Progrès et Pauvreté/Livre 8/4

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 400-408).

CHAPITRE IV.

LE POUR ET LE CONTRE.

Les principes dont nous avons tiré la conclusion que l’impôt sur les valeurs foncières ou rente est la meilleure manière de lever les revenus publics, ont été admis expressément ou tacitement par tous les économistes faisant autorité, depuis la détermination de la nature et de la loi de la rente.

Ricardo dit (chap. x) : « un impôt sur la rente tomberait entièrement sur les landlords, et ne pourrait être transféré à aucune classe de consommateurs, » car il « laisserait inaltérée la différence entre le produit obtenu de la terre cultivée la moins productive, et le produit obtenu de la terre de n’importe quelle autre qualité… Une taxe sur la rente ne découragerait pas de cultiver de nouvelles terres, car ces terres ne paieraient pas de rente et ne seraient pas taxées. »

Mac Culloch (note xxiv de la Richesse des nations) déclare « qu’au point de vue pratique les impôts sur la rente sont parmi les plus injustes et les plus impolitiques qui puissent être imaginės, » mais il ne fait cette affirmation qu’en se plaçant sur le terrain de l’impossibilité pratique de distinguer pour l’imposition entre la somme payée pour l’usage du sol et celle payée en considération du capital dépensé sur la terre. Mais en supposant qu’on puisse effectuer cette séparation, il admet que la somme payée aux landlords pour l’usage des facultés naturelles du sol pourrait être entièrement absorbée par une taxe, sans que les landlords aient le droit ou le pouvoir de rejeter sur personne autre une portion quelconque du fardeau, et sans que le prix du produit en soit affecté.

Non seulement John Stuart Mill admet tout ceci, mais il professe expressément la convenance et la justice d’un impôt particulier sur la rente, demandant quel droit ont les landlords à l’accès de richesses qui leur viennent du progrès général de la société, sans qu’il y ait travail, ou risque, ou économie de leur part ; et, bien qu’il désapprouve expressément l’opposition à leurs droits sur la valeur présente de la terre, il propose de prendre tout l’accroissement futur comme appartenant de droit à la société.

Mme Fawcett, dans son petit abrégé des œuvres de son mari, intitulé Économie politique pour les commençants, dit : « L’impôt sur la terre, qu’il soit fort ou faible, participe de la nature d’une rente payée par le propriétaire de la terre à l’État. Dans une grande partie de l’Inde la terre appartient au gouvernement et l’impôt sur la terre est ainsi une rente payée directement à l’État. On peut facilement voir la perfection économique de ce système de tenure. »

En réalité, que la rente doive, au point de vue de l’utilité comme à celui de la justice, être soumise à un impôt particulier, c’est compris dans la théorie acceptée de la rente, et peut être trouvé en germe dans les ouvrages de tous les économistes qui ont accepté la loi de Ricardo. Si ces principes n’ont pas été poussés jusqu’à leurs conclusions nécessaires, comme je l’ai fait, cela vient évidemment de ce qu’on ne voulait ni compromettre ni attaquer les intérêts énormes impliqués dans la propriété privée de la terre, et de ce que des théories fausses sur les salaires et la cause de la pauvreté dominent la pensée économique.

