateaux, mais tous étaient de la plus grande commodité, et le patron qui avait une provision de vin et de tabac, en fournit les voyageurs a assez bon marché ; nos compagnons Hollandois burent et fumerent tout le temps de la route, et malgré nous, pour leur rendre ce que nous recevions d’eux, nous fumes obligés de les enfumer aussi a leur tour, ce dont ils parurent charmés.

Heureusement qu’un honnête homme dans le bateau nous donnat l’avis de ne point nous fier aux gens qui viendraient pour nous conduire, disaient-ils, a une bonne auberge, ou pour porter nos éffets, sans quoi nous eussions peutetre été schiffercopé. On pourra avec juste raison demander ce que c’est, je repondrai, qu’on dit, que les Hollandais ont parmi eux un grand nombre de ces abominables villains qu’ils nomment Schiffercoppeurs, tolérés et meme ordonnés par le gouvernment, sans être protégés par lui, car si l’un d’eux est tué en s’acquittant de son office, les magistrats n’informent pas plus contre le meurtrier que s’il n’eut tué qu’un chien. Ces aimables messieurs attendent les étrangers l’arrivée des bateaux, offrent de porter leurs éffets, de les conduire a une bonne auberge, enfin tous les petits offices d’un portefaix, si l’etranger n’est point prévenu d’avance, et qu’il accepte, on le conduit dans un de leur dépôt, pour Batavia ; ou après avoir été bâilloné et garotté, on le jétte au fond de cale de quelques uns des vaisseaux pour ce pays, ou il est obligé de servir comme ésclave ou soldat pendant toute sa vie la tres honorable Compagnie des Indes Hollandaise. On sent que dans ce moment, les émigrés courant de toutes parts sans but déterminé, les schiffercopeurs ne resterent pas endormies, et j’ai entendu dire que pleusieurs ne sont parvenus a se tirer d’affaire, qu’en coupant quelques nez, et quelques oreilles.

Nous remarquâmes que les cocardes oranges étaient fort rares, et dans le peu de conversation que nous eûmes avec les habitans nous vimes clairment qu’ils panchaient dans leur cœur, pour les sans culottes et le sans culottisme.

La grande ville d’Amsterdam, offre a l’étranger qui n’a point vu Venise, dont elle est la vive image, le coup d’œil le plus extraordinaire, que l’on puisse imaginer. De larges canaux, bordés d’arbres, séparent toutes les rues, le negotiant peut conduire partout, ses vaisseaux a sa porte, et l’on distingue avec surprise les mats des vaisseaux mêlés avec les arbres, qui semblent être couronnés par leur girouette.

La bourse est comme tout le monde fait un batiment magnifique, aussi bien que l’hotel de ville ; l’arsenal, est un grand enclos pres du port, ou l’on peut voir assez de canons, d’armes, et de munition de tout genre, pour la plus considerable armée, aussi bien que pour la flotte la plus nombreuse ; le port pourrait contenir tous les vaisseaux de l’Europe, et forme un vaste cercle au fonds du Zuyder-zee. Un jour appercevant une petite tempête, je fus me promener le long de la mer, je regardais les vagues battre avec fureur, le pied des digues ; peu a peu les eaux s’élevèrent, et je ne fus pas peu étonnés, deux heures après, de les voir — a peu près, douze a quinze pieds plus haut que la ville, quelles auraient submergés sans les digues. Cependant elles vinrent a un tel point qu’elles passerent par dessus les écluses, et inonderent la partie la plus basse, au point qu’on allait en bateau dans les rues, mais ces amphibies n’en semblaient pas du tout déconcertés, et allaient leur train comme si de rien n’était.

Bientot nous pensames a nous retirer, et pour aller a Rotterdam nous nous embarquâmes sur les canaux pour Harlem, ou nous arrivâmes le soir, apres avoir passe tout le jour le long de la mer de même nom. Le seul désagrément c’est d’être obligé de changer de batteau a chaque écluse, pour le transport des effets, car non seulement les portefaix dans les villes et villages, vous font payer plus cher pour le transport d’un bateau a l’autre, que le voyage ne coûte, mais encore on trouve souvent quelque chose égarée. Mon camarade et moi, pour punir leur avidité évidente, nous metions bravement notre pormanteau sur nos épaules a tous les passages des écluses, et nous acheminions vers l’autre. Nous étions communément suivi par deux ou trois d’entre eux, qui en croassant apres nous diminuaient a chaque pas quelque chose de leur prix ; plutôt que de nous laisser introduire cette louable coutume, ils nous auraient offert de le porter pour rien ; car après une vingtaine de pas, ils demandaient si peu, que c’était a peu près la même chose.

