Projet d’un plan général : II


II

Je sens moi-même que le moyen de discussion que j’ai employé n’est pas suffisamment sérieux, que j’ai l’air de me moquer du projet et parais prendre pour règle de nier tout ce qui s’y trouve. Mon opinion sur ce projet s’est faite malgré moi, grâce à la contradiction entre mes connaissances pratiques, acquises par mes rapports très étroits avec le peuple, et l’éloignement absolu qui sépare le plan du projet de la réalité. Nous sommes sous ce rapport si opposés, si écartés l’un de l’autre que, malgré tout le respect et même la peur que provoque en moi le projet, je parais ne pas croire à son efficacité ; et malgré les efforts que je fais, je ne puis le prendre tout à fait au sérieux. Je ne puis trouver d’objection dans ce domaine de la pensée où travaille le comité. L’essentiel de ma critique est dirigé non contre les défauts du projet mais contre cette sphère de l’activité même qui l’a produit, et elle consiste seulement en la négation de l’application et de la possibilité d’un projet pareil. Je tâcherai de me transporter dans cette sphère de la pensée et de l’activité où est né le projet.

Je comprends qu’actuellement, à une époque de réformes de toutes sortes en Russie, la question de l’instruction, du système de l’instruction publique, devait naturellement se poser dans les sphères gouvernementales. Le gouvernement, qui avait et a toujours l’initiative des réformes dans toutes les nouvelles institutions, devait naturellement arriver à la conviction que c’est précisément maintenant que lui incombe le devoir de l’instruction publique. Une fois cette conviction acquise, il devait aussi naturellement confier l’élaboration d’un système d’instruction publique à des fonctionnaires de divers ministères. On ne pouvait rien trouver, rien exiger de plus juste et de plus libéral que cette idée qu’à l’élaboration du projet devaient participer des représentants de toutes les administrations. (On peut seulement demander pourquoi, dans ce comité, dont le travail est beaucoup plus important que celui de l’émancipation des serfs, on n’a pas invité d’experts, comme cela s’est pratiqué pour la discussion de l’émancipation des paysans. Mais cette objection n’a pas d’importance, car selon nous, si même le comité eût nommé des experts, le projet eût été peu différent de ce qu’il est.) Il serait étrange de ma part de supposer que le peuple lui-même, que cela touche de près, ait eu ses représentants pour l’élaboration du projet.

Des hommes, bien que très honorables, des fonctionnaires qui n’ont jamais étudié ni le peuple ni les questions de l’instruction publique, qui ne sont point spécialistes en la matière dont ils sont appelés à s’occuper tout en continuant leur besogne, qui n’ont pas le temps de consacrer des dizaines d’années à l’étude de questions aussi sérieuses, à certains jours de la semaine discutent la question grave de la réforme de l’instruction publique en Russie. Il faut remarquer, en outre, que la question la plus importante, la subordination de l’école au ministère de l’Instruction publique, avait été décidée au Comité des ministres et que, par cela même, les membres du Comité étaient placés dans un cadre bien étroit. J’admets d’avance que tous les membres du Comité soient des personnes bien instruites et de haute moralité, pénétrées de l’amour du peuple, désireuses du bien de leur patrie, et, malgré cela, je ne puis supposer que, dans les conditions où elles ont travaillé, il en pouvait résulter autre chose. Le projet tel qu’il est devait précisément sortir de leurs travaux. Ce qui ressort de ce projet, c’est moins l’étude des besoins du peuple, l’examen de l’instruction elle-même et l’établissement sur ces bases des nouvelles lois, qu’une lutte quelconque contre quelque chose d’inconnu, de nuisible et qui tue. Tout le projet, comme le peuvent voir les lecteurs, est rempli d’articles de ce genre : Que les écoles populaires sont des établissements publics ; que les prêtres peuvent enseigner quand ils en auront le temps ; que les curateurs n’ont aucun droit ; que les maîtres n’auront pas de grades ; qu’il n’y a pas de forme spéciale pour la construction des bâtiments ; que les particuliers peuvent enseigner ; qu’on peut instruire aussi les jeunes filles ; qu’on peut établir des bibliothèques ; que l’inspecteur doit inspecter les écoles ; que les maîtres peuvent appartenir à toutes les classes ; qu’on ne peut faire payer deux fois pour les études ; que les élèves peuvent ou non fréquenter l’école ; qu’il ne faut pas empêcher que les maîtres changent de service ; que les maîtres n’auront pas d’uniforme spécial, etc., etc. En lisant ce projet, on s’étonne, quand on vit à la campagne, qu’on ait pu écrire de pareils articles et en remplir le projet.

