Progrès et Pauvreté/Livre 8/3

Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 387-400).

CHAPITRE III.

ÉPREUVE DE LA PROPOSITION PAR LES RÈGLES DE L’IMPÔT.

La meilleure taxe pouvant fournir les revenus publics est évidemment celle qui est la plus conforme aux conditions suivantes :

1. Porter aussi légèrement que possible sur la production, afin d’arrêter le moins possible l’accroissement du fonds général qui doit fournir la taxe et soutenir la population.

2. Être facilement et économiquement recueillie, et aussi directement que possible de celui qui doit payer en dernier lieu, afin de prendre au peuple aussi peu que possible en plus de ce qui revient à l’État.

3. Être certaine, afin de donner moins d’occasions de tyrannie ou de corruption de la part des officiers, et moins de tentations aux contribuables d’enfreindre ou de tourner la loi.

4. Porter également, afin qu’aucun citoyen n’ait un avantage ou un désavantage en comparaison des autres.

Examinons quelle forme d’impôt s’accorde le mieux avec ces conditions. Quelle qu’elle soit, ce sera évidemment la meilleure manière de lever les revenus publics.


I. — Effet des impôts sur la production.

Tous les impôts doivent évidemment venir du produit de la terre et du travail, puisque la richesse n’a pas d’autre source que l’union de l’activité humaine avec les forces et les substances de la nature. Mais la manière dont une même somme d’impôt est répartie, peut affecter très différemment la production de la richesse. La taxe qui amoindrit la récompense du producteur, doit nécessairement diminuer la force du stimulant à la production ; la taxe qui pèse sur l’acte de production, ou sur l’usage de l’un des trois facteurs de la production décourage nécessairement la production. Ainsi les impôts qui diminuent les gains du travailleur, ou les revenus du capitaliste, tendent à rendre l’un moins travailleur et moins intelligent, l’autre moins disposé à épargner et à placer. La taxe qui pèse sur les procédés de production, oppose un obstacle artificiel à la création de la richesse. La taxe qui pèse sur le travail en tant qu’il se fait, sur la richesse en tant que richesse employée comme capital, sur la terre en tant que terre cultivée, tendra évidemment à décourager la production beaucoup plus puissamment que ne le ferait une taxe rapportant la même somme et levée sur les ouvriers, qu’ils travaillent ou qu’ils jouent, sur la richesse, qu’elle soit employée productivement ou improductivement, ou sur la terre, qu’elle soit cultivée ou laissée en friche.

Le mode d’imposition est, de fait, presque aussi important que la somme. De même qu’un petit fardeau mal placé peut gêner beaucoup un cheval qui porterait facilement un fardeau beaucoup plus considérable bien placé, de même un peuple peut être appauvri dans son pouvoir de produire la richesse détruite par l’impôt, tandis que cet impôt, s’il était levé d’une autre manière, serait facilement supporté. Un impôt sur les dattiers, inventé par Mohammed Ali, fit que les fellahs égyptiens coupèrent leurs arbres, mais une taxe double imposée sur la terre n’aurait pas produit le même résultat. La taxe de dix pour cent mise sur toutes les ventes par le duc d’Albe dans les Pays-Bas, aurait arrêté, si elle avait été conservée, tout échange, tout en rapportant peu.

Mais nous n’avons pas besoin de donner plus d’exemples étrangers à notre pays. La production de la richesse est bien amoindrie aux États-Unis par les taxes qui portent sur la façon dont elle se produit. La construction des navires où nous excellions a été entièrement supprimée en ce qui concerne le commerce étranger, et bien des branches de production et d’échange ont été sérieusement atteintes par des taxes qui détournent l’industrie de formes plus productives pour l’appliquer à des formes moins productives.

Cet arrêt de la production suit d’une façon caractéristique, à un degré plus ou moins grand, l’application de toutes les taxes par lesquelles sont levés les revenus des gouvernements modernes. Toutes les taxes sur les manufactures, sur le commerce, sur le capital, produisent cet arrêt. Leur tendance est la même que celle de la taxe de Mohammed Ali sur les dattiers, bien que leur effet puisse être moins visible.

