Problèmes de la guerre et de la paix/02

L’ÈRE NOUVELLE
PROBLÈMES DE LA GUERRE ET DE LA PAIX

II[1]
LE PROBLÈME DE LA PAIX


I. — DE LA GUERRE A LA PAIX

Le sophisme, qui trompe encore, plus ou moins, les peuples allemands, consiste dans l’affirmation, — mille fois répétée, jamais sérieusement combattue en Allemagne, — que l’Allemagne a été attaquée par les Puissances, et qu’elle lutte uniquement pour son existence, pour sa liberté. L’Empereur aimait la paix ; c’est contre sa volonté que l’Europe et le monde ont été jetés dans la guerre : « Je n’ai pas voulu cela. »

Sur les origines immédiates de la guerre, la lumière est faite. L’histoire n’aura, sans doute, aucun élément essentiel à verser au débat. Quand elle pénétrera dans les archives secrètes, elle éclaircira peut-être le point resté douteux de savoir si c’est l’Autriche qui a entraîné l’Allemagne ou l’Allemagne l’Autriche. Mais le fait de la « volonté d’agression » de la part des Empires du Centre résultera autant des actes d’une politique suivie que des faits diplomatiques immédiatement antérieurs à la crise[2]

S’élevant de « l’incident » au « permanent, » l’histoire reconnaîtra, sans doute, comme raisons profondes de la guerre : l’esprit d’invasion naturel à la race allemande, la folie orgueilleuse résultant des trop faciles victoires de 1866 et de 1870, l’ivresse d’un enrichissement prodigieux dû à un système industriel, commercial et financier qui ne pouvait pas durer. Elle dépouillera du prétendu mysticisme dont on a voulu la parer, une décision froidement prise et dont le caractère est foncièrement réaliste ; tout au plus, reconnaitra-t-elle quelque infime appoint idéaliste dans la thèse de ces « satanés professeurs » dont parlait Palmerston. L’histoire résumera l’ensemble de ces dispositions avérées dans une expression désormais classique : le militantisme prussien. Elle dira comment le militarisme était la modalité agressive du système pangermaniste exposé par Bülow dans son livre : la Politique allemande, et elle notera comme décisif l’aveu échappé à Jagow : « Au conseil de Potsdam, les militaires l’ont emporté sur les civils. »

Le « problème de la guerre » nous a paru se résoudre en ces termes : guerre injuste, guerre agressive, guerre préparée, délibérée et déclarée : elle accable, non seulement le gouvernement allemand, mais le peuple allemand sous le poids des plus lourdes responsabilités. Avec les conséquences si étrangement disproportionnées entre les desseins et les résultats, la guerre de 1914 est le type de la guerre détestable. Cataclysme inouï, crime effrayant de lèse-humanité, elle est la preuve éclatante de l’insociabilité persistante de l’Allemagne prussienne parmi les autres peuples européens.

En ce qui concerne la « volonté de la guerre, » la contre-épreuve résulte de l’examen des « buts de la guerre. » L’opinion allemande, la presse allemande, les chefs allemands ne cessent d’agiter cette question. Or, dans une si ardente polémique, les uns et les autres ne prennent en considération qu’un seul et unique point de vue : l’intérêt de l’Allemagne. Jamais, une seule fois, on n’a envisagé, jusqu’ici, entre Rhin et Niémen, le véritable problème : comment, après la guerre, réglera-t-on les affaires de l’Europe et les affaires du monde pour que l’humanité respire et soit plus heureuse ? Pas une seule fois, la considération des autres n’a forcé l’attention du brutal et aveugle égoïsme des Allemands. Preuve qu’ils ont fait la guerre uniquement pour satisfaire cet égoïsme, puisqu’ils entendent encore ne la conclure que pour des fins égoïstes, n’ayant ni admis ni aperçu même la nécessité de règlemens larges et humains comme issue et conclusion de ce formidable événement.

Dans les « fins de la guerre, » telles que les exposent soit les plus excessifs, soit les plus modérés, il s’agit toujours d’une bonne affaire pour l’Allemagne : rien de plus. Les six grandes associations industrielles et agricoles formulent ainsi leurs réclamations : « La sécurité de l’empire d’Allemagne dans une guerre future nécessite impérieusement la possession de toutes les mines de minettes, y compris les forteresses de Lougwy et de Verdun, sans lesquelles cette région ne saurait être défendue. La possession de grandes quantités de charbons et principalement de charbons riches en bitume qui abondent dans les bassins du Nord de la France est au moins aussi importante que le minerai de fer pour l’issue de la guerre… En résumé, on peut dire que les buts que l’on se propose pour nous assurer une économie durable sont, en ce moment, ceux qu’il faut pour garantir notre force militaire, notre indépendance et notre puissance politique, d’autant plus qu’étendre nos possibilités économiques, c’est multiplier les occasions de travail et servir ainsi notre classe ouvrière. »

Avec plus de modération (sans doute sous l’influence des récens événemens militaires), le premier ministre bavarois Hertling dit, le 31 août, au journaliste Wiegand : « L’existence de l’Allemagne, son indépendance comme nation, la sécurité future de son peuple pour son développement pacifique au point de vue économique, industriel et politique, voilà les buts de guerre de l’Allemagne, voilà ce que défend le peuple allemand et pourquoi il verse son sang ; voilà pourquoi nous combattons. »

Etant donné les atténuations que comporte une parole officielle, l’objectif du ministre est le même que celui des corporations : les Allemands ne parlent que d’eux, ne songent qu’à eux, à leurs intérêts, à leur prospérité, à leur bien-être. L’Allemagne, puissance de proie, est tombée sur le monde comme sur une proie. Même maintenant, elle ne s’est pas encore aperçue que l’Europe et le monde, puisqu’ils ont été troublés dans leur repos, entendent n’y rentrer que quand ils auront assuré et garanti à l’humanité une vie paisible sous un régime politique et économique équitable.

Le véritable problème de la paix réside donc dans l’antagonisme fondamental entre la conception que les empires de proie se sont faite de la guerre et celle que s’en est fait le reste du monde. Qu’ils discutent les « buts de la guerre, » on ne prendra nul souci de leurs polémiques, tant qu’ils n’auront pas admis qu’il s’agit d’autre chose que des débouchés économiques de l’Allemagne, de l’expansion matérielle et matérialiste de l’Allemagne. Se bornant à cela, ils n’effleurent même pas le sujet. S’ils croient que leurs ambitions et leurs convoitises, grandes ou petites, l’achalandage de leur boutique, la vente de leur camelote expliquent et excusent l’effroyable boucherie, ils se trompent : plus ils insistent, plus ils irritent. Un tel manque de tact les rend haïssables et les isole du reste de l’humanité.