On sait qu’Harlem est fameuse pour ses tulippes, ou plutôt pour les fous, qui les contemple, et qui placent leur bonheur dans leur possession, on m’a assuré que souvent un oignon s’était vendu jusq’a trois ou quatre cent louis. Je ne puis m’empecher de penser, que si nous étions encore du temps des fées, la plus grande grâce qu’un génie charitable pourrait faire a la famille de ces bonnes gens ce ferait d’en changer les individus en tulippe, car alors le chef aurait beaucoup plus de soin et d’attention pour eux dans cet état que dans leur premier, ou souvent ils manquaient du nécéssaire, afin d’orner le jardin d’un nouvel oignon, ou pour pouvoir se procurer un immense tente, qui puit garantir les cheres tulippes de l’ardeur du soleil.

La ville d’Harlem est sans contredit la plus agréable de la Hollande, tant pour les environs qui sont couverts de maisons de campagne charmantes, et de jolis bois, que pour la nétteté des rues et des batimens. La largeur et la disposition des canaux, dont les bords sont couverts d’arbres, et comme a Amsterdam, laissent souvent voir la flamme du vaisseau flotter au milieu des feuilles. Ce fut aussi avec quelque surprise que nous vimes les rues pavés de briques, ce qui dans tout autre pays formerait une boue rouge très sale ; mais dans celui-ci, l’on est si recherché sur la propreté, que non seulement on lave tous les jours l’intérieur des maisons, mais même les murs au dehors ; cela se fait avec une petite pompe, dont les domestiques se servent pour jetter l’éau au second étage, et non content de cela, ils lavent encore la rue devant leur maison. Il est vrai que s’ils sont si delicats pour leur maison et les rues, il ne le sont pas autant pour eux-memes ; car les gens du peuple en général sont sales, ou dumoins en ont l’apparence a un point dégoûtant. Ce qui peutetre a donné lieu a cette petite histoire que l’on m’a donné pour vraie, et que le lécteur prendra pour ce qu’il lui plaira.

Un étourdi ayant porté en Hollande la vilaine coutume de cracher dans les apartemens fut repris a plusieurs reprises, et même très vivement ; si bien, qu’impatienté, et après avoir regardé de toutes parts, ou il le pourait faire sans rien gâter, ne trouvant pas dans toute la chambre, de place plus sale que le visage de son hôte, il lui cracha a la figure.

D’Harlem nous vinmes a Leyde toujours par les canaux, et nous eûmes occasion d’admirer les jolies maisons de campagne qui sont situées sur leur bords, les villages charmans que nous traversames, et les machines ingenieuses qu’ils font mouvoir par le vent ou l’eau. J'en ai remarqué entre autre une petite qui par le moyen du vent faisait mouvoir une pompe et recueillait l’eau des fossés pour secher le pays dix pieds plus bas que le niveau du canal dans lequel elle la jetait continuellement. Leurs étables pour leurs bestiaux attirent aussi l’attention, par leur propreté et par la situation convenable qu’ils savent leur donner. Les Venitiens seuls peuvent égaller la vitésse et la dexterité avec laquelle ils conduisent leur petite barque, le paysan apporte de vingt mille et plus, ses provisions a la ville, et s’en retourne le soir.

Leyde est aussi une charmante ville, mais toujours dans le même genre, qui quoique joignant l’utile a l’agréable est cependant le même, et comme on sait, toujours perdrix, ne vaut pas le diable.

Bientôt nous joignîmes la Haye. Les canaux sont aussi nombreux, et les maisons aussi propre que par toute la Hollande ; elles me semblerent pourtant avoir plus de recherche, quoiqu’il s’en faille beaucoup que le palais du Stadtholder ait rien qui mérité ce nom. Les promenades aux environs sont immenses et très agréable, quoique trop plate. Nous fumes a la comedie Française, et eûmes le plaistr d’entendre jouer, “O Richard ! O mon roy” a plusieurs reprises. Le Stadtholder y vint avec sa famille qui fut beaucoup applaudie, ce qui, vu les derniers troubles, ne nous parut pas tres extraordinaire ; car dans les temps orageux, l’ésprit du parti dominant cherche a se montrer avec violence : en temps de paix, lorsque tout le monde est du même avis, on n’a pas besoin de se tourmenter pour les faire approuver ; je crois que cette reflexion allez simple pourrait s’appliquer egalement bien aux démocrates de France. Il est ridicule de dire que parcequ’eux seuls paraissent a present, toute la France est de leur opinion. Quel est l’homme un peu sensé, qui se mettant dans la place d’un royaliste en France ne sente pas, que non seulement il se tairait, mais même donnerait tout ce qu’on lui demanderait, ferait tout ce qu’on lui dirait, et cela de la meilleure grâce, possible, sans se faire prier.