Toutes les taxes du même genre ont une tendance à réduire la production de la richesse, et on ne devrait donc jamais y avoir recours quand il est possible de lever de l’argent par des taxes qui n’arrêtent pas la production. Cela devient possible quand la société se développe et que la richesse s’accumule. Les impôts qui pèsent sur l’ostentation mettent simplement dans le Trésor public ce qui autrement serait dépensé en vaine parade pour l’amour de la parade ; et les impôts sur les testaments des riches n’auraient probablement que peu d’effet pour arrêter le désir de l’accumulation qui, lorsqu’il s’est emparé d’un homme, devient une passion aveugle. Mais la grande catégorie des taxes dont peut être tiré le revenu public, sans entraver la production, ce sont les impôts sur les monopoles, car le profit du monopole est en lui-même une taxe levée sur la production, et le taxer, c’est simplement faire entrer dans les coffres publics ce que la production doit toujours payer.

Il y a parmi nous différentes sortes de monopoles. Il y a par exemple les monopoles temporaires créés par les patentes et les lois sur la propriété littéraire. Il serait extrêmement injuste et maladroit de les taxer, car ils ne sont que la reconnaissance du droit du travail à ses productions non tangibles, et constituent la récompense de l’invention et du travail littéraire ou scientifique. Il y a également les monopoles onéreux, auxquels j’ai fait allusion dans le chapitre iv du livre III, et qui résultent de l’agrégation des capitaux dans les affaires qui sont de la nature des monopoles. Mais comme il serait extrêmement difficile, sinon impossible, de lever des taxes par une loi générale, de façon à ce qu’elles pèsent exclusivement sur les revenus de semblables monopoles, et ne se transforment pas en taxes sur la production ou sur l’échange, il vaudrait beaucoup mieux que ces monopoles soient abolis. Ils naissent en grande partie de défectuosités législatives ; par exemple, si les marchands de San-Francisco sont forcés de payer plus pour les marchandises envoyées directement de New-York à San-Francisco par la voie de l’Isthme, qu’il ne faut payer pour les envoyer par bateau de New-York à Liverpool ou à Southampton puis de là à San-Francisco, la raison dernière en est dans les lois « protectionnistes » qui font qu’il est si coûteux de construire des steamers américains, et qui empêchent les steamers étrangers de faire le transport des marchandises entre les ports américains. La raison qui fait que les résidents de l’État de Nevada sont forcés de payer autant, que leurs marchandises viennent de l’Est, ou qu’elles soient portées à San-Francisco, puis ramenées, c’est que l’autorité qui empêche les extorsions de la part des charretiers de louage, ne s’exerce pas sur une compagnie de chemin de fer. Et l’on peut dire généralement que les affaires qui par leur nature sont des monopoles, font à proprement parler, partie des fonctions de l’État, et devraient être exercées par l’État. Le gouvernement, par la même raison, devrait transmettre les messages télégraphiques, comme les lettres ; et les chemins de fer, appartenir au public comme les routes communes.

Mais tous les autres monopoles ne sont rien, en étendue, en comparaison du monopole de la terre. Et la valeur foncière exprimant un monopole pur et simple, elle est sous tous les rapports bonne à taxer. C’est-à-dire que, pendant que la valeur d’un chemin de fer, ou d’une ligne télégraphique, le prix du gaz ou d’un médicament breveté, peuvent exprimer le prix du monopole, ils sont aussi l’expression de l’effort du travail ou du capital, tandis que la valeur de la terre, ou la rente économique, comme nous l’avons vu, n’est nullement fait d’un de ces facteurs, et n’exprime rien que l’avantage de l’appropriation. Les taxes levées sur la valeur de la terre ne peuvent, au plus petit degré, arrêter la production, à moins qu’elles n’excèdent la rente, ou la valeur de la terre prise annuellement, car, différentes en cela des taxes sur les marchandises, sur l’échange, ou sur le capital, elles ne pèsent pas sur la production. La valeur de la terre n’exprime pas la récompense de la production, comme le fait la valeur des moissons, du bétail, ou des constructions, ou de toutes les choses qui sont comprises sous le nom de propriété personnelle, et améliorations. Elle exprime la valeur d’échange du monopole. Elle n’est dans aucun cas la création de l’individu qui possède la terre ; elle est créée par la croissance de la communauté. Donc la communauté peut la prendre tout entière sans diminuer aucunement le stimulant à l’amélioration, ou la production de la richesse. On peut imposer la terre jusqu’à ce que toute la rente soit prise par l’État, sans réduire le salaire du travail ou le profit du capital ; sans augmenter d’un centime le prix d’une seule marchandise, sans rendre en aucune façon la production plus difficile.