En travaillant dans de telles conditions — ignorance du sujet, méconnaissance du peuple et de ses besoins — et, principalement, en étudiant les restrictions — à son détriment — qu’on sent dans tout le projet, on ne peut que s’étonner qu’il ne soit pas encore pire.

La question était posée de la façon suivante : il n’y a pas de ressources, il n’y en aura pas ; l’instruction publique doit dépendre du ministère de l’Instruction publique, le clergé doit pouvoir guider et diriger l’instruction ; la direction des écoles et les écoles elles-mêmes doivent être homogènes dans toute la Russie. En ayant soin de remplir toutes ces conditions, faites que votre système soit parfait ! Inventer un système d’instruction qui découlerait des besoins du peuple russe, c’est impossible : ni le comité ni personne au monde ne peut le faire, il faut attendre qu’il vienne du peuple, spontanément. Et pour deviner les mesures qui aideraient et ne gêneraient pas un tel développement, il est nécessaire d’avoir beaucoup de temps, de travailler, de faire beaucoup de recherches et d’avoir la liberté de ses opinions. Le Comité n’avait rien de tout cela. Pour résoudre la question, il lui fallait s’adresser aux systèmes européens. Je crois même qu’on a envoyé des fonctionnaires étudier les systèmes de divers pays. J’ai même vu de pareils fonctionnaires qui erraient sans aucun but d’un endroit à l’autre, et n’étaient soucieux que de composer le rapport qu’il fallait présenter au ministre.

Je pense que c’est sur de pareils rapports qu’on a étudié, au Comité, les systèmes étrangers. On ne saurait être trop reconnaissant au Comité de ce que, de tous les systèmes inapplicables pour nous, il ait choisi le moins mauvais : le système américain. Avant résolu la question principale, financière, en se basant sur ce système, le Comité s’est mis à résoudre les questions administratives en se conformant aux vœux du Comité des ministres, sur la dépendance des écoles vis-à-vis du ministère de l’Instruction publique, n’usant, pour étudier les détails, que des matériaux qui se trouvaient à Pétersbourg : pour la répartition des écoles, du rapport de la société géographique ; pour leur nombre, des comptes rendus officiels du département des cultes et des directeurs des écoles. Et le projet était fait.

Au point de vue gouvernemental, dès que le projet sera mis en vigueur, dans toute la Russie, proportionnellement à la population, s’ouvriront des écoles. Dans la plupart des cas, le peuple aisé paiera 27 kopeks 5 par âme ; dans les villages pauvres, les écoles seront gratuites (au compte du capital scolaire de la province). Les paysans, ayant pour un prix modique des écoles admirablement établies, ne confieront pas leurs enfants aux soldats, mais les enverront très volontiers à l’école. Pour mille âmes, partout (toujours au point de vue du gouvernement), il s’élèvera une grande et belle maison, non construite sur un modèle défini, mais avec l’écriteau « École », avec des bancs et des tables, et un maître sûr, nommé par le gouvernement. Les enfants se réuniront dans toutes les paroisses. Les parents seront fiers des certificats qu’ils recevront. Le certificat sera la meilleure recommandation pour un jeune garçon, et on lui donnera très volontiers une fille en mariage, on l’embauchera plus volontiers comme ouvrier, s’il a un certificat. Dans trois ou quatre années, l’école sera fréquentée non par les garçons seuls, mais aussi par les filles. Un maître, divisant son emploi du temps quotidien, instruira cent élèves.

Les études seront menées avec beaucoup de succès,

1o Parce que, vu la récompense fixée par le Ministère de l’Instruction publique, la meilleure méthode sera trouvée, choisie et approuvée par le ministère, et que cette méthode sera obligatoire pour toutes les écoles (et que, dans un certain temps, tous les maîtres seront préparés d’après cette meilleure méthode) ;