Puis nous embarquant encore, nous passames a Délphes, jolie ville Hollandaise semblable aux autres, et bientot nous arrivames a Rotterdam.

C’était la, ou nous attendaient toutes les impertinences que les singes, s’ils étaient réunis en societé, pourraient faire a quelque horde étrangère chassée par des tigres. D’abord les schiffercopeurs, (en consequence du grand nombre d’émigrés qui étaient venu comme nous, dans cette ville, pour éffectuer leur passage en Angleterre) se trouvaient partout ; c’était avec la plus grand difficulté qu’on se défendait de leurs importunités ; ils avaient l’air de s’appitoyer sur le sort des pauvres diables d’émigrés, s’emparaient de leurs effets, leur promettaient de les conduire dans une bonne auberge, ou ils seraient traités a bon marché, &c. mais nous étions prévenus, et ne répondions a toutes ces politesses qu’en menaçant de les assommer, s’ils ne nous laissaient tranquilles. Les auberges étaient triplés, et quelques maîtres voulant profiter de l’affluence, avaient l’impudence d’augmenter de prix de jour en jour ceux qui étaient chez eux, et qui avaient fait marché ; quand a ceux qui se fiaient a leur bonne foi, il est plusieurs fois arrivé, qu’ils leur ont demandée des prix fous.

Le caffetier pour eloigner la foule de sa maison, écrivit sur la porte, que personne ne pouvait entrer sans fair la dépense d’un florin, eï un garçon a la porte avait l’impudence de vous demander, “Que voulez vous ; « Rien. “passez la porte. » Ce qui plusieurs fois occasionna des scenes violentes dont le pauvre garçon se trouva mal, et engagea le magistrat a publier un belle ordonance ou il était dit que tout étranger qui ne se retirerait pas immédiatement sur l’avis du garçon ferait mis en prison.

On se saissait des armes au bateau, et on les déposait a l’hotel de ville, ce qui a tout prendre était peutêtre désagréable pour l’individu, mais était une précaution necessaire, étant si près des patriotes qui étaient alors a Anvers, et le pays plein de mecontens, qui auraient pu les acheter a bas prix.

On nous faisait en outre, déposer deux louis sur le bureau, comme un gage de la dépense que nous pourrions faire, et afin que, disait le juge, s’il paraîtrait convenable de vous faire partir, nous eussions une caution. Cependant je dois dire avec vérité, que le grand nombre d’émigrés de toutes classes qui remplissait la ville, exigeait que l’on prit des précautions, quoi qu’aussi célles-cy semblent bien rigoureuses. J’imagine que dans ce moment il pouvait bien y avoir dix a douze mille émigrés a Rotterdam, presque tous avec l’intention de s’embarquer pour l’Angleterre ; cette grande concurrence rendait les passages très difficiles, quoi que plusieurs charbonniers fussent venus a ce dessein a Rotterdam, et que le prix en fut plus que doublés. Aussi fut ce avec assez de peine, que nous trouvames place sur un vaisseau ou nous étions 166, et payames une guinée et demie pour avoir la vingt quatrième partie de la chambre des matelots, ou il n’y avait que quatre hamaks. Vingt quatre dans la chambre du capitaine payerent deux guinées, et le reste dans le corps du vaisseau, une guinée. (On y avait fait une éspéce d’entrepont, ou sur un peu de paille, chacun avait sa place. Le vaisseau ne devant partir que quelques jours après, nous employames ce temps a parcourir la ville, qui quoique coupées de canaux n’a pas autant l’apparence Hollandaise, que les autres ; Elle n’est pas a beaucoup près si reguliere ; les habitans aussi n’ont pas au même degrés cette large face qui distingue leurs compatriotes. Les batimens publics n’y sont pas tres remarquable pour leur architecture, mais ils sont vastes et convenables.