Mais il y a une école d’économistes qui ont clairement perçu ce qui est évident pour les perceptions naturelles des hommes non influencés par l’habitude, que les revenus de la propriété commune — la terre — doivent servir aux besoins communs. Les Économistes français du siècle dernier, et à leur tête Quesnay et Turgot, ont proposé exactement ce que je propose, que tous les impôts soient abolis sauf un impôt sur les valeurs foncières. Comme je ne connais les doctrines de Quesnay et de ses disciples que de seconde main, par l’intermédiaire des écrivains anglais, je suis incapable de dire jusqu’à quel point ses idées particulières sur l’agriculture considérée comme le seul détournement productif, etc., sont des conceptions erronées, ou de simples particularités de terminologie. Mais je suis certain, d’après la proposition dans laquelle est résumée sa théorie, qu’il a vu la relation fondamentale qui existe entre la terre et le travail, relation qu’on a perdue de vue depuis, et qu’il est arrivé à la vérité pratique, bien que peut-être par une suite de raisonnements exprimés d’une manière défectueuse. La cause qui laisse entre les mains du landlord un « produit net, » n’a pas été mieux expliquée par les Physiocrates que l’aspiration d’une pompe n’était expliquée par la supposition que la nature a horreur du vide ; mais le fait, avec ses relations pratiques avec l’économie sociale, était reconnu par eux, et ils voyaient probablement aussi clairement que moi, le bénéfice qui résulterait de la parfaite liberté donnée à l’industrie et au commerce par la substitution d’une taxe sur la rente à tous les impôts qui embarrassent et entravent l’application du travail. Une des choses les plus à regretter dans la Révolution française c’est l’anéantissement des idées des Économistes, juste au moment où elles étaient adoptées par les classes intelligentes, et allaient probablement influencer la législation fiscale.

Sans rien connaître de Quesnay et de ses doctrines, j’ai atteint la même conclusion pratique en suivant une route inattaquable, et je l’ai appuyée sur des principes qui ne peuvent pas être mis en question par l’économie politique reconnue.

La seule objection à la taxe sur la rente ou sur les valeurs foncières qu’on puisse rencontrer dans les ouvrages classiques d’économie politique, reconnaît les avantages de cette taxe et est celle-ci : à cause de la difficulté de séparation, en taxant la rente, on peut taxer autre chose. Mac Culloch par exemple, déclare que l’impôt sur la rente de la terre serait impolitique et injuste parce que le revenu reçu pour les facultés inhérentes et naturelles au sol ne peut être nettement distingué du revenu reçu pour les améliorations qui seraient ainsi entravées. Macaulay dit quelque part que si l’admission de l’attraction de la gravitation était hostile à quelque intérêt pécuniaire considérable, les arguments contre la gravitation ne manqueraient pas ; voilà une vérité dont l’objection citée plus haut est un exemple. Car en admettant qu’il est impossible de séparer invariablement la valeur de la terre de la valeur des améliorations, pourquoi cette nécessité de continuer à taxer quelques améliorations, serait-elle une raison de continuer à taxer toutes les améliorations ? Si c’est décourager la production que de taxer les valeurs que le travail et le capital ont intimement combinées avec celle de la terre, quel découragement bien plus grand doit se produire quand on taxe non seulement ces valeurs, mais toutes les valeurs nettement distinctes que créent le travail et le capital ?

Mais en réalité la valeur de la terre peut toujours être facilement distinguée de la valeur des améliorations. Dans les pays comme les États-Unis, il y a beaucoup de bonnes terres qui n’ont jamais été améliorées ; et dans plusieurs des États la valeur de la terre et la valeur des améliorations sont généralement estimées séparément par les répartiteurs de l’impôt, bien que réunies ensuite sous le terme de valeur foncière. Là où la terre a été occupée de temps immémoriaux, il n’y a aucune difficulté à déterminer la valeur de la terre nue, car souvent la terre appartient à une personne et les constructions à une autre ; et quand il survient un incendie et que les améliorations sont détruites, la terre possède encore une valeur claire et définie. Dans les pays les plus anciens du monde, la séparation n’est pas plus difficile si elle se borne à mettre d’un côté la valeur des améliorations nettement distinctes, faites dans une période de durée modérée, et fussent-elles détruites, et de l’autre la valeur de la terre. Il est évident que c’est tout ce que la justice et la politique réclament. La précision absolue est impossible dans n’importe quel système, et vouloir séparer tout ce que la race humaine a fait de tout ce que la nature a primitivement fourni, serait aussi absurde qu’impraticable. Un marais draîné ou une colline nivelée par les Romains constituent aujourd’hui une partie des avantages naturels de la Grande-Bretagne aussi bien que si ce travail avait été fait par un tremblement de terre ou par un glacier. Le fait qu’après un certain laps de temps, la valeur de telles améliorations permanentes serait considérée comme s’étant fondue avec la valeur de la terre, et serait taxée en conséquence, ne pourrait avoir aucun effet empêchant de telles améliorations, car de semblables travaux sont souvent entrepris sur un bail de quelques années. Le fait est que chaque génération construit et améliore pour elle-même, et non pour un avenir éloigné. Et de plus, le fait est que chaque génération est l’héritière, non seulement des facultés naturelles de la terre, mais de tout ce qui reste de l’œuvre des générations passées.

