Progrès et pauvreté/livre 8

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 376-408).


LIVRE VIII

APPLICATION DU REMÈDE


Pourquoi hésiter ? Vous êtes des hommes faits,
Avec la volonté de Dieu implantée en vous, et du courage
Si vous osez seulement le montrer. Jamais encore on ne l’a voulu,
Mais trouvez quelque moyen de l’accomplir,
Car jamais la fortune ne refuse de servir celui qui ose.
Devons-nous, en présence de cette cruelle injustice,
Dans ce moment suprême entre tous,
Demeurer tremblants, abattus, quand, par un coup hardi,
Ces millions d’hommes gémissants pourraient être libres ?
Et ce coup serait si juste, si vraiment bienfaisant,
Il donnerait tant de bonheur à l’homme,
Que tous les anges applaudiraient à l’acte.

E. R. Taylor.

CHAPITRE PREMIER.

LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DE LA TERRE EST INCOMPATIBLE AVEC LE MEILLEUR EMPLOI DE LA TERRE.

Il est né de la tendance à confondre l’accidentel avec l’essentiel, une erreur, erreur que les légistes ont tout fait pour répandre, et que les économistes ont acceptée, sans chercher à l’exposer, et qui consiste à croire que la propriété privée de la terre est nécessaire au bon emploi de la terre, et que refaire de la terre une propriété commune, ce serait détruire la civilisation et revenir à la barbarie.

Cette erreur ressemble beaucoup à l’idée qui, suivant Charles Lamb, a si longtemps prévalu parmi les Chinois, après que l’odeur du porc rôti eût été accidentellement découverte dans l’incendie de la hutte de Ho-Ti, et d’après laquelle, faire cuire un porc, c’était nécessairement mettre le feu à une maison. Mais, bien que dans sa charmante dissertation, Lamb demandât qu’il naquît un sage, pour enseigner au peuple qu’on peut rôtir un porc sans brûler les maisons, il n’est pas besoin d’un sage pour voir ce qui est nécessaire à l’amélioration de la terre : ce n’est pas la propriété absolue de la terre, mais la sécurité pour les améliorations. Ceci est évident, pour quiconque regarde autour de soi. Puisque, il n’est pas plus nécessaire de rendre un homme le propriétaire exclusif et absolu de la terre, pour lui permettre de l’améliorer, qu’il n’est nécessaire de brûler une maison pour faire rôtir un porc ; puisque faire de la terre une propriété privée, c’est un moyen aussi grossier, ruineux et incertain d’assurer son amélioration, que l’incendie d’une maison est un moyen grossier, ruineux et incertain de faire rôtir un porc, nous n’avons pas pour persister dans notre erreur l’excuse qu’avaient les Chinois de Lamb pour persister dans la leur. Avant qu’un sage ait inventé le gril grossier (qui, suivant Lamb, a précédé la broche et le four), personne ne connaissait une autre manière de faire cuire un porc, qu’en brûlant une maison. Mais, parmi nous, rien n’est plus commun que de voir la terre améliorée par ceux qui ne la possèdent pas. La majorité des terres de la Grande-Bretagne est cultivée par des fermiers, et la majorité des constructions de Londres, repose sur un terrain loué à bail ; et aux États-Unis, le même système prévaut partout plus ou moins. Ainsi, il est très ordinaire de voir l’usage séparé de la possession.

Est-ce que toutes ces terres ne seraient pas aussi bien cultivées si la rente allait à l’État ou à la municipalité, qu’elles le sont maintenant que la rente va aux individus ? Si l’on n’admettait pas la propriété privée de la terre, si toutes les terres étaient occupées de cette façon, l’occupant ou l’exploitant payant une rente à l’État, la terre ne serait-elle pas cultivée et améliorée aussi bien et aussi sûrement qu’aujourd’hui ? Il ne peut y avoir à ces questions qu’une réponse : la terre serait naturellement aussi bien exploitée. Donc la reprise de la terre comme propriété privée n’empêcherait nullement le bon usage et l’amélioration de la terre.

Ce qui est nécessaire à l’usage de la terre ce n’est pas sa possession privée, c’est la sécurité pour les améliorations. Il n’est pas nécessaire de dire à un homme, « cette terre est à vous, » pour l’engager à la cultiver ou à l’améliorer. Il est seulement nécessaire de lui dire, « tout ce que votre travail ou votre capital produira sur cette terre est à vous. » Donnez à un homme l’assurance qu’il moissonnera, et il sèmera ; assurez-lui la possession de la maison dont il a besoin, et il la construira. La moisson et la maison sont les récompenses naturelles du travail. C’est en vue de la moisson que l’homme sème ; c’est pour posséder une maison que l’homme construit. La propriété de la terre n’a rien à voir avec cela.

C’est pour obtenir cette assurance, qu’au commencement de la période féodale, beaucoup de petits propriétaires firent l’abandon de la propriété de leurs terres à un chef militaire, les recevant ensuite en fief ou en dépôt, s’agenouillant tête nue devant le seigneur, les mains dans ses mains et jurant de le servir de leur vie, de leurs membres, avec honneur. On trouve des exemples semblables d’abandon de la possession de la terre, en échange de sécurité dans son emploi, en Turquie où une exemption particulière de l’impôt et des extorsions, s’attache au vakouf ou terres ecclésiastiques, et où l’on voit souvent un propriétaire vendre sa terre à une mosquée pour un prix nominal à condition qu’il restera comme fermier sur sa terre, en payant une rente fixée.

Ce n’est pas la magie de la possession, comme le dit Arthur Young, qui a changé les sables de la Flandre en champs féconds. C’est la magie de la sécurité du travail. Cette sécurité peut être obtenue par d’autres moyens que celui qui consiste à faire de la terre une propriété privée, de même qu’on peut obtenir la chaleur nécessaire pour rôtir un porc, autrement qu’en brûlant une maison. La simple promesse que fit un landlord irlandais de ne réclamer pendant vingt ans, comme rente, aucune part du produit de leurs cultures, engagea les paysans irlandais à changer en jardins une montagne dénudée ; sur la simple garantie d’une rente foncière fixe pour un nombre d’années, les bâtiments les plus luxueux de villes comme Londres et New-Yorck s’élèvent sur un terrain loué à bail. Si nous donnons à ceux qui améliorent la terre une garantie suffisante, nous pouvons en toute sécurité abolir la propriété privée de la terre.

La reconnaissance complète des droits communs à la terre ne contredit nullement la reconnaissance complète du droit individuel aux améliorations et aux produits. Deux hommes peuvent posséder un vaisseau sans le couper en deux. La propriété d’un chemin de fer peut être divisée en cent mille parts, et les trains courir sur les rails avec autant de précision que s’il n’y avait qu’un seul propriétaire. À Londres il s’est formé des compagnies pour posséder et administrer des propriétés foncières. Tout peut se passer comme aujourd’hui, quand bien même le droit commun à la terre serait reconnu, et que la rente formerait le revenu public. Il y a au centre de San-Francisco un lot de terrain auquel le peuple de la cité a des droits communs reconnus par la loi. Ce lot n’est pas divisé en parcelles infinitésimales, ou inoccupé. Il est couvert de belles constructions, propriétés privées d’individus qui sont là parfaitement tranquilles. La seule différence entre ce lot et ceux qui l’environnent, c’est que la rente de l’un va au fonds de l’école commune, tandis que la rente des autres va dans les poches des particuliers. Qui est-ce qui empêche que la terre de tout le pays soit possédée de la même façon par le peuple de tout le pays ?