Ils ne s’aperçoivent donc pas que la raison humaine, toute la raison humaine (et la leur peut-être bientôt) répudie et répudiera ces « buts » mesquins et bas I Puisqu’ils ont déclaré la guerre au monde, le monde la leur fait pour les réduire à l’impuissance et refouler l’exemple et l’erreur de leur brutale insociabilité.

Comme des enfans gourmands et volontaires, ils troublent la maison par leurs cris, leurs exigences, leurs colères. Nous demandons une vie tranquille et noble, avec les plus hauts buts humains, la justice, la fraternité, la liberté ! Peuple jeune et de formation récente, de croissance trop prompte et mal réglée, ce gros garçon encombrant n’a pas encore compris tout cela. Il ne songe qu’à élargir sa place, fût-ce au détriment des autres. Il va s’apercevoir qu’il y a une règle pour tout le monde. Les Allemands ont besoin d’une correction, d’une leçon et d’une entrave. Un régime sévère, une autorité forte sont nécessaires pour leur apprendre à vivre. Ou ils céderont et se rangeront à la loi commune, ou ils s’obstineront dans leurs caprices et dans leur orgueil : en ce cas, les précautions seront prises pour les refréner à l’avenir. En un mot, il s’agit de leur inculquer la loi de la morale et des convenances internationales qu’ils ignorent encore. Il faut qu’ils changent de conduite et, pour cela, qu’ils changent de doctrine et de professeurs.

Renoncer aux instincts de rapine et de proie, au parjure et à la cruauté, c’est la première condition pour être admis dans une société civilisée.

Tenir compte de la vie et de la liberté des autres, c’est le premier principe de la justice.

Modérer ses désirs et ses passions, c’est la première règle de la sagesse.

La leçon de la guerre apprendra, une fois de plus, aux violens que ce sont là les modalités essentielles de toute paix.

Ayant considéré dans la première étude le caractère matériel et moral de la guerre[3], je vais essayer de dégager dans celle-ci les conditions matérielles et morales de la paix.


L’examen des problèmes de la paix, ainsi envisagé à l’heure actuelle, ne présente aucun inconvénient ; au lieu de nous déconforter, il nous réconforte. En nous découvrant la grandeur des buts de la guerre, leur élévation et leur noblesse, il nous donne la force d’âme nécessaire pour supporter les plus lourds sacrifices jusqu’à ce que ces buts supérieurs soient atteints. Il s’agit d’une marche à l’étoile : seule cette idée peut faire accepter la longueur de la route et les épines du chemin. La foi est notre soutien. Au but coûte que coûte ! Nous savons que nous sommes au plus pénible de la pente la plus rude. Mais le clair sommet entrevu nous attire et nous aide. Là-haut, nous allons découvrir des horizons infinis, et nos enfans jouiront du repos dans la lumière.

Puisqu’il s’agit d’un idéal, nous pouvons le fixer sans baisser le regard ; son rayonnement nous anime, mais ne nous aveugle pas. Peut-être ne l’atteindrons-nous jamais. Cependant nous devons le considérer comme l’objet infiniment désirable d’une victoire que, d’ores et déjà, nous pouvons admettre comme certaine.

C’est seulement pour cette hypothèse, — l’hypothèse de la victoire, — que l’on peut tenter d’esquisser les premiers linéamens de l’Europe future. Le sort des armes et la volonté de Dieu en décideront. Les aspirations les plus nobles lui sont évidemment subordonnées ; elle est le but et le couronnement de nos efforts.

C’est en vue de cette victoire que nous écrivons ces lignes, sans présomption et sans illusion, car nous connaissons la difficulté des réalisations humaines. Mais nous avons bien le droit de dire que la victoire doit être absolue pour que la paix soit digne d’une telle guerre. Selon les paroles récentes du vieux Kouropatkine : « Il faut avoir conscience que les années que nous vivons comptent parmi les plus importantes de l’histoire. Toute faiblesse, toute erreur commise actuellement, peuvent avoir leur répercussion pendant des siècles et peser cruellement sur la vie des peuples. Les générations actuelles doivent accomplir leur besogne de réparation et régénération. »

J’ai à peine besoin de dire, avant d’aborder cette étude sur les problèmes de la paix, que les idées qui y sont exposées me sont exclusivement personnelles. Je ne prends mes inspirations nulle part et je n’engage personne. Mais l’heure me parait venue de soumettre à l’attention et à la réflexion du public l’ensemble d’un débat sur lequel il devra bientôt se prononcer. Pour qu’il juge, encore faut-il qu’il soit saisi. Personne n’en est à penser, j’imagine, que les décisions d’une importance sans précédent qui sont à prendre, pourront être décrétées par les gouvernemens à l’insu des peuples. Les peuples veulent savoir et doivent être renseignés. Quel inconvénient à chercher dans une libre discussion, toute de loyauté et de franchise, les solutions dont dépendent la tranquillité et le bonheur du genre humain ?

Les déductions qui vont suivre paraîtront peut-être rigoureuses, je les crois logiques et fatales, si nous voulons éviter le retour, à bref délai, d’une guerre plus terrible que celle-ci. Je voudrais qu’à chaque page de la présente étude, fut écrite, en marge, la magnifique apostrophe du président du Conseil, M. Briand : « Vous ne connaissez donc pas l’Allemagne ! »

Je suis obligé d’ajouter enfin qu’au cours de ces pages, nécessairement comptées, les sujets n’ont pu être abordés que dans leurs lignes générales et, pour ainsi dire, effleurés. Je me suis attaché à l’étude des questions diplomatiques proprement dites, réservant, pour les études ultérieures, l’examen des autres problèmes internationaux, notamment des conditions économiques et des conditions du travail dans l’Ere Nouvelle.


La paix future ne sera certainement pas « la paix allemande. » La paix allemande ne voulant être, selon que le révèlent toutes les polémiques, sur les « buts de la guerre, » qu’une paix égoïste, la paix des Alliés sera, par opposition, une paix généreuse, une paix humaine et humanitaire.

Avant d’en venir à l’étude et à la discussion des points concrets, il faut, comme Talleyrand l’avait fait si sagement en 1814, poser les principes. L’avantage des principes est grand du côté des Puissances de l’Entente, car l’Allemagne et ses alliés n’en ont pas.

C’est à un simple « poilu, » à un enfant tombé au champ d’honneur que je demanderai l’expression la plus haute et, je crois, la plus exacte du but idéal de la guerre. Il est naturel que ces héros, frappés pour une cause juste, aient su, mieux que personne, pourquoi ils combattaient et il est bon qu’ils fassent, d’outre-tombe, entendre leur voix. Leur âme héroïque était plus éclairée que n’importe quelle assemblée de diplomates. Si les diplomates ne savent pas s’inspirer de cette revendication des cœurs simples et droits, ils manqueront leur tâche ; car ils ne sont que des scribes et les morts dictent.