Ce fut la, que je vis pour la première fois de petits carrosses, avec trois ou quatre enfants dedans, un sur le siege du cocher, un autre derrière, trainés par deux ou trois chevres, qui sont aussi dociles que pouraient l’être des chevaux ; du coté d’Amsterdam, et la Haye, les charettes pour les provisions que les paysans conduisent au marché sont comme en Flandre attelées avec des chiens. Comme ces sortes de voitures ne payent rien aux barrières, on sent qu’elles leur sont d’un grand avantage, car en outre que la nourriture de ces chiens ne coute presque rien, attendu qu’ils la portent avec eux, ils ont aussi en eux des gardiens fideles, et peuvent en toute sureté laisser leur charette chargée au milieu des places, et vaquer a leurs affairs. Toutes ces reflexions quoique naturelles ne frappent point d’abord un étranger, a qui cette coutume parait ridicule et même cruelle, car les pauvres bêtes tirent la langue d’une telle maniere, sont communement si maigres, et paraissent si fatigués, qu’il est très naturel d’accuser leur maitre de dureté. Cependant, peu a peu on s’y accoutume, et on ne le trouve pas plus extraordinaire que de voir des chevaux attellés a une lourde charette, obligés de marcher a coups de fouets, et mourir de fatigue sous les coups. Car c’est ainsi que l’animal a deux pieds sans plumes, s’est arrogé le droit de traiter toutes les autres créatures, et cela ne doit pas paraître extraordinaire, quand on songe qu’ils se traitent encore plus mal entre eux. Quoi qu’il en soit ces pauvres bêtes offrent un spectacle bien extraordinaire ; lorsque deux charéttes se rencontrent, et que les maitres n’y prennent pas garde, les chiens s’approchent avec précaution, se grondent pendant quelques moments, puis se battent avec furie, si personne ne vient mettre le hola, culbuttent, renversent la charette, et ensuite certains de ce que leur maitre leur préparent pour cette incartade, ils s’enfuient a toute jambe, la traînant apres eux.

Dans le temps que nous passames a Rotterdam une tempête, accompagnée de la grande marée couvrit d’eau une partie de la ville ; on allait en bateau presque partout, mais ceci, qui paraitrait un grand malheur pour d’autres peuples, n’est presque rien pour celui-cy ; quand on voir l’eau venir chacun déménage très froidement et porte ses effets aux seconds étages. Je me rappelle même avoir vu des servantes, qui pensant que c’était une occasion éxcéllente pour laver leur maison, établirent leur pompe au millieu de l’eau, et en laverent ainsi les murailles, pendant qu’une autre les frottait par les fenêtres.

Quoi qu’aucune nation de l’Europe n’aiment les Hollandais, et qu’on leur reproche avec juste raison l’ésprit d’interet qui les anime, cependant cet esprit intéréssé lui-même est la cause de leur existence, et du rôle qu’ils ont joué en Europe ; car sans interet qui voudrait commercer ! C’est cet ésprit qui en fait naitre l’idée, et qui très utile quand un petit nombre s’y emploie, dégénere en vilainie, et abatardit une nation, lorsque tous les individus qui la compose, ont toutes leurs idées tournées sur le moyen d’acquerir et d’acquerir encore, sans avoir d’autre but déterminé, que celui d’accumuler ; car loin que leur jouissances s’augmentent en raison de leurs richesses, on remarque communément que le riche marchand vit tres simplement, et ne regarde l’argent qu’il a gagné que comme un moyen d’en gagner davantage, et cette cupidité qui n’est bonne a rien pour l’individu qu’elle agite, et qui même l’avilit en quelque sort, est cependant une source inepuisable de richesses pour l’état, ou cet ésprit se trouve le plus général.

Ils ont aussi dans leur grandes villes des établissemens soutenus par la police et entièrement dans sa dépendance, tout homme qui s’y presente, est seulement obligé de faire la dépense d’une bouteille de vin, dont il fait part a la compagnie, qui a dire le vrai, n’est pas des meilleures ; s’il veut danser il fait signe aux musiciens, et paye tant, par contredance. Il faut convenir que les mœurs doivent être parvenus a un point éxtrême de dégradation pour que de pareils établissemens puissent se soutenir ; tous les peuples de l’Europe, quoique tres corrompus, ont cependant conservés une espéce de décence, qui semble faire connaître que l’on a encore un reste de respect, si non pour la chose elle même, au moins pour le nom de la vertu ; il appartenait seulement a des êtres, nés au milieu des marais et des brouillards, d’oser mettre une enseigne au vice. Dans ces places (qu’on appelle Musico) l’étranger est quelques fois volé et j’ai même entendu dire assassiné. Cependant l’on assure que la police les a rempli de gens, qui lui appartiennent, mais ce n’est pas en Hollande que l’étranger peut reclamer la protection des loix, elles sont faites en faveur des habitans ; et comme dans bien d’autres pays, le pauvre diable qui n’a point de protection, et qui ne sait pas comment les réclamer, soufre presque toujours, ne fut ce que par ignorance.