Il serait difficile de choisir une portion du territoire des États-Unis, où les conditions que l’on considère généralement comme nécessitant la réduction de la terre à la propriété privée, existent à un plus haut degré que sur les petites îles de Saint-Pierre et Saint-Paul, dans l’archipel Aléoutien, acquises de la Russie par l’achat d’Alaska. Ce sont sur ces îles que s’accouplent les phoques, animaux si timides et si prudents, qu’à la moindre frayeur ils quittent leur refuge accoutumé pour n’y jamais revenir. Pour empêcher la destruction complète de ces animaux qui, pour l’homme, donnent seuls une valeur aux îles, non seulement il faut éviter de tuer les femelles et leurs petits, mais encore de faire aucun bruit, de décharger un pistolet ou de laisser aboyer un chien. Les hommes chargés de les tuer ne doivent pas être pressés, mais marcher tranquillement, au milieu des phoques qui longent la grève rocheuse, jusqu’à ce que les timides animaux si gauches sur terre, mais si gracieux dans l’eau, ne montrent plus d’autre signe de peur que de s’écarter paresseusement du chemin. Alors ceux qu’on peut tuer sans nuire à la réserve de l’avenir, sont soigneusement séparés et doucement conduits à l’intérieur des terres, hors de la vue et de l’ouïe du troupeau, et on les assomme. Ouvrir ce genre de pêche à quiconque voudrait tuer, — et ce serait alors l’intérêt de chacun de tuer autant de phoques que possible, sans s’occuper de l’avenir, — ce serait détruire en peu de temps tous les phoques de l’endroit, comme ont été détruits dans d’autres océans, d’autres genres de pêches. Mais il n’est pas nécessaire de faire de ces îles une propriété privée. Bien que pour des raisons beaucoup moins importantes, le grand domaine public du peuple américain ait été transformé en propriété privée aussi vite que possible, ces îles ont été louées au domaine public 317,500 dollars par an[1], pas beaucoup moins probablement qu’elles ont pu être vendues au temps de l’achat d’Alaska. Elles ont déjà rapporté deux millions et demi au Trésor national, et elles sont encore, avec leur valeur non altérée (car sous l’administration soigneuse de l’Alaska fur Company, les phoques augmentent plutôt qu’ils ne diminuent), la propriété commune du peuple des États-Unis.

La reconnaissance de la propriété privée de la terre est si peu nécessaire au bon usage de la terre, que c’est le contraire qui est vrai. En traitant la terre comme propriété privée on entrave son bon emploi. Si la terre était traitée comme une propriété publique, elle serait exploitée et améliorée aussitôt que cela serait nécessaire pour son usage ou son amélioration, tandis que si on la traite comme propriété privée, le possesseur individuel a la permission d’empêcher les autres d’employer ou d’améliorer ce qu’il ne peut ou ne veut employer ou améliorer lui-même. Quand un titre de possession est disputė, la terre la meilleure reste sans être améliorée pendant des années ; dans plusieurs parties de l’Angleterre l’amélioration des terres est arrêtée par la substitution, ceux qui les amélioreraient n’ayant aucune garantie ; et de larges espaces de terrain qui, s’ils étaient propriété publique, seraient couverts de constructions et de récoltes, sont laissés en friche pour satisfaire le caprice du propriétaire. Dans les parties des États-Unis où la colonisation est la plus serrée, il y a assez de terre pour nourrir trois ou quatre fois notre population actuelle, mais cette terre reste improductive parce que ses propriétaires la conservent en vue de prix plus élevés et les émigrants sont forcés d’aller au delà de cette terre non cultivée, pour chercher des places où leur travail sera beaucoup moins productif. Dans toutes les villes on peut voir des lots de terrain inoccupés pour la même raison. Si le bon usage de la terre est la pierre de touche, la propriété privée de la terre est alors condamnée comme elle est condamnée par toute autre considération. C’est un moyen aussi ruineux et aussi incertain d’assurer le bon usage de la terre, que de brûler des maisons pour rôtir des porcs.



CHAPITRE II.

COMMENT LES DROITS ÉGAUX À LA TERRE PEUVENT ÊTRE AFFIRMÉS ET GARANTIS.

Nous avons attribué le besoin et la souffrance qui dominent partout parmi les classes ouvrières, les crises industrielles périodiques, la stagnation du capital, la tendance des salaires à baisser jusqu’au point où l’ouvrier meurt de faim, toutes choses qui se font sentir avec plus ou moins de force à mesure que le progrès matériel avance, au fait que la terre sur laquelle et de laquelle tous doivent vivre, est la propriété exclusive de quelques-uns.

Nous avons vu qu’il n’y a pas de remède possible à ces maux autres que l’abolition de leur cause ; nous avons vu qu’au point de vue de la justice on ne peut défendre la propriété privée de la terre, qu’au contraire elle est condamnée comme la négation du droit naturel, qu’elle renverse la loi de la nature en faisant qu’à mesure que le développement social avance, des masses d’hommes sont condamnés à l’esclavage le plus dur et le plus dégradant.

Nous avons pesé chaque objection, nous avons vu que ni l’équité, ni l’utilité ne nous empêchent de faire de la terre une propriété commune en confisquant la rente.

Mais il reste une question de méthode. Comment ferons-nous cette transformation ?

Nous satisferions la loi de la justice, nous satisferions toutes les exigences économiques, en abolissant d’un seul coup tous les titres privés, en déclarant toute la terre propriété publique, en la louant au plus offrant, à des conditions qui garantiraient de la façon la plus sacrée le droit privé aux améliorations.

Nous assurerions ainsi, dans un état plus complexe de société, la même égalité de droits qui, dans un état plus simple, était assurée par un partage égal des terres ; et en donnant l’usage de la terre à celui qui pourrait en retirer le plus, nous assurerions la plus grande production.

Ce projet, bien loin d’être une fantaisie sauvage et impraticable, a été accepté (avec la seule différence d’une compensation aux propriétaires actuels, concession irréfléchie, qui serait sans doute retirée après réflexion) par un penseur éminent, par Herbert Spencer, qui écrit ce qui suit (Social Statics, chap. ix, sect. viii) :

« Une telle doctrine s’accorde avec l’état le plus élevé de civilisation ; elle peut être mise en pratique sans entraîner pour cela la communauté des biens, et sans causer une révolution bien sérieuse dans les arrangements existants. Le changement demandé serait seulement un changement de propriétaires. La propriété séparée se fondrait dans la grande propriété indivise du public. Au lieu d’être en la possession d’individus, le pays serait possédé par une grande corporation — la société. Au lieu de louer des acres de terrain à un propriétaire isolé, le fermier les louerait à la nation. Au lieu de payer sa rente à l’agent de sir John ou de sa Grâce, il la paierait à un agent, à un délégué de la communauté. Les intendants seraient des officiers publics au lieu d’être des employés privés, et la jouissance par bail serait la seule manière de louer la terre. Un état de choses ainsi ordonné serait en parfaite harmonie avec la loi morale. Tous les hommes seraient également propriétaires, tous les hommes seraient également libres de devenir tenanciers… Donc, avec un tel système, la terre pourrait être occupée et cultivée en restant soumise à la loi de la liberté égale. »

Mais ce plan, bien que parfaitement réalisable, ne me semble pas le meilleur. Ou plutôt je propose d’accomplir la même chose d’une manière plus simple, plus facile, plus tranquille, que celle qui consisterait à d’abord confisquer toutes les terres, puis à les remettre aux plus offrants.

Pour faire cela il faudrait inutilement heurter les coutumes et habitudes actuelles de la pensée, ce qui est toujours à éviter.

Pour faire cela, il faudrait inutilement étendre le mécanisme gouvernemental, ce qui est à éviter.