Je cite donc ces paroles, parmi cent autres, parce qu’elles me paraissent traduire sincèrement et presque naïvement l’aspiration des âmes : « Après le conflit, ceux qui auront pleinement et fîlialement rempli leurs obligations envers leur pays se trouveront en face de devoirs autrement graves et de réalisation impossible quant à présent. Mais, précisément, là sera le devoir de projeter notre effort vers l’avenir. Ils devront tendre leurs énergies à effacer la trace des contacts blessans entre les nations… Les horreurs de la guerre de 1914 conduisent à l’unité européenne. Ce nouvel état ne s’établira pas sans heurts, spoliations, litiges, pour des temps infinis, mais indubitablement la porte est maintenant ouverte sur ce nouvel horizon[4]. » En un mot, le but de la guerre européenne est de faire une bonne Europe : sinon, cette guerre n’a pas de sens. Et c’est pour cela que l’Europe est obligée de faire une Allemagne européenne. Tout le problème est là.

Le traité de Westphalie a essayé de faire une bonne Europe en appliquant à l’Allemagne un certain régime, le régime des « garanties ; » l’œuvre a été manquée dans certaines de ses parties, et c’est pourquoi elle a péri. Nous tâcherons de reconnaître ces points défectueux et qui demandent correction. Les traités de 1814-1815 ont eu le même objet. Mais ils avaient une tare initiale. Talleyrand, qui y prit une si grande part, a, de cela, une vue très claire quand il écrit, au plein de leur élaboration, en visant l’agrandissement exagéré de la Prusse : « Il est évident que l’Allemagne, après avoir perdu son équilibre propre, ne pourra plus servir à l’équilibre général. »

Les conférences de La Haye ont eu pour objet d’établir un mécanisme de paix durable entre les peuples. Mais ce mécanisme était sans force, sinon sans âme. Il fut impuissant à empêcher la guerre et n’a aucune efficacité pour rétablir et combiner la paix.

Une bonne Europe et une bonne paix seront le fruit d’une sage élaboration où ces divers précédens entreront pour leur part et qui, en s’inspirant, en outre, des conditions de la lutte déchaînée entre les peuples, créera un nouveau droit.

Une bonne paix, une bonne Europe dépendent d’une saine appréciation des conditions dans lesquelles l’Allemagne est accrochée au sein de l’Europe et, si j’ose dire, au sein de la paix. L’Allemagne doit être en Europe un élément de paix et non un élément de guerre. Il s’agit de constituer, autour d’elle et avec elle, une sorte de confédération européenne où chacun travaille à sa place et à son rang. A cela les hommes d’État doivent s’appliquer avec une grande hauteur de vues et une grande largeur de cœur ; ils doivent se mettre au-dessus des passions du moment, écarter l’esprit de vengeance, ne pas céder aux faiblesses et aux compromissions de partis, s’inspirer à la fois des sentimens des peuples et de la froide raison, tenir aux réalités et s’élever jusqu’à l’idéal.

La génération qui a fait la guerre est capable et digne de prendre les choses de ce biais, car son éducation est forte et son inspiration droite, si les artifices des mauvaises ambitions et l’entraînement des passions aveugles ne l’égarent pas.

M. Asquith, dans son discours du 11 avril 1916 aux parlementaires français s’exprime ainsi, parlant au nom des Puissances alliées : « Comme résultat de cette guerre, nous entendons instaurer en principe que les problèmes internationaux doivent être résolus au moyen de libres négociations, sur le pied de l’égalité entre les peuples libres, et que ce règlement ne sera jamais entravé ou influencé par les injonctions impérieuses d’un gouvernement qui est contrôlé par la caste militaire. Voilà ce que j’entends par destruction de la domination militaire de la Prusse, rien de plus, rien de moins. »

Cette formule est excellente, mais négative. Il faut la compléter par un principe positif, et ce principe ressort de la sage interprétation de l’histoire, de la pratique de la vie des peuples, de la morale courante et de la morale internationale fondées sur le passé et capables de garantir l’avenir. Nous ne voulons pas seulement la destruction du militarisme prussien : nous voulons, sur ses ruines, fonder une Europe nouvelle, une Europe rationnelle, — en un mot une Europe équilibrée. Il ne suffit pas de détruire, il faut construire.

Tel est donc le principe d’ordre permanent qui relève du plus haut idéal historique : une bonne paix par une bonne Europe.


Et voici, maintenant, les déductions résultant du fait même de la guerre telle qu’elle a été conçue et entreprise par l’Allemagne et ses Alliés ; car ce fait est lui-même générateur de faits et de conséquences dont il faut bien tenir compte.

Toute paix, pour être durable, est à la fois extérieure et intérieure au vaincu qui la signe : elle lui vient du dehors puisqu’elle lui est imposée ; elle se fait au dedans de lui puisqu’il doit finalement y adhérer. Ainsi se fonde le droit qui est le consentement des parties.

Examinons donc ces deux points de vue : quelle paix imposer à l’Allemagne et à ses Alliés ? A quelle paix finiront-ils par adhérer ?

Puisque la guerre a été voulue par les Empires germaniques, déclarée par eux, à leur heure, dans un esprit de conquête et de domination, la paix doit, pour être juste, assurer aux peuples, victimes de cette agression, trois choses : le châtiment des responsables, la réparation des pertes subies, des garanties pour l’avenir. La justice, la victoire et les traités assureront le châtiment, la réparation et les garanties. Les trois élémens doivent être combinés de telle sorte que le problème matériel et le problème moral posés par la guerre soient, dans la limite des moyens humains, résolus.

Pour obtenir ces résultats idéaux, la guerre doit, pour ainsi dire, se transmuer en paix, par l’atténuation dégressive de son principe qui est la force et par l’apparition progressive de sa raison, qui est le droit.

Au début, la paix doit rester guerre, si j’ose dire, et, à la fin, la guerre doit être devenue paix.

Il est bon de prévoir cette évolution des choses pour y aider et la faciliter. La paix sera d’abord la paix des soldats, elle deviendra ensuite la paix des diplomates, et elle apparaîtra finalement la paix des jurisconsultes ou des arbitres. L’histoire ferme lentement les portes du temple de Janus et elle ouvre plus lentement encore celles du temple de La Haye.


II. — DE L’ARMISTICE, POINT DE DÉPART DE TOUTE NÉGOCIATION

Nous voici donc en présence du premier acte commençant l’évolution de la guerre à la paix : c’est l’armistice. L’armistice, c’est-à-dire la suspension des hostilités entre toutes les armées ennemies, sera, comme d’ordinaire, le préliminaire indispensable.

