Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/2/18
Séance du 23 juillet 1858.
M. le Sous-Préfet assiste à la séance.
M. A. Chevallier remercie la Société du titre de membre honoraire qu’elle lui a conféré.
Un bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de la Lozère, est renvoyé à l’examen de M. R. Ducros.
La Société décide que les procès-verbaux de l’année 1858-59, rédiges par M. V. Canet secrétaire, seront intégralement publiés.
M. V. CANET rend compte des travaux de la commission chargée de l’examen des ouvrages envoyés au concours.
La commission avait divisé son travail, et formé quatre sous-commissions qui ont lu et classé toutes les pièces du concours. Les conclusions formulées dans ces réunions particulières ont été soumises à la commission tout entière, qui propose à la Société la décision suivante :
1° Il sera décerné une médaille d’or pour l’histoire d’une commune. L’ouvrage couronné a paru à la commission réunir toutes les conditions d’impartialité, de recherches, de classement des faits, de connaissance des mœurs et des institutions, que l’on peut demander à une composition de ce genre.
2° Il sera décerné une médaille d’argent pour l’étude géologique sur le bassin de l’Agoût. L’ouvrage qui a réuni tous les suffrages de la commission, est fait avec soin et méthode. Il témoigne d’une connaissance étendue et profonde des principes de la science, et de recherches nombreuses sur tous les points indiqués dans le programme.
3° Le prix proposé pour l’épitre en vers français sera réservé. Sur les 33 pièces envoyées, plusieurs se font remarquer par des qualités réelles et des mérites divers, mais aucune n’a paru réunir tout ce que la Société est en droit d’exiger avant d’accorder une récompense. Elle se bornera à une mention honorable.
4° Le prix proposé pour le conte en vers patois sera réservé. La commission a remarqué pourtant deux pièces sur lesquelles elle appelle l’attention de la Société. Mais aucune d’elles n’est complètement dans les conditions du concours.
La Société, après la lecture de diverses pièces et un examen détaillé, approuve les conclusions de la commission. Elle fixe au 25 novembre la séance solennelle dans laquelle les médailles devront être distribuées, et charge M. V. Canet du rapport sur le concours.
Sur la proposition du bureau, M. Léonce Roux est nommé membre ordinaire de la Société.
M. L. PAILLÉ, docteur en médecine adresse à la Société le complément de son travail sur la certitude dans l’étude et l’exercice de la médecine.
Il avait d’abord établi que cette science est la plus facilement et la plus universellement jugée, tandis qu’elle est, par l’immensité de son objet, et les difficultés qui s’opposent à sa connaissance, la moins susceptible d’être appréciée par le grand nombre. Il veut, dans son second travail, étudier ces difficultés, et montrer qu’elles ne rendent pas impossibles des résultats positifs et une certitude aussi complète que celle des autres sciences.
La médecine est la science de l’homme. Mais l’homme est sans cesse impressionné, pénétré, modifié, par ce qui l’environne : elle est donc encore la science des milieux. Qui dira la nature de l’homme ? Qui prononcera le mot de cette énigme qui se présente sans cesse à nos regards et qui sollicite notre attention sans la satisfaire jamais ? Est-ce que l’homme ne sera pas, sur lui-même, dans l’incertitude et dans le doute, toutes les fois qu’il abandonnera la voie religieuse pour se jeter dans celle des recherches scientifiques ? La religion explique à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va. Elle s’arrête à l’âme, à sa nature, à son origine, à ses destinées, et les autres problèmes, elle les laisse, suivant une parole de l’Écriture sainte, aux discussions des hommes. Aussi, quelle longue liste de systèmes ! Que de contradictions, d’incertitudes, de luttes, de variations et de désordres !
Les premiers philosophes qui résumaient en eux la science universelle, s’élèvent tout d’un coup à de hautes conceptions métaphysiques. Pour eux, la nature n’est que la manifestation diversifiée d’un principe unique. De là, ils vont à l’homme qu’ils étudient en lui-même et dans ses opérations, dont ils recherchent la constitution corporelle, dont ils scrutent la formation, et qu’ils rattachent à tout ce qui l’environne.
Deux systèmes se produisent au milieu de toutes ces tentatives individuelles : dans l’un, la nature passe par des variations insensiblement graduées jusqu’à l’infini, et enchaîne généalogiquement les existences particulières, en transformant et en spiritualisant, pour ainsi dire, la matière brute. Dans l’autre, il y a échelonnement et subordination des existences ; et l’homme est placé au faîte de l’édifice pour résumer en lui-même la nature entière. Ce double système dont il suffit de constater l’existence a eu des représentants jusqu’à nos jours.
Par son agrégat matériel, l’homme fait partie du règne inorganique ; par sa vie physiologique, il se lie avec la plante et l’animal, offrant et réunissant en lui les trois règnes de la nature. Mais est-ce là tout ? Ne retrouvons-nous pas en l’homme une troisième vie, morale et intellectuelle, aussi évidente, aussi certaine, aussi palpable que les deux autres ? Cette vie le distingue du reste de la nature, le place au-dessus de tous les êtres créés, car elle est un don particulier de Dieu qui, ne se contentant pas de faire l’homme à son image, lui donna, dit la Genèse, un souffle de vie.
Il y a dans la nature deux espèces de corps : les corps bruts et les corps organisés. Les lois qui régissent les premiers sont solidaires, étroitement unies par une dépendance constante ; elles sont certaines, infaillibles, simples, de sorte qu’il est possible de trouver avec précision leur enchaînement et leur mesure. Des lois existent pour les corps animés, mais elles échappent souvent à nos regards : elles n’ont ni certitude apparente, ni proportionalité dans les rapports, ni constance. Elles paraissent violées à chaque instant, et lorsque nous croyons avoir enfin, par une série d’observations, obtenu un résultat, nous nous trouvons rejetés dans l’incertitude, et abandonnés à de nouvelles suppositions.
C’est là ce qui a fourni à Pascal ses effrayantes réflexions sur la misère de l’homme : c’est là ce qui souvent donne le vertige à ces intelligences qui ne peuvent pas se soumettre à ignorer quelque chose, et dont l’orgueil demande sans cesse des satisfactions nouvelle. Sans doute, l’homme a pénétré bien des secrets de la nature : il s’est servi des forces qui la constituent pour augmenter son propre bien-être, ou étendre son empire ; mais peut-il dire l’essence de ce qu’il a soumis si docilement à sa volonté ? Peut-il expliquer comment ces agents qu’il a réunis et disciplinés existent, se forment, se développent ? Peut-il se rendre compte des faits les plus simples qui se passent à côté de lui ? Comment le grain confié à la terre peut-il devenir fécond ? Quel est l’agent des transformations qu’il subit, des phases à travers lesquelles il passe, des résultats divers de semences placées dans les mêmes conditions ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours pour lui, doute, incertitude, et, pour dire le mot, ignorance ?
Et cependant l’homme ne néglige rien pour tirer parti de tous ces bienfaits de la nature. C’est de là qu’il reçoit tout ce qui est nécessaire à son existence ; et il ne pousse pas la folie jusqu’à nier ce qu’il ne petit pas comprendre, ou à dédaigner ce qu’il ne peut pas expliquer.
Or, combattre la médecine parce qu’elle se heurte sans cesse à des difficultés de ce genre, est-ce justice ? Nous savons comment notre corps est formé, nous connaissons les éléments qui entrent dans sa constitution, nous pouvons constater la pondération admirable, l’équilibre merveilleux de ses diverses parties, nous sentons naître le mouvement, nous voyons circuler la chaleur et la vie : mais tous ces mystères que nous ayons sondés, ne nous donnent pas le mot de l’énigme : ils ne nous disent pas ce que serait la science parfaite, et qui échappe sans cesse à l’Homme, parce que l’homme est une créature imparfaite et bornée ; qu’il est condamné, par sa nature même, à ne pas sortir d’une certaine sphère, et à ne pas pénétrer plus profondément l’œuvre de Dieu.
Mais est-ce que la médecine est, sous ce rapport, dans un état d’infériorité relativement à d’autres sciences ? Elle trouve, sans doute, des difficultés qui tiennent à la nature du corps humain, et à l’influence que l’âme exerce sur lui ; elle voit à chaque instant des circonstances extérieures modifier ce qu’elle a cru assuré et définitif ; et pourtant, forte de son expérience, plus forte encore par le désir qu’elle a de réparer le mal, de rétablir l’équilibre, de redonner à chaque chose sa place et son action, d’exercer sur la nature humaine un ministère de constante bienfaisance, elle est digne des respects et de la reconnaissance de tous.
Ainsi, elle ne peut pas aspirer à une certitude plus grande que celle de la plupart des sciences qui exercent la sagacité puissante de l’esprit humain. Elle ne peut pas dire qu’elle ne se trompe pas, parce que l’erreur est le propre de l’humanité ; mais elle peut affirmer que, dans certains cas, son action est sûre, parce que ses principes sont fortement assis, consacrés par une longue expérience, et vivifiés par cet intérêt sacré que l’homme souffrant inspire toujours à son semblable. Elle est obligée d’avouer l’impuissance de ses efforts, lorsque, par une loi supérieure, le terme d’une existence est marqué, car l’homme n’est qu’un être d’un jour ; mais elle a bien souvent la consolation de retenir la vie qui s’en va, et de ne s’arrêter que là où est forcément marquée la limite extrême de la lutte entre l’homme et la mort dont il a horreur.
Il est donc évident que les reproches faits à la médecine par l’ignorance n’ont ni base, ni raison d’être. La vérité, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, est dans l’éloignement de tout excès. La médecine est une science : elle a par conséquent un degré de certitude dont il n’est pas possible de douter. Elle est une science humaine qui se lie intimement à toute sorte de connaissances : elle est donc faillible ; et quels que soient les progrès qu’elle peut faire encore, elle n’arrivera jamais au-delà de ces limites qui contiennent l’imperfection de l’homme.
La Société remercie M. L. Paillé de son intéressante communication. Elle est heureuse de compter sur la promesse qu’il a faite d’un travail relatif à la climatologie du pays Castrais ; elle ne doute pas que cette étude ne réunisse le double mérite d’un intérêt réel et d’une utilité pratique.
M. V. CANET rend compte des notions élémentaires de grammaire comparée, publiées par M. Darolles, professeur à Sorèze.
Ce petit volume est, sous un titre modeste, une œuvre importante, fruit d’un travail patient et d’une longue expérience. Il est destiné à l’enseignement, et semble, par son but même, devoir se contenter d’un succès restreint et d’une estime bornée. Il n’en sera pourtant pas ainsi. Le livre de M. Darolles ne convient pas seulement aux maisons d’éducation : il peut être utilement consulté par tous ceux qui ne veulent pas se servir d’une langue sans savoir ce qu’elle est, et sans comprendre ses ressources.
On sait combien sont nombreux et importants les avantages de la comparaison dans l’étude des langues. Connaître les règles et les modèles, sans se rendre compte de ce qu’ils doivent à un idiome et à un génie différents, c’est se contenter des apparences, et renoncer à ce qui fait la vie et met en relief la beauté. Les langues ne sont pas isolées : elles ont entre elles des rapports qui résultent de leur liaison intime avec la nature de l’esprit humain : elles exercent les unes sur les autres, une influence qui n’est pas toujours sensible au premier abord, mais qu’il n’est pas permis de méconnaître. Cette influence a des degrés divers, elle produit des résultats différents.
Les langues modernes, grâce à la facilité des communications, se mêlent de plus en plus, et multiplient leurs emprunts réciproques. Qu’y gagnent-elles ? Leurs traits distinctifs s’effacent peu à peu, leur génie s’affaiblit, et il est fort à craindre que, sans pouvoir jamais former une même langue étendue à plusieurs peuples, elles ne deviennent infidèles aux principes qui les constituaient fondamentalement. Ce sera la confusion, et l’on sait tout ce qu’elle apporte avec elle.
Il y a une autre comparaison dont les effets sont bienfaisants. C’est celle qui rapproche les langues modernes du latin et du grec, qui ont exercé une influence sur leur formation, et contribué à leur développement. On n’a pas à craindre et à éviter, dans ce cas, la fusion des éléments, parce que, par leur nature même, ces deux langues se prêtent à toutes les transformations, et entrent sans effort, dans toutes les combinaisons qui peuvent enrichir un idiome sans compromettre son intégrité. Il semble, quels que soient d’ailleurs les principes constitutifs des langues modernes, qu’elles aient toutes une étroite parenté avec le langage des maîtres du monde, et qu’elles soient heureuses de recevoir, ses mots, ses tournures, ses locutions, et quelque chose de son génie.
Aussi, l’étude simultanée, dans nos maisons d’éducation, du français, du latin et du grec, amène-t-elle des résultats qu’on ne peut contester.
Le développement intellectuel est plus rapide et plus sûr, par cette comparaison continuelle entre deux langues dont les principes sont positifs, nettement formulés, consacrés par de glorieux exemples, et notre langue nationale, qui n’a rien à leur envier, que leur gloire dans le passé, et leur long ascendant sur le monde. Lorsque les élèves sont arrivés à la limite qui sépare la grammaire des lettres, une haute raison a voulu que le rapprochement fut plus direct et la comparaison plus étroite. C’est en effet au moment où l’on est appelé à se servir des matériaux recueillis, qu’il importe d’en bien connaître la valeur et d’en discerner l’utilité. Avant d’écrire, il faut que la langue soit devenue un instrument docile, et que l’on puisse la plier à toutes les exigences de la pensée, à toutes les délicatesses du sentiment, à tous les caprices de l’imagination. L’esprit a besoin d’une dernière épreuve qui lui révèle toute sa force.
C’est dans ce but, et pour répondre aux exigences du plan d’études, que M. Darolles a fait son livre. On sent que ce n’est pas une œuvre de circonstance, et que, s’il l’a publiée à un moment opportun, il l’a longtemps méditée et soumise à l’épreuve journalière de l’application. Un pareil livre n’est bon que dans ces conditions. Qu’importe une longue méditation sur des objets d’enseignement, si la pratique n’a pas consacré ces procédés, et justifié leur excellence ? On ne devine pas les moyens d’enseignement. On peut recevoir une méthode toute faite, et l’appliquer ; mais rien ne supplée à l’expérience personnelle, et aux ingénieux artifices qu’elle fournit à chaque instant.
M. Darolles a fait de son livre le reflet ou pour mieux dire le résumé de son enseignement. On ne peut pas en douter, quand on lit avec soin et réflexion ses notions de grammaire comparée. Le plan est simple et naturel. Il commence par l’étude des lettres de l’alphabet, et arrive jusqu’à celle des figures de grammaire. Rien n’est oublié dans cet examen minutieux des éléments constitutifs des trois langues. Les ressemblances et les dissemblances sont, à chaque page, mises en présence, de manière à ressortir avec précision et netteté. On comprend ce que le latin doit au grec, ce que le français a emprunté à ces deux langues. On voit à quelle forte discipline s’étaient assujettis nos grands écrivains, et par quels procédés ils ont créé cette langue forte et douce, simple et grande, énergique et souple, qui se prête sans efforts aux abstractions de la philosophie et à tous les écarts d’une poésie capricieuse, qui conserve sans contrainte la dignité de l’histoire, et laisse tout leur charme aux fictions du roman, qui s’élève aux accents inspirés de l’éloquence la plus haute, et se plie à toutes les ingénieuses évolutions d’une causerie pleine de grâce et de délicatesse.
C’est l’art tout entier du génie qui se révèle par ces simples et sèches études de grammaire. La langue bien comprise, quel secret reste sans indication, quel procédé sans explication positive ? Il faut suivre M. Darolles dans ces observations fines, dans ces rapprochements inattendus, dans ces exemples si bien choisis, et si justement multipliés, pour comprendre ce que de jeunes intelligences, doivent trouver de substance dans ces études, et de ressources dans leurs applications. Tout ce qui a été vu précédemment est rappelé, présenté sous un aspect nouveau, justifié et mis en relief par la comparaison. Des notes qui tiennent le milieu entre deux excès, et qui ne sont jamais inutiles, ni jamais embarrassées d’une pesante érudition, complètent fort bien les chapitres, et permettent aux plus studieux des élèves, de se rendre compte de tout.
Plus on pénétre le mécanisme intérieur d’une langue, plus on est étonné de ce qu’elle renferme, et plus on reste frappé d’admiration en présence de ce merveilleux instrument qui multiplie la puissance de l’homme. Il faut donc remercier les savants modestes, mais éminemment utiles, qui veulent bien consacrer leur temps et leur expérience, à rendre cette combinaison plus accessible aux jeunes gens. Ils contribuent ainsi, non pas seulement à donner plus de facilité aux études, mais plus de profondeur. La mesure qui prescrit pour les classes de quatrième et de troisième, un cours comparé de grammaire, est un élément nouveau de succès pour les travaux de la seconde et de la rhétorique. Un bon livre mis entre les mains des élèves, est un moyen assuré de faire porter à cette mesure tous ses fruits. M. Darolles l’a fait. Il a su se mettre en garde contre des écueils qui semblent inévitables. Il n’a pas voulu faire à tout prix de la nouveauté. Des travaux importants, sérieux, consacrés par d’éclatants succès, existent dans notre langue : il n’a pas craint de leur faire des emprunts considérables, et de le proclamer dès la première page de son livre. C’est de la bonne foi ; et le mérite n’en manque jamais. Aussi, point de système exclusif, rien qui ressemble à ces méthodes, que l’on fait reposer sur une destruction absolue des procédés antérieurs. M. Darolles a voulu que son livre pût être utile à tous ceux qui ont fait sérieusement des études de grammaire particulière. Il a rejeté avec soin ces combinaisons savantes qui font la plus grande gloire des grammairiens, et assurent à la fois, l’ennui et l’insuccès de ceux qui ont le malheur de les étudier. Son livre est simple, élémentaire, mais complet dans le cadre tracé. Quelques chapitres peuvent renfermer des longueurs, en ce que, tout en eux, n’a pas un même degré d’utilité, et que quelques détails semblent uniquement une satisfaction pour la curiosité. C’est aux maîtres à les supprimer, en tenant compte du niveau de leur classe. Il serait plus difficile de trouver quelque chose à ajouter, sans tomber dans l’érudition, toujours fastidieuse, et par conséquent toujours stérile pour des élèves.
Un dernier mérite dont il faut féliciter M. Darolles, c’est la progression qu’il a su mettre dans son livre. Cette progression existe dans la succession des classes ; pourquoi ne présiderait-elle pas aux travaux qui doivent remplir toute une année, ou s’étendre à deux ? C’est une garantie de succès, et en cela, comme en tout le reste, M. Darolles a fait preuve d’un esprit observateur, ingénieux, mûri par l’expérience, et habitué à l’emploi de tous ces petits moyens, par lesquels on fait pénétrer dans l’esprit des élèves les notions les plus simples, les plus nettes et les plus utiles, pour leurs progrès dans l’étude de la langue ou des lettres.
M. A. CUMENGE entretient la Société de la session du Congrès des Sociétés savantes, à laquelle il a assisté comme délégué.
Cette session a été brillante, par le nombre de membres qui la composaient, et par les sujets traités. Les Sociétés comprennent de plus en plus combien il leur importe de ne pas rester isolées. Elles risqueraient de se heurter aux difficultés locales, de s’arrêter devant des oppositions passionnées ou de s’endormir dans l’indifférence. Une réunion annuelle, en leur fournissant l’occasion de voir par leurs délégués ce qui se fait ailleurs, d’étudier la direction des esprits, la marche des travaux, les résultats obtenus, les progrès réalisés, jette en elles un désir immense de mouvement, activé par cette émulation qui ne reste jamais stérile.
Plus les Sociétés voient se multiplier devant elles les moyens de donner de l’élan et de l’utilité à leurs travaux, plus elles doivent aussi comprendre que leurs devoirs s’étendent et se multiplient. La sollicitude éclairée du gouvernement a déjà rattaché les Sociétés entre elles ; elle les a dirigées vers un centre commun où doivent aboutir tous les travaux, et d’où rayonnera une action bienfaisante. Ce sont des motifs d’espérance : bien plus, ce sont des garanties de succès. Au lieu de rester isolés, les efforts se réuniront ; au lieu de se perdre dans des tentatives souvent inutiles, presque toujours décourageantes, ils se trouveront soutenus, fortifiés, et ne risqueront plus de s’épuiser à la suite de recherches impossibles, ou de s’affaiblir dans l’indifférence.
Si les Sociétés comprennent les avantages de la position qui leur est faite, elles peuvent aspirer, chacune dans sa sphère, à de bons et utiles résultats. L’initiative ardente, éclairée, persévérante de quelques hommes dont le nom restera comme le symbole du dévouement à la science, a commencé : elle a donné l’impulsion première, elle a fait désirer l’association. Le gouvernement s’est emparé de ces dispositions heureuses : il les a fécondées par son action, il a éloigné les difficultés, multiplié les bienfaits, et enfin assuré aux corps qui veulent rester à la hauteur de leur mission, la protection qui seule peut donner à leurs travaux la vie et la durée.
Les Congrès loin d’être rendus inutiles par cette sollicitude, y trouvent au contraire un nouveau motif d’ardeur et de confiance. C’est toujours le même principe dans une sphère différente. Aussi, verront-ils s’accroître leur importance, et s’étendre l’influence légitime de leur activité et de leur initiative.
Ouvert le 5 avril 1858, le Congrès des délégués des Sociétés savantes s’est prolongé jusqu’au 15. Les séances ont été régulièrement tenues et suivies avec assiduité. Elles avaient deux parties : la première était exclusivement consacrée à l’agriculture ; la seconde, aux lettres, aux sciences, à l’archéologie et aux beaux-arts. Les questions agricoles ont été l’objet d’une attention spéciale. Les machines, l’emploi de la vapeur, les progrès accomplis depuis la dernière session, les tentatives faites, tout cela a été examiné, étudié, discuté. La théorie avait peu de place ; l’expérience parlait, et il était facile de voir qu’elle avait tout son ascendant. On comprend l’intérêt que devaient avoir de pareilles réunions. Chacun apportait ses observations, profitait de celles des autres, et se retirait avec la conviction de n’avoir pas inutilement porté son attention sur des matières dont il est facile de parier, mais que l’on traite avec autorité, alors seulement qu’on les a longtemps étudiées, et que l’on a fait des applications avec intelligence.
Parmi les autres questions du programme, celles qui concernent l’archéologie ont pris une large place. Si le mouvement qui a jeté les esprits dans cette voie semble s’être un peu ralenti, il n’est pas resté moins réel et moins fécond. L’exagération n’est bonne à rien ; elle ne fait que compromettre les résultats que l’on pourrait légitimement attendre de travaux sérieux. Lorsque, au contraire, l’enthousiasme, sans être moins vrai, est plus raisonnable, le but est plus sûrement atteint, car l’investigation, par cela même qu’elle est plus calme, devient plus pénétrante.
On poursuit aujourd’hui l’antiquité sous ses différents aspects, à ses diverses époques. On n’est pas exclusivement borné aux Romains, on ne s’enferme pas jalousement dans le moyen-âge. On étudie tout ce qui est digne d’être étudié. Il ne suffira pas qu’un certain nombre de siècles aient passé sur un objet, pour lui donner de la valeur : on veut que l’attention soit dédommagée par le mérite véritable des objets que l’on étudie. Dans ces conditions, l’archéologie est une véritable science : elle est digne des respects de tous, parce que c’est la raison qui l’inspire et le goût qui la dirige.
S’il n’est pas possible d’entrer dans le détail de tout ce qui a été fait pendant la session, il est bon du moins, de signaler l’esprit de confraternité qui animait tous les membres, et qui établissait entre eux des rapports excellents. Il est utile de constater que les travaux étaient sérieux et que les discussions, sans jamais se perdre dans le vague, ou s’égarer en déclamations, faisaient jaillir des opinions nettes, consciencieuses, le plus souvent mûries par l’expérience et sanctionnées par la raison. Il est important de ne pas oublier que, s’il y a eu des matières traitées avec plus de soin, et résolues avec une plus haute autorité, il n’y a pas eu de négligence injuste, ni de dédain injurieux. En un mot, le Congrès a été une réunion d’hommes de bonne foi, aimant l’étude pour ce qu’elle a d’agréable, d’utile et d’applicable, poursuivant les améliorations et les progrès, heureux de ne pas rester dans l’isolement, et convaincus qu’il est avantageux de rapprocher, pour une action commune, tous ceux qui avec des aptitudes diverses et des préférences marquées, demandent au travail de l’intelligence, les bienfaits qu’il répand quelquefois, et les satisfactions qu’il donne toujours. N’est-ce pas assez pour justifier l’importance du Congrès, et déterminer à la fois son but et l’action qu’il exerce ?
M. Cumenge dépose ensuite l’annuaire de l’Institut des provinces qui contient le compte-rendu des travaux des Sociétés en 1857. Voici de quelle manière a été résumé le rapport fait l’année dernière par M. M. de Barrau.
« La Société scientifique et littéraire de la ville de Castres vient, pour la première fois, vous a dit M. Maurice de Barrau, vice-président et délégué de cette Société, vous demander de l’admettre à prendre part à vos travaux ; toute jeune encore, puisque sa fondation ne remonte qu’au 26 novembre 1856, anniversaire de la fondation de l’Académie de Castres, par Paul Pélisson, elle a l’espoir de profiter des lumières d’une assemblée composée d’hommes si éminents, et le désir de pouvoir par la suite, vous apporter un concours plus efficace.
Jusqu’ici, dans ce beau pays Castrais, où l’agriculture et l’industrie tiennent la première place, tous les travaux de lettres, de sciences, d’histoire locale, d’archéologie et de beaux-arts, avaient été isolés. Les auteurs ont écrit ou travaillé avec la conscience de cet isolement qu’ils déploraient. Le but des fondateurs de la Société scientifique et littéraire, a été de rapprocher ces hommes qui, à des degrés divers et avec des aptitudes différentes, aiment le travail intellectuel et s’occupent d’études sérieuses, de leur fournir un point de réunion, de leur donner l’appui qui résulte d’une communauté d’efforts, de les encourager ainsi à persévérer, et pour cela même, de leur assurer de la sympathie et de leur préparer des succès.
Faire aimer l’étude, propager les découvertes utiles, vulgariser les procédés que la science met à la portée de tous, faire connaître les monuments antiques, reconstituer l’histoire locale si riche et si peu connue, rechercher les origines et constater les phases diverses de la langue languedocienne qui s’affaiblit tous les jours, voilà les buts principaux vers lesquels tendent les efforts des membres de la Société.
En travaillant elle-même, en provoquant des recherches, en encourageant des essais, en récompensant des résultats utiles, la Société espère exercer autour d’elle cette influence, acquise d’avance à tout ce qui est sincère et laborieux. La publication régulière de ses procès-verbaux dans les journaux de la localité, l’impression de quelques-uns de ses travaux, et, par-dessus tout, cette autorité qui résulte d’une concentration d’efforts et d’une persévérance à toute épreuve, lui permettront, elle l’espère, de donner une impulsion vigoureuse aux esprits, et, en les détournant des préoccupations frivoles ou des tendances exclusivement industrielles, de les pousser dans cette voie où les intelligences s’agrandissent et se fécondent au contact de ce qui est beau, bon et utile. »
Ce résumé est suivi de la liste des principaux travaux lus à la Société à l’époque de la réunion du Congrès.
M. V. CANET entretient la Société d’une inscription qui se trouve au fond d’une impasse de la rue du Collége, au-dessus d’une porte murée. Elle est ainsi conçue :
Les registres de la commune de Castres, ceux du Chapitre de St-Benoît et des hôpitaux, ne donnent aucune indication sur le fait constaté par cette inscription.
Évidemment elle n’est pas à sa place, car le mur auquel elle appartient a été reconstruit dans les premières années de notre siècle : mais il est probable qu’elle est à peu de distance de l’endroit où elle a dû être primitivement placée.
Gaches, dans ses mémoires, nous apprend qu’à l’extrémité de la rue de l’École vieille, aujourd’hui du Collège, et près des bâtiments du couvent des Cordeliers, était le grenier des pauvres, qui servit pendant plusieurs années, de lieu de réunion aux protestants. Ce grenier, à la garde duquel était préposé un curateur, dont les fonctions étaient gratuites, et la responsabilité considérable, renfermait toutes les rentes en nature faites aux hôpitaux. Le revenu de ceux de Castres était considérable. Il se formait de dons faits par les seigneurs, par des communautés ou des particuliers. Plus tard, l’évêque et le Chapitre établirent une rente annuelle qui devint un des principaux revenus des hôpitaux. La plus grande partie de ces dons était payée en denrées qui étaient renfermées, jusqu’à ce qu’elles fussent vendues ou consommées à l’intérieur, dans le grenier des pauvres.
Les guerres religieuses apportèrent des changements dans les revenus et l’administration des établissements de bienfaisance de la ville de Castres. Lorsque la paix si longtemps troublée par ces luttes terribles eut été rétablie par le traité d’Alais en 1629, l’état ancien ne reparut que peu à peu. Bien des choses furent modifiées. Le grenier des pauvres n’existait-il plus, ou n’avait-il plus la même importance ? C’est ce qu’il n’est pas possible d’établir d’une manière certaine. On trouve bien quelques indications dans l’histoire de nos établissements de bienfaisance, mais elles ne sont pas suffisantes pour déterminer une opinion.
Quoiqu’il en soit, le grenier des pauvres fut ou rétabli ou augmenté par l’évêque de Lastic de St-Jal, à l’extrémité du couvent des Cordeliers, et son entrée était auprès de l’endroit où se trouve aujourd’hui la pierre qui porte l’inscription signalée.
L’épiscopat de M. de Lastic dura depuis 1736 jusqu’en 1752. Il ne fut signalé par aucun acte important, par aucun de ces faits que les historiens des petites localités recueillent avec soin et racontent avec leurs plus petits détails. Mais le souvenir des vertus et de la charité du pieux évêque resta dans la ville qu’il avait administrée pendant 16 ans. Il distribuait en fondations et en aumônes, tous ses revenus qui étaient considérables ; et la reconnaissance publique lui donnait le nom de père des pauvres. Aujourd’hui, l’inscription conservée dans cette impasse, est la seule constatation qui reste de sa charité, et la seule manifestation des sentiments qu’elle provoquait dans la ville de Castres.
M. V. CANET dépose au nom de M. Tillol, un travail sur quelques propriétés des surfaces du 2e ordre, assujetties à passer par 4 des intersections de quatre plans donnés.
Si on représente par (1), (2), (3), (4), les quatre plans donnés, il existe trois systèmes de surfaces du 2e degré (5), qui peuvent satisfaire à la condition proposée.
Si la surface (5) passe par deux points donnés, le plan (1) passe par un point fixe ; si la surface (5) passe par trois points donnés, le plan (1) passe par trois points situés sur une même ligne droite. Dans le cas où les plans (1) et (3) viennent à coïncider, les quatre lignes d’intersection avec les plans (2) et (4) se réduisent à deux ; la surface prend alors une forme particulière, (6), et elle est tangente aux deux plans (2) et (4) selon les lignes d’intersection avec le plan (1). Le plan qui passe avec les deux lignes de contact s’appelle plan tangentoïde, et on peut dire que la surface a un plan tangentoïde avec les plans (2) et (4).
Il résulte de là, que si deux surfaces du 2e degré ont un contact rectiligne avec deux plans donnés, elles se pénètrent selon deux courbes planes dont les plans passent par l’intersection des deux plans tangentoïdes, et les quatre plans forment un faisceau.
De même, lorsqu’une surface du 2e degré a un contact rectiligne avec deux plans donnés, et qu’elle passe en même temps par deux points aussi donnés, le plan tangentoïde passe par un point fixe. Si la surface passe par trois points donnés, le plan tangentoïde passe par une ligne fixe.
Si la surface passe par deux points donnés, le plan tangentoïde passe par un point fixe : si elle passe par trois points donnés, le plan tangentoïde passe par trois points situés en ligne droite.
Lorsque deux surfaces du 2e degré passent chacune par deux sections planes différentes, d’une surface donnée du 2e degré, elles se coupent mutuellement sur une surface du 2e degré, qui passe par les intersections de quatre plans donnés. Lorsqu’un système de surfaces du 2e degré passe par deux sections planes données d’une surface du 2e degré, si une deuxième surface passe par une de ces sections, et par une troisième, elle coupe les surfaces du premier système, selon une série de courbes planes dont les plans passent par une même ligne droite. Ce théorème est analogue à un théorème connu sur les coniques. (Voir Poncelet 223).
Si un système de surfaces du 2e degré passe par deux sections planes données d’une surface du 2e ordre, et si une autre surface est tangente à la surface proposée selon une de ses sections, cette dernière surface détermine dans le premier système une série de sections, dont les plans passent tous par l’intersection des deux plans donnés.
Si un système de surfaces du 2e degré rencontre une surface donnée selon deux sections planes, toute surface semblable qui passe par une de ces sections, coupe toutes les surfaces du premier système, selon une série de courbes, dont les plans sont parallèles à l’autre section plane.
M. A. COMBES lit une étude sur les prénoms dans la ville de Castres.
Le prénom a une importance réelle, et une signification véritable, comme manifestation de l’esprit dominant ou des tendances d’une époque. Il ne se transmet pas nécessairement : il subit donc certaines modifications qu’il est intéressant d’étudier, parce qu’elles doivent refléter les moindres mouvements de la société, et en devenir, pour ainsi dire, l’image dans chaque famille.
Voilà pourquoi une étude locale sur les prénoms peut être d’un grand secours, pour pénétrer dans cette vie intime, que des faits ne traduisent pas toujours intérieurement, et qu’il faut saisir et comprendre dans les indications les plus légères et, en apparence, les plus décisives.
Le prénom n’existe pas chez les peuples primitifs. Les Romains ont trois et quelquefois quatre qualifications individuelles. Elles désignaient la race, la famille, l’individu, et dans quelque cas, s’ajoutaient comme constatation d’un grand service rendu. Avec le christianisme, le prénom a un autre caractère. Il est donné au moment du baptême, comme consécration religieuse : il indique le patronage spécial sous lequel on veut placer la frêle créature qui entre dans la vie. Le prénom n’a pas une origine unique. Il est hébreu, grec, latin, germanique, étrusque, tudesque, celtique, gothique. La religion catholique est fidèle à son esprit ; elle emprunte et consacre partout ces noms particuliers qui, d’abord maintenus en petit nombre, dans un cercle restreint, s’étendent peu à peu, et acquièrent bientôt, surtout par le martyre, un immense développement.
L’usage de deux noms de baptême ne s’introduisit dans le midi de la France que vers le XIe siècle. Le choix était borné à un petit nombre de noms. Aussi se reproduisent-ils fidèlement ; et si, jusqu’au XVIe siècle, il y a des différences, elles sont peu sensibles et n’affectent aucun caractère spécial.
Le XVIe siècle doit être, pour le pays Castrais, l’objet d’une étude particulière. C’est l’époque de sa réunion à la couronne. Cette réunion amena une série de reconnaissances qui se traduisent en priviléges. De là sont venus des répertoires fort curieux sous plusieurs rapports.
Un de ces répertoires est de 1530. Tous les habitants de Castres payant contribution s’y trouvent avec leurs prénoms et leur répartition en gaches cadastrales. Les trois premières lettres de l’alphabet renferment 298 personnes, dont les 53 prénoms appartiennent tous au calendrier romain. Le nom de Jean s’y trouve 71 fois, celui d’Antoine 47 ; celui de Pierre 37 ; celui de Guillaume 27.
Pour 39 femmes, on trouve 18 prénoms : celui de Catherine se reproduit 9 fois ; ceux d’Antoinette et de Marguerite 5.
Ainsi, pendant cette période, on trouve un prénom unique toujours emprunté à l’église, et ce prénom à un caractère de généralité qui ne laisse pas même de place aux saintes ou aux saints spécialement honorés dans la contrée.
La Réforme pénètre dans Castres vers 1550. Elle veut avoir sa physionomie propre jusque dans les prénoms donnés à l’enfant présenté au temple.
Elle les emprunte presque tous à l’ancien testament. Sur les 600 plus riches chefs de famille dans Castres en 1618, on trouve 120 prénoms spécialement bibliques, et 479 appartenant au calendrier romain. Parmi les premiers, Isaac et David paraissent 22 fois, Daniel 15, Abel 10, Samuel 8. Les prénoms catholiques sont les mêmes qu’en 1530. On y trouve seulement un plus grand nombre de Louis, de François, de Charles. Le prénom de Henri se répand, sans exception de croyance religieuse : dernière et touchante consécration de la reconnaissance publique pour le roi, dont le peuple aimait la mémoire !
La Réforme, vaincue par Richelieu comme politique au siége de la Rochelle, est consacrée par ce grand ministre, dans le traité d’Alais, comme liberté de conscience. Unité dans le gouvernement et la langue, diversité et multiplicité dans les relations locales, les mœurs privées, tel fut le but de sa politique intérieure, si prévoyante et si ferme : tel fut le résultat auquel arriva sa persévérance.
Il en résulta, pour la province, plus de fixité dans les institutions. C’est sous son influence que s’établit la tenue régulière des registres de Baptême. Ceux de Castres commencent en 1644. Dans l’espace de 24 ans, on y trouve 62 Antoine ou Antoinette ; 30 Barthélémy ; 50 Catherine ; 15 Étienne ; 70 François ou Françoise ; 22 Guillaume ; 214 Jean ou Jeanne ; 25 Louis ; 152 Marie ; 60 Pierre. Ainsi, l’influence des protestants sur les prénoms, avait été nulle parmi les catholiques qui restèrent, même sous ce rapport, fermement attachés aux traditions de l’église. Les protestants eux-mêmes, renoncèrent peu à peu à leurs désignations spéciales, et dans le registre tenu par le consistoire, de 1744 à 1772, parmi les 22 prénoms employés, 16 appartiennent au calendrier romain ; et ceux de David et de Daniel ne se présentent qu’une seule fois.
Cette même époque apporte une modification importante dans Castres. Les prénoms se redoublent : ainsi Jean-Jacques, Jean-Baptiste, Jean-Louis, Jean-Joseph, se présentent souvent et se transmettent.
Les dix années qui précèdent la Révolution, se ressentent de l’influence philosophique. C’est la confusion partout. La France se laisse aller à ce mouvement sans savoir où il doit la conduire. La fantaisie, la flatterie, la mode, un livre, une pièce de théâtre, donnent des noms aux familles des riches bourgeois. Le peuple reste toujours fidèle à l’église, et continue à prendre ses patrons parmi les saints qu’il honore.
Pendant la Révolution, les mœurs de Castres résistent aux tentatives de domination du calendrier républicain. On trouve sans doute 1 Brutus, 1 Jemmapes, 1 Marat, 1 la loi, 1 unité, 3 liberté, 2 égalité, 1 romarin ; mais ce sont des exceptions.
Sous le Directoire, l’espérance semble se manifester par les prénoms : en 1800, c’est le sentiment guerrier ; puis le mouvement littéraire, qui subit des phases diverses. Sous l’empire on trouve le retour à la mythologie, puis la domination des noms Ossianiques, que la traduction de Baour-Lormian venait de jeter dans notre littérature.
La Restauration voit surgir deux courants opposés. D’un côté, se relèvent les prénoms du moyen-âge, de l’autre, ceux que la philosophie et le théâtre tragique du XVIIIe siècle mettent à la mode. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, c’est une confusion générale, sous laquelle on peut bien reconnaître certaines influences du moment ; mais rien ne se rattache à une idée d’ensemble, rien n’accuse la domination puissante d’une pensée, d’un sentiment, d’un principe. C’est la dernière preuve, et peut-être la plus éclatante et la plus décisive, de la vérité de cette pensée qui se dégage de toutes les parties du travail de M. Combes : Les prénoms sont la manifestation vraie de l’état de l’esprit d’un peuple, et des tendances sous lesquelles il vit et s’agite.
M. V. CANET rend compte d’une étude sur Daniel Huet, évêque d’Avranches, par M. l’abbé Flottes.
Si Daniel Huet n’est pas un des écrivains les plus connus du siècle de Louis XIV, il est du moins un des plus féconds et des plus érudits. Il semble qu’il ait voulu ne rester étranger à aucune des connaissances que peut embrasser l’esprit humain. Il fut astronome, physicien, chimiste, géomètre, helléniste, hébraïsant. Il a écrit en prose et en vers ; en français et en latin : il a été mêlé aux compagnies les plus célèbres, entouré de ce respect qu’inspirent toujours une grande science et un travail incessant, honoré des amitiés les plus illustres, exalté et défendu par l’attachement le plus réel. Enfin, ses œuvres lui ont valu, presque immédiatement après sa mort, une accusation qui a été repoussée sans doute, mais qui s’est reproduite, et risque de rester attachée à sa mémoire. On a voulu voir en lui un sceptique. Il est vrai que le même reproche a été adressé à Pascal, et qu’il a fallu le défendre avec soin, comme si ce grand nom n’était pas au-dessus de toute atteinte de ce genre.
M. l’abbé Flottes vient de faire pour Huet ce qu’il avait déjà accompli avec autant de sûreté que d’élévation, en faveur de l’auteur des Pensées. Il veut examiner si le scepticisme, à un point de vue quelconque, peut être, attribué à Huet. Son étude est divisée en deux parties. La première renferme des détails biographiques ; la seconde l’exposition et l’appréciation de sa doctrine sur la certitude, et sur les rapports de la raison et de la foi.
Huet est né le 8 février 1630. Il eut de bonne heure une telle passion pour l’étude, que sa santé en fut compromise. Il courait de science en science ; il cultiva la poésie, les mathématiques, l’astronomie ; il était tout entier à la philosophie depuis trois ans, lorsque Descartes publia les principes de la sienne. Il l’adopta avec enthousiasme, pour la rejeter ensuite avec mépris, et l’attaquer avec acharnement. L’étude ne l’éloignait pas du monde : il s’occupait avec un soin minutieux de sa toilette, apprenait la danse, l’escrime, l’équitation, et plus tard, évêque, il n’était pas indifférent aux grâces de sa personne. Il aimait la gloire, recherchait le commerce des hommes distingués, multipliait ses correspondances, et ne négligeait rien de ce qui pouvait être un aliment pour ses études, ou un moyen d’illustration pour son nom. Il fut de l’académie française, propagea les réunions scientifiques et littéraires, fonda une académie à Caen dans l’intérêt des sciences, et assista à toutes les réunions où l’on s’occupait de lettres et de philosophie.
Il cultivait les sciences exactes, naturelles et physiques. Il imagina un hygromètre, un instrument de gnomonique et un anémomètre. En même temps, il ajoutait une grande importance à une ballade ou à un sonnet dont il était l’auteur. Aussi était-il de l’hôtel Rambouillet. Il composa un grand nombre d’ouvrages qui peuvent être rangés en trois catégories : 1° érudition sacrée et profane ; 2° philosophie et religion ; 3° littérature française et latine, prose et vers. L’érudition y occupe toujours la première place, et le paradoxe n’y est pas épargné.
Huet avait un esprit vif et pénétrant : il connaissait toutes les subtilités de la dialectique et s’en servait avec habileté. Il était affirmatif, et souffrait peu la contradiction. Les procès ont été nombreux et tiennent une grande place dans sa vie. Il recherchait l’éloge, et ses mémoires, dans lesquels il raconte les circonstances les plus légères, n’intéressent que sa personnalité. Il était en correspondance suivie avec des ministres protestants et ne laissait jamais échapper une occasion de proclamer leur science et leurs vertus. S’il avait grand soin de tout ce qui regardait sa santé, il n’était pas égoïste, et son âme était ouverte à tous les bons sentiments. Ses mœurs furent toujours irréprochables. Sa foi n’a pas été suspectée. Il avait désiré travailler à la réunion des communions chrétiennes, et il aurait consacré de grand cœur à cette œuvre son temps, ses études et sa vie. Il était très-sévère pour lui-même, et il ne fut jamais content de sa piété. Il exerça les fonctions épiscopales pendant près de dix ans, remplit tous les devoirs de sa charge sans négliger ses études, se démit de son évêché, et alla mourir à l’âge de 91 ans, dans la maison professe des Jésuites de Paris, le 26 janvier 1721.
M. Flottes tire de ces détails biographiques cette conclusion que : si les tendances et les habitudes intellectuelles de Huet, son caractère moral, sont peu compatibles avec le scepticisme qu’on lui attribue, l’indépendance de son esprit, son amour du paradoxe, son aptitude aux subtilités, doivent faire pressentir des opinions singulières, qui seront de nature à fournir matière à une accusation de ce genre.
La seconde partie de l’étude de M. Flottes contient l’examen de quatre ouvrages de Huet : La démonstration évangélique, la censure de la philosophie Cartésienne, les questions d’Aunay, le traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain.
Le but de la démonstration évangélique est de prouver la divinité du christianisme, par les prophéties et par les miracles, et de « retenir dans la religion par la raison, ceux qui la rejettent sans raison. »
Huet compose son ouvrage de dix propositions. Il expose d’abord ses principes sur la certitude et sur les rapports de la raison et de la foi. La foi aux principes de la géométrie est la conséquence de leur clarté naturelle. Certaines vérités morales et pratiques, établies par l’expérience ou par les témoignages historiques, sont plus généralement adoptées, et trouvent moins de contradicteurs que les principes de la géométrie. Des philosophes ont combattu les principes géométriques : mais personne n’a jamais refusé de croire des faits dont la certitude est fondée sur des principes moraux. Si la vérité de ces principes est incontestable, les conséquences qui en dérivent le sont également. La connaissance des choses entre dans nos esprits par deux voies : les sens et la raison sont la première ; la foi est la seconde. La première est obscure, douteuse. La seconde est vive, incontestable. Il faut donc reconnaître la nécessité de la foi, et l’obligation de lui donner la priorité sur la raison.
La démonstration évangélique obtint d’illustres suffrages. Elle fut vivement attaquée. Elle a été au dix-huitième siècle et de nos jours l’occasion d’ardentes polémiques. On peut dire que quoique Huet déclare la raison obscure, douteuse, il reconnaît qu’il y a des principes connus de tous, et perçus sans aucun doute. Ces principes sont les preuves morales sur lesquelles repose sa démonstration.
La Censure de la philosophie Cartésienne est divisée en huit chapitres. La philosophie qui est l’ouvrage de l’esprit humain, doit être soumise à la foi qui vient de Dieu, et Descartes veut qu’on s’en rapporte à sa philosophie. Tel est le point de départ des reproches adressés par Huet à Descartes. Il examine dans une longue discussion, le doute, la proposition : je pense, donc je suis, les règles pour connaître la vérité, les idées, l’existence de Dieu, les corps et le vide, l’origine du monde, la gravité des corps terrestres, l’évidence et la foi.
Si des reproches fondés peuvent être adressés à Descartes, il ne faut pas oublier qu’il est le restaurateur de la philosophie en France, qu’il a donné à la science de l’homme une base solide, en la plaçant dans la conscience de nos actes intérieurs, et dans le sentiment de notre personnalité. Aussi, les subtilités de Huet sont-elles le plus souvent d’une fausseté manifeste. Il semble prendre la défense des sceptiques, et il se montre injuste envers Descartes, dont il essaie de diminuer la gloire, en lui contestant le mérite de la découverte de certaines démonstrations, et en exagérant les conséquences de quelques-uns de ses principes.
Les questions d’Aunay développent l’opinion de Huet sur la certitude et sur les rapports de la foi et de la raison. Elles ont la forme du dialogue. Huet se charge de concilier la raison avec la foi. L’agitation produite dans l’âme par la lutte de la raison et de la foi, ne serait point apaisée, si la soumission de la raison n’était pas volontaire. Il faut donc la paix à de justes conditions. Il y a pour Huet trois sortes de certitudes : la certitude des bienheureux dans le ciel, la certitude par la foi sur la terre, la certitude par la raison. La certitude par la foi, appelée divine, l’emporte sur la certitude rationnelle ou humaine, par la fermeté et la constance. La raison précède la foi dans l’acquisition de la vérité, comme les sens précèdent l’exercice de la raison. On doit se servir de la raison pour croire qu’une vérité a été révélée ; et l’homme ne méprise l’usage de la raison, ni quand il adhère à la foi, ni après l’avoir reçue.
Huet détermine dans le cinquième chapitre, les conditions exigées pour concilier la raison et la foi, lorsque la raison garde le silence sur les vérités proposées. Dans le sixième, il établit que la raison prête son concours à la foi ; dans le septième, que la foi laisse à l’exercice de la raison, les vérités qui sont de son domaine, et il termine en montrant que, parmi les dogmes et les préceptes moraux du christianisme, il n’y a rien de si éloigné de la raison et de l’opinion générale, que n’aient admis, chez les païens, ceux qui passent pour avoir bien usé de la raison.
M. l’abbé Flottes conclut en ces termes son appréciation sur cet ouvrage : « L’autorité de la raison n’est pas anéantie. La part qui lui est faite est digne d’elle. La raison est une préparation nécessaire à la foi ; le domaine des sciences physiques et naturelles appartient à elle seule ; son concours est réclamé pour les sciences morales, et on ne peut pas lui imposer l’obligation de donner son assentiment à ce qui est évidemment contraire à ses lumières. »
Le Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain, a pour but de montrer que la philosophie qui s’abstient de tout assentiment dogmatique, est moins opposée au christianisme qu’on ne le pense. Ce traité a trois livres. Huet veut établir dans le premier, que l’esprit humain ne peut connaître la vérité avec une parfaite et une entière certitude. Il se propose, dans le second, d’expliquer exactement qu’elle est la plus sûre et la plus légitime voie de philosopher. Il réfute, dans le troisième, un certain nombre d’objections, et il fait observer à ce propos, qu’un des grands avantages de sa philosophie, c’est d’être fortement confirmée par les objections qui détruisent les autres systèmes.
Après l’examen détaillé de ces quatre ouvrages qui renferment les questions les plus hautes et les plus controversées de la philosophie, M. l’abbé Flottes résume la substance de chacun d’eux, et fait la part du vrai et du faux. Il constaté que Huet n’est pas un théologien, qu’il ne peut pas être placé au premier rang parmi les philosophes, mais que ce serait une calomnie de le considérer comme pyrrhonien.
Sous le titre modeste d’Étude, M. l’abbé Flottes a fait revivre la figure un peu oubliée ou trop sévèrement jugée du savant Huet. Il l’a présentée, non pas telle que la fantaisie peut l’imaginer, ou que la prévention peut la faire, mais telle qu’elle doit se dégager de l’exposition complète de ses sentiments et de ses opinions. C’est un procédé assez rare aujourd’hui. On laisse peu la parole à ceux dont on veut interroger la vie ou les œuvres : on se substitue à eux. On met en relief tout ce qui peut convenir à un but déterminé d’avance, à une thèse faite avec plus ou moins de sincérité. C’est plus facile, et l’on croit volontiers que c’est plus décisif. Des victoires de ce genre ne plaisent pas à M. l’abbé Flottes. D’ailleurs, on ne les poursuit pas, quand on cherche de bonne foi la vérité. La question était posée : Huet avait-il été un pyrrhonien, ou bien cette accusation était-elle une calomnie ? Elle a été résolument abordée, examinée sous toutes ses faces, jugée en pleine connaissance de cause, car les pièces étaient toutes sous les yeux des lecteurs. C’est de la bonne critique. Ici, de plus, c’était une bonne œuvre. La liste des sceptiques est trop grande, elle renferme trop de hautes intelligences hors de leur voie, pour qu’un esprit ami de la vérité, ne proteste pas, lorsqu’on veut y faire entrer le savant évêque d’Avranches. La démonstration est complète. Elle est tout entière dans les volumineux ouvrages du prélat laborieux qui ne voulait rien ignorer, et qui n’était pas fâché de mettre en œuvre, à propos de toutes les questions, les matériaux qu’il avait recueillis.
Mais plus M. l’abbé Flottes semble se dérober, plus sa main est visible. Elle a coordonné ces faits, rapproché ces objections, dissipé ces ténèbres, rétabli ces vérités. On est bien fort, quand on est dégagé de toute prévention, et que l’esprit libre de tout système, peut concentrer ses forces, pour voir plus sûrement, et pénétrer plus profondément ce qu’on lui soumet. Le savant professeur n’hésite pas. Son style est net, précis, rapide. Il fuit les ornements, et se retranche dans une austère simplicité qui convient au sujet. Le plan général est bien ordonné. La vie de Huet connue dans ses plus petits détails, jette une vive lumière sur les opinions qu’il a émises. Il y a une solidarité plus réelle et plus intime qu’on ne croit, entre les actes journaliers de l’existence, et les systèmes philosophiques ou religieux, dont on se fait le partisan ou le promoteur. Dans la seconde partie, chaque ouvrage apparaît avec son but, ses divisions ; ses principes, ses démonstrations, ses conséquences. Rien n’est négligé, parce que dans un tissu aussi serré que celui du subtil dialecticien qui osa attaquer Descartes avec tant de persévérance, tout a sa valeur, tout a son importance. Il était d’ailleurs utile de ne rien laisser dans l’ombre, afin de ne perdre aucun des enseignements qui ressortent des systèmes exposés avec tant de méthode, et défendus avec une si grande habileté.
M. l’abbé Flottes a fait connaître Huet. Il a restitué à la vérité philosophique un de ses plus savants et de ses plus dévoués propagateurs. Il a repoussé une calomnie. Il a rendu accessible à tout le monde, des ouvrages qui ne sont certainement pas irréprochables, mais dans lesquels le bien occupe une large place, et où l’on peut aller puiser d’utiles renseignements, de solides démonstrations, des aperçus ingénieux, des vues larges, et des secours de toute sorte, dans la lutte contre les erreurs que l’on voit reparaître, ardentes et nouvelles, lorsqu’on se flatte d’en avoir eu pour toujours raison, par la puissance de la logique et l’ascendant de la vérité.
Ces mérites ne sont-ils pas assez grands, assez nombreux, assez rares surtout, pour donner au livre de M. Flottes, la place honorable et enviée, à laquelle a droit tout ce qui est solide, élevé, sincère, désintéressé et vrai ?