C’est un axiome de gouvernement, compris et appliqué par les fondateurs heureux de tyrannie, que c’est en conservant les vieilles formes qu’on accomplit les plus grands changements. Nous, qui voulons être des hommes libres, nous devons prendre en considération cette vérité. C’est la méthode naturelle. Quand la nature voulait faire un type d’ordre plus élevé, elle prenait un type inférieur et le développait. Ceci est également la loi du développement social. Travaillons d’après cette loi. En ayant pour nous le courant nous pouvons glisser vite et loin. En l’ayant contre nous, la lutte est pénible et le progrès lent.

Je ne propose ni d’acheter ni de confisquer la propriété privée de la terre. L’un serait injuste ; l’autre serait inutile. Que les individus qui maintenant possèdent, conservent, si cela leur est nécessaire, la possession de ce qu’ils appellent leur terre. Qu’ils continuent à l’appeler leur terre. Qu’ils l’achètent et qu’ils la vendent, qu’ils la lèguent ou la divisent. Nous pourrons leur laisser l’enveloppe si nous prenons l’amande. Il n’est pas nécessaire de confisquer la terre ; il est seulement nécessaire de confisquer la rente.

Et pour prendre la rente pour des usages publics, il n’est pas non plus nécessaire que l’État s’embarrasse de la location des terres, et assume les chances du favoritisme, de la connivence, de la corruption qui pourraient en résulter. Il n’est pas nécessaire de créer aucun nouveau rouage administratif. Le mécanisme existe déjà. Au lieu de l’augmenter, tout ce que nous avons à faire c’est de le simplifier et de le réduire. En laissant aux propriétaires tant pour cent de la rente, ce qui serait probablement moins que le coût et la perte occasionnés par la perception de la rente par l’État, et en se servant du mécanisme existant, nous pourrions sans bruit ni choc, affirmer le droit commun à la terre, en prenant la rente pour les besoins publics.

Nous prenons déjà une partie minime de la rente par des impôts. Nous n’avons qu’à faire quelques changements dans nos modes de taxation pour la prendre tout entière.

Donc, ce que je propose comme le remède simple mais souverain, qui élèvera les salaires, augmentera les profits du capital, détruira le paupérisme, abolira la pauvreté, donnera un emploi rémunérateur à celui qui en désirera, donnera libre carrière aux facultés humaines, diminuera le crime, élèvera la morale, le goût et l’intelligence, purifiera le gouvernement, et portera la civilisation à des hauteurs plus nobles encore, c’est — d’approprier la rente par des impôts.

De cette manière l’État pourra devenir le landlord universel, sans s’appeler lui-même ainsi, et sans assumer aucune fonction nouvelle. Dans la forme, la propriété de la terre restera ce qu’elle est maintenant. Aucun propriétaire ne sera dépossédé ; on n’aura besoin de formuler aucune restriction à la quantité de terre que pourra posséder chacun. Car la rente étant prise par des taxes par l’État, la terre, sous quelque nom qu’elle soit possédée, et n’importe sa division, sera réellement propriété commune, et chaque membre de la communauté aura sa part aux avantages de la propriété.

Maintenant, comme la taxe de la rente, ou des valeurs foncières, doit nécessairement être augmentée en même temps que nous abolissons les autres taxes, nous pouvons donner à la proposition une forme pratique et dire :

Abolissons tous les impôts, sauf celui sur les valeurs foncières.

Comme nous l’avons vu, au commencement de la civilisation la valeur de la terre n’est rien, mais à mesure que la société se développe par l’accroissement de la population et le progrès de l’industrie, cette valeur devient de plus en plus grande. Dans tous les pays civilisés, même les plus nouveaux, la valeur de la terre, prise dans son ensemble, est suffisante pour supporter les dépenses complètes du gouvernement. Dans les pays les plus développés, elle est plus que suffisante. Donc il ne sera pas suffisant de mettre simplement tous les impôts sur la valeur de la terre. Il sera nécessaire, là où la rente excède les revenus gouvernementaux actuels, d’augmenter d’une manière commensurable la somme demandée en impôts, et de continuer cette augmentation à mesure que la société et la rente progresseront. Mais ceci est si naturel et si facile à faire qu’on peut le considérer comme impliqué, ou au moins sous-entendu, dans la proposition de mettre toutes les taxes sur les valeurs foncières. C’est le premier pas à faire sur le terrain où doit être engagée la lutte pratique. Quand le lièvre est pris et tué, sa cuisson suit naturellement. Quand le droit commun à la terre est si bien reconnu que tous les impôts sont abolis sauf ceux qui tombent sur la rente, la collecte des revenus publics laissée aux propriétaires particuliers, n’est pas loin de revenir à l’État.

L’expérience m’a appris (car voilà plusieurs années que j’essaie de populariser cette proposition) que partout où l’idée de concentrer toutes les taxes sur les valeurs foncières, est considérée avec un peu d’attention, elle fait invariablement son chemin, mais que les classes qui en retireraient le plus grand bénéfice, voient rarement, dès le commencement, ou au bout d’un certain temps, la pleine signification et la portée de la proposition. Il est difficile pour les ouvriers de laisser de côté l’idée qu’il y a un réel antagonisme entre le capital et le travail. Il est difficile d’enlever aux petits fermiers et aux petits propriétaires résidents, l’idée que mettre toutes les taxes sur la valeur de la terre, ce serait les taxer injustement. Il est difficile pour ces deux classes, de rejeter l’idée qu’exempter le capital de toute taxe ce serait faire le riche plus riche et le pauvre plus pauvre. Ces idées naissent d’une pensée confuse. Mais derrière l’ignorance et le préjugé il y a un intérêt puissant qui a jusqu’ici dominé la littérature, l’éducation et l’opinion. Une grande injustice meurt toujours difficilement et la grande injustice qui dans tous les pays civilisés condamne des masses d’hommes à la pauvreté et au besoin, ne disparaîtra pas sans une lutte difficile.

Je ne crois pas que le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici soit accessible aux idées qui précèdent ; mais puisque toute discussion populaire doit avoir pour sujet le concret plutôt que l’abstrait, qu’il me soit permis de demander au lecteur de me suivre plus loin encore, afin que nous puissions soumettre le remède que j’ai proposé à l’épreuve des règles acceptées de l’impôt. Nous pourrons par là envisager la question sous bien des aspects qui sans cela nous échapperaient.


CHAPITRE III.

ÉPREUVE DE LA PROPOSITION PAR LES RÈGLES DE L’IMPÔT.

La meilleure taxe pouvant fournir les revenus publics est évidemment celle qui est la plus conforme aux conditions suivantes :

1. Porter aussi légèrement que possible sur la production, afin d’arrêter le moins possible l’accroissement du fonds général qui doit fournir la taxe et soutenir la population.

2. Être facilement et économiquement recueillie, et aussi directement que possible de celui qui doit payer en dernier lieu, afin de prendre au peuple aussi peu que possible en plus de ce qui revient à l’État.

3. Être certaine, afin de donner moins d’occasions de tyrannie ou de corruption de la part des officiers, et moins de tentations aux contribuables d’enfreindre ou de tourner la loi.

4. Porter également, afin qu’aucun citoyen n’ait un avantage ou un désavantage en comparaison des autres.

Examinons quelle forme d’impôt s’accorde le mieux avec ces conditions. Quelle qu’elle soit, ce sera évidemment la meilleure manière de lever les revenus publics.


