Promenade autour de la Grande Bretagne/Londres


LONDRES.


APRES huit jours d’attente, le vent changeant tout à coup, on donna ordre a tout le monde de passer la nuit abord, puis au matin de bonne heure nous partimes. Il est aisé de se faire une idée de la confusion et de la malpropreté qui regnait dans le vaisseau ; car nous étions tous, les uns sur les autres, et la pluparts point accoutumes a la mer, ce qui a différentes fois, occasionnait des petits accidents, assez dégoutans.

Il était curieux de voir comment, au moment où les matelots retiraient leur viande de la marmite, ou elle avait bouillie, on s’emprèssait autour du cuisinier pour avoir une cuillerée de bouillon dont les matelots ne se soucient gueres, et qu’ils jettent ordinairement.

Notre traversée fut des plus heureuses. Le quatrieme jour, après nous être embarqués aux quais de Rotterdam, nous debarquames a la Tour de Londres. Lorsque nous apperçumes les côtes le second jour de notre traversée, ce fut une joye universelle ; chacun se félicitait d’être débarassé des Hollandais et des patriotes, d’arriver sur une terre protéctrice, ou comme roÿalistes nous serions reçus avec plaisir, et comme malheureux avec compassion. Ce fut dans ces bonnes idées que nous remontames la Tamise, ou bientôt nous fumes accueillis par une barque armée de commis de la douane. Deux ou trois d’entre eux, vinrent a bord, et leur première exclamation en nous appercevant fut, "Again ! D—n the French ! Ce que ne comprenant pas, nous primes presque pour un compliment.

C’était un Samedy, 29 Décembre, que nous arrivames, sur les trois heures de l’apres midi, près la Tour de Londre : nous aurions bien désiré débarquer sur le champ, mais on ne voulut pas permettre que nous emportassions nos effets, que les commis dirent n’avoir pas le temps de visiter. Le lendemain Dimanche on ne visite point, non plus que le jour de l’an ; ainsi il nous fallut bien prendre le parti de debarquer et de les laisser derriere nous.

Quand je revins le Mardi je trouvai la plupart de mes compagnons de voyage, encore sur le vaisseau, et vis qu’on s’apprêtait a porter nos effets a la douane.

Nous les suivimes dans un bateau : nous étions huit a neuf, avec des chapeaux a trois cornes et des manteaux uniformes, ce qui devait en effet paraitre extraordinaire a Londres ou personne n’en porte, mais qui a tout prendre était fort simple de notre part et très éxcusable. Cependant l’abhorrence des basses classes Anglaises pour tout ce qui a l’air étranger, ne nous laissa pas aller tranquillement, nous fumes obligés de passer le long des vaisseaux charbonniers, et nous fumes accompagnés toute la route de God d—n the French dogs ; et qui pis est, de pierre et de piece de charbon. La populace sur le rivage voyant cela, se mêla de la partie, et passant près d’eux ils nous accablerent d’injures et nous jetterent des pierres, une entr’autres pesant bien une livre, m’ateignit a la poitrine, et me renversa sur le bord du bateau.

En arrivant a la douane les commis tâterent nos poches, pour savoir, disaient-ils, s’il n’y avait point de contrebande, ou d’armes cachés, nous enleverent nos sabres et autres armes, puis nous traiterent fort lestement, et nous dirent de revenir une autre fois ; ce que j’ai fait jusqu’a quatre fois, et n’ai pu reussir a retirer mon paquet qu’après quinze jours, et en payant, ainsi que tous mes malheureux compatriotes.

A peine fumes nous dans la rue, que de toutes parts nous n’entendimes que des God d—n, et des petits polissons ricanant a notre nez, disant avec impertinence, Parlez-vous Français, Monchieu, J’eus pourtant la bonne fortune de trouver un honnete homme, qui me voyant l’air embarrassé, car je n’osais pas dire un mot, s’addresser a moi en Italien, et me conduisit ou je voulois aller.

A peine eus-je quitté le quartier des matelots, que je m’apperçus bien vite que le peuple n’avait plus a un sî haut degré la même impertinence. On se contentait de nous toiser des pieds a la tête, et de rire, ou parceque les souliers étaient sales, la barbe point faite, des bottes étrangeres, les cheveux point peignés, un manteau, ou toute autre chose, qui ne s’accommodait point a leur maniere ; mais au moins oh vous laissait passer ; et même il-y-a plusieurs exemples de gens de la premiere qualité descendant de leur voiture a la vue d’un émigré embarrassé et n’osant s’addresser a personne, lui demander en Français ou il voulait aller, et lui indiquer son chemin ; d’autres, comme la personne que j’ai trouvé, les conduisant a une grande distance ; et enfin ceux qui avaient déjà quelques connaissance des manieres du pays s’adressaient dans les boutiques, et étaient surs d’y trouver quelques égards et des attentions. Mais il-y-a cela de remarquable, que parmi les personnes du commun que l’on rencontrait dans les rues, il n’y en avait pas une qui en passant près d’un Français émigré n’exprimât le sentiment qui l’animait. S’il était royaliste, c’était une plainte en sa faveur, ou quelque chose de flatteur ; s’il était républicain ou Jacobin, c’était une impertinence. Mais apres quelque temps je me suis trouvé si bien accoutumé a tout cela, que je n’y faisais pas la plus legere attention.

Les premiers jours de mon arrivée a Londres furent employés a courir d’un bord et de l’autre sans aucun but déterminé, le tout affin de connaître ou j’étais ; cas comment est il possible de se reposer dans une place sans en connaître tous les detours ? Le hazard dans ma course m’offrit de superbes monumens. St Paul est assurément un des plus beaux édifices de l’Europe ; son portail entre autres est de la plus grande noblesse, et même a mon avis, plus beau de celui de St Pierre a Rome. Mais aussi quelle incroyable différence, tant pour la position, qui est étroite et mauvaise a Londres, que pour les dedans, Qui a vu le portail de St Paul a tout vu ! C’est au premier pas que l’on fait dans l’eglise de Rome que l’étonnement vous surprend, par la magnificence, la grandeur de l’edifice, la beauté des peintures en mosaiques, des statues sans nombres. Ce n’est pas de Rome que je veus vous parler. A Londres le Protestantisme a chassé toutes les décorations des églises, et le dedans de St Paul, n’est qu’une vaste carriere ; une telle nudité, contraste encore davantage avec la richésse des ornemens au dehors, et conduit naturellement a faire la reflexion que s’il est mal et contre la religion d’avoir aucune figure, statue, tableau, ou autres décorations dans les eglises, il ne doit pas être plus décent d’en charger les dehors.

Apres St Paul, Sommerset-house, ou l’Amirauté a le premier rang ; mais, comme l’autre est mal placé, et on ne le voit qu’en y entrant ; car les Anglois ont le malheur de ne pas trop bien placer leurs beaux monumens. En général tous ceux de Londres sont mal situés, et on ne les apperçoit que quand on est dessus.

Le palais du Maire, dont le portail est bati sur le modele du Panthéon a Rome, ferait honneur même a cette célébre ville, mais il n’est pas situé d’une façon propre a le faire valoir ; on ne le voit que de coté, et quoique la perspective de ses colomnes, qui s’avance sur l’alignement de la rue produise de loin un effet charmant, cependant le bâtiment paraîtrait bien davantage, s’il était situé au fonds d’une grande place.

La Bourse, ou le Royal Exchange, quoique très convenable et tres propre, n’a cependant rien de bien remarquable, excepté la statue pédestre de Charles II. en marbre blanc, qui est sans contredit la meilleure de Londres, car toutes les places sont couvertes d’une grand nombre de mauvaises statues dorées, et dont l’abondance ne fait pas le quart tant d’honneur aux Anglais, que ne le ferait un petit nombre de chef d’œuvres.

En admirant les nouveaux quartiers, j’avoue, que la partie de la riviere m’a fort dégouté ; la ville manque absolument de quai, et la laideur des maisons bâties sur le bord de l’eau, parait encore plus choquante, quand on les regarde du milieu des ponts superbes dont s’enorgueillit la Tamise. Si Londres avait un large quai depuis la Tour jusqu’a Westminster, je crois que Paris ne pourrait plus lui être comparé.

Dans ma course je vins au pied du Monument. C’est une haute colonne qui fut érigée en memoire du fameux incendie de Londres. Je montai au sommet, et de la ma vue dominait sur la grande ville de Londres, mais on n’en peut gueres destinguer que les cheminées d’ou, il sort une fumée épaisse qui forme un nuage au dessus de la ville.

La fameuse Tour de Londres, est un vieux chateau sur le bord de l’eau, assez dans le genre de tous ceux qu’on trouve pres des anciennes villes ; c’est la, ou sont conservé les archives de l’état, ou se trouve les magazins, les arsenaux, comme aussi en temps de paix, les bêtes sauvages qu’on y montre ; mais alors, le gouvernement craignant quelques mouvemens populaires la mettait a l’abri d’un coup de main, et l’entrée en était interdite au public.

La ville est gardée la nuit par de gros butords, qu’ils appellent Watchmen, armés d’un bâton et d’une lanterne, qui s’en vont criant dans les rues, Past ten o’clock, sur un ton langoureux et plaintif, qui les fait connaître sans les voir.

Les faux shillings et les faux pence courrent d’un maniere indécente, je n’ai presque jamais changé une guinée sans en recevoir. Le marchand en boutique trouve une certaine jouissance a se defaire de ceux qu’il a reçu, quoiqu’il soit communément très défiant et n’en reçoivent gueres ! Cependant il faut bien, qu’ils lui viennent de quelque maniere. Les differentes salles de spectacle sont toutes a Westminster, et sont fort belles dans l’interieur, quoique sans décoration extérieure, et que même l’entrée n’en soit pas commode.

Le théâtre Anglais est entièrement accommodé au gout de la nation ; mais en général il déplait fort a un étranger, et particulièrement a un Français accoutumé aux ouvrages rafinés des Racines et des Corneilles. Ce mélangé inoui de bouffonerie et de cruauté parait dégoûtant dans la même piece ; ces longues procéssions dans les tragédies aussi bien que le vide de la scêne au milieu, des actes, semble être entièrement contre les règles ; ajoutez a cela leur terrible noirceur, les appareils d’échaffauds de fossoyeurs creusans une fosse, et le nombre de tués, tout conspire a rebuter celui qui a été accoutume à plus de régularité.

Quand a leur comédie il semble qu’ils ayent peu d’idée du genre noble, dans cette éspéce de drame, ce ne sont communément que des farces grossierès, des propos assez peu séants, même dans une farce, en un mot ils n’ont gueres en fait de comedie que ce que nous appelions des pieces du Boulevard. Cependant je dois dire qu’il n’est personne qui ne se sentit vivement pénétré du plus juste enthousiasme a la lecure de certains passages de Shakespeare ; on regrette seulement qu’il ait été obligé de sacrifier tellement au gout de son siecle, jusqu’a mettre des puérilités et des fadaises dans la bouche de ses principaux personages.

Le théâtre Anglais depuis son temps s’est beaucoup épuré. Cependant il est loin d’etre arrivé a la perféction du Français, dumoins autant qu’en peut juger un étranger, qui ne pense, ne parle, et n’agit que d’après les prejugés de son pays. Tout ce que je puis dire de bien positif a ce sujet, c’est que les Anglais semblent l’aimer beaucoup, et qu’on les voit être touché a la tragédie, et rire de tout leur cœur a la farce ; a ces surs indices on pourrait inferer que quoique leur genre ne vallut rien en France, il est cependant très bon en Angleterre, puis qu’il produit tout l’effet que l’on peut attendre des pièces dramatiques.

Les autres places d’amusement sont fort nombreuses, et a très bon marché ; elles sont la plupart de l’autre coté de la riviere, et sous le nom du Temple de Flore, les Jardins d’Apollon, &c. On peut la pour les six pence, que l’on donne en entrant, prendre deux tasses de thé, avec du pain et du beurre, avoir en outre le plaisir d’une éspéce de comédie, que joue un mimic tout seul, quelque peu de musique, une nombreuse assemblée, et se promener toute la soirée dans les jardins artificiels, ou se tient l’assemblée. Le Vauxhall est un magnifique établissement, ou s’assemble la meilleure compagnie ; dans certaines grandes occasions le prix en est porté a deux et trois guinées, et alors la compagnie est régalé d’un souper, ou tous les vins et toutes les recherches se trouvent assemblés.

La justice est rendue publiquement et dans la forme la plus imposante. La seule chose qui répugne éxcéssivement, c’est le pouvoir qu’à tout méchant homme de faire arrêter qui il lui plait, pour dettes ; il n’est tenu qu’a jurer devant un juge de paix, qu’un tel lui doit certaine somme d’argent, après quoi la personne arrêté paye d’abord les frais de sa prison, qui sont assez chers, n’en sort que sur caution, et commence le procès a ses frais ; puis quand il est près de la conclusion, son accusateur s’échappe, ou sinon, c’est encore a ses frais qu’il réussit a le faire châtier.

On pourrait avec raison accuser la justice d’etre un peu trop executive ; car il ne se passe pas de semaine ou il n’y ait quelques gens de pendus, ce à quoi on est si accoutumé que personne n’en parle, et que le peuple même, ne s’asssemble pas pour en voir l’éxécution. Il paraît cruel de sacrifier inutilement la vie des hommes, pour des crimes souvent tres legers, et de punir du même supplice le scélérat qui a tué son semblable, et le misérable que la faim a conduit au crime, et qui après toute une vie irréprochable, une fois s’est trouvé faible, et a volé quelques shellings.

Si la societé a le droit d’oter la vie a un homme, ce ne peut certainement être que dans la supposition, ou la mort de l’individu produira un grand exemple, et sera d’une grande utilité a la société ; Eh même ! n’a-t-on pas remarqué, que dans les pays ou l’on a oté la peine de mort, les crimes sont devenus moins communs qu’avant, et qui ne se persuadera pas aisément que tel homme qui n’est point arrêté par la crainte de la potence le serait peut-etre s’il savait que la suite de son crime dut faire de lui, un objet de ridicule, de haine, et de mépris pour le reste de sa misérable vie, au milieu de ses compatriotes.

Le manque de précaution sur les grands chemins rend les vols très communs aux environs de Londres ; et quoique souvent il y ait des gens tués en défendant leur argent, cela leur semble une chose toute simple, et la seule précaution que l’on prenne c’est en commençant son voyage, de mettre a part la bourse du voleur, nécéssité qui semble honteuse, mais qu’ils croyent justifier en disant, que ce serait metre trop de pouvoir dans les mains du roy que d’établir une maréchaussée, quoique a dire le vrai, il est difficile de concevoir pourquoi le roy serait plus puissant ayant le commandement d’une maréchaussée, que des autres troupes.

Je fus un jour visiter le palais qui sert d’hopital aux matelots a Greenwich. Je n’ai jamais rien vu de si magnifique dans ce genre, et ce qui semble préférable encore, c’est qu’il est tenu avec la plus grande nétteté, et que les pauvres diables, qui y sont entretenus, y semblent aussi heureux qu’on puisse l’être dans un pareil etablissement, avec quelques membres de moins. La chapelle surtout mérite l’attention, on ne fait en entrant quoi admirer le plus, de l’élégance, de la nétteté, ou de la beauté de l’architecture. Peutêtre toutes ces choses sont elles inutilles au bonheur des individus qui vivent dans cette retraite, mais elles font honneur a la nation qui la donne. En revenant, passant par le quartier des matelots, nous étions quatre, a pieds, et sans gants, je n’oublierai jamais qu’entr’autres politésses, on nous dit a plusieurs reprises, French dogs, Naked hands.

Un autre jour je fus aussi visiter Chelsea, l’hopital militaire pour les troupes de terre. Mais quoique très bien tenu, et d’une assez bonne apparence, il s’en faut de beaucoup qu’il approche de celui des matelots. En effet toute l'attention du gouvernement semble tourné du coté de la marine.

Les promenades de Londres ne sont pas nombreuses, mais sont vastes, et bien aërée. Le Parc de St James est plus au centre ; a dire le vrai, ce n’est pas autre chose qu’un grand enclos, avec quelques vieux arbres, qui forment une allée circulaire, au milieu de laquelle il y a une piece d’eau, et une prairie, ou sont quelques chevaux et autres béstiaux appartenants au roy, a ce qu’on m’a dit. C’est sur les cotés de ce parc qu’est bâti le palais de St James : La reine en a un plus petit, au bout, mais de beaucoup meilleur gout.

C’est a Hyde Park que le beau monde se promène, en voiture, a cheval, et a pied ; chacune de ces trois différentes manieres ont leurs allées particulieres, pour éviter la confusion, qui n’est déjà que trop grande. Cependant la famille royale, et un petit nombre de favoris, qui payent, m’a-t-on dit, fort cher pour cette distinction, ont le privilège d’aller en carosse dans l’allée des chevaux. Quant aux piétons ils sont préssés, coudoyés, sur une promenade de près d’un mille de long, sur douze pieds de large, qui conduit a une petite vilaine porte, qui sert d’entrée au superbe parc de Kingsington, ou le beau monde se promene le Dimanche, durant le printemps et l’été ; il est inouï que les belles dames qui s’y rendent n’ayent pas engagé a faire la depense d’une entrée plus convenable ; il est assez extraordinaire de voir, comment le Dimanche on se pousse on se déchire pour entrer et sortir de ce beau lieu. Le parc est vraiment au printemps, la place la plus agréable que l’on puisse imaginer, tout y semble tenu dans le plus grand ordre, et cependant tout y est naturel et simple, on ne doit pas s’attendre a y trouver les colifichets qui enlaidissent les jardins modernes ; une piece d’eau naturelle est tout ce qui l’embellit, on y voit pourtant une petite butte de terre, certainement factice, mais dont je ne sais pas l’origine, et dont on ne fait aucun usage.

La vieille eglise de Westminster offre un beau monument Gothique, et l’usage auquel il est consacré le rend encore plus réspéctable ; c’est la, que reposent les réstes des rois, et de tout ceux qui ont été illustres et utiles a leur patrie. Les gens qui font voir cette église se la sont divisés en département, l’un montre le chœur, l’autre les chapelles aux environs ; un d’eux me conduisit avec les différentes personnes qui s’y promenaient, dans un recoin obscur, ou après avoir ouvert une armoire, il nous montra avec de grandes cérémonies, de vieux hâillons, qu’il disait avoir appartenus a differens grands personages ; entr’autres il nous presenta le bonnet crasseux de Thomas Moore, autant que je m’en rapelle, et dans lequel il nous invita a jetter quelques pièces.

Un de mes amis étant entré a la brune, dans Westminster, pendant qu’il s’amusait a considerer les statues et les inscriptions, on ferma les portes, et il se trouva pris, force lui fut, d’y passer la nuit ; au matin le voyant pale et défait, les yeux battu, je lui demandai d’ou il venait. “Oh ! dit-il, j’ai passé la nuit en bien bonne compagnie, j’ai eu l’honneur d’être présenté a Mylord Chatam et un grand nombre de pairs, le roy même y était, et beaucoup d’autres, qui ont tous été très polis envers moi, quoique un peu froids et silentieux. Comme on s’étonnait de sa bonne avanture, il nous apprit, après quelques détours, qu’il avait dormi sur la tombe de Mylord Chatam.

Le palais de Whitehall est tout auprès ; dans l’interieur on voit une statue pedestre du Roy Jacques, en marbre blanc : Ce palais n’a rien de bien remarquable que la fenêtre bouchée, par où sortit jadis le malheureux Charles Premier pour monter sur l’echaffaut. Sa statue qui est a Charing Cross, semble indiquer avec la main, la place ou il fut exécuté, je n’ai jamais pu fixer ce monument de repentir, sans sentir les plus vives émotions : — Un jour peutêtre, — un jour, les Français désabusés. — Mais combien ce jour semble éloigné.

La ville est abondament fournie d’eau par une petite riviere dont on a détourné le cours, et qui donne assez, pour que presque toutes les maisons aient un reservoir.

Les rues sont communément larges, et ont presque toutes un trottoir, ce qui est infiniment commode, mais qui cependant n’empeche pas qu’elles ne soient fort sales a la moindre pluie, et tres glissantes ; on est au première instant tres surpris d’apprendre que toutes les pierres qui pavent les rues et meme celles des maisons, viennent de l’Ecosse, et c’est cependant la vérité, j’ai vu dans ce pays plusieurs carrieres qui ne sont en partie exploitées que pour Londres.

Je ne m’étendrai pas d’avantage sur cette ville immense, il faudrait un volume pour parler de toutes ses beautés, et d’ailleurs tant d’autres l’ont déjà fait si souvent, que ce serait une impertinence a moi, de marcher sur leur trace, c’est pourquoi revenons a nous.

Le gouvernement nous traita avec beaucoup de bonté ; des secours considerables furent répandus et divisés entre les mains des malheureux prêtres, ou autres émigrés, qui le trouvaient dans le besoin ; je ne saurais faire trop d’eloge de l’humanité des riches et loyaux habitans de Londres. Pendant que par toute la terre notre malheur semblait avoir imprimé sur nos fronts une marque de reprobation universelle ; les Anglais seuls, non seulement nous ont accorde un asyle, mais encore ont pourvu a la subsistance des malheureux qu’ils recevaient : Les écclésiastiques ont été reçu au nombre de près de cinq cents dans deux maisons royalles, ou ils ont été entretenus aux dépens du Roy.

Une demie douzaine de religeuses, dont l’abbésse était alliée a la maison de Brunswick, ont obtenu la permission de vivre suivant leurs régles dans une maison que le Prince de Galles a loué pour elles, a un des bouts de la ville.

Lorsque le bill des alliens fut passé, nous fumes obligés d’aller porter nos noms et demeures chez le juge de paix ; les conséquences de ceci furent, que bientôt les Jacobins furent obligés de se taire, et puis de déloger ; ce qui ne fut pas un petit soulagement pour nous : car avant cette époque, ils tenaient le dez, dans toutes les tables d’hôtes, déclamaient hautement contre le roy, la noblésse, et tous les gouvernemens du monde. Assez souvent il prenait certaine démangeaison de jetter les pots et les plats a la tête de l’orateur, mais devenus prudents par nos malheurs, on se contentait de ne rien dire, et de les écouter en silence, crainte qu’apres cet éxploit on ne fut obligé d’aller chercher fortune ailleurs.

Le gouvernement ne prenait d’autres précautions publiques contre eux, qu’en méttant la Tour a l’abri d’un coup de main. Cependant, plusieures personnes m’ont assuré avoir quelque fois vu des peintres déterminés venir a la table d’hôte, et au lieu de manger, s’occuper a déssiner les plus turbulents. Je n’ai jamais vu cela, mais je le tiens de quelqu’un, qui ayant été pris pour un Jacobin, eut beaucoup de peine a persuader le peintre, qu’il ne l’était pas.

Apres le bill des aliens, ils furent plus modestes, d’autant que le moindre mot suffisait pour leur faire avoir un petit billet doux du Ministre, qui les invitait a s’en aller. Un d’eux, parlant avec un peu de véhémence a table, reçut au milieu de son discours, un billet : "Oh ! oh !” dit-il, “c’est en Anglais ;" ne le sachant pas, il pria son voisin de le lui lire. “Puis je le lire haut ? ” lui dit l’autre. “Oh certainement, je n’ai point de secret.” Le billet était conçu en ces termes laconiques : — “ Sir, y ou will be pleased to leave London in four and twenty hours, and the kingdom in three days." On peut aisément s’imaginer quels furent les ris a la lecture de ce poulet.

Enfin que vous dirai-je, une fois que ma curiosité eut été satisfaite, que j’eusse fait le tour de la ville dans tous ses sens ; la foule des émigrés dont je faisais nombre, et les impertinens G—d d—m que chaque jour il me fallait essuyer des rustres de ce bon pays, commencerent a m’ennuyer ; bien déterminé a ne plus être soldat Prussien, Autrichién, ou Hollandais, en attendant qu’il plut au gouvernement de la Grande Bretagne de nous envoyer secourir nos malheureux compatriotes qui avaient pris les armes dans la petite, contre les Jacobins, fatigué de mon oisiveté, chagriné de mon inutilité, et des vaines promesses qu’on nous faisait tous les jours, déséspérant de les voir s’accomplir, après quatre mois d’ennuis, un beau jour je quittai Londres a pied, dans l’intention d’entreprendre une tournée dans l’interieur de l’isle, affin que dumoins, en harrassant mon corps de fatigue, je pus retrouver le repos de l’esprit, et que l’attention que des objets nouveaux m’obligeraient de prendre, détourna ma pensée des souvenirs trop récents et trop cruels qui l’affaissait.

Avant de partir, j’eus la précaution, suivant le bill du Parliament concernant les alliens, de demander un passeport au Ministere ; j’en reçus un des plus étendus, ayant par lui la permission d’aller par toute la Grande Bretagne, except his Majesty’s dock yard. Et m’étant muni d’une lettre générale de recommandation de Mr Hanckey, marchand de Londres, après avoir pris congé de mes amis, et de mes parens, je quittai cette ville, me résignant entierement a mon déstin, et croyant fermement, que puisque les émigrés y avaient rencontrés les hommes le plus bienfaisants, et qu’ils y avaient reçu l’accueil le plus amical, tant de la part du gouvernement que des individus, quoiqu’aussi parmi ceux pensant différément, on ait souvent rencontré des façons de faire bien differente, je trouverais par le pays des uns et des autres ; ce qui ne servirait pas peu, a me faire connaitre l’opinion générale des habitans, qui quoique très partagés, et éxtrêmement divisés, ne laissent pas de vivre paisiblement entre eux, sans toutes fois avoir beaucoup d’amitiè les uns pour les autres, mais par pure indifférence ! ainsi qu’on voit a Londres les statues de la famille de Stuart, et celles de Guilaume et de ses succésseurs.