Ernest Flammarion (p. 81-89).
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VII


L’humanité est jeune encore : elle a, selon toute vraisemblance, des millions d’années devant elle. C’est peu pour les âmes altérées d’infini ; ce n’est pas une quantité négligeable : nous nous faisons même difficilement une idée de ce que cela peut être. Mais enfin, si loin que soit ce jour, il viendra, celui de la fin de notre espèce ! le soleil s’éteindra ; peut-être avant ce temps la terre aura-t-elle résorbé ses mers, son atmosphère, et sera-t-elle devenue impropre à la vie ; après avoir progressé dans des proportions que nous ne pouvons imaginer, l’humanité régressera, dégénérera, disparaîtra.


« Et il ne resterait rien de nous, qui avons pensé, de nous, qui avons aimé, qui avons souffert ! ce n’est pas possible. Nous sentons en nous quelque chose qui ne peut périr ! »


Soyez tranquilles, personne ne vous prouvera le contraire.


Mais ce que nous sentons en nous pourrait très bien n’être que l’instinct de la conservation, transfiguré par notre imagination qui en a fait bien d’autres, transformant par exemple les brouillards et les feux follets en fées, fantômes et revenants auxquels on a cru pendant des siècles.


Cela pourrait être aussi le pressentiment de cette vérité, que les éléments dont nous sommes composés ne sauraient disparaître et que d’autres êtres vivants seront formés de notre substance.


« Il est impossible », dit-on, « que notre désir n’implique pas une réalité. » C’est parfaitement possible au contraire. Qui de nous, par exemple, n’a désiré ardemment remonter le cours des âges, vivre, ne fût-ce qu’un jour, une heure, dans tel ou tel des temps anciens ? là, pourtant, aucune illusion n’est admissible, et nous savons à n’en pas douter que nous ne verrons jamais Périclès ni Cléopâtre. Croire ce qu’on désire est naturel ; cette croyance n’a aucune action sur les faits.


Mais alors, où est le BUT ?


Le but ?

Il n’y en a pas.


Rien, dans la nature, ne tend à un but, ou plutôt chaque but est à son tour un point de départ : la nature nous donne le spectacle d’un perpétuel cercle vicieux.


Voyez la plante : elle germe ; elle se compose d’une racine, d’une tige et de feuilles naissantes ; elle croît rapidement, de nouvelles feuilles, de nouvelles tiges apparaissent. La racine nourrit les tiges qui portent les feuilles, mais celles-ci nourrissent aussi la tige et la tige fait vivre la racine ; il y a réciprocité, il n’y a pas encore de but défini. Le but, c’est la fleur ! le bouton grossit, s’ouvre, le miracle s’opère, la fleur s’épanouit ! mais la fleur éphémère n’est que le temple de la fécondation ; celle-ci opérée, la fleur se fane et tombe, le fruit se développe et mûrit. Est-il le but ? sa fonction est de contenir la graine ; celle-ci, à ne voir que l’apparence, est un objet complet, terminal. Erreur, la graine n’est que l’embryon de la plante future ; et le cycle recommence.


On s’est toujours cassé le nez en cherchant les causes finales ; cela tient peut-être tout simplement à ceci, qu’il n’y a pas de causes finales. En tous cas, s’il y en a, il en va exactement pour nous comme s’il n’y en avait point.


Si nous sommes emprisonnés dans le temps comme dans l’espace, tâchons de nous accommoder de notre prison ; quoiqu’on en dise, elle est assez vaste pour nous. Pénétrons-nous de cette idée, que l’humanité est un corps dont nous sommes une molécule, et que le vœu de la nature est que nous vivions pour les autres, qui sont nous-mêmes. Profitons de l’héritage de nos aînés ; travaillons pour que ceux qui nous suivront soient plus heureux que nous, s’il est possible, et nous soient reconnaissants de l’existence que nous leur aurons préparée. Nous verrons alors que la vie est bonne, et, le moment venu, nous nous endormirons avec le calme et la satisfaction de l’ouvrier qui a fini sa tâche et bien employé sa journée. Les joies que la nature nous donne, qu’elle ne refuse même pas complètement aux plus déshérités d’entre nous, celle que procure la découverte de vérités nouvelles, les jouissances esthétiques de l’art, le spectacle des douleurs soulagées et les efforts pour les supprimer dans la mesure du possible, tout cela peut suffire au bonheur de la vie. Il est à craindre que tout le reste ne soit que folie et chimère.


Des hommes sérieux et éclairés, de grands savants, croient pourtant à ces « chimères » et à ces « folies ».


Cela ne prouve rien ; la logique ne gouverne pas toujours les hommes, fussent-ils éminents, et les contradictions les plus surprenantes vivent à l’aise dans le milieu élastique de la conscience. Képler, le grand Képler, un des fondateurs de la science moderne, l’auteur des lois immortelles qui portent son nom, croyait à l’astrologie ; il écrivait sérieusement que la conjonction de Jupiter et de Saturne, dans le signe du Lion, pouvait provoquer des insurrections. Une des forces les plus mystérieuses de la nature, l’atavisme, est la source de ces illogismes et la cause que certaines idées préconçues résistent à tous les assauts de la Raison.


Humiliée par la foi, déifiée par la libre-pensée, la raison reste ce qu’elle est : le gouvernail du navire, rien de plus. Cela suffit pour qu’il soit impossible de s’en passer.


C’est avec ce gouvernail que nous avons essayé de nous diriger.