On peut cependant faire une objection d’un genre très différent. On peut dire que là où la diffusion du pouvoir politique existe, il est très désirable que les impôts pèsent non sur une seule classe comme celle des propriétaires, mais sur toutes, afin que tous ceux qui exercent le pouvoir politique aient un intérêt personnel à faire le pouvoir économique. L’imposition et la représentation, dira-t-on, ne peuvent être séparées.

Mais, quelque désirable que cela puisse être de combiner la puissance politique et la conscience des fardeaux publics, le système présent n’assure certainement pas cette combinaison. Les impôts indirects sont en grande partie levés sur ceux qui paient peu de chose ou rien consciemment. Aux États-Unis il se forme rapidement une classe qui non seulement ne s’intéresse pas aux impôts, mais encore ne s’occupe pas de savoir si le gouvernement est bon. Dans nos grandes villes, les élections sont en grande partie déterminées non par des considérations d’intérêt public, mais par des influences semblables à celles qui déterminaient les élections à Rome quand les masses eurent cessé d’avoir d’autre souci que celui du pain et du cirque.

La substitution d’une seule taxe sur la terre, aux nombreuses taxes maintenant imposées, aurait pour effet d’amoindrir à peine le nombre de ceux qui paient consciemment l’impôt, car la division des terres aujourd’hui gardées par spéculation, augmenterait beaucoup le nombre des propriétaires. Mais cette substitution égaliserait la distribution de la richesse de façon à élever le plus pauvre au-dessus de cette condition d’abjecte pauvreté dans laquelle les considérations publiques n’ont pas de poids ; elle détruirait en même temps ces fortunes excessives qui amènent leurs possesseurs à se désintéresser des choses du gouvernement. Les classes dangereuses au point de vue politique sont les classes très riches et les classes très pauvres. Ce ne sont pas les impôts qu’il est conscient de payer qui donnent à un homme un pied dans le pays, un intérêt dans son gouvernement ; mais bien le sentiment qu’il est une part intégrale de la communauté ; que la prospérité de la communauté est sa prospérité, et son malheur, sa honte. Que le citoyen ait seulement ce sentiment ; qu’il soit entouré des influences qui naissent d’une maison confortable, et la communauté pourra compter sur lui, sur sa vie même. Les hommes ne votent pas patriotiquement, pas plus qu’ils ne se battent patriotiquement, à cause de la manière dont ils paient leurs impôts. Tout ce qui tendra au bien-être, à l’indépendance de la condition matérielle des masses, améliorera et élèvera l’esprit public, rendra plus intelligent et plus vertueux le pouvoir gouvernant suprême.

Mais on peut demander : si l’impôt sur la terre est une manière si avantageuse d’obtenir le revenu public, comment se fait-il que tous les gouvernements aient recours à tant d’autres taxes ?

La réponse est aisée à faire : l’impôt sur les valeurs foncières est le seul de quelque importance qui ne se divise pas lui-même. Il tombe sur les propriétaires du sol, qui ne peuvent en aucune manière le faire ensuite peser sur quelqu’un d’autre. Une classe nombreuse et puissante est donc directement intéressée à empêcher l’imposition des valeurs foncières et à substituer à cet impôt, pour la formation du revenu nécessaire, les taxes sur d’autres choses ; tout comme les propriétaires anglais, il y a deux siècles, réussirent à établir une excise qui tombait sur les consommateurs, à la place des redevances féodales qui ne tombaient que sur eux.