I. — Effet des impôts sur la production.

Tous les impôts doivent évidemment venir du produit de la terre et du travail, puisque la richesse n’a pas d’autre source que l’union de l’activité humaine avec les forces et les substances de la nature. Mais la manière dont une même somme d’impôt est répartie, peut affecter très différemment la production de la richesse. La taxe qui amoindrit la récompense du producteur, doit nécessairement diminuer la force du stimulant à la production ; la taxe qui pèse sur l’acte de production, ou sur l’usage de l’un des trois facteurs de la production décourage nécessairement la production. Ainsi les impôts qui diminuent les gains du travailleur, ou les revenus du capitaliste, tendent à rendre l’un moins travailleur et moins intelligent, l’autre moins disposé à épargner et à placer. La taxe qui pèse sur les procédés de production, oppose un obstacle artificiel à la création de la richesse. La taxe qui pèse sur le travail en tant qu’il se fait, sur la richesse en tant que richesse employée comme capital, sur la terre en tant que terre cultivée, tendra évidemment à décourager la production beaucoup plus puissamment que ne le ferait une taxe rapportant la même somme et levée sur les ouvriers, qu’ils travaillent ou qu’ils jouent, sur la richesse, qu’elle soit employée productivement ou improductivement, ou sur la terre, qu’elle soit cultivée ou laissée en friche.

Le mode d’imposition est, de fait, presque aussi important que la somme. De même qu’un petit fardeau mal placé peut gêner beaucoup un cheval qui porterait facilement un fardeau beaucoup plus considérable bien placé, de même un peuple peut être appauvri dans son pouvoir de produire la richesse détruite par l’impôt, tandis que cet impôt, s’il était levé d’une autre manière, serait facilement supporté. Un impôt sur les dattiers, inventé par Mohammed Ali, fit que les fellahs égyptiens coupèrent leurs arbres, mais une taxe double imposée sur la terre n’aurait pas produit le même résultat. La taxe de dix pour cent mise sur toutes les ventes par le duc d’Albe dans les Pays-Bas, aurait arrêté, si elle avait été conservée, tout échange, tout en rapportant peu.

Mais nous n’avons pas besoin de donner plus d’exemples étrangers à notre pays. La production de la richesse est bien amoindrie aux États-Unis par les taxes qui portent sur la façon dont elle se produit. La construction des navires où nous excellions a été entièrement supprimée en ce qui concerne le commerce étranger, et bien des branches de production et d’échange ont été sérieusement atteintes par des taxes qui détournent l’industrie de formes plus productives pour l’appliquer à des formes moins productives.

Cet arrêt de la production suit d’une façon caractéristique, à un degré plus ou moins grand, l’application de toutes les taxes par lesquelles sont levés les revenus des gouvernements modernes. Toutes les taxes sur les manufactures, sur le commerce, sur le capital, produisent cet arrêt. Leur tendance est la même que celle de la taxe de Mohammed Ali sur les dattiers, bien que leur effet puisse être moins visible.

Toutes les taxes du même genre ont une tendance à réduire la production de la richesse, et on ne devrait donc jamais y avoir recours quand il est possible de lever de l’argent par des taxes qui n’arrêtent pas la production. Cela devient possible quand la société se développe et que la richesse s’accumule. Les impôts qui pèsent sur l’ostentation mettent simplement dans le Trésor public ce qui autrement serait dépensé en vaine parade pour l’amour de la parade ; et les impôts sur les testaments des riches n’auraient probablement que peu d’effet pour arrêter le désir de l’accumulation qui, lorsqu’il s’est emparé d’un homme, devient une passion aveugle. Mais la grande catégorie des taxes dont peut être tiré le revenu public, sans entraver la production, ce sont les impôts sur les monopoles, car le profit du monopole est en lui-même une taxe levée sur la production, et le taxer, c’est simplement faire entrer dans les coffres publics ce que la production doit toujours payer.

Il y a parmi nous différentes sortes de monopoles. Il y a par exemple les monopoles temporaires créés par les patentes et les lois sur la propriété littéraire. Il serait extrêmement injuste et maladroit de les taxer, car ils ne sont que la reconnaissance du droit du travail à ses productions non tangibles, et constituent la récompense de l’invention et du travail littéraire ou scientifique. Il y a également les monopoles onéreux, auxquels j’ai fait allusion dans le chapitre iv du livre III, et qui résultent de l’agrégation des capitaux dans les affaires qui sont de la nature des monopoles. Mais comme il serait extrêmement difficile, sinon impossible, de lever des taxes par une loi générale, de façon à ce qu’elles pèsent exclusivement sur les revenus de semblables monopoles, et ne se transforment pas en taxes sur la production ou sur l’échange, il vaudrait beaucoup mieux que ces monopoles soient abolis. Ils naissent en grande partie de défectuosités législatives ; par exemple, si les marchands de San-Francisco sont forcés de payer plus pour les marchandises envoyées directement de New-York à San-Francisco par la voie de l’Isthme, qu’il ne faut payer pour les envoyer par bateau de New-York à Liverpool ou à Southampton puis de là à San-Francisco, la raison dernière en est dans les lois « protectionnistes » qui font qu’il est si coûteux de construire des steamers américains, et qui empêchent les steamers étrangers de faire le transport des marchandises entre les ports américains. La raison qui fait que les résidents de l’État de Nevada sont forcés de payer autant, que leurs marchandises viennent de l’Est, ou qu’elles soient portées à San-Francisco, puis ramenées, c’est que l’autorité qui empêche les extorsions de la part des charretiers de louage, ne s’exerce pas sur une compagnie de chemin de fer. Et l’on peut dire généralement que les affaires qui par leur nature sont des monopoles, font à proprement parler, partie des fonctions de l’État, et devraient être exercées par l’État. Le gouvernement, par la même raison, devrait transmettre les messages télégraphiques, comme les lettres ; et les chemins de fer, appartenir au public comme les routes communes.

Mais tous les autres monopoles ne sont rien, en étendue, en comparaison du monopole de la terre. Et la valeur foncière exprimant un monopole pur et simple, elle est sous tous les rapports bonne à taxer. C’est-à-dire que, pendant que la valeur d’un chemin de fer, ou d’une ligne télégraphique, le prix du gaz ou d’un médicament breveté, peuvent exprimer le prix du monopole, ils sont aussi l’expression de l’effort du travail ou du capital, tandis que la valeur de la terre, ou la rente économique, comme nous l’avons vu, n’est nullement fait d’un de ces facteurs, et n’exprime rien que l’avantage de l’appropriation. Les taxes levées sur la valeur de la terre ne peuvent, au plus petit degré, arrêter la production, à moins qu’elles n’excèdent la rente, ou la valeur de la terre prise annuellement, car, différentes en cela des taxes sur les marchandises, sur l’échange, ou sur le capital, elles ne pèsent pas sur la production. La valeur de la terre n’exprime pas la récompense de la production, comme le fait la valeur des moissons, du bétail, ou des constructions, ou de toutes les choses qui sont comprises sous le nom de propriété personnelle, et améliorations. Elle exprime la valeur d’échange du monopole. Elle n’est dans aucun cas la création de l’individu qui possède la terre ; elle est créée par la croissance de la communauté. Donc la communauté peut la prendre tout entière sans diminuer aucunement le stimulant à l’amélioration, ou la production de la richesse. On peut imposer la terre jusqu’à ce que toute la rente soit prise par l’État, sans réduire le salaire du travail ou le profit du capital ; sans augmenter d’un centime le prix d’une seule marchandise, sans rendre en aucune façon la production plus difficile.

Bien plus. Non seulement les impôts sur les valeurs foncières n’arrêtent pas la production comme le font la plupart des autres taxes, mais ils tendent à augmenter la production en détruisant la rente de spéculation. On peut voir comment la rente de spéculation arrête la production, non seulement par la terre ayant de la valeur et soustraite à la culture, mais par les paroxysmes de crise industrielle qui, ayant pour origine la hausse de spéculation des valeurs foncières, se propagent sur tout le monde civilisé, paralysant partout l’industrie, et causant plus de ruine et probablement plus de souffrance que n’en causerait une guerre générale. Les impôts qui prendraient la rente pour des usages publics, éviteraient tout cela ! car si la taxe de la terre égalait presque la rente qu’elle produit, personne ne pourrait offrir de la prendre alors qu’on ne la cultiverait pas ; et en conséquence, la terre qui ne serait pas employée resterait ouverte à ceux qui voudraient en faire usage. La colonisation serait plus serrée et, en conséquence, le travail et le capital pourraient produire plus avec le même effort. L’intrus au ratelier, qui, dans ce pays surtout, ruine la puissance productive, serait étranglé.

