Ernest Flammarion (p. 53-65).
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V


La Société, nous dit-on, ne sera sauvée que par l’Évangile. On ne nous dit pas comment, et il serait inutile de nous le dire ; le mot suffit. Il est si doux à prononcer, si doux à entendre ! il éveille de si suaves idées ! on perd son temps à critiquer l’Évangile ; Voltaire y a usé ses dents. C’est en vain qu’il a mis au jour tout ce qu’il a pu y découvrir de choses niaises ou ridicules ; ces choses, on ne veut pas les voir. Tous les livres saints contiennent ainsi d’admirables pensées, mêlées à des étrangetés dont le fidèle ne s’inquiète jamais ; si elles sont trop choquantes, il en est quitte pour s’estimer incapable de les comprendre. Pour ce qui est de Voltaire, il avait eu un mot révoltant : « Écrasons l’infâme ! » — infâme, le doux Fils de Marie, l’irrésistible charmeur qui entraînait les foules, le justicier qui chassait les vendeurs du temple, le martyr qui pardonnait à ses bourreaux ! après un tel mot, on ne peut plus rien entendre.


Il n’est pourtant pas inutile de rechercher, dans les parties de l’Évangile que tout le monde connaît, où se trouvent ces fameux remèdes qui doivent, comme on dit, « sauver la société ».


Selon toute apparence, la famille, le travail, l’épargne sont à la base de la société telle que le monde moderne la comprend.


Rien de cela n’existe dans l’Évangile.


Les disciples de Jésus quittent tout, famille et emploi, pour le suivre, et dès lors ne s’adonnent plus à aucun travail, vivant aux dépens de tout le monde. « Ne vous préoccupez pas du boire et du manger », leur dit le Maître ; « Votre Père qui est aux cieux vous nourrira. Voyez le lys des champs : il ne travaille point, il ne file point, et pourtant il est mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire ». On se scandalisait de voir le Fils de l’Homme fréquenter des gens de mauvaise vie, et manger avec eux ; mais, comme tous les oisifs, Jésus et ses disciples mangeaient où ils pouvaient, trop heureux d’accepter l’invitation d’où qu’elle vînt : aujourd’hui chez un riche marchand, demain chez une courtisane convertie par la parole du Maître, les autres jours n’importe où. Nulle part vous ne rencontrerez cette idée que l’homme doive, par son travail, se suffire à lui-même ; ceux qui possèdent sont tenus de faire l’aumône, les autres de l’accepter. Aucune fierté : si l’on vous soufflète, vous devez tendre l’autre joue. Nul patriotisme : « Si les lois de votre pays ne vous conviennent pas, secouez la poussière de vos sandales et allez dans un autre ». Les préceptes, vous les connaissez : Aimez-vous les uns les autres, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, redevenez semblables à de petits enfants qui viennent de naître ; on pourrait ajouter : marchez sur la tête, prenez la lune avec les dents, car tout cela n’est pas praticable ; le premier précepte, qui paraît au premier abord d’une application facile, a été plus admiré que pratiqué ; après dix-neuf siècles, les nations chrétiennes en sont encore à s’épuiser en armements sanguinaires, et des écrivains dévots ont jugé la guerre une chose sainte et nécessaire !


Le Maître est remonté au ciel : voici la société chrétienne à son berceau, sous la tutelle des apôtres. Comment vont-ils l’organiser ? d’une façon bien simple : chaque fidèle leur apportera son avoir, et le total sera distribué également entre tous. L’un d’eux ayant « triché » en gardant devers lui quelque somme, saint Pierre, d’un geste, l’étendit mort à ses pieds.


Ainsi, suppression du travail, affaiblissement des caractères, partage des biens sous peine de mort, voilà ce que nous donne l’Évangile comme base de la société. À la bombe près, cela ressemble singulièrement à l’anarchisme, qui se pique aussi de charité, à l’occasion.