2o Les manuels, les meilleurs aussi, seront approuvés par le ministère, par exemple les manuels de Berthet et d’Obodovsky. Le maître aura l’existence absolument assurée et sera lié étroitement à son milieu. Comme en Allemagne, l’instituteur, avec le prêtre, formera l’aristocratie du village, et sera le premier ami et le conseiller des paysans. Pour chaque poste il y aura des dizaines de candidats parmi lesquels l’inspecteur, qui est très instruit et connaît bien son affaire, choisira le plus digne. Le professeur d’instruction religieuse, pour une bonne récompense, affermira les enfants dans les vérités de la religion orthodoxe, puisque presque toute la jeune génération fréquentera les écoles, et, par ce fait, cessera le développement de la vieille-croyance. Les ressources de l’école seront toujours suffisantes non seulement pour payer les maîtres auxquels le gouvernement garantit l’existence par l’impôt de 27 k. 5, mais aussi pour les fournitures scolaires et pour les bâtiments, dont la construction est laissée à la volonté des communes, et cela étant, les communes ne seront pas avares, mais sous ce rapport, rivaliseront entre elles. C’est peu de dire que les communes ne regretteront pas leur argent, chaque école aura un curateur ou une curatrice, et ces personnes, sympathiques à l’instruction publique, — elles seront riches — il faut le supposer, viendront en aide à l’école par leurs moyens matériels ainsi que par leurs conseils. Chaque faute du maître ou tout malentendu de la part des parents sera réparé par le curateur ou par l’arbitre territorial qui consacreront volontiers une partie de leurs loisirs à la sainte œuvre de l’instruction publique, qui excite la sympathie de tous les Russes éclairés. Le temps consacré aux études ne fatiguera pas fort l’esprit des élèves. Tout l’été sera consacré aux travaux champêtres.

Le programme scolaire comprendra les connaissances les plus essentielles et aidera à fortifier dans le peuple les idées religieuses et morales. Les personnes malveillantes, grossières, ignorantes qui seront obligées de déclarer l’ouverture de leur école, par cela même seront soumises à la surveillance des autorités et privées de la possibilité d’exercer une influence nuisible. Les écoles gouvernementales, naturellement, seront si parfaites que la concurrence des écoles privées sera impossible, ainsi qu’il a été fait en Amérique, d’autant plus que l’école gouvernementale sera gratuite. L’autorité supérieure sur les écoles sera concentrée en la personne d’un inspecteur des écoles, instruit, connaissant bien son affaire et tout à fait indépendant. Cette personne, matériellement garantie et n’étant liée à aucune formalité de chancellerie, visitera toujours les écoles, procédera aux examens et suivra personnellement les succès des études.

Comme c’est bien ! semble-t-il. On voit dans toute la Russie des maisons d’école aux toits de zinc, dons des curateurs ou des curatrices. On voit, à l’heure fixée par le ministère, les élèves qui, les sacs sur le dos, arrivent de divers villages. On voit un maître instruit qui a étudié les meilleures méthodes, et une curatrice pleine d’amour pour cette œuvre, qui assiste aux classes et surveille les études. On voit un inspecteur qui visite l’école plusieurs fois par an, qui connaît bien le maître et presque tous les élèves et qui donne au maître des conseils pratiques. On voit le bonheur et l’aisance des parents qui assistent à l’examen et attendent pour leurs enfants les récompenses et le certificat. Et on voit cela dans toute la Russie. On voit combien rapidement se dissipent les ténèbres de l’ignorance ; et le peuple grossier, illettré, devient tout autre, instruit et heureux !

Mais il n’en sera pas ainsi. La réalité a ses lois et ses exigences. Autant que je connais le peuple, voici comment, en réalité, sera appliqué le projet :

Par l’intermédiaire de la police ou par la chancellerie du village on fera savoir aux paysans qu’en tel délai il faut fournir 27 k. 5 par tête. On leur dira que cet argent est recueilli pour l’école. Ensuite on ouvrira encore une quête pour la construction de l’école. Si l’on dit aux paysans que chacun peut donner ce qu’il veut, les paysans ne donneront que trois kopeks par tête, c’est pourquoi l’on sera forcé de fixer le montant de l’impôt. Naturellement les paysans n’y comprendront rien et n’y croiront pas. La majorité décidera que c’est un ukase qui vient d’arriver du tzar pour augmenter les impôts et rien de plus. On ramassera l’argent à grand peine, par des menaces et par la force. La police déclarera que l’école doit être bâtie en tel et tel endroit et que la commune elle-même doit élire ceux qui dirigeront la construction. Et, naturellement, les paysans verront en cela un nouvel impôt, et ce n’est que par contrainte qu’ils rempliront ce qui leur sera ordonné. Quel bâtiment construire, de quelle architecture ? Ils n’en sauront rien et exécuteront seulement l’ordre des autorités.