L’armistice est essentiellement l’œuvre des militaires. Seuls les grands chefs peuvent savoir quelles garanties il faut obtenir de l’ennemi pour que leurs troupes ne soient pas exposées à un retour où la victoire serait surprise dans sa confiance et sa bonne foi. Un des graves inconvéniens de la formule du « chiffon de papier, » c’est qu’elle rendra, dans la crise actuelle, les premiers contacts particulièrement difficiles. Qui voudrait s’en fier à la parole de celui qui l’a prononcée ? D’ailleurs, il n’y a pas de parole ni de signature qui compte à ces heures-là : il faut des faits ; et, ces faits, qui peut les obtenir et les déclarer satisfaisans, sinon ceux qui auront la responsabilité des conséquences ?

Songez aux terribles effets de la moindre erreur en ces matières. La guerre actuelle a réuni sur les champs de bataille « les nations armées ; » il ne doit être question de leur faire entrevoir une première détente, si l’on n’a pas obtenu d’abord, de l’ennemi, des concessions réelles mettant celui-ci dans l’impossibilité de reprendre les armes. Ces précautions sont indispensables et elles devront être calculées avec une exactitude et une vigilance rigoureuses : car, c’est en ce point précis qu’est le gond ou la charnière qui fera tourner la guerre vers la paix. La moindre surprise pourrait être fatale : nous avons affaire à une coalition qui est pleine de Sawof.

L’armistice doit être dicté par les militaires et être signé par eux sous leur responsabilité. A eux de prendre leurs précautions.

Ces précautions, d’ordinaire, sont les suivantes : le désarmement de l’ennemi, l’occupation de certaines places fortes ou de certains territoires, le sacrifice immédiat de certaines ressources et avantages qui pourraient permettre à l’ennemi de « souffler » et de rouvrir les hostilités à une heure plus favorable.

Le désarmement, dans les conditions actuelles de la guerre, sera d’une importance capitale ; car la supériorité de l’armement n’a jamais été plus décisive. Le seul avantage de l’Allemagne, à la suite de sa longue préparation, tenait à ses armemens. Il ne faut pas que cette supériorité lui reste. Forteresses, artillerie, aéroplanes, dirigeables, vaisseaux de guerre, sous-marins, il y aura mainmise, d’abord, sur ces engins redoutables. Telle sera, nécessairement, la première condition de la paix ; et c’est pourquoi je dis qu’elle sera encore la guerre.

Cette précaution se complète par une autre qui est également habituelle et qui résultera d’une nécessité non moins urgente : c’est l’occupation d’une partie du territoire ennemi. Après la mort des fils et la honte de la défaite, l’occupation des territoires sera la première forme du châtiment. Cette occupation comporte aussi, pour l’avenir, des garanties indispensables, notamment en ce qui concerne la réparation des dommages causés par la guerre. Les réparations devant être énormes comme ont été les dommages et les ruines, l’occupation sera le gage nécessaire, l’unique sûreté suffisante. Le précédent de 1870 suggère une « occupation de garantie » se prolongeant pendant plusieurs années.

Je n’insiste pas. Cette solution préliminaire du problème de la paix est, pour ainsi dire, normale : mais sa technique nous échappe. Il en est, en effet, des conditions du désarmement et de l’occupation, à peu près comme il en est des combinaisons stratégiques et des mouvemens tactiques : seuls, les chefs militaires peuvent en connaître, seuls ils auront le dépôt du secret dans ces heures obscures.

Ajoutons seulement qu’une prière s’élèvera de toutes parts vers eux, à ce moment : « Faites que la guerre ne recommence pas. Prenez vos précautions ; faites, faites que tant de sang versé ne l’ait pas été en vain. Ne parlez pas de paix, ne laissez pas parler de paix, s’il n’est pas bien entendu qu’il s’agit de la bonne paix, de la paix réelle, absolue, définitive, pour laquelle nous, les peuples, avons combattu jusqu’à la mort. Gardez-vous, méfiez-vous ; vous connaissez la ruse permanente qui vous guette. Ne vous laissez pas tromper. Retenez-nous, s’il le faut, sous les armes jusqu’à l’heure où l’ennemi sera sous vos pieds. Mais qu’il soit ligoté de telle sorte que la paix que vous imposez soit, une fois pour toutes, sans retour et sans discussion possible, la paix. »


L’armistice n’est pas seulement la suspension d’armes nécessaire, il est aussi le prélude de la pacification entre les peuples. Il est, à la fois, la dernière phase de la guerre et la première forme de la paix. De l’alinéa initial à l’alinéa final de son texte, la guerre et la paix sont, pour ainsi dire, entrelacées. Et c’est pourquoi il exige d’autres et non moins importantes préparations et élaborations. Le but idéal de la guerre et la pensée des gouvernemens, quand ils ont dû prendre leur parti de la guerre, doivent nécessairement s’y retrouver dans leur essence. Chacun de ses termes décidera d’un chapitre de l’histoire du monde. C’est là que se fait la jonction entre l’œuvre du pouvoir civil et l’œuvre du pouvoir militaire ou, plutôt, c’est là que doit se trouver l’expression de la volonté nationale en action.

Bismarck donne, dans ses Souvenirs, la doctrine, telle qu’il la conçoit, des relations de l’état-major avec le gouvernement pendant la guerre. Il rappelle que le dieu Janus a deux faces : l’une tournée vers les affaires civiles, l’autre vers les affaires militaires, et il ajoute : « La tâche de la direction de l’armée se propose l’anéantissement des forces ennemies ; le but de la guerre, c’est d’obtenir la paix à des conditions en rapport avec la politique poursuivie par l’Etat. Le soin d’établir et de limiter les résultats qui doivent être atteints par la guerre, la préoccupation pour le prince de délibérer à ce sujet, est et demeure, pendant comme avant la guerre, un problème politique. Les voies et moyens employés dépendront toujours de cette question : a-t-on voulu atteindre le résultat finalement obtenu ? ou plus, ou moins ? Veut-on exiger des cessions de territoire ou y renoncer ? Veut-on obtenir la possession d’un gage et pendant combien de temps ? » L’esprit réaliste de Bismarck n’envisage, comme on le voit, que des objets concrets. Exclusif et autoritaire, il tend à subordonner à ses vues celles de l’état-major. Il se plaint, qu’à Versailles, « il dut se résigner à ne pas être appelé à donner son avis sur les choses de la guerre. » On sait que, finalement, ce sont les vues de l’état-major qui l’emportèrent, en effet, non seulement pour la rédaction de l’armistice, mais pour les conditions générales de la paix. Mais il n’en reste pas moins que si les chefs militaires, assumant la responsabilité directe, doivent avoir le dernier mot, la solution raisonnable et sage doit être telle qu’elle combine, dans une juste mesure, le but élevé de la guerre, les idéaux des peuples, précisés d’avance par les pouvoirs civils, et, d’autre part, les nécessités de la « sécurité, » soit actuellement pour la guerre, soit futurement pour la paix, tels que seuls les états-majors peuvent en décider.