Bien plus. Non seulement les impôts sur les valeurs foncières n’arrêtent pas la production comme le font la plupart des autres taxes, mais ils tendent à augmenter la production en détruisant la rente de spéculation. On peut voir comment la rente de spéculation arrête la production, non seulement par la terre ayant de la valeur et soustraite à la culture, mais par les paroxysmes de crise industrielle qui, ayant pour origine la hausse de spéculation des valeurs foncières, se propagent sur tout le monde civilisé, paralysant partout l’industrie, et causant plus de ruine et probablement plus de souffrance que n’en causerait une guerre générale. Les impôts qui prendraient la rente pour des usages publics, éviteraient tout cela ! car si la taxe de la terre égalait presque la rente qu’elle produit, personne ne pourrait offrir de la prendre alors qu’on ne la cultiverait pas ; et en conséquence, la terre qui ne serait pas employée resterait ouverte à ceux qui voudraient en faire usage. La colonisation serait plus serrée et, en conséquence, le travail et le capital pourraient produire plus avec le même effort. L’intrus au ratelier, qui, dans ce pays surtout, ruine la puissance productive, serait étranglé.

Par son effet sur la distribution, la confiscation de la rente pour les usages publics, stimulerait avec plus de force encore la production de la richesse. Mais nous parlerons plus tard de ce côté de la question. Il est suffisamment évident que par rapport à la production, l’impôt sur la valeur de la terre est le meilleur impôt qu’on puisse établir. Imposez les fabriques et vous arrêtez la fabrication ; imposez les améliorations et vous arrêtez les améliorations ; imposez le commerce, et vous empêcherez l’échange ; imposez le capital et vous le bannirez. Mais vous pouvez prendre par l’impôt toute la rente de la terre, et le seul effet de cette mesure sera de stimuler l’industrie, d’ouvrir de nouveaux débouchés au capital, et d’augmenter la production de la richesse.

II. — Facilité et économie de la Perception.

À l’exception peut-être de certaines licences, et de certains droits de timbre, qui peuvent en quelque sorte se percevoir d’eux-mêmes, mais qui ne forment qu’une fraction minime du revenu, l’impôt sur les valeurs foncières peut être perçu plus facilement et plus économiquement que tout autre. Car la terre ne peut être ni cachée ni enlevée ; on peut rapidement fixer sa valeur, et l’imposition une fois fixée, il ne faut plus qu’un receveur pour en faire la perception.

Et comme sous tous les systèmes fiscaux, une partie du revenu public provient de taxes sur la terre, et que les rouages de ce genre de perception existent, et peuvent tout aussi bien fonctionner pour l’ensemble que pour la partie, le coût de la perception du revenu obtenu par d’autres taxes pourrait être entièrement économisé en substituant la taxe sur les valeurs foncières aux taxes sur les autres valeurs. On peut se faire une idée de l’énorme économie ainsi réalisée en pensant à la horde d’officiers employés aujourd’hui à recueillir les impôts.

Cette économie réduirait largement la différence entre ce que les impôts coûtent au peuple et ce qu’ils rapportent, mais la substitution à tous les autres impôts d’un impôt sur les valeurs foncières, réduirait cette différence d’une façon plus importante encore.

Un impôt sur les valeurs foncières n’ajoute pas aux prix, et est par conséquent directement payé par les personnes sur lesquelles il pèse ; au lieu que toutes les taxes sur des choses en quantité non fixée, augmentent les prix, et dans le cours de l’échange, sont transportées du vendeur à l’acheteur, augmentant dans cette marche. Si nous mettons une taxe sur l’argent prêté, comme nous avons souvent essayé de le faire, le prêteur mettra la taxe à la charge de l’emprunteur, et l’emprunteur devra la payer ou n’obtiendra pas de prêt. Si l’emprunteur met l’argent dans ses affaires, il fera, à son tour, payer la taxe par les chalands, car sans cela ses affaires ne seraient pas profitables. Si nous mettons une taxe sur les constructions, ceux qui usent de ces constructions doivent finalement payer la taxe, car la construction de maisons cesserait si la rente fournie par ces maisons n’était pas assez élevée pour donner un profit ordinaire et pour payer la taxe. Si nous imposons les marchandises manufacturées ou importées, le fabricant ou l’importateur chargeront le prix des marchandises vendues au courtier, le courtier le prix des marchandises vendues au détaillant, et le détaillant le prix des choses achetées par le consommateur. Et alors le consommateur, sur lequel pèsera, en fin de compte, la taxe, devra non seulement payer le montant de l’impôt, mais encore un profit sur ce montant, à quiconque l’aura avancé, car chaque vendeur réclame aussi bien un profit sur le capital qu’il a avancé en payant la taxe, qu’un profit sur le capital qu’il a avancé en payant les marchandises. Les cigares de Manille coûtent, quand ils sont achetés à l’importateur à San-Francisco 70 dollars le mille, sur cette somme il y a 14 dollars pour le prix des cigares apportés dans le port, et 56 dollars pour les droits de douane. Mais le commerçant qui achète ces cigares pour les revendre doit calculer son profit non sur les 14 dollars prix réels des cigares, mais sur les 70 dollars, coût du cigare plus les droits d’entrée. De cette manière toutes les taxes qui ajoutent aux prix sont transférées de main en main, augmentant dans ce mouvement, jusqu’à ce qu’elles tombent finalement sur les consommateurs, qui paient ainsi beaucoup plus que ne reçoit le gouvernement. De plus les taxes élèvent le prix en augmentant le coût de la production et en arrêtant l’offre. Mais la terre n’est pas une chose de production humaine, et les impôts sur la rente de la terre ne peuvent arrêter la production. Donc, bien qu’une taxe sur la rente force les propriétaires à payer plus, elle ne leur donne aucun pouvoir d’obtenir plus pour l’usage de la terre, parce qu’elle ne tend en aucune façon à réduire l’offre de la terre. Au contraire, en forçant ceux qui retiennent la terre par spéculation, à la vendre ou à la laisser ce qu’ils peuvent en recevoir, la taxe sur les valeurs foncières tend à accroître la compétition entre les propriétaires, et à réduire ainsi le prix de la terre.

Ainsi, à tous les points de vue, un impôt sur la terre est l’impôt le plus économique par lequel on puisse obtenir un grand revenu, par lequel le gouvernement puisse obtenir le revenu net le plus considérable par rapport à la somme prise au peuple.


III. — Certitude de l’Impôt.

La certitude est un élément important de l’imposition, car de même que la perception d’une taxe dépend de la diligence et de la probité des receveurs, et de l’esprit public, et de l’honnêteté de ceux qui la paient, de même sont offertes d’un côté des occasions d’arbitraire et de corruption, et de l’autre des occasions de défaites et de fraudes.

Les méthodes par lesquelles sont perçues le gros de nos taxes sont condamnées à ce point de vue, sinon à d’autres. Les grosses corruptions et fraudes occasionnées aux États-Unis par l’impôt sur le whisky et le tabac, sont bien connues ; les évaluations toujours trop basses de la Douane, les rentrées ridiculement inexactes de l’impôt sur le revenu, et l’impossibilité absolue d’avoir quelque chose ressemblant à une juste évaluation de la propriété personnelle, sont des faits notoires. La perte matėrielle qu’occasionnent de telles taxes, la somme additionnelle qu’elles font certainement payer au peuple en plus de la somme de l’impôt, et qui n’est pas reçue par le gouvernement, est très grande. Quand, à l’époque où régnait en Angleterre le système protecteur, ses côtes étaient bordées d’une armée d’hommes essayant d’empêcher la contrebande, et d’une autre armée d’hommes essayant de faire la contrebande, il est évident que l’entretien de ces deux armées devait retomber sur le travail et sur le capital ; et que les dépenses et les profits des contrebandiers, de même que la paie et les pourboires des douaniers, formaient une taxe levée sur l’industrie, en plus de la taxe reçue par le gouvernement. Et de même tous les pots-de-vin donnés à ceux qui répartissent l’impôt et aux douaniers ; toutes les sommes données pour élire des officiers faciles, pour se procurer des actes et des décisions pour échapper à l’impôt ; tous les modes coûteux de transport ou de fabrication évitant de payer les droits ; toutes les dépenses d’agent de police, d’espions, de procédures légales, de punitions, pesant non seulement sur le gouvernement mais sur ceux qui sont poursuivis, sont aussi bien pris que les taxes sur le fonds général de richesse, sans rien ajouter au revenu.