Un intérêt puissant et défini s’oppose donc à l’imposition des valeurs foncières ; tandis que rien ne s’oppose spécialement aux autres taxes auxquelles ont si largement recours les gouvernements modernes. Les hommes d’État ont exercé leur adresse à inventer des systèmes d’imposition absorbant les salaires du travail et les profits du capital, comme on raconte que le vampire suce jusqu’à la mort le sang de sa victime. Presque toutes les taxes sont en définitive payées par un être indéterminé, le consommateur ; et il les paie d’une manière qui n’attire pas son attention sur ce fait qu’il paie un impôt, il les paie par si petites portions, d’une manière si insidieuse, qu’il ne le remarque pas, et n’est pas dans le cas de s’en plaindre efficacement. Ceux qui paient directement une somme au percepteur sont intéressés, non seulement à ne pas s’opposer à une taxe dont ils se débarrassent si facilement, mais encore très souvent à la soutenir, parce qu’il y a de puissants intérêts qui profitent ou espèrent profiter, de l’accroissement des prix qu’amènent ces taxes.

Presque toutes les taxes qui pèsent aujourd’hui sur le peuple des États-Unis ont été établies plutôt en vue d’intérêts privés, que pour augmenter les revenus publics, et le grand obstacle à la simplification des impôts, ce sont ces intérêts privés, dont les représentants assiègent la tribune chaque fois qu’on propose une réduction d’impôt, afin de veiller à ce que les taxes dont ils profitent ne soient pas réduites. L’adoption d’un tarif protecteur aux États-Unis a été due à ces influences, et non à l’acceptation, sur leurs propres mérites, de théories absurdes de protection. Le revenu considérable qu’a rendu nécessaire la guerre civile, a été l’occasion inespérée saisie par ces intérêts spéciaux, et on a empilé les taxes sur tout ce qu’il était possible d’imposer, non pas tant pour augmenter les recettes, que pour permettre à une classe particulière de participer aux avantages de la perception de l’impôt, et d’empocher l’impôt. Et depuis la guerre, ces intéressés ont constitué le grand obstacle à la réduction des impôts ; ce sont les taxes qui coûtent le moins au peuple qu’on trouve plus faciles à abolir que les taxes qui coûtent le plus au peuple. C’est ainsi que les gouvernements populaires eux-mêmes, dont le principe avoué est d’assurer le plus grand bien du plus grand nombre, servent, dans une partie très importante de leurs fonctions, à assurer le bien douteux d’un petit nombre, au prix d’un grand mal pour le grand nombre.

Les taxes sur les patentes sont en général favorisées par ceux qui les supportent, parce qu’elles tendent à empêcher d’entrer dans les affaires ; les impôts sur les manufactures sont souvent bien vus des fabricants, pour la même raison, comme nous l’avons vu par l’opposition des distillateurs à la réduction de la taxe sur le whisky ; les droits sur les importations tendent non seulement à donner à certains producteurs des avantages spéciaux, mais à accroître le bénéfice des importateurs ou des marchands qui ont de grands stocks en main ; et ainsi, pour tous ces genres d’impôts, il y a des intérêts particuliers capables de s’organiser rapidement et de se concerter pour agir, qui favorisent l’établissement de l’impôt, tandis que lorsqu’il s’agit d’établir un impôt sur la terre on rencontre des intérêts puissants qui forment une opposition menaçante et résistante.

Mais si la vérité que j’essaie de rendre claire était comprise par les masses, il est facile de voir qu’une union de forces politiques, assez puissante pour mettre la vérité en pratique, deviendrait vite possible.