Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/1/9

Séance du 20 Mars 1857.


Présidence de M. A. COMBES.


Il est donné lecture d’une lettre adressée par le président des Congrès annuels tenus par les représentants des Sociétés savantes. M. de Caumont invite la Société littéraire et scientifique de Castres, à se faire représenter dans la prochaine session qui doit s’ouvrir à Paris le 13 avril 1857.

On a généralement applaudi à la pensée qui réunit, au moins une fois tous les ans, des délégués de tous les corps, qui, dans la province, se sont donné la mission de reconstituer le passé à un autre point de vue que celui d’une vaine curiosité, et d’être utiles au présent par leurs études et leurs recherches. Le but de ces Congrès est assez élevé, les résultats déjà obtenus sont assez considérables, pour qu’il soit permis de se féliciter de les voir se développer et se multiplier. Le principe même qui a présidé à la constitution des Sociétés savantes et qui les fait vivre, doit les déterminer à ne pas rester isolées elles-mêmes.

L’association est utile aux individus, elle doit l’être bien plus au corps. On profite des idées exprimées, des mesures adoptées : on met en commun les réflexions et l’expérience : on retrempe dans des encouragements ou des exemples, un courage que trop souvent des déceptions feraient faiblir, que des obstacles décourageraient, que certaines oppositions sourdes, parce qu’elles ne sont pas loyales, pleines de persévérance, parce qu’elles sont méchantes, risqueraient d’énerver, ou ce qui serait plus fâcheux encore, de jeter dans une voie funeste. Les travaux individuels se rattachent mieux à un ensemble, parce que le but est déterminé d’une manière plus exacte ; l’esprit de corps gagne en unité, parce qu’on sent de plus en plus la nécessité de ne pas aller au hasard, et que l’on se rend un compte plus exact des inconvénients que présentent des études et des recherches trop vagues dans leur objet, ou touchant à des généralités sans intérêt et sans application.

La Société examine les questions que renferme le programme du Congrès. Les sujets sont d’une grande variété, et par là même accessibles aux sociétés qui, ne cherchant pas une spécialité, offrent à toutes les aptitudes un moyen de se produire ; et à celles qui se sont d’avance, par leur titre, comme par leur règlement, enfermées dans un certain cercle où se concentrent l’attention et les travaux. Les sciences physiques, la chimie, la botanique, l’agriculture, l’économie sociale dans ses applications les plus usuelles, l’archéologie, la littérature, la linguistique, l’hagiographie, la lecture ou la publication des archives et inscriptions, l’étude de l’influence que peuvent exercer les Sociétés savantes pour la production et l’élaboration d’œuvres sérieuses, forment le sujet de trente-neuf questions assez larges pour donner lieu à des développements importants, assez précises pour amener des solutions dont la science pourra faire son profit.

La Société, convaincue des avantages qui peuvent résulter des Congrès des Sociétés savantes, décide qu’elle désignera deux membres pour prendre part aux travaux de la session qui doit s’ouvrir à Paris le 13 avril 1857.

MM. Maurice de Barrau et Armand Guibal sont nommés à l’unanimité.


M. l’abbé Boyer rend compte d’une publication faite par M. l’abbé Corblet, sous le titre de : Revue de l’art chrétien.

On a compris, de nos jours, la véritable grandeur des monuments chrétiens. On s’est attaché à les étudier, afin de pénétrer leur caractère et de se rendre compte des principes dont ils sont, après des siècles, la vivante expression. Ce qui distingue l’art chrétien, c’est qu’il est toujours inspiré par une idée ou un sentiment. C’est là, on le sait, la vie réelle de l’art. Toutes les fois que l’on s’en tient à la forme, l’œuvre peut avoir un mérite pour l’art, il n’en a pas pour l’âme. L’âme ne comprend que ce qu’elle a produit.

Ce caractère essentiel qui revit avec tant d’éclat dans la peinture, dans l’architecture, dans la sculpture, toutes les fois qu’elles sont allées demander leurs inspirations, à la religion, donne aux œuvres un mérite qui ne se borne pas à une époque et qui ne s’adresse pas à un peuple. Or, si ce fait a été reconnu hautement par les hommes qui ont imprimé, depuis le commencement du xixe siècle, une impulsion vigoureuse aux études artistiques sur le moyen-âge, il est à craindre que, trop généralement, on se contente de s’arrêter à la forme sans aller jusqu’au fond. Dès lors, ces arts envisagés à un point de vue étroit, risquent de n’avoir, ni leur grandeur, ni leur vérité.

Des hommes compétents ont lutté contre cette tendance. Les Sociétés de la province ont rendu de grands services, en faisant connaître par des travaux sérieux et modestes, tout ce qui était digne d’attention. Aussi, s’efforce-t-on, par-dessus tout aujourd’hui, en décrivant une église ou un monastère, en étudiant une statue ou un tableau, de rechercher la pensée intime que la pierre et la toile renferment, et dont elles sont devenues l’expression. C’est pour seconder cette tendance, pour donner un organe à ces études aussi utiles par leur objet, qu’intéressantes de leur nature, que M. l’abbé Corblet a fondé sa Revue.

L’archéologie religieuse est aujourd’hui une science faite. Elle repose sur des principes positifs, et les exemples qu’elle peut invoquer à l’appui de ses théories, sont assez nombreux et assez éclatants, pour que l’on puisse avancer avec certitude. Il s’agit aujourd’hui de rendre ces résultats accessibles à chacun ; il s’agit d’inspirer un sentiment assez profond des beautés qui donnent à ces œuvres du génie un caractère de grandeur vraiment remarquable, pour qu’on tienne à ne rien perdre de ce qui a été découvert, et à rechercher ce que l’on ne connaît pas encore.

La Revue de l’art chrétien comprend, sous le nom d’archéologie religieuse, l’esthétique, l’architecture, la sculpture, la toreutique, l’orfèvrerie, la ferronnerie, la numismatique, la céramique, la peinture, l’iconographie, la musique et l’application des principes de l’esthétique chrétienne à l’art moderne. C’est un programme bien vaste et qui ne laisse en dehors aucune des productions admirables dont le moyen-âge s’est montré si prodigue, sous l’inspiration toujours féconde d’une religion qui répond à tous les besoins de l’âme.

La Revue n’est pas seulement chrétienne, elle est catholique. Un des articles les plus considérables de son premier numéro est consacré à l’exposition et au développement de ses principes religieux, comme inspiration et guide de ses principes en fait d’art. Dans une rapide analyse, elle parcourt les diverses époques, depuis l’établissement du christianisme ; et, après avoir montré que les siècles de foi sont les plus féconds en chefs-d’œuvre de tout genre, elle établit que le catholicisme, par sa constitution, par ses dogmes, par ses pratiques, par son culte, est aussi favorable aux grandes inspirations artistiques, que des croyances spéculatives et purement rationnelles leur seraient contraires.

M. l’abbé Boyer croit pouvoir attirer sur cette Revue l’attention de la Société. Si elle tient ses promesses, si elle marche avec indépendance et résolution dans la voie qu’elle s’est tracée, elle rendra des services véritables ; elle sera digne de la sympathie et du concours de tous ceux qui aiment les arts dans leurs manifestations les plus riches et les plus fécondes.


M. A. Combes lit la seconde partie de ses études sur la langue Romano-Castraise.

Toute langue se polit par les versificateurs ; elle s’étend, s’enrichit et se généralise par les poètes. Goudelin parlait aux masses qui pouvaient le comprendre et le saisir dans les élans d’une imagination pleine de ressources. Il était aimé des classes supérieures. Cette double et si douce influence valut au poète toulousain une popularité durable. Il la soutint, d’un côté, par une forme irréprochable ; de l’autre, par des images et des expressions d’une originalité précieuse : il l’anima et l’entretint en se faisant l’interprète de sentiments toujours honnêtes et généreux, souvent délicats, exprimés d’une manière qui les met en relief, et leur donne ce charme intime que les années n’affaiblissent pas.

Autour de Goudelin se rangèrent des imitateurs en grand nombre. C’est le privilége du génie, et l’hommage peut-être le plus complet qu’il puisse recevoir. Mais l’imitation est rarement heureuse : il faut qu’elle soit conduite par un vrai talent, et inspirée par le goût le plus épuré, pour avoir droit à quelque attention. Si les imitateurs du poète qui a chanté dans de si beaux vers la Mémoire du Grand Henri, n’ont pas hérité de ce qui faisait le succès de leur maître, ils ont servi du moins à faire comprendre sa valeur. Ils ont continué son influence sur une langue qui allait passer par de rudes épreuves. Ils lui ont conservé un peu de ce prestige littéraire qui reste, alors même que de puissantes circonstances restreignent son action extérieure et son usage populaire.

Cependant, il y avait dans les conseils de la royauté, un dessein longtemps mûri, formellement arrêté, de ramener à l’unité tous les éléments qui formaient la vie politique, intellectuelle et sociale de la nation. Il est facile de suivre, aussi bien dans les grandes mesures, que dans les plus petits faits, les traces de cette pensée qui se montre si persévérante dans la conduite de la race Capétienne.

François Ier avait proscrit le latin, parce que sa domination exclusive dans les actes publics était un obstacle au développement et à l’extension de la langue nationale. On ne trouve pas chez ses successeurs, de mesure dirigée spécialement contre l’emploi de la langue méridionale ; mais il n’est pas possible de méconnaître que tout se réunit pour lui substituer le Français. On n’enlève pourtant pas facilement à un peuple qui a déjà une longue existence, l’expression vivante et usuelle de sa pensée. En 1683, quarante ans après l’avènement de Louis XIV, dix ans après la mort de Molière, dans les derniers jours de Corneille, après les plus éclatants succès de Racine, au milieu même des triomphes oratoires de Bossuet et de Bourdaloue, le Midi qui n’était pourtant étranger, par une partie de sa population, à aucun des chefs-d’œuvre de notre langue, s’obstinait dans son attachement à l’idiôme de ses pères. Cette même année, la ville de Castres rédigea en patois, le tarif de l’acte d’adjudication de ses droits de place. Une traduction française de la même époque est placée en regard sur les registres municipaux.

Cet emploi simultané, mais avec subordination, n’est-il pas une preuve suffisante pour déterminer la place et l’importance de chacune de ces langues, comme moyen usuel de communication et d’échange ?

Avec le xviie siècle disparaissent les derniers vestiges du patois employé dans les rapports administratifs. Il faut recourir alors à la tradition verbale. Cette tradition revit tout entière dans les proverbes. Pourtant, comme ils ne se rattachent ni à un lieu, ni à un temps qu’il soit facile de déterminer, comme ils sont en général d’une nature peu littéraire, ils ne peuvent fournir que des renseignements incomplets et peu précis sous le rapport grammatical.

Les auteurs de la fin du xviiie siècle ne manquent pas d’un certain mérite. Après en avoir cité plusieurs dont le nom est resté populaire dans les centres où ils ont vécu, et où leurs œuvres se sont transmises, M. Combes étudie d’une manière particulière deux Castrais, deux avocats, Daubian et Jean-Jacques Pujol. L’un catholique sincère et dévoué ; l’autre épicurien et sceptique : celui-ci consacrant ses loisirs à des chants ou à des œuvres de dévotion ; celui-là cherchant les occasions d’épancher sa gaîté naturelle en productions dégagées de toute prétention, mais aussi de toute retenue. Pujol aime à prier, Daubian aime à rire. Celui-là conserve dans une société incrédule sa foi catholique ; on le voit, on le sent pénétré de son esprit : celui-ci reste philosophe après les enseignements qu’une grande et terrible catastrophe avait apportés avec elle ; il ne perd aucun de ses préjugés en face de la réaction survenue à la suite du concordat. Ils parlent la même langue : mais quelle différence entre eux pour les sujets, et la manière de les envisager ! Au point de vue de notre idiôme local, nous trouvons les mêmes mots, les mêmes formes : c’est le même génie reproduit par des images identiques, où revit dans toute sa vérité le caractère particulier à notre pays.

Ces observations de détail amènent M. Combes à l’examen des dictionnaires de la langue romane publiés de nos jours. Il signale celui de M. J.-B. Cousinié, curé de Serviés, près de Castres, comme une œuvre importante, digne d’une attention spéciale. C’est un travail sérieux, qui sert à faire connaître et à populariser des hommes d’une valeur incontestable. Il aide à fixer, par des détails curieux, la valeur de certaines pratiques que l’on croit nouvelles, et qui, comme tant de prétendues découvertes ou améliorations dont notre époque se glorifie, datent d’une époque déjà fort éloignée. Il ajoute enfin quelques noms à la liste nombreuse des auteurs languedociens, que recommandent un mérite réel, et l’influence à laquelle donnent droit une haute moralité jointe au désir d’être utile.

Ces auteurs se sont principalement révélés de nos jours. Leurs productions prouvent que si les dialectes s’amortissent, la langue reste entière, vivante, répandue, trois qualités qui répondent de sa durée. Jasmin, parmi eux et au-dessus d’eux, est son plus illustre représentant, son plus magnifique interprète. Il a cessé aujourd’hui d’être une individualité. Son génie qui procède de Goudelin, comme celui-ci procédait des troubadours, constitue l’unité de cette langue par le côté de la plus noble poésie. Quoique Agenais de naissance et d’idiôme, il a pu se soustraire à ces influences locales pour s’élever jusqu’aux hauteurs d’une nationalité véritable. Apôtre de charité, il semble avoir eu en partage le don de la multiplicité des langues, quoique n’en parlant qu’une seule. Personne, il est vrai, mieux que lui, ne connaît celle du cœur, la langue de tous les temps et de tous les pays. Qu’on dépouille le moindre de ses chants, qu’on creuse la plus simple de ses expressions, qu’on interroge la plus vulgaire de ses pensées, on trouvera, à la suite de ces recherches, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, interprétés toujours et partout comme un double commandement. Les auteurs romans du xiiie siècle chantaient l’amour ; Goudelin célébrait la gloire des rois de France et des notabilités de son temps ; Jasmin s’est dévoué à prêcher pour ceux qui souffrent, pour les petits de l’échelle sociale, pour les pauvres, dont enfant, il a lui-même senti toutes les douleurs. Jasmin en cela est un type ; or un type ne se renferme pas dans les limites d’un département ou d’une province ; il figure tôt ou tard sur le catalogue des bienfaiteurs de l’humanité, catalogue impérissable parce que les feuillets en sont garnis par la reconnaissance universelle.

En résumé, la langue romane restaurée par Goudelin s’éleva, sous l’influence de ses œuvres, au caractère de la plus pure et de la plus large poésie ; par là elle mérita de se maintenir et de se perpétuer, malgré la domination du Français.

Les auteurs romans du xviiie siècle vécurent de cette influence, sous laquelle ils ne surent être que versificateurs. Peyrot, Favre et Rigaud, personnifient admirablement, sous ce rapport, cette période.

L’époque moderne n’a pas fait défaut à l’idiôme languedocien ; quoique altéré dans ses dialectes primordiaux et trop subdivisés, il a retrouvé, dans toutes les parties méridionales soumises à sa domination, de glorieux interprètes.

Les travaux propagandistes du poète Jasmin lui promettent aujourd’hui une perpétuité civilisatrice, jusqu’à ce qu’un nouveau génie vienne se rattacher au chantre Agenais, comme celui-ci s’est rattaché, en le continuant poétiquement, au savant, modeste et vertueux Goudelin.