Par son effet sur la distribution, la confiscation de la rente pour les usages publics, stimulerait avec plus de force encore la production de la richesse. Mais nous parlerons plus tard de ce côté de la question. Il est suffisamment évident que par rapport à la production, l’impôt sur la valeur de la terre est le meilleur impôt qu’on puisse établir. Imposez les fabriques et vous arrêtez la fabrication ; imposez les améliorations et vous arrêtez les améliorations ; imposez le commerce, et vous empêcherez l’échange ; imposez le capital et vous le bannirez. Mais vous pouvez prendre par l’impôt toute la rente de la terre, et le seul effet de cette mesure sera de stimuler l’industrie, d’ouvrir de nouveaux débouchés au capital, et d’augmenter la production de la richesse.

II. — Facilité et économie de la Perception.

À l’exception peut-être de certaines licences, et de certains droits de timbre, qui peuvent en quelque sorte se percevoir d’eux-mêmes, mais qui ne forment qu’une fraction minime du revenu, l’impôt sur les valeurs foncières peut être perçu plus facilement et plus économiquement que tout autre. Car la terre ne peut être ni cachée ni enlevée ; on peut rapidement fixer sa valeur, et l’imposition une fois fixée, il ne faut plus qu’un receveur pour en faire la perception.

Et comme sous tous les systèmes fiscaux, une partie du revenu public provient de taxes sur la terre, et que les rouages de ce genre de perception existent, et peuvent tout aussi bien fonctionner pour l’ensemble que pour la partie, le coût de la perception du revenu obtenu par d’autres taxes pourrait être entièrement économisé en substituant la taxe sur les valeurs foncières aux taxes sur les autres valeurs. On peut se faire une idée de l’énorme économie ainsi réalisée en pensant à la horde d’officiers employés aujourd’hui à recueillir les impôts.

Cette économie réduirait largement la différence entre ce que les impôts coûtent au peuple et ce qu’ils rapportent, mais la substitution à tous les autres impôts d’un impôt sur les valeurs foncières, réduirait cette différence d’une façon plus importante encore.

Un impôt sur les valeurs foncières n’ajoute pas aux prix, et est par conséquent directement payé par les personnes sur lesquelles il pèse ; au lieu que toutes les taxes sur des choses en quantité non fixée, augmentent les prix, et dans le cours de l’échange, sont transportées du vendeur à l’acheteur, augmentant dans cette marche. Si nous mettons une taxe sur l’argent prêté, comme nous avons souvent essayé de le faire, le prêteur mettra la taxe à la charge de l’emprunteur, et l’emprunteur devra la payer ou n’obtiendra pas de prêt. Si l’emprunteur met l’argent dans ses affaires, il fera, à son tour, payer la taxe par les chalands, car sans cela ses affaires ne seraient pas profitables. Si nous mettons une taxe sur les constructions, ceux qui usent de ces constructions doivent finalement payer la taxe, car la construction de maisons cesserait si la rente fournie par ces maisons n’était pas assez élevée pour donner un profit ordinaire et pour payer la taxe. Si nous imposons les marchandises manufacturées ou importées, le fabricant ou l’importateur chargeront le prix des marchandises vendues au courtier, le courtier le prix des marchandises vendues au détaillant, et le détaillant le prix des choses achetées par le consommateur. Et alors le consommateur, sur lequel pèsera, en fin de compte, la taxe, devra non seulement payer le montant de l’impôt, mais encore un profit sur ce montant, à quiconque l’aura avancé, car chaque vendeur réclame aussi bien un profit sur le capital qu’il a avancé en payant la taxe, qu’un profit sur le capital qu’il a avancé en payant les marchandises. Les cigares de Manille coûtent, quand ils sont achetés à l’importateur à San-Francisco 70 dollars le mille, sur cette somme il y a 14 dollars pour le prix des cigares apportés dans le port, et 56 dollars pour les droits de douane. Mais le commerçant qui achète ces cigares pour les revendre doit calculer son profit non sur les 14 dollars prix réels des cigares, mais sur les 70 dollars, coût du cigare plus les droits d’entrée. De cette manière toutes les taxes qui ajoutent aux prix sont transférées de main en main, augmentant dans ce mouvement, jusqu’à ce qu’elles tombent finalement sur les consommateurs, qui paient ainsi beaucoup plus que ne reçoit le gouvernement. De plus les taxes élèvent le prix en augmentant le coût de la production et en arrêtant l’offre. Mais la terre n’est pas une chose de production humaine, et les impôts sur la rente de la terre ne peuvent arrêter la production. Donc, bien qu’une taxe sur la rente force les propriétaires à payer plus, elle ne leur donne aucun pouvoir d’obtenir plus pour l’usage de la terre, parce qu’elle ne tend en aucune façon à réduire l’offre de la terre. Au contraire, en forçant ceux qui retiennent la terre par spéculation, à la vendre ou à la laisser ce qu’ils peuvent en recevoir, la taxe sur les valeurs foncières tend à accroître la compétition entre les propriétaires, et à réduire ainsi le prix de la terre.

Ainsi, à tous les points de vue, un impôt sur la terre est l’impôt le plus économique par lequel on puisse obtenir un grand revenu, par lequel le gouvernement puisse obtenir le revenu net le plus considérable par rapport à la somme prise au peuple.


III. — Certitude de l’Impôt.

La certitude est un élément important de l’imposition, car de même que la perception d’une taxe dépend de la diligence et de la probité des receveurs, et de l’esprit public, et de l’honnêteté de ceux qui la paient, de même sont offertes d’un côté des occasions d’arbitraire et de corruption, et de l’autre des occasions de défaites et de fraudes.

Les méthodes par lesquelles sont perçues le gros de nos taxes sont condamnées à ce point de vue, sinon à d’autres. Les grosses corruptions et fraudes occasionnées aux États-Unis par l’impôt sur le whisky et le tabac, sont bien connues ; les évaluations toujours trop basses de la Douane, les rentrées ridiculement inexactes de l’impôt sur le revenu, et l’impossibilité absolue d’avoir quelque chose ressemblant à une juste évaluation de la propriété personnelle, sont des faits notoires. La perte matėrielle qu’occasionnent de telles taxes, la somme additionnelle qu’elles font certainement payer au peuple en plus de la somme de l’impôt, et qui n’est pas reçue par le gouvernement, est très grande. Quand, à l’époque où régnait en Angleterre le système protecteur, ses côtes étaient bordées d’une armée d’hommes essayant d’empêcher la contrebande, et d’une autre armée d’hommes essayant de faire la contrebande, il est évident que l’entretien de ces deux armées devait retomber sur le travail et sur le capital ; et que les dépenses et les profits des contrebandiers, de même que la paie et les pourboires des douaniers, formaient une taxe levée sur l’industrie, en plus de la taxe reçue par le gouvernement. Et de même tous les pots-de-vin donnés à ceux qui répartissent l’impôt et aux douaniers ; toutes les sommes données pour élire des officiers faciles, pour se procurer des actes et des décisions pour échapper à l’impôt ; tous les modes coûteux de transport ou de fabrication évitant de payer les droits ; toutes les dépenses d’agent de police, d’espions, de procédures légales, de punitions, pesant non seulement sur le gouvernement mais sur ceux qui sont poursuivis, sont aussi bien pris que les taxes sur le fonds général de richesse, sans rien ajouter au revenu.

