Procès verbaux des séances de la Société littéraire et scientifique de Castres/1/2

Séance du 4 Décembre 1856.


Présidence de M. A. COMBES.


M. le sous-préfet assiste à la séance.

M. le président prononce l’allocution suivante :


Messieurs et chers Collègues,

J’inaugure cette première séance par des remerciements. Reconnaissance d’abord de ma part pour vous, Messieurs, qui m’avez appelé à l’honneur de diriger, comme président, la première année de vos travaux. Reconnaissance ensuite de notre Société en faveur des autorités locales qui ont bien voulu accepter d’en faire partie, en faveur aussi des deux jeunes professeurs, dont l’active persistance a été couronnée d’un succès complet. Reconnaissance enfin à l’égard de M. le sous-préfet de Castres, pour ce qu’il nous a fait entendre d’aimable, en parlant de l’opportunité de notre œuvre, du principe de l’association appliqué au développement des lumières, de l’importance relative de nos travaux, des ressources offertes par la localité, dans le but de rattacher, par un lien éminemment moral, les populations au sol qui les a vues naître, de ses vœux pour la prospérité de notre entreprise.

Maintenant permettez-moi de reprendre en peu de mots les vues synthétiques exprimées dans votre dernière séance, et d’y ajouter quelques faits d’analyse ou d’application.

La Société littéraire et scientifique de Castres se propose, nous a-t-on dit, deux choses : raviver l’amour de l’étude, et, sur ce principe, réunir en faisceau les forces vives d’un pays où elles s’affaiblissent en s’éparpillant ; où l’isolement, pour si productif qu’on le suppose, dans ses efforts moins distraits, ne suffit plus ; où des rapprochements, de nouvelles relations sont devenues nécessaires en face des exigences du siècle emporté par les grands intérêts de la paix, et de ces moyens d’exécution à l’aide desquels tout s’élargit, tout s’étend, tout s’universalise en un mot.

Il y a donc à se demander d’abord quels sont ces éléments qui, dans un horizon très-circonscrit, mais à la fois très-varié, peuvent inspirer le goût des recherches littéraires, le dévouement à la science, la résignation contre tous les mauvais propos jetés à ceux qui se distinguent par le titre de savant, plus ou moins mérité ? C’est, à mon avis, le sentiment à peu près général aujourd’hui, ici comme ailleurs, de ce malaise d’hommes qui se sont usés à ne rien faire ou, ce qui est pire encore, à faire des riens ; de ces hommes qui comprennent enfin, par un retour consciencieux sur eux-mêmes, l’inanité de leur vie et la nécessité de la rendre utile et féconde.

Voici en effet, Messieurs, comment le caractérisait, il y a peu de jours, un éminent magistrat, M. Cordoen, portant la parole à la rentrée de la cour impériale d’Orléans :

« Les maladies sociales, disait-il, puisent leur germe à de mystérieuses origines, les civilisations avancées ont leurs périls en même temps que leurs bénéfices ; depuis un demi-siècle les conditions de la vie ont été si merveilleusement adoucies, que de toutes parts on a oublié l’étroite et sainte obligation du travail. On a voulu tout savoir sans avoir rien appris, conquérir tous les succès et tous les avantages, sans les avoir achetés par la persévérance et par la peine. Et, parce que l’électricité, la lumière et la vapeur mises par la science au service de l’homme, semblent avoir supprimé le temps et l’espace, on a dédaigné l’effort et la patience comme des vertus désormais inutiles. »

Cela est vrai, Messieurs ; cela est profondément senti, noblement exprimé. Or la meilleure réponse à faire est celle dont vous vous êtes chargés, au nom de vos concitoyens, en vous offrant spontanément pour les servir de vos exemples, vous qui croyez à l’avenir d’une institution comme celle-ci, basée sur la double condition du travail collectif, organisé, et du mérite personnel reconnu et récompensé, précisément parce que lorsqu’on saura quelque chose, c’est qu’on l’aura appris.

Est-ce donc à dire que vous prétendriez imposer au pays une autorité oppressive, un contrôle gênant, une direction forcée, un mouvement contre sa nature ? Loin de là ; vous voulez respecter la liberté intellectuelle dans toutes ses conséquences. Cette intention résulte des démarches déjà accomplies pour constituer le personnel honorable qui m’entoure ; elle est écrite implicitement dans les statuts fondamentaux et dans le règlement intérieur que nous allons livrer à votre discussion ; elle forme le premier terme de la tradition qui nous rattache à l’académie castraise de 1648, et, par elle, à cette vérité ainsi stéréotypée dans ses registres :

Art. 15 du règlement. — « Et, d’autant que l’esprit naturellement ennemi de toute contrainte, ne peut s’appliquer avec toute sa force à un travail que la nécessité ou le sujet lui rendent désagréable, aucun académicien ne pourra être obligé à proposer aucune question, ni à composer aucune pièce, si bon ne lui semble, mais chacun sera pour ce regard en pleine et entière liberté. »

Il s’agissait alors, Messieurs, de fixer la langue française ; il fallait l’arracher aux langes de son enfance grecque, latine ou romane, pour la livrer à ses propres forces ; il importait de faire concourir chaque partie du territoire national à cette unité de langage qui avait été une des préoccupations de Richelieu. Nos pères y contribuèrent pour quelque chose, croyons-le, puisque nous trouvons dans nos compatriotes d’alors le nom de Pelisson, de Gaches, de Borel, de Dacier, d’Abel Boyer, de Rapin-Thoiras, de Jaussaud, d’Alexandre Morus.

L’œuvre accomplie, ces hommes durent disparaître ou se déplacer. Le mouvement imprimé par leur présence ici n’en continua pas moins, mais il changea de direction ; il n’était plus question d’écrire pour écrire, de faire de l’art pour l’art, de scander des mots, d’aligner des hémistiches, de grouper symétriquement des vers ; le moment était venu de se servir de la langue comme d’un instrument éprouvé, et de l’appliquer aux grandes pensées de la religion, aux nécessités pratiques de l’art de guérir, aux observations des sciences physiques. Ainsi procédèrent successivement Honoré Quiqueran de Beaujeu, évêque de Castres, prononçant dans la basilique de Saint-Denis l’oraison funèbre de Louis XIV au nom de tout le clergé français ; Dom Claude de Vic, bénédictin né à Sorèze, où il conçut la première idée de son histoire générale de Languedoc, terminée par son confrère Dom Vaissette, enfant de Gaillac ; Silvain Malzac, Alexis Pujol et François Icart, auteur de plusieurs traités de médecine justement estimés ; l’abbé Sabatier que tout l’esprit de Voltaire, son antagoniste, n’est pas parvenu à faire oublier ; enfin Daubian et Pujol, avocats, qui, de nos jours, ont restauré ou vulgarisé l’idiome du pays, par des productions d’une valeur incontestable.

Voilà le point où nous en sommes, Messieurs, nous commençons une période nouvelle, l’œil fixé d’un côté sur l’héritage de nos ancêtres en littérature, de l’autre sur les voies diverses ouvertes devant nous par les besoins modernes de la civilisation. Celle-ci est multiple dans ses procédés ; par conséquent il importe de bien saisir le degré qu’elle a atteint dans une localité, afin d’y attirer ce qui manque, afin d’en extraire ce qu’elle a de trop pour le verser dans la masse commune.

Sous ce rapport, nous sommes riches, plus riches qu’on ne le croit généralement. Les événements passés semblent n’avoir été que des labours profonds, non des bouleversements destructeurs. En littérature, nous possédons, outre de bons ouvrages ou de beaux manuscrits en langue nationale, comme Gaches et Madiane, un idiome original, harmonieux, naïf, abondant, philosophique, ainsi que je me propose de vous le prouver plus tard en réhabilitant notre patois, mot que j’admets suivant son origine étymologique ; d’après Ménage, il vient de patrius ; et cette origine suffit pour déterminer sa signification.

En philosophie, nous avons les souvenirs laissés autour de nous par Rabelais, étudiant chez les cordeliers de Castres, Bayle, élève de l’académie de Puylaurens, et cette pléiade d’illustrations connue sous le nom de Bénédictins de Sorèze.

En histoire monumentale, il nous reste de magnifiques fragments : la villa romaine de la plaine de Gourjade, le camp césarien du plateau de Saint-Jean (castra-castrorum), la base du clocher de Saint-Benoît à Castres, l’entier clocher de l’abbaye de Saint-Victor de Sorèze, la porte près de laquelle entra triomphalement Simon de Montfort dans notre ville qu’il venait de conquérir.

En productions naturelles, nous pouvons nous enorgueillir d’un sol inépuisable et vierge, où tout se trouve, puisque la ville de Castres forme le point de jonction des trois terrains géologiques, comme l’indiquent les cartes spéciales en cette matière.

Je m’arrête, afin de ne pas me perdre dans les détails. Ceux que je viens de mentionner suffiront, je l’espère, pour vous prouver, Messieurs, que rien ne manquera à nos recherches sérieuses, à nos patientes investigations, à nos études générales ou particulières, quand nous saurons les diriger avec ordre, méthode, prudence, application.

Permettez-moi de vous prédire de bonnes destinées. Permettez-moi en même temps de vous rassurer contre les craintes que j’ai entendu manifester à l’occasion des influences plus ou moins dangereuses qu’on suppose devoir être exercées, au préjudice des petits centres comme le nôtre, par les chemins de fer. À côté de la facilité du déplacement, on a vu la désertion de nos villes, la dépopulation de nos campagnes, les appétits sensuels se multipliant, la puissance de l’esprit se laissant absorber par celle de la matière, erreurs d’un pessimisme contre lequel protestent évidemment le caractère français, la tradition, l’histoire, les intérêts, et par dessus tout la nature de l’homme et la volonté de Dieu.

Si, à l’aide de communications plus rapides de toute sorte, la pensée est devenue plus nationale d’abord, plus européenne ensuite, comme elle deviendra plus cosmopolite un jour, ne procède-t-elle pas toujours de la conception individuelle ? Or c’est un privilége dont rien ne dépouillera l’homme. Cette pensée changera de forme, elle adoptera de nouvelles expressions, mais elle subsistera au fonds de toutes choses, par les rapports incessants, nécessaires de l’homme et du sol. Le sol ne se déplace pas. Les cours d’eau suivent toujours les mêmes pentes ; les montagnes dominent aux mêmes endroits ; les plaines fertiles ne se transportent pas d’une zone dans une autre ; les climats sont d’ailleurs la sauvegarde des productions. Eh bien ! sur les bords de ces rivières, au pied de ces hauteurs, dans ces terrains cultivés, sous cette atmosphère fertilisante, il y aura toujours des habitants, parce que là seulement se trouvera leur alimentation.

Lors donc que les wagons passant de l’autre côté de la Montagne-Noire nous enlèveront quelques voyageurs, ils nous en rendront d’autres. Au lieu de quelques esprits malades, tourmentés d’une remuante ambition, en proie à la fièvre du lucre, ils nous rapporteront quelques-uns de ces hommes pour lesquels le repos utile est enfin un besoin, et dont l’existence ballotée au loin par d’amères déceptions, viendra se confondre avec la nôtre, afin de vivre, encore, suivant les règles les plus salutaires, des travaux de l’esprit et de l’amour du pays.

M. le président donne ensuite lecture d’un projet de règlement intérieur. Quoiqu’il ne soit pas possible d’établir tout d’abord un ensemble de dispositions destinées à réglementer les divers actes qui constituent la vie d’une Société, à déterminer l’ordre et la nature de ses travaux, à diriger les délibérations, il y a pourtant des bases à poser et des indications à formuler. D’ailleurs l’expérience d’un grand nombre de Sociétés peut servir de guide. En tenant compte des différences dans le caractère, dans les habitudes, dans le but, il est facile de s’emparer des mesures que le temps a déjà consacrées ailleurs. C’est dans ce sens, et conformément à ces principes, que le projet de règlement a été préparé, et qu’il est discuté par la Société qui en renvoie l’adoption définitive à la séance suivante.

Le bureau est chargé d’en coordonner les diverses parties, de les rédiger dans le sens des observations faites par divers membres, et de présenter une rédaction complète.