Aussi bien n’est-ce pas précisément sur l’Évangile, comme on se plaît à le dire, qu’est édifié le monde moderne ; l’Évangile n’est qu’un symbole. En le prenant uniquement pour guide, on arrive à des résultats surprenants, témoin le célèbre romancier philosophe qui de fil en aiguille est arrivé à prétendre qu’il était coupable de se laver à grande eau et criminel de perpétuer notre espèce. La vraie base est dans la doctrine des Églises qui ont pris l’Évangile pour drapeau, principalement de l’Église catholique. Tout y part de ce principe : l’homme est de passage sur la terre, son but est le ciel, sa vie doit tendre uniquement à lui mériter une éternité bienheureuse.


Cela mène à de hautes vertus, meilleures assurément pour une société que les vices contraires ; mais ces vertus, par elles-mêmes, ne sont pas sociales ; si la société chrétienne a vécu sur ce fond, c’est que la Nature, qu’il est impossible de comprimer complètement, a réclamé ses droits et est venue mitiger la rigueur des principes ; c’est que, comme disent les livres de piété, on croit, mais on vit comme si l’on ne croyait pas, ou comme si l’on croyait un Évangile contraire à celui que l’Église explique et enseigne ; c’est que l’Église elle-même, tout en interprétant les Écritures de la façon la plus large, de par l’autorité qu’elle prétend tenir de Dieu même, a su dans l’application de ses immuables doctrines joindre une grande habileté à une grande souplesse. Sans ces tempéraments, qu’arriverait-il ? l’Église bénissant le mariage, mais lui préférant hautement la continence et la virginité, si la foi chrétienne était universellement pratiquée, si elle était réellement vive et efficace, le monde se peuplerait de cloîtres ; ce ne serait pas seulement la mort de toute civilisation, ce serait la fin de l’espèce humaine.


L’Église nous apprend que l’ordre de la Grâce, qui est celui de Dieu, est opposé à l’ordre de la Nature, qui est celui du Diable ; elle ne se préoccupe guère des lois naturelles, si bien qu’un brillant académicien, faisant l’éloge des vertus chrétiennes, s’est vu conduit à déclarer qu’elles étaient contre nature. L’idée chrétienne place avant tout l’intérêt bien compris de l’individu, la Nature sacrifie l’individu à la conservation de l’espèce ; différence fondamentale, scission radicale qu’on a cherché à dissimuler dans la pratique, mais qui reste au fond des choses et reparaît toujours, de temps en temps, à la surface. Le vrai chrétien parle avec mépris et défiance de « science humaine » et d’« art profane » ; les grands génies lui sont suspects, les belles créations, les découvertes scientifiques ne l’intéressent pas. À quoi bon rechercher les précieux vestiges du passé, fortifier et améliorer la race, pénétrer les secrets de l’univers, mesurer le cours des astres ou épeler le livre mystérieux des microbes ? Une seule chose importe : sauver votre âme. La charité chrétienne, si touchante dans ses effets, l’est peu dans son essence : procurer au prochain une bonne mort et se préparer à elles-mêmes des mérites pour l’autre vie, il n’y a pas autre chose pour les âmes vraiment pieuses, qui font profession d’un parfait détachement. « Voyez », me disait un jour, avec un angélique sourire, un jeune prédicateur revêtu de la robe blanche de St-Dominique, « ne suis-je pas dans mon état normal ? j’ai pourtant reçu ce matin la nouvelle de la mort de ma mère ; nous autres, qui sommes détachés de tout, ne sommes pas troublés par de pareilles choses ». Hâtons-nous de dire qu’on arrive rarement à une telle perfection.


Mais, objecte-t-on, sans foi, sans croyances, que deviendront les hommes ? rien ne les retiendra ; ayant perdu l’espoir d’une vie meilleure, la crainte d’un châtiment éternel, ils ne songeront qu’à vivre le plus heureusement possible, aux dépens des autres s’il est nécessaire ; l’égoïsme sera la loi du monde, tous les vices se donneront carrière : aucune société ne saurait s’accommoder de pareils éléments.


Cela est bon à dire ; on rend les enfants sages en les menaçant de la colère de Croquemitaine ; mais quand ils ont perdu la foi en Croquemitaine, il est impossible de la leur rendre sous prétexte qu’elle était d’un usage commode.


Les hommes sont en grand danger de perdre toute croyance. Il faut s’habituer à cette idée, et chercher s’il n’y aurait pas moyen de trouver dans la Nature seule les bases d’une morale et d’une société.


Cherchons.