Et cependant ceci n’est encore que la moindre partie de la dépense. Les taxes qui manquent de l’élément de la certitude ont une terrible influence sur la morale. Nos lois sur le budget dans leur ensemble, peuvent bien être appelées : « Lois pour encourager la corruption des officiers publics, pour supprimer l’honnêteté et exciter la fraude, pour primer le parjure et la subornation du parjure, et pour séparer l’idée de loi de l’idée de justice. » C’est là leur vrai caractère, et elles accomplissent admirablement leur œuvre. Un serment de douane est devenu un mot connu ; nos répartiteurs de l’impôt jurent régulièrement d’imposer toute propriété suivant sa valeur pleine, véritable et négociable, et en général n’en font rien ; des hommes qui s’enorgueillissent de leur honneur personnel et commercial corrompent les percepteurs et leur font de faux rapports ; et l’on a sans cesse devant les yeux le spectacle démoralisant d’une même cour jugeant un jour un meurtrier et le lendemain un vendeur d’allumettes de contrebande !

Ces modes d’impôts sont si incertains et si démoralisants que la commission de New-York, composée de David A. Wells, d’Edwin Dodge et de Georges W. Cuyler, qui étudia la question des impôts dans l’État proposa de substituer à la plupart des taxes, autres que l’impôt foncier, une taxe arbitraire sur chaque individu, estimée sur la valeur de rente du local habité.

Mais il n’est pas nécessaire d’avoir recours à une répartition arbitraire de l’impôt. La taxe sur les valeurs foncières qui est la moins arbitraire de toutes les taxes, possède au plus haut degré l’élément de la certitude. Elle peut être répartie et perçue avec une précision qui participe du caractère immuable et impossible à cacher de la terre elle-même. Les taxes levées sur la terre peuvent être perçues jusqu’au dernier centime, et bien que la répartition de l’impôt foncier soit aujourd’hui souvent inégale, la répartition de l’impôt sur la propriété personnelle est bien plus inégale, et ces inégalités dans la répartition de l’impôt sur la terre naissent en grande partie de ce que l’on taxe les améliorations avec la terre, et de la démoralisation qui, venant des causes déjà citées, affecte le système entier de l’impôt. Si tous les impôts étaient placés sur les valeurs foncières, en dehors des améliorations, le système de taxation serait si simple et si clair, l’attention publique se fixerait si facilement, que l’évaluation de l’impôt pourrait être et serait faite avec la même certitude que le prix qu’un vendeur recevrait d’un lot de terrain peut être déterminé par un expert.


IV. — L’égalité devant l’impôt.

La règle d’Adam Smith est que « les sujets de chaque État doivent contribuer à entretenir le gouvernement, autant que possible d’après leurs fortunes respectives ; c’est-à-dire suivant le revenu dont ils jouissent respectivement sous la protection de l’État. » Chaque taxe, continue-t-il, qui ne pèse que sur la rente, ou seulement sur les salaires, ou seulement sur l’intérêt est nécessairement inégale. L’idée générale que chacun devrait payer des impôts suivant ses moyens, ou en proportion de son revenu, est bien d’accord avec cette règle, bien que nos systèmes de tout taxer essaient vainement de l’appliquer.

Mais en tenant compte des difficultés insurmontables que présenterait cette manière de taxer chacun suivant ses moyens, il est évident qu’on ne peut pas atteindre la justice de cette manière.

Voilà, par exemple, deux hommes ayant des revenus égaux, l’un ayant une famille nombreuse, et l’autre n’ayant personne à nourrir que lui-même. Les taxes indirectes tomberont très inégalement sur ces deux hommes, parce que l’un ne peut pas éviter les impôts sur la nourriture, les vêtements, etc., consommés par sa famille, tandis que l’autre ne fait que payer les impôts sur les objets qu’il consomme lui-même. Mais supposons que les impôts soient levés directement, et que chacun paie la même somme. Là encore il y aura une injustice. Le revenu de l’un est chargé de nourrir six, huit ou dix personnes ; le revenu de l’autre n’a qu’à entretenir une seule personne. Et, à moins qu’on ne pousse la doctrine de Malthus à ce point extrême où l’on considère l’élevage d’un nouveau citoyen comme nuisant à l’État, il y a là une grosse injustice.

Mais on peut dire qu’il y a là une difficulté insurmontable ; que c’est la nature elle-même qui fait naître les hommes sans ressources et charge leurs parents de les nourrir, donnant à ceux-ci en échange, du plaisir et de grandes récompenses. Très bien, revenons à la nature et lisons dans sa loi les mandats de la justice.

La nature donne au travail et au travail seul. Dans un jardin de l’Éden même, l’homme mourrait de faim sans l’activité humaine. Voici deux hommes ayant des revenus égaux, ceux de l’un venant de l’exercice de son travail, ceux de l’autre venant de la rente de la terre. Est-il juste qu’ils contribuent également aux dépenses de l’État ? Évidemment non. Le revenu de l’un représente la richesse qu’il crée et qu’il ajoute à la richesse générale de l’État ; le revenu de l’autre représente simplement la richesse qu’il prend au stock général sans rien donner en retour. Le droit de l’un à la jouissance de son revenu repose sur la garantie de la nature, qui donne de la richesse au travail ; le droit de l’autre à la jouissance de son revenu est un simple droit fictif, création d’une réglementation municipale, qui est inconnu et non reconnu de la nature. Le père auquel on dit qu’avec son travail il doit élever ses enfants, doit acquiescer car tel est le décret naturel ; mais il peut demander avec justice qu’on n’enlève pas un centime au revenu gagné par son travail, aussi longtemps qu’il reste un centime des revenus qui sont les gains du monopole des substances et forces que la nature offre impartialement à tous, et auxquels ses enfants ont, par droit de naissance, droit à une part égale.

Adam Smith dit des revenus qu’on en a « la jouissance sous la protection de l’État ; » et c’est le terrain sur lequel on se place généralement pour insister sur l’imposition égale de toutes les espèces de propriété — elles sont également protégées par l’État. La base de cette idée est évidemment que la jouissance de la propriété est rendue possible par l’État, qu’il y a une valeur créée et maintenue par la communauté, valeur à laquelle on doit justement faire appel pour parer aux dépenses de la communauté. De quelles valeurs ceci est-il vrai ? Seulement de la valeur foncière. Celle-ci ne naît que lorsque la communauté est formée, et dissemblable en cela des autres valeurs, elle croît avec la communauté. Elle existe seulement si la communauté existe. Éparpillez à nouveau la plus grande communauté, et la terre qui aujourd’hui a tant de valeur, n’aura plus aucune valeur. La valeur de la terre monte avec chaque accroissement de population ; elle tombe avec chaque diminution. Ceci n’est vrai que des choses qui, comme la propriété de la terre, sont par nature des monopoles.

L’impôt sur les valeurs foncières est donc le plus juste et le plus équitable des impôts. Il pèse seulement sur ceux qui reçoivent de la société un avantage particulier et de valeur, et sur eux en proportion de l’avantage qu’ils reçoivent. C’est la prise par la communauté, pour l’usage de la communauté, de cette valeur qui est la création de la communauté. C’est l’application de la propriété commune à des usages communs. Quand toute la rente sera prise par l’impôt pour les besoins de la communauté, l’égalité ordonnée par la nature sera atteinte. Aucun citoyen n’aura d’avantage sur un autre sauf celui que lui donnera son travail, son adresse, son intelligence ; et chacun obtiendra ce qu’il gagne vraiment. Alors seulement le travail recevra sa pleine récompense, et le capital son revenu naturel.


CHAPITRE IV.

LE POUR ET LE CONTRE.