On leur dira qu’ils peuvent élire le curateur ; à cela ils ne comprendront rien, non qu’ils soient sots et ignorants, mais parce qu’il ne leur viendra pas en tête qu’eux-mêmes n’ont pas le droit de suivre les études de leurs enfants et qu’ils doivent, pour cela, choisir une personne quelconque, et qui, en réalité, n’aura non plus aucun droit. L’impôt de 27 k. 5, l’impôt pour la construction de l’école, l’obligation de la construction, tout cela engendrera dans le peuple de la malveillance pour l’idée et le mot d’école, auxquels, forcément, ils uniront l’idée d’impôt, et ils ne voudront élire personne, dans la crainte qu’on ne leur prenne encore de l’argent pour payer cette personne.

Le chef de police du district et l’arbitre territorial exigeront l’élection. Tremblants de crainte, ils éliront le premier curateur qui viendra et s’imposera : ou ce sera l’arbitre territorial qui sera le curateur ou, presque toujours, le plus grand propriétaire terrien habitant le village sera élu, et c’est pourquoi sa tutelle sera une plaisanterie, c’est-à-dire que le souci de l’œuvre la plus sérieuse au monde sera un jouet ou un moyen pour assouvir des désirs ambitieux. Et l’arbitre territorial, dans sa situation actuelle, n’a pas la possibilité matérielle de remplir même ses devoirs professionnels. Représenter la commune, contrôler en son nom l’école, c’est une tâche extrêmement délicate qui demande de grandes connaissances et un travail très consciencieux. La plupart des curateurs viendront à l’école deux fois par mois, peut-être feront-ils cadeau d’un tableau fait par le menuisier de la famille ; le dimanche, ils inviteront chez eux le maître d’école, et si l’on a besoin d’un autre instituteur, ils recommanderont leur filleul, un fils de prêtre chassé du séminaire ou un ancien employé de bureau.

Après avoir construit l’école et donné l’argent, les communes croiront en avoir fini avec les impôts pour l’école. Mais il n’en sera rien. Le chef de police du district leur déclarera qu’elles doivent encore couper une demi-déciatine de terrain potager pour le maître.

De nouveau, l’assemblée se réunira, de nouveau les mots école et contrainte par force s’uniront en une conception indivisible. Les paysans commenceront à examiner le potager, à mesurer la terre, à s’injurier, à se quereller ; ils se réuniront une deuxième fois, une troisième fois, et, tant bien que mal, exécutant l’ordre des chefs, ils s’arracheront un morceau de ce potager si précieux pour eux. Et ce n’est pas tout. Il faut encore une fois réunir l’assemblée pour résoudre la question : comment distribuer les impôts naturels pour le maître d’école (impôts qui sont très en défaveur parmi les paysans). Enfin l’école est bâtie, les appointements du maître fixés. Si le propriétaire ou l’arbitre territorial n’ont pu faire nommer leur filleul ou l’employé de bureau, c’est l’inspecteur qui doit faire la nomination ; le choix de l’inspecteur sera très facile ou très difficile, car des milliers de candidats, de scribes chassés et d’élèves renvoyés des séminaires seront en permanence, chaque jour, dans son antichambre, flagorneront son secrétaire et tâcheront de se recommander à lui par tous les moyens. L’inspecteur, ancien professeur de lycée, restera tout à fait de bonne foi et prudent dans le choix des maîtres en se guidant seulement sur le degré d’instruction, c’est-à-dire qu’il préférera celui qui aura terminé ses études à celui qui ne les aura pas finies, et, grâce à cela, il se trompera sans cesse. La plupart des inspecteurs, qui n’envisageront pas si sévèrement leurs devoirs, se décideront d’après les recommandations philanthropiques et selon leur bon cœur : pourquoi ne pas donner un morceau de pain à un pauvre homme ? Et ils se tromperont comme les autres. Je ne vois pas pour un inspecteur de moyen plus juste que de tirer au sort.

Bref, n’importe comment, le maître est nommé. On annonce aux communes qu’elles peuvent envoyer gratuitement leurs enfants à cette même école qui leur a coûté si cher. À cela, partout, la majorité des paysans répondra : « Que le diable emporte l’école, nous en avons assez ; nous avons vécu tant d’années sans école et vivrons encore de même, et si je veux que mon garçon sache lire et écrire je l’enverrai chez le sacristain. Je connais son enseignement et l’autre, Dieu seul sait ce qui en sera, On instruira mon garçon et peut-être me le prendra-t-on tout à fait ! »

Admettons que cette opinion ne soit pas générale, qu’elle se dissipe avec le temps et, qu’en voyant les succès des enfants qui rentreront les premiers, les autres veuillent aussi y envoyer les leurs, dans ce cas auquel je ne crois pas, ceux-là seuls qui habitent un village où l’école sera bâtie, enverront leurs enfants à l’école.