Et cependant ceci n’est encore que la moindre partie de la dépense. Les taxes qui manquent de l’élément de la certitude ont une terrible influence sur la morale. Nos lois sur le budget dans leur ensemble, peuvent bien être appelées : « Lois pour encourager la corruption des officiers publics, pour supprimer l’honnêteté et exciter la fraude, pour primer le parjure et la subornation du parjure, et pour séparer l’idée de loi de l’idée de justice. » C’est là leur vrai caractère, et elles accomplissent admirablement leur œuvre. Un serment de douane est devenu un mot connu ; nos répartiteurs de l’impôt jurent régulièrement d’imposer toute propriété suivant sa valeur pleine, véritable et négociable, et en général n’en font rien ; des hommes qui s’enorgueillissent de leur honneur personnel et commercial corrompent les percepteurs et leur font de faux rapports ; et l’on a sans cesse devant les yeux le spectacle démoralisant d’une même cour jugeant un jour un meurtrier et le lendemain un vendeur d’allumettes de contrebande !

Ces modes d’impôts sont si incertains et si démoralisants que la commission de New-York, composée de David A. Wells, d’Edwin Dodge et de Georges W. Cuyler, qui étudia la question des impôts dans l’État proposa de substituer à la plupart des taxes, autres que l’impôt foncier, une taxe arbitraire sur chaque individu, estimée sur la valeur de rente du local habité.

Mais il n’est pas nécessaire d’avoir recours à une répartition arbitraire de l’impôt. La taxe sur les valeurs foncières qui est la moins arbitraire de toutes les taxes, possède au plus haut degré l’élément de la certitude. Elle peut être répartie et perçue avec une précision qui participe du caractère immuable et impossible à cacher de la terre elle-même. Les taxes levées sur la terre peuvent être perçues jusqu’au dernier centime, et bien que la répartition de l’impôt foncier soit aujourd’hui souvent inégale, la répartition de l’impôt sur la propriété personnelle est bien plus inégale, et ces inégalités dans la répartition de l’impôt sur la terre naissent en grande partie de ce que l’on taxe les améliorations avec la terre, et de la démoralisation qui, venant des causes déjà citées, affecte le système entier de l’impôt. Si tous les impôts étaient placés sur les valeurs foncières, en dehors des améliorations, le système de taxation serait si simple et si clair, l’attention publique se fixerait si facilement, que l’évaluation de l’impôt pourrait être et serait faite avec la même certitude que le prix qu’un vendeur recevrait d’un lot de terrain peut être déterminé par un expert.


IV. — L’égalité devant l’impôt.

La règle d’Adam Smith est que « les sujets de chaque État doivent contribuer à entretenir le gouvernement, autant que possible d’après leurs fortunes respectives ; c’est-à-dire suivant le revenu dont ils jouissent respectivement sous la protection de l’État. » Chaque taxe, continue-t-il, qui ne pèse que sur la rente, ou seulement sur les salaires, ou seulement sur l’intérêt est nécessairement inégale. L’idée générale que chacun devrait payer des impôts suivant ses moyens, ou en proportion de son revenu, est bien d’accord avec cette règle, bien que nos systèmes de tout taxer essaient vainement de l’appliquer.

Mais en tenant compte des difficultés insurmontables que présenterait cette manière de taxer chacun suivant ses moyens, il est évident qu’on ne peut pas atteindre la justice de cette manière.

Voilà, par exemple, deux hommes ayant des revenus égaux, l’un ayant une famille nombreuse, et l’autre n’ayant personne à nourrir que lui-même. Les taxes indirectes tomberont très inégalement sur ces deux hommes, parce que l’un ne peut pas éviter les impôts sur la nourriture, les vêtements, etc., consommés par sa famille, tandis que l’autre ne fait que payer les impôts sur les objets qu’il consomme lui-même. Mais supposons que les impôts soient levés directement, et que chacun paie la même somme. Là encore il y aura une injustice. Le revenu de l’un est chargé de nourrir six, huit ou dix personnes ; le revenu de l’autre n’a qu’à entretenir une seule personne. Et, à moins qu’on ne pousse la doctrine de Malthus à ce point extrême où l’on considère l’élevage d’un nouveau citoyen comme nuisant à l’État, il y a là une grosse injustice.

Mais on peut dire qu’il y a là une difficulté insurmontable ; que c’est la nature elle-même qui fait naître les hommes sans ressources et charge leurs parents de les nourrir, donnant à ceux-ci en échange, du plaisir et de grandes récompenses. Très bien, revenons à la nature et lisons dans sa loi les mandats de la justice.

La nature donne au travail et au travail seul. Dans un jardin de l’Éden même, l’homme mourrait de faim sans l’activité humaine. Voici deux hommes ayant des revenus égaux, ceux de l’un venant de l’exercice de son travail, ceux de l’autre venant de la rente de la terre. Est-il juste qu’ils contribuent également aux dépenses de l’État ? Évidemment non. Le revenu de l’un représente la richesse qu’il crée et qu’il ajoute à la richesse générale de l’État ; le revenu de l’autre représente simplement la richesse qu’il prend au stock général sans rien donner en retour. Le droit de l’un à la jouissance de son revenu repose sur la garantie de la nature, qui donne de la richesse au travail ; le droit de l’autre à la jouissance de son revenu est un simple droit fictif, création d’une réglementation municipale, qui est inconnu et non reconnu de la nature. Le père auquel on dit qu’avec son travail il doit élever ses enfants, doit acquiescer car tel est le décret naturel ; mais il peut demander avec justice qu’on n’enlève pas un centime au revenu gagné par son travail, aussi longtemps qu’il reste un centime des revenus qui sont les gains du monopole des substances et forces que la nature offre impartialement à tous, et auxquels ses enfants ont, par droit de naissance, droit à une part égale.

Adam Smith dit des revenus qu’on en a « la jouissance sous la protection de l’État ; » et c’est le terrain sur lequel on se place généralement pour insister sur l’imposition égale de toutes les espèces de propriété — elles sont également protégées par l’État. La base de cette idée est évidemment que la jouissance de la propriété est rendue possible par l’État, qu’il y a une valeur créée et maintenue par la communauté, valeur à laquelle on doit justement faire appel pour parer aux dépenses de la communauté. De quelles valeurs ceci est-il vrai ? Seulement de la valeur foncière. Celle-ci ne naît que lorsque la communauté est formée, et dissemblable en cela des autres valeurs, elle croît avec la communauté. Elle existe seulement si la communauté existe. Éparpillez à nouveau la plus grande communauté, et la terre qui aujourd’hui a tant de valeur, n’aura plus aucune valeur. La valeur de la terre monte avec chaque accroissement de population ; elle tombe avec chaque diminution. Ceci n’est vrai que des choses qui, comme la propriété de la terre, sont par nature des monopoles.

L’impôt sur les valeurs foncières est donc le plus juste et le plus équitable des impôts. Il pèse seulement sur ceux qui reçoivent de la société un avantage particulier et de valeur, et sur eux en proportion de l’avantage qu’ils reçoivent. C’est la prise par la communauté, pour l’usage de la communauté, de cette valeur qui est la création de la communauté. C’est l’application de la propriété commune à des usages communs. Quand toute la rente sera prise par l’impôt pour les besoins de la communauté, l’égalité ordonnée par la nature sera atteinte. Aucun citoyen n’aura d’avantage sur un autre sauf celui que lui donnera son travail, son adresse, son intelligence ; et chacun obtiendra ce qu’il gagne vraiment. Alors seulement le travail recevra sa pleine récompense, et le capital son revenu naturel.