Les principes dont nous avons tiré la conclusion que l’impôt sur les valeurs foncières ou rente est la meilleure manière de lever les revenus publics, ont été admis expressément ou tacitement par tous les économistes faisant autorité, depuis la détermination de la nature et de la loi de la rente.

Ricardo dit (chap. x) : « un impôt sur la rente tomberait entièrement sur les landlords, et ne pourrait être transféré à aucune classe de consommateurs, » car il « laisserait inaltérée la différence entre le produit obtenu de la terre cultivée la moins productive, et le produit obtenu de la terre de n’importe quelle autre qualité… Une taxe sur la rente ne découragerait pas de cultiver de nouvelles terres, car ces terres ne paieraient pas de rente et ne seraient pas taxées. »

Mac Culloch (note xxiv de la Richesse des nations) déclare « qu’au point de vue pratique les impôts sur la rente sont parmi les plus injustes et les plus impolitiques qui puissent être imaginės, » mais il ne fait cette affirmation qu’en se plaçant sur le terrain de l’impossibilité pratique de distinguer pour l’imposition entre la somme payée pour l’usage du sol et celle payée en considération du capital dépensé sur la terre. Mais en supposant qu’on puisse effectuer cette séparation, il admet que la somme payée aux landlords pour l’usage des facultés naturelles du sol pourrait être entièrement absorbée par une taxe, sans que les landlords aient le droit ou le pouvoir de rejeter sur personne autre une portion quelconque du fardeau, et sans que le prix du produit en soit affecté.

Non seulement John Stuart Mill admet tout ceci, mais il professe expressément la convenance et la justice d’un impôt particulier sur la rente, demandant quel droit ont les landlords à l’accès de richesses qui leur viennent du progrès général de la société, sans qu’il y ait travail, ou risque, ou économie de leur part ; et, bien qu’il désapprouve expressément l’opposition à leurs droits sur la valeur présente de la terre, il propose de prendre tout l’accroissement futur comme appartenant de droit à la société.

Mme Fawcett, dans son petit abrégé des œuvres de son mari, intitulé Économie politique pour les commençants, dit : « L’impôt sur la terre, qu’il soit fort ou faible, participe de la nature d’une rente payée par le propriétaire de la terre à l’État. Dans une grande partie de l’Inde la terre appartient au gouvernement et l’impôt sur la terre est ainsi une rente payée directement à l’État. On peut facilement voir la perfection économique de ce système de tenure. »

En réalité, que la rente doive, au point de vue de l’utilité comme à celui de la justice, être soumise à un impôt particulier, c’est compris dans la théorie acceptée de la rente, et peut être trouvé en germe dans les ouvrages de tous les économistes qui ont accepté la loi de Ricardo. Si ces principes n’ont pas été poussés jusqu’à leurs conclusions nécessaires, comme je l’ai fait, cela vient évidemment de ce qu’on ne voulait ni compromettre ni attaquer les intérêts énormes impliqués dans la propriété privée de la terre, et de ce que des théories fausses sur les salaires et la cause de la pauvreté dominent la pensée économique.

Mais il y a une école d’économistes qui ont clairement perçu ce qui est évident pour les perceptions naturelles des hommes non influencés par l’habitude, que les revenus de la propriété commune — la terre — doivent servir aux besoins communs. Les Économistes français du siècle dernier, et à leur tête Quesnay et Turgot, ont proposé exactement ce que je propose, que tous les impôts soient abolis sauf un impôt sur les valeurs foncières. Comme je ne connais les doctrines de Quesnay et de ses disciples que de seconde main, par l’intermédiaire des écrivains anglais, je suis incapable de dire jusqu’à quel point ses idées particulières sur l’agriculture considérée comme le seul détournement productif, etc., sont des conceptions erronées, ou de simples particularités de terminologie. Mais je suis certain, d’après la proposition dans laquelle est résumée sa théorie, qu’il a vu la relation fondamentale qui existe entre la terre et le travail, relation qu’on a perdue de vue depuis, et qu’il est arrivé à la vérité pratique, bien que peut-être par une suite de raisonnements exprimés d’une manière défectueuse. La cause qui laisse entre les mains du landlord un « produit net, » n’a pas été mieux expliquée par les Physiocrates que l’aspiration d’une pompe n’était expliquée par la supposition que la nature a horreur du vide ; mais le fait, avec ses relations pratiques avec l’économie sociale, était reconnu par eux, et ils voyaient probablement aussi clairement que moi, le bénéfice qui résulterait de la parfaite liberté donnée à l’industrie et au commerce par la substitution d’une taxe sur la rente à tous les impôts qui embarrassent et entravent l’application du travail. Une des choses les plus à regretter dans la Révolution française c’est l’anéantissement des idées des Économistes, juste au moment où elles étaient adoptées par les classes intelligentes, et allaient probablement influencer la législation fiscale.

Sans rien connaître de Quesnay et de ses doctrines, j’ai atteint la même conclusion pratique en suivant une route inattaquable, et je l’ai appuyée sur des principes qui ne peuvent pas être mis en question par l’économie politique reconnue.

La seule objection à la taxe sur la rente ou sur les valeurs foncières qu’on puisse rencontrer dans les ouvrages classiques d’économie politique, reconnaît les avantages de cette taxe et est celle-ci : à cause de la difficulté de séparation, en taxant la rente, on peut taxer autre chose. Mac Culloch par exemple, déclare que l’impôt sur la rente de la terre serait impolitique et injuste parce que le revenu reçu pour les facultés inhérentes et naturelles au sol ne peut être nettement distingué du revenu reçu pour les améliorations qui seraient ainsi entravées. Macaulay dit quelque part que si l’admission de l’attraction de la gravitation était hostile à quelque intérêt pécuniaire considérable, les arguments contre la gravitation ne manqueraient pas ; voilà une vérité dont l’objection citée plus haut est un exemple. Car en admettant qu’il est impossible de séparer invariablement la valeur de la terre de la valeur des améliorations, pourquoi cette nécessité de continuer à taxer quelques améliorations, serait-elle une raison de continuer à taxer toutes les améliorations ? Si c’est décourager la production que de taxer les valeurs que le travail et le capital ont intimement combinées avec celle de la terre, quel découragement bien plus grand doit se produire quand on taxe non seulement ces valeurs, mais toutes les valeurs nettement distinctes que créent le travail et le capital ?

Mais en réalité la valeur de la terre peut toujours être facilement distinguée de la valeur des améliorations. Dans les pays comme les États-Unis, il y a beaucoup de bonnes terres qui n’ont jamais été améliorées ; et dans plusieurs des États la valeur de la terre et la valeur des améliorations sont généralement estimées séparément par les répartiteurs de l’impôt, bien que réunies ensuite sous le terme de valeur foncière. Là où la terre a été occupée de temps immémoriaux, il n’y a aucune difficulté à déterminer la valeur de la terre nue, car souvent la terre appartient à une personne et les constructions à une autre ; et quand il survient un incendie et que les améliorations sont détruites, la terre possède encore une valeur claire et définie. Dans les pays les plus anciens du monde, la séparation n’est pas plus difficile si elle se borne à mettre d’un côté la valeur des améliorations nettement distinctes, faites dans une période de durée modérée, et fussent-elles détruites, et de l’autre la valeur de la terre. Il est évident que c’est tout ce que la justice et la politique réclament. La précision absolue est impossible dans n’importe quel système, et vouloir séparer tout ce que la race humaine a fait de tout ce que la nature a primitivement fourni, serait aussi absurde qu’impraticable. Un marais draîné ou une colline nivelée par les Romains constituent aujourd’hui une partie des avantages naturels de la Grande-Bretagne aussi bien que si ce travail avait été fait par un tremblement de terre ou par un glacier. Le fait qu’après un certain laps de temps, la valeur de telles améliorations permanentes serait considérée comme s’étant fondue avec la valeur de la terre, et serait taxée en conséquence, ne pourrait avoir aucun effet empêchant de telles améliorations, car de semblables travaux sont souvent entrepris sur un bail de quelques années. Le fait est que chaque génération construit et améliore pour elle-même, et non pour un avenir éloigné. Et de plus, le fait est que chaque génération est l’héritière, non seulement des facultés naturelles de la terre, mais de tout ce qui reste de l’œuvre des générations passées.

