Ernest Flammarion (p. 43-51).
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IV


Il y a déjà longtemps qu’on a dit :


« Du jour où les Romains ont cessé de croire aux poulets sacrés, c’en a été fait de l’Empire romain. »


On en a conclu que les Romains avaient eu tort de ne plus croire aux poulets sacrés, oubliant que leur plus grand tort était d’avoir assis un empire sur une base aussi fragile.


En tous temps, en tous lieux, nous retrouverons ce fait : une société fondée sur une religion. Ce qui donne aux religions leur solidité, c’est qu’elles sont acceptées comme l’expression de la vérité absolue ; là est aussi leur faiblesse. Un jour vient où les besoins de la société qui se développe ne sont plus en harmonie avec son organisation théocratique, un jour où les intelligences, désireuses de penser par elles-mêmes, ne s’accommodent plus de l’enseignement théosophique ; on s’aperçoit que la prétendue vérité n’était qu’un brillant mensonge : la religion s’écroule et la société avec elle.


Les peuples chrétiens arrivent à ce moment critique.


Une seule civilisation connue échappe à cette loi, c’est la civilisation chinoise. Les Chinois, comme les autres peuples, ont des croyances et des superstitions, mais ce n’est pas sur elles que la société est fondée : c’est sur le respect de la famille et le culte des ancêtres. Peut-être est-ce pour cela que la société chinoise compte cinq mille ans d’existence.


À l’origine des sociétés civilisées, la science naît à l’ombre des temples ; science et religion vivent ensemble en bonne intelligence, se prêtant un mutuel appui. La science grandissant chaque jour, alors que la religion demeure immobile, bientôt celle-ci se sent menacée et devient pour son ancienne protégée une implacable ennemie. Le Polythéisme a inquiété les Pythagoriciens, qui avaient trouvé la clef du système de l’Univers, et cette clef a été perdue jusqu’au jour où Copernic l’a retrouvée ; pendant des siècles, le monde a été condamné aux pires folies cosmogoniques, dans l’intérêt des dieux de l’Olympe. Parlerons-nous de Galilée ? exagérée par les ennemis de l’Église, atténuée par ses apologistes, l’histoire de sa persécution demeure accablante pour ceux qui avaient alors la prétention de combattre l’erreur et d’imposer la vérité.


La science, depuis deux siècles, s’est énormément développée. Sa revanche est terrible ; en vain les temples regorgent de fidèles, en vain des milliers de chaires sacrées répandent la parole de Dieu ; on sent, on sait que la foi n’y est plus. Des enthousiastes, assoiffés d’idéal, attendent avec anxiété une foi nouvelle ; ils attendront en vain ! ce ne sont pas seulement les dogmes qui s’usent, c’est l’aptitude même à croire qui se perd : l’athéisme envahit le monde. Ici il faut nous arrêter ; la chose en vaut la peine.


L’athéisme, avouons-le, est fort mal porté. Beaucoup de gens reculent devant lui par répulsion pour une tourbe qui nie Dieu afin de s’affranchir de toute règle, de tout frein, pour n’avoir d’autre loi que la satisfaction des appétits les plus vils ; il y a de quoi faire reculer en effet, pour peu qu’on ait quelque délicatesse.


D’ailleurs, une négation n’est pas une doctrine. C’est avec des affirmations que l’on fait œuvre qui dure ; la négation ne saurait être que stérile.


Les preuves de l’existence de Dieu sont irréfutables. Elles n’ont contre elles que ceci, d’être en dehors du domaine de la science et d’appartenir entièrement à celui de la métaphysique. Or, presque toujours, quand la métaphysique s’est trouvée aux prises avec les faits, elle a été vaincue ; Renan a osé dire qu’elle n’existait plus. Cependant, notez ce point : elle a été vaincue presque toujours, mais non pas toujours ; elle a parfois rencontré la vérité. Quant à la science, si loin qu’elle puisse aller, elle rencontre une limite où sa lumière ne pénètre pas ; on dit alors : Dieu est là.


Mais, chaque jour, la lumière de la science pénètre plus avant dans l’inconnu, et il est arrivé une chose effrayante : à mesure que la science avançait, Dieu a reculé.


Il est maintenant au fond de l’infini, intangible et inaccessible, hors des atteintes de la raison impuissante. D’après l’enseignement théologique, il est le créateur du monde, mais d’un monde fini, limité, destiné à disparaître un jour : « Les cieux et la terre passeront », dit l’Écriture.


Or, les philosophes s’accordent aujourd’hui pour admettre que l’Univers n’a pas de limite et qu’il n’aura jamais de fin. D’aucuns veulent qu’il ait eu, à une époque fabuleusement reculée, un commencement, ce qui suppose un créateur ; d’autres, avec quelque apparence de raison, pensent que n’ayant ni limite, ni fin, il ne saurait avoir de commencement.


Il est certain que l’existence éternelle d’un univers doué de propriétés qui développent fatalement son évolution n’est pas plus difficile à admettre que celle d’une volonté éternelle, indépendante du temps et de l’espace, douée de la faculté créatrice et tirant ce même univers du néant.


Sous le nom de Providence, Dieu est censé veiller sur le monde. Y a-t-il réellement une providence ? rien n’empêche d’y croire ; mais pour préserver un clocher de la foudre ou une ville de l’épidémie, un paratonnerre vaut mieux qu’une croix, des précautions sanitaires sont plus efficaces que des processions : tout le monde en convient.


Malheureusement ni le paratonnerre ni l’hygiène ne peuvent préserver la Société des fléaux qui menacent son existence.