Aucune gratuité ne sera un appât pour envoyer les écoliers, en hiver, d’un village sis à un kilomètre de l’école.

C’est matériellement impossible. En moyenne il y aura quinze élèves par école. Les autres enfants de la paroisse prendront des leçons dans le village, chez des particuliers, ou n’apprendront pas du tout mais seront seulement comptés à l’école et figureront dans la statistique. Les progrès dans les écoles seront juste ce qu’ils sont chez les maîtres libres, chez les chantres et chez les soldats. Les maîtres d’école seront de la même catégorie que les séminaristes, car il n’y en a pas encore d’autres, seulement, dans le premier cas, ils ne seront liés par aucune considération gênante et seront sous le contrôle sévère des parents, puisque ceux-ci exigeront des progrès pour leur argent. Dans les écoles publiques, les résultats seront assurément pires que là-bas : les maîtres seront contraints par les méthodes, par les manuels, par le nombre d’heures de classe, par l’intervention du curateur et de l’inspecteur. L’inspecteur recevra de gros appointements, visitera les écoles de temps en temps, gênera les bons maîtres consciencieux, nommera de mauvais maîtres, révoquera les bons, car il est impossible de connaître les conditions des écoles de toute une province, et pourtant il doit les diriger, et, en un certain délai, il doit présenter des bulletins qui seront aussi faux que ceux qu’on présente maintenant. Les écoles libres existeront comme toujours, sans ébruiter leur existence, et personne n’en saura rien, bien que le mouvement principal de l’instruction publique ait lieu dans ces écoles.

Tout cela n’est pas encore si mauvais et nuisible. Dans toutes les branches de l’administration russe, nous sommes habitués à la non concordance du règlement officiel et de la réalité. Pourquoi donc la même discordance n’existerait-elle pas dans l’œuvre de l’instruction publique ? se dit-on. Une grande partie de tout ce qui, dans le projet, est arriéré et inapplicable, sera mise de côté, mais une grande partie sera réalisée et portera des fruits. Le projet marquera du moins le commencement du système de l’instruction publique, et bonne ou mauvaise, grande ou petite, en Russie il y aura cependant une école au moins pour mille âmes.

Ce serait tout à fait juste si le gouvernement prenait entièrement sur lui l’établissement des écoles au point de vue administratif et financier, ou si cet établissement était laissé entièrement à la charge des communes. Or dans le projet présent, c’est la commune qu’on force à payer et c’est le gouvernement qui prend sur lui l’organisation des écoles. Il en résultera forcément un préjudice moral immense, qui ne sera peut-être pas évident pour tout le monde mais qui arrêtera pour longtemps le développement de l’instruction du peuple russe.

Le besoin de l’instruction naît à peine dans le peuple. Après le manifeste du 19 février[1] le peuple a exprimé la conviction qu’il a maintenant besoin d’instruction et que, pour l’acquérir, il est prêt à s’imposer des sacrifices. Il a exprimé cette conviction par un fait : des écoles libres se fondent partout en grand nombre. Le peuple a marché et marche dans la voie où le gouvernement désirait le voir. Et, tout d’un coup, en mettant un frein aux écoles libres, en faisant peser sur tous l’impôt de l’école obligatoire, le gouvernement, non seulement ne reconnaît pas l’ancien mouvement de l’instruction, mais paraît le nier. Il paraît imposer au peuple l’obligation d’une autre instruction étrangère au peuple ; il l’empêche de participer à son propre ouvrage, et il exige non les conseils et la décision mais la soumission seule. Sans parler que l’expérience m’a révélé le mal, dans un cas particulier, l’histoire et le bon sens nous montrent les résultats pénibles d’une intervention pareille : le peuple se croira le martyr de la violence. Les vieilles écoles de sacristains lui paraîtront une chose sacrée, toutes les nouvelles écoles du gouvernement lui sembleront des nouveautés maudites et, avec colère, il se détournera de cette même œuvre qu’il avait entreprise avec amour.

Et c’est seulement parce qu’on s’est hâté, parce qu’on ne lui a pas permis d’arriver jusqu’au bout, de choisir lui-même le chemin, mais que, par force on l’a conduit sur une voie qu’il ne croit pas encore la meilleure.

L’exécution du projet, outre tous les défauts fondamentaux dont j’ai parlé plus haut, produira un mal qu’on ne peut mesurer : la haine de l’instruction, l’hostilité sourde, négative contre l’école, et le fanatisme de l’ignorance ou de l’ancienne instruction.

  1. Manifeste du 19 février 1861, proclamant l’émancipation des serfs. (N. d. T.)