On peut cependant faire une objection d’un genre très différent. On peut dire que là où la diffusion du pouvoir politique existe, il est très désirable que les impôts pèsent non sur une seule classe comme celle des propriétaires, mais sur toutes, afin que tous ceux qui exercent le pouvoir politique aient un intérêt personnel à faire le pouvoir économique. L’imposition et la représentation, dira-t-on, ne peuvent être séparées.

Mais, quelque désirable que cela puisse être de combiner la puissance politique et la conscience des fardeaux publics, le système présent n’assure certainement pas cette combinaison. Les impôts indirects sont en grande partie levés sur ceux qui paient peu de chose ou rien consciemment. Aux États-Unis il se forme rapidement une classe qui non seulement ne s’intéresse pas aux impôts, mais encore ne s’occupe pas de savoir si le gouvernement est bon. Dans nos grandes villes, les élections sont en grande partie déterminées non par des considérations d’intérêt public, mais par des influences semblables à celles qui déterminaient les élections à Rome quand les masses eurent cessé d’avoir d’autre souci que celui du pain et du cirque.

La substitution d’une seule taxe sur la terre, aux nombreuses taxes maintenant imposées, aurait pour effet d’amoindrir à peine le nombre de ceux qui paient consciemment l’impôt, car la division des terres aujourd’hui gardées par spéculation, augmenterait beaucoup le nombre des propriétaires. Mais cette substitution égaliserait la distribution de la richesse de façon à élever le plus pauvre au-dessus de cette condition d’abjecte pauvreté dans laquelle les considérations publiques n’ont pas de poids ; elle détruirait en même temps ces fortunes excessives qui amènent leurs possesseurs à se désintéresser des choses du gouvernement. Les classes dangereuses au point de vue politique sont les classes très riches et les classes très pauvres. Ce ne sont pas les impôts qu’il est conscient de payer qui donnent à un homme un pied dans le pays, un intérêt dans son gouvernement ; mais bien le sentiment qu’il est une part intégrale de la communauté ; que la prospérité de la communauté est sa prospérité, et son malheur, sa honte. Que le citoyen ait seulement ce sentiment ; qu’il soit entouré des influences qui naissent d’une maison confortable, et la communauté pourra compter sur lui, sur sa vie même. Les hommes ne votent pas patriotiquement, pas plus qu’ils ne se battent patriotiquement, à cause de la manière dont ils paient leurs impôts. Tout ce qui tendra au bien-être, à l’indépendance de la condition matérielle des masses, améliorera et élèvera l’esprit public, rendra plus intelligent et plus vertueux le pouvoir gouvernant suprême.

Mais on peut demander : si l’impôt sur la terre est une manière si avantageuse d’obtenir le revenu public, comment se fait-il que tous les gouvernements aient recours à tant d’autres taxes ?

La réponse est aisée à faire : l’impôt sur les valeurs foncières est le seul de quelque importance qui ne se divise pas lui-même. Il tombe sur les propriétaires du sol, qui ne peuvent en aucune manière le faire ensuite peser sur quelqu’un d’autre. Une classe nombreuse et puissante est donc directement intéressée à empêcher l’imposition des valeurs foncières et à substituer à cet impôt, pour la formation du revenu nécessaire, les taxes sur d’autres choses ; tout comme les propriétaires anglais, il y a deux siècles, réussirent à établir une excise qui tombait sur les consommateurs, à la place des redevances féodales qui ne tombaient que sur eux.

Un intérêt puissant et défini s’oppose donc à l’imposition des valeurs foncières ; tandis que rien ne s’oppose spécialement aux autres taxes auxquelles ont si largement recours les gouvernements modernes. Les hommes d’État ont exercé leur adresse à inventer des systèmes d’imposition absorbant les salaires du travail et les profits du capital, comme on raconte que le vampire suce jusqu’à la mort le sang de sa victime. Presque toutes les taxes sont en définitive payées par un être indéterminé, le consommateur ; et il les paie d’une manière qui n’attire pas son attention sur ce fait qu’il paie un impôt, il les paie par si petites portions, d’une manière si insidieuse, qu’il ne le remarque pas, et n’est pas dans le cas de s’en plaindre efficacement. Ceux qui paient directement une somme au percepteur sont intéressés, non seulement à ne pas s’opposer à une taxe dont ils se débarrassent si facilement, mais encore très souvent à la soutenir, parce qu’il y a de puissants intérêts qui profitent ou espèrent profiter, de l’accroissement des prix qu’amènent ces taxes.

Presque toutes les taxes qui pèsent aujourd’hui sur le peuple des États-Unis ont été établies plutôt en vue d’intérêts privés, que pour augmenter les revenus publics, et le grand obstacle à la simplification des impôts, ce sont ces intérêts privés, dont les représentants assiègent la tribune chaque fois qu’on propose une réduction d’impôt, afin de veiller à ce que les taxes dont ils profitent ne soient pas réduites. L’adoption d’un tarif protecteur aux États-Unis a été due à ces influences, et non à l’acceptation, sur leurs propres mérites, de théories absurdes de protection. Le revenu considérable qu’a rendu nécessaire la guerre civile, a été l’occasion inespérée saisie par ces intérêts spéciaux, et on a empilé les taxes sur tout ce qu’il était possible d’imposer, non pas tant pour augmenter les recettes, que pour permettre à une classe particulière de participer aux avantages de la perception de l’impôt, et d’empocher l’impôt. Et depuis la guerre, ces intéressés ont constitué le grand obstacle à la réduction des impôts ; ce sont les taxes qui coûtent le moins au peuple qu’on trouve plus faciles à abolir que les taxes qui coûtent le plus au peuple. C’est ainsi que les gouvernements populaires eux-mêmes, dont le principe avoué est d’assurer le plus grand bien du plus grand nombre, servent, dans une partie très importante de leurs fonctions, à assurer le bien douteux d’un petit nombre, au prix d’un grand mal pour le grand nombre.

Les taxes sur les patentes sont en général favorisées par ceux qui les supportent, parce qu’elles tendent à empêcher d’entrer dans les affaires ; les impôts sur les manufactures sont souvent bien vus des fabricants, pour la même raison, comme nous l’avons vu par l’opposition des distillateurs à la réduction de la taxe sur le whisky ; les droits sur les importations tendent non seulement à donner à certains producteurs des avantages spéciaux, mais à accroître le bénéfice des importateurs ou des marchands qui ont de grands stocks en main ; et ainsi, pour tous ces genres d’impôts, il y a des intérêts particuliers capables de s’organiser rapidement et de se concerter pour agir, qui favorisent l’établissement de l’impôt, tandis que lorsqu’il s’agit d’établir un impôt sur la terre on rencontre des intérêts puissants qui forment une opposition menaçante et résistante.

Mais si la vérité que j’essaie de rendre claire était comprise par les masses, il est facile de voir qu’une union de forces politiques, assez puissante pour mettre la vérité en pratique, deviendrait vite possible.

  1. La rente fixée pour l’allocation à l’Alaska Fur Company est de 55,000 dollars par an, avec un paiement de 2 dollars 62 1/2 pour chaque peau, ce qui fait pour les 100,000 peaux, nombre fixé, 262,500 dollars, rente totale 317,500 dollars.