A un autre point de vue, l’œuvre de la diplomatie précède, éclaire nécessairement le travail des états-majors au moment de signer l’armistice : il s’agit de l’entente à maintenir fidèlement jusqu’au bout entre les alliés engagés dans la guerre. Il va de soi qu’aucune paix durable n’est possible, de la part d’une coalition, si cette entente n’est pas établie pendant la guerre et si elle ne se trouve pas fixée dans les termes d’un accord précédant l’armistice. Cet accord est l’élément essentiel de l’armistice lui-même, la source où il doit puiser, puisqu’il doit être l’expression, appliquée à la réalité, de la volonté commune des alliés.

Au traité de Westphalie, une des plus lourdes tâches de la diplomatie française fut de ne pas laisser se disjoindre l’entente entre les alliés. Les négociations se prolongèrent des années, en raison de l’espoir conçu par l’Espagne d’amener ses adversaires à une paix séparée. Avec une habileté singulière, les diplomates espagnols flattaient le gouvernement français et, en invoquant les liens de famille entre les deux couronnes (puisque Anne d’Autriche, régente de France, était fille des rois d’Espagne), ils offraient à cette reine de devenir l’arbitre de la paix. Mazarin retenait sa souveraine d’une main ferme. « Il ne me semble pas, écrit-il sagement au duc de Longueville, chef de l’ambassade française à Munster, que les Espagnols puissent avoir eu d’autres visées que de faire leur dernier effort pour donner jalousie de nous à nos alliés, et particulièrement à MM. les États (des Provinces-Unies)… » En fait, les Espagnols réussirent à obtenir une paix séparée de la République de Hollande, paix malheureuse qui contribua à prolonger la guerre de plusieurs années. La guerre n’a de sens que par la paix qu’elle produit : se séparer au moment de conclure la paix, c’est aliéner le sens profond de la guerre et se blâmer soi-même de l’avoir faite.

En 1814, la coalition qui vainquit Napoléon se prémunit, comme on le sait, d’un accord secret entre les quatre Puissances alliées ; c’est le fameux traité de Chaumont, « le grand traité d’alliance, » dit Munster, « le plus étendu peut-être qui ait été conclu, » écrit Metternich à Merveldt. « Il gouverna l’Europe jusqu’en 1848 et fonda cette coalition des quatre qui, tant de fois disloquée, se reconstitua chaque fois que la France montra quelque velléité de sortir des limites que les alliés prétendaient lui imposer. Il constitua, en quelque sorte, le pouvoir exécutif de l’Europe dont les traités de Paris du 30 mai 1814 et de Vienne du 9 juin 1815 formèrent la Charte[5]. » On sait aussi que l’effort de Talleyrand, au Congrès de Vienne, consista surtout à dissocier, dans la mesure du possible, les quatre Puissances et à créer une entente particulière où la France de Louis XVIII aurait sa place.

Dans la guerre actuelle, les Puissances alliées ont pris l’engagement réciproque de ne pas mettre bas les armes séparément. Il est probable que des accords d’une nature plus précise et plus complète sont étudiés entre elles. Sans essayer de percer le secret de la diplomatie, il suffit de rappeler, devant l’opinion, que ces accords préalables, mûrement étudiés et établis d’avance, sont les conditions nécessaires d’une bonne et prompte négociation.

En somme, comme le simple bon sens l’indique, les clauses de l’armistice sont fonction d’un bon idéal de la guerre et d’une sage conception de la paix.


III. — QUELS SERONT LES PARTICIPANS A LA PAIX ?

Puisque la guerre a pour objet de créer de nouveaux rapports entre les Puissances qui y sont engagées et que la paix a pour objet de dégager et de préciser ces rapports pour en faire des droits, il y aura lieu d’établir d’abord, avec une grande rigueur, la liste des personnes internationales ou États qui prendront part soit à la conclusion de l’armistice, soit aux délibérations de la paix.

Cette question des participans à la paix est d’une importance extrême : par la seule prévision qu’elle interviendrait, certaines Puissances ont déjà pris rang parmi les belligérans ; d’autres pays se prononceraient sans doute, s’ils avaient à craindre d’être forclos. Dès qu’il s’agira de l’armistice, cette question se posera : car, qui dictera l’armistice dictera la paix ; qui signera l’armistice sera protégé par l’armistice même. C’est une première et très importante sélection. Les premiers traits de la figure de l’Europe nouvelle commenceront à se dessiner là.

Parmi les gouvernemens et les peuples belligérans, certains seront admis, certains seront exclus. Pour être admis aux délibérations, il faudra, d’abord, manifester une volonté franche et sincère d’y prendre part. S’éliminera qui voudra s’éliminer.

Quand les négociations du traité de Westphalie s’ouvrirent, la question des participans se posa cinq années avant la conclusion de la paix. Le cardinal Mazarin prit grand soin de rappeler aux États secondaires de l’Allemagne l’intérêt qu’ils avaient à se prononcer et à faire connaître s’ils demandaient leur admission. Car, faisait-il observer, qui s’excluait maintenant serait exclu par la suite. « Les villes, écrivait-il, par exemple, au magistrat de Colmar, doivent poursuivre d’être admises à l’assemblée générale de Munster pour assister et opiner comme il leur est permis par les lois de l’Empire, au traité de paix qui s’y doit conclure… Etre reçues dans cette assemblée, comme il leur appartient et comme elles doivent le désirer, ou en être exclues, comme nos ennemis le prétendent, est un point décisif de la conservation ou de la perte de leur liberté. »

De même, et à peu de chose près, dans la même forme, se posera, dès le début des pourparlers, la question si grave de l’unité ou de la multiplicité des représentations pour les États composant l’Empire allemand. L’Empire allemand, aujourd’hui comme en 1643, compte des États qui ont gardé les principaux privilèges de la souveraineté, et notamment une certaine autonomie de leur armée et même de leur diplomatie. Ces États sont la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, le duché de Bade, la Hesse, etc.

Même dans l’état de choses actuel, ces États peuvent être considérés comme des États souverains. Leibnitz définit les conditions d’un État souverain : « Quelque juridiction que l’on reconnaisse (par exemple celle de l’Empire), quelque hommage ou obéissance que l’on doive à un supérieur, tant qu’on a le droit d’être maître chez soi, jus propriæ potestatis, et que ce supérieur n’a pas celuy de tenir des garnisons ordinaires chez nous et de nous oster l’exercice du droit de paix, de guerre et d’alliance, on a la liberté requise à la souveraineté, et lorsqu’on a assez de puissance pour faire figure dans les affaires générales, on est appelé souverain ou potentat[6]. » Et il semble que l’on puisse encore appliquer aux temps présens la parole de Leibnitz au sujet de l’ancien Empire : « J’avoue ingénument que l’Empereur et l’Empire ont un très grand pouvoir sur les princes, mais je soutiens que cela ne détruit pas la liberté ni la souveraineté, pourvu qu’on prenne toutes ces choses dans un sens raisonnable[7]. »

D’ailleurs, la question sera tranchée par les États allemands eux-mêmes : voudront-ils être admis aux délibérations ou en être exclus ? Comme belligérans, ils seront convoqués à signer l’armistice pro parte sua ; s’ils s’y refusent, ils encourront la peine de leur abstention et seront tenus en dehors des préliminaires. Ne figurant pas dans le premier acte de la paix, ils ne seront pas invités à figurer aux actes suivans. Par simple refus, ils auraient accepté leur déchéance politique, militaire, diplomatique, ils auraient renoncé à présenter leur propre défense et à expliquer dans quelle mesure ils pourront entrer dans les différentes combinaisons européennes qui seront établies ultérieurement. Résolution grave, à une heure où le sort des peuples sera en passe d’être fixé pour longtemps.

Les États confédérés allemands ne sont pas des vassaux. Ils ont de vieilles traditions, qu’ils ne peuvent pas répudier d’un cœur léger, à cette heure où l’avenir du monde se décidera. En tout cas, l’Europe a tout intérêt à les saisir de la difficulté : le cas de conscience serait ainsi celui de l’Allemagne elle-même.

Mazarin termine sa lettre aux États secondaires de l’Empire par un petit apologue : « Ces villes peuvent juger ce que l’on dirait d’un malade pour lequel il se trouverait un médecin si généreux qu’il ne voudrait pas seulement prendre la peine de le traiter, mais qu’il le voudrait encore traiter à ses dépens, si le malade n’osait témoigner le désir d’être guéri ni se prévaloir des remèdes qui lui auraient été préparés pour cet effet. »

Pour être admis, il faudra donc manifester la volonté de traiter. Mais tous ceux qui manifesteront la volonté de traiter ne seront pas nécessairement admis.

Dès cette heure préliminaire, un débat s’ouvrira certainement devant la conscience des gouvernemens et des peuples, à savoir si les vainqueurs consentiront à traiter avec les auteurs plus particulièrement responsables de la guerre.

Il y a, sur ce point, une question de principe et une question de fait. La question de principe est en partie résolue par ce qui vient d’être exposé au sujet des États souverains en Allemagne. Si les Puissances reconnaissent comme un état de souveraineté la situation de la Bavière, de la Saxe, etc., il s’ensuit logiquement qu’elles ne traiteront pas avec l’Empereur allemand en tant qu’Empereur ; car l’Empire allemand actuel n’a aucune existence dans le droit actuel européen, et cela de par la volonté de ses fondateurs.

La fondation de l’Empire allemand n’est pas le résultat d’une délibération entre les Puissances ; il n’a pas été l’objet d’une reconnaissance légitime et libre de la part de l’Europe ; cette fondation résulte d’un pacte de politique intérieure entre certains gouvernemens allemands. Aux yeux des Puissances, ce pacte est res inter alios acta. Il convient de fixer ce point d’histoire, car on peut dire que toute l’évolution de l’Europe depuis un demi-siècle, et probablement sa forme dans l’avenir, en dépendent.

La grande crainte de Bismarck, en 1871, c’était d’être obligé de soumettre ses conceptions politiques à un Congrès européen. Il ne voulait pas qu’on lui rognât les bénéfices de la victoire ; il tenait à couper et tailler dans la chair vive des peuples selon sa fantaisie et sa volonté de vainqueur. Mais il ne s’apercevait pas qu’en procédant ainsi, il enlevait à son œuvre la seule base internationale solide, à savoir l’assentiment des Puissances et la sanction du droit. Juste revers des choses d’ici-bas : cet homme, qui faisait fi du droit, n’a pas prévu que si la force venait à manquer, son œuvre n’aurait même plus l’asile du droit. En fondant l’Empire allemand comme une chose uniquement allemande, il se débarrassait de certaines difficultés diplomatiques, mais aussi il renonçait à la stabilité du consentement universel : il faisait, volontairement, œuvre précaire. En fait, il n’y a pas de droit de l’Empire allemand dans le droit européen. Les Puissances ne doivent avoir aucun scrupule à ignorer ce qui s’est fait, de parti pris, en dehors d’elles.

Cette méfiance à l’égard de tout congrès ou débat en commun, Bismarck la portait si loin qu’il se décida aussi, après réflexion, à ne pas recourir à une délibération quelconque, même allemande, au sujet de la fondation de l’Empire allemand. C’est, à ce qu’il semble, sous l’influence de Delbrück, qu’il prit ce parti, après avoir été d’un avis contraire : « Le 5 septembre, Delbrück recevait un télégramme qui l’invitait à se rendre au quartier général à Reims, aussitôt après son retour de Dresde. Le chancelier voulait chercher avec lui un prétexte pour convoquer le Parlement douanier, dont on devait faire valoir l’importance, conjointement avec celle du Reichstag, pour la création de l’unité et le rétablissement de la paix. Mais, à Reims, les deux hommes d’Etat se résolurent, le 10, après d’assez longues conférences, à renoncer à l’idée de convoquer le Parlement et à proposer, à Munich, la réunion d’un congrès des princes régnans, projet dont Bismarck s’était déjà entretenu avec le prince royal de Saxe[8]. » Ainsi, Bismarck fut peu à peu amené à ne rechercher d’autre fondement à l’établissement de l’Empire qu’une tractation secrète avec quelques-uns des princes allemands, tractation dans laquelle il les fait « monter » les uns par les autres, et au cours de laquelle il exerce un véritable « chantage » sur les ministres indépendans. La négociation s’amenuisa finalement jusqu’à se réduire à une simple pression exercée par la Prusse victorieuse sur un prince malade et fol, le roi Louis de Bavière. A force de craindre la lumière, on bâcla et on boucla un des actes les plus graves de la politique internationale dans l’ombre d’une alcôve qui allait devenir un cabanon.

De tout cela, il n’y a qu’un témoin que l’on puisse croire, c’est Bismarck lui-même : tout autre paraîtrait suspect. C’est pourquoi il faut le laisser parler :

« La question du rétablissement de l’Empire était alors dans une phase critique et menaçait d’échouer, à cause du silence que gardait la Bavière et de l’aversion que montrait le roi Guillaume. À ce moment, le comte Holnstein se chargea, sur ma prière, de remettre une lettre à son souverain. Pour qu’elle parvint sans retard, je l’écrivis aussitôt, assis à une table qu’on n’avait pas encore desservie, avec de mauvaise encre et sur du papier qui buvait. J’y développais l’idée suivante : la couronne de Bavière ne pourrait pas, sans blesser le sentiment de l’amour-propre bavarois, accorder au roi de Prusse les droits présidentiels que la Bavière lui avait déjà concédés antérieurement et officieusement. Le roi de Prusse était un voisin du roi de Bavière ; la différence des points de vue des deux peuples rendrait plus vive la critique des concessions que faisait et qu’avait faites la Bavière, et la rivalité entre les nations allemandes en deviendrait plus intense.

« L’autorité de la Prusse, exercée à l’intérieur des frontières bavaroises, était quelque chose de nouveau, qui blesserait les sentimens bavarois. Un Empereur allemand, au contraire, n’était pas un voisin de race différente, mais un compatriote allemand des Bavarois. (On voit le sophisme.) A mon sens, le roi Louis pouvait faire plus décemment les concessions qu’il avait déjà accordées à l’autorité de la présidence, s’il les faisait à un empereur allemand au lieu de les faire à un roi de Prusse. C’étaient là les grandes lignes de mon argumentation. J’y avais joint encore des argumens personnels en rappelant ! a bienveillance particulière que la dynastie bavaroise, du temps où elle gouvernait la marche de Brandebourg, — (je voulais parler de l’empereur Louis), — avait témoignée à mes ancêtres pendant plus d’une génération. (S’il ne s’agissait pas de Bismarck, comment qualifier ait-on un tel manque de tact ? Mais c’est tout l’esprit « hobereau. ») Je jugeai cet argument ad hominem utile avec un souverain ayant la tournure d’esprit du Roi ; mais je crois que l’appréciation politique et dynastique de la différence entre les droits présidentiels allemands et les droits royaux prussiens fut d’un poids décisif.

« Le comte se mit en route pour Hohenschwangau au bout de deux heures, le 27 novembre ; il accomplit son voyage en quatre jours avec de grandes difficultés et de fréquentes interruptions. Le Roi, souffrant d’une névralgie dentaire, était alité. Il refusa d’abord de le recevoir, puis l’admit après avoir appris que le comte venait en mon nom et avec une lettre de moi. Il lut ma lettre dans son lit deux fois et très attentivement, en présence du comte, demanda de quoi écrire et rédigea la lettre au roi Guillaume que je lui avais demandée et dont j’avais composé le brouillon. Dans cette lettre, il reproduisait le principal argument en faveur du titre impérial, avec cette adjonction coercitive que les concessions faites par la Bavière, mais non encore ratifiées, pourraient être faites uniquement à l’empereur allemand et non au roi de Prusse. J’avais choisi cette formule exprès pour exercer une pression sur le roi Guillaume, à cause de l’antipathie qu’il avait pour le titre impérial.

« La résistance du Roi et le fait que la Bavière n’avait pas pu parvenir à formuler ses sentimens avaient provoqué tout ce labeur.

« Le septième jour après son départ, le comte de Holnstein était de retour à Versailles avec la lettre du Roi. Le même jour, elle fut remise à notre Roi par le prince Luitpold[9]… »

C’est ainsi que l’on dispose du sort des peuples « qui ne savent pas formuler leurs sentimens, » c’est-à-dire qui n’ont ni gouvernement ni politique.

On comprend que Bismarck insiste sur le mal que lui donna toute cette affaire. Il avait fallu, en effet, une hardiesse inconcevable et une astuce vraiment prussienne pour préparer un pareil escamotage et le mener à bonne fin, de façon à mettre trente millions d’Allemands en poche sans qu’ils y vissent que du feu. Aussi la joie de Bismarck éclate, débordante et empourprée, quand il tient le résultat : l’assentiment de la Bavière fut consacré à Versailles quelques jours après par un acte constatant l’adhésion donnée par le roi. Busch écrit :

« L’après-midi de cette journée historique s’est passé dans une attente anxieuse du résultat. A l’heure du thé, je suis descendu dans la salle à manger. Bohlen et Hatzfeldt étaient là tous deux, assis sans rien dire. D’un geste, ils me désignèrent le salon où le chancelier était en train de négocier avec les trois plénipotentiaires bavarois. Je m’assis, à mon tour, en silence et j’attendis. Au bout d’un quart d’heure, la porte s’entr’ouvrit et M. de Bismarck apparut. Il tenait en main un verre vide et avait l’air rayonnant.

« — Messieurs, nous dit-il d’une voix encore tremblante. d’émotion, le traité bavarois est signé : l’unité allemande est assurée et notre roi devient empereur d’Allemagne. » Notre roi devient empereur d’Allemagne… Ni les peuples, ni même les gouvernemens n’avaient été consultés. On ne laissa à personne le temps de respirer. Le tout fut emporté dans le tourbillon de la victoire.

Je reviendrai tout à l’heure sur les conditions « européennes » de cette fondation. Mais je veux insister, d’abord, sur deux ou trois particularités importantes au point de vue spécialement diplomatique, puisque c’est celui que j’étudie en ce moment.

Au cours des négociations tendant à obtenir l’adhésion de la Bavière, la question de l’autorité militaire et diplomatique de ce royaume fut débattue jusqu’à la dernière minute. La Bavière comptait obtenir un agrandissement territorial aux dépens du duché de Bade, qui eût reçu en compensation l’Alsace. Sur ce point, les désirs du roi Louis et de son ministre furent adroitement écartés : une Bavière trop forte eût été gênante. Au point de vue de l’autonomie militaire des États, on aboutit à un arrangement ambigu, qui plaça les armées allemandes sous l’autorité réelle de la Prusse ; — et les États du Sud savent, maintenant, à quel massacre cette concession au militarisme prussien, accordée contre leurs vœux nettement exprimés, a conduit les populations de l’Empire[10].

En outre, la Bavière, dans une légitime appréhension du péril que la politique « hégémonique » prussienne faisait courir à l’Allemagne et à l’Europe, s’efforça du moins d’assurer aux États confédérés une sorte d’indépendance diplomatique. C’était, selon la vue si sage de Leibnitz, la pierre de touche de la souveraineté pour les petits États ; et c’eût été peut-être, — qui sait ? — la pierre angulaire de l’édifice d’une bonne Europe. Il fut entendu, non sans peine, que la Bavière garderait sa représentation diplomatique auprès des Puissances. Mais ce royaume, représentant, en somme, la seule force non prussienne du nouvel Empire, réclamait une autre garantie, décisive on peut le dire : il demandait que les Affaires étrangères de l’Empire fussent remises aux soins d’un Conseil fédéral, présidé par un ministre bavarois. Il s’agissait, sans doute, d’un organisme analogue à celui des « Délégations » en Autriche-Hongrie. Le militarisme prussien eût trouvé ainsi son contrepoids. « Il avait été question déjà de placer la commission des Affaires étrangères du Conseil fédéral sous une présidence bavaroise et du droit pour les envoyés de Bavière de remplacer les ambassadeurs en cas d’empêchement. »

Bismarck tenait, par-dessus tout, à une direction prussienne de la politique étrangère. Filant avec un art suprême cette carte qui l’intéressait personnellement, il fit semblant de vouloir accorder la représentation diplomatique et la présidence de la commission, ainsi qu’il résulte du rapport de Bray du 3 novembre. Mais dans la lettre du 11 il n’en est plus parlé. Les événemens se précipitaient. La victoire se prononçait et pesait sur les résolutions des ministres bavarois. « Bray ne put pas obtenir que fussent définies les prérogatives de la commission diplomatique, dont la présidence devait échoir à la Bavière : or, c’est ainsi seulement qu’une importance réelle aurait pu être assurée à cette commission[11]. » Fin novembre, le roi Louis insistait encore pour que ce débat fût conclu en faveur de la Bavière. Il télégraphiait à Bray, qui était toujours à Versailles : « J’attends au plus tôt un rapport spécial, dont l’envoi a déjà été demandé plusieurs fois, portant particulièrement sur les questions diplomatique et militaire. » Tout cela fut emporté par la brusque intervention de Holnstein, telle que Bismarck l’a exposée. Le ministre Bray, qui perdit vingt-quatre heures dans son voyage de Versailles à Munich, ne fut même pas consulté. La Bavière, l’Allemagne, l’Europe étaient livrées sans compensation et sans contrôle au militarisme prussien.

La source de tous les maux vient de là.

Or, puisqu’il s’agit de reprendre, avec toutes les Puissances de l’Europe, les voies normales de l’honnêteté diplomatique, il suffit de reconnaître comme nul et non existant en droit un état de fait qui ne repose sur aucun engagement, sur aucun contrat, et où les participans eux-mêmes ont été trompés par une ruse indigne et avouée.

La Prusse n’a aucune qualité internationale pour représenter seule les populations allemandes dans une tractation générale. Les États confédérés ayant gardé une partie de leur souveraineté, ou même leur autonomie diplomatique, auront accès, s’ils le jugent bon, dans les diverses délibérations et actes d’où doit résulter la paix : en tout cas, ils devront être expressément invités. La diplomatie des Alliés pouvait reprendre mot pour mot le texte de l’invitation que les plénipotentiaires français adressaient, en 1644, aux princes et États de l’Empire : « Aussi bien, on ne pourrait espérer une paix générale et durable à moins qu’elle ne fût concertée avec tous les États de l’Empire. Car le droit de la Guerre et de la Paix n’appartient pas à l’Empereur seul… Leur honneur et leur intérêt demandaient également leur présence dans la négociation, parce que, dans une assemblée particulière, ils paraîtraient n’avoir qu’une part fort médiocre au traité, et qu’ils ne seraient jamais bien informés de ce qui se passerait. Et qu’en outre leur absence et la difficulté de s’entendre ferait que la négociation traînerait en longueur. »

Ce précédent de la paix de Westphalie n’est pas agréable peut-être aux oreilles allemandes. Mais il ne s’agit pas d’être agréable : il s’agit de rentrer dans le bon sens et dans le droit. Il s’agit de mettre l’Allemagne en mesure de vivre une vie raisonnable et sage avec l’Europe et à l’égard de l’Europe. Il s’agit de détruire, hors d’elle et au milieu d’elle, un artifice de mensonges et de fourberies qui a fait d’elle « l’ennemi du genre humain. » Cette nécessité supérieure est la raison de la guerre actuelle qui est, elle-même, fille de la faute commise en 1871. Il faudrait essayer de la corriger aujourd’hui et de fonder un état de choses légitime en l’exprimant dans les conditions de la paix.


Après avoir examiné, à la lumière de l’histoire, cette question de principe : l’empereur allemand a-t-il qualité pour signer l’armistice et les préliminaires de la paix ? nous arrivons à la question de fait qui s’en déduit naturellement. Dans quelle mesure le roi de Prusse, Guillaume, est-il qualifié pour intervenir dans ces mêmes préliminaires ? On n’apprend rien à personne en faisant observer que ce sujet difficile est d’ores et déjà débattu devant l’opinion chez les Puissances alliées.

En 1814, les Puissances coalisées gardèrent, jusqu’à la dernière minute, l’avantage de pouvoir jouer les deux cartes, soit de traiter avec Napoléon, soit de traiter avec le gouvernement qui lui succéderait. En 1871, Bismarck joua la même partie en se prêtant sous-main aux pourparlers plus ou moins officieux engagés par les représentans plus ou moins autorisés de Napoléon III, tandis qu’il négociait ouvertement avec le gouvernement de la Défense nationale. Le point de vue uniquement pratique qui le guidait était celui-ci : ne conclure qu’avec un gouvernement assez fort, assez autorisé et assez loyal pour assurer au vainqueur une entière et honnête exécution des clauses du traité.

Les Puissances se trouveront peut-être, en Allemagne, en présence de circonstances qui leur laisseront le loisir de ne se lier que selon leurs convenances et leurs intérêts.

Peut-être prendront-elles, les unes à l’égard des autres, même avant la fin de la guerre, des engagemens, comme il semble bien que les Puissances alliées, en 1814, en avaient pris entre elles à l’égard de Napoléon. Ce sont de ces difficultés que la victoire tranche de son glaive.

Le 14 février 1814, au lendemain de Champaubert, alors que Napoléon était « ivre de joie » et se croyait, de nouveau, maître des affaires, Caulaincourt écrivait à Maret : « Toute l’Europe est contre nous. Il ne faut pas se faire illusion : on ne veut pas négocier avec nous. On veut nous dicter des conditions et nous ôter des moyens de nous plaindre… » Et Maret répondait à Caulaincourt : « Si le sort est contraire à l’Empereur, tout est inutile !… »

Ce sont les professeurs, les diplomates et les généraux allemands qui ont écrit cette page d’histoire !


IV. — DU « STATU QUO ANTE »

Abandonnons, maintenant, le point de vue spécialement allemand et retournons-nous vers l’Europe.

Nous avons dit que la négociation de la future paix aurait à préparer non seulement un châtiment, mais une réparation et une garantie.

Par définition, la réparation implique un retour vers un certain statu quo ante. Le militarisme prussien ayant été la cause de troubles profonds en Europe, il faut le détruire jusque dans sa racine pour empêcher que de pareils événemens ne se reproduisent. Comment peut-on y parvenir ?

L’idée du statu quo ante implique une étude suffisamment précise des précédens.

En 1814-1815, après la chute de Napoléon, l’Europe imposa, à la France vaincue, le retour au statu quo ante, en prenant pour date l’année 1789. Quelle date l’Europe choisira-t-elle pour imposer le statu quo ante à l’Allemagne militariste et prussienne ?

Sans nous perdre dans des considérations historiques, il n’est pas inutile de rappeler que le Moyen Age avait eu une intuition extrêmement juste du rôle de l’Allemagne, comme intermédiaire et médiatrice entre les peuples européens. « L’Empire au Moyen Age, dit Bryce, fut, par essence, ce que les despotismes modernes qui le singent prétendent être : l’Empire, c’était la paix. Imperator pacificus, tel était le plus ancien et le plus noble titre porté par son chef. » Et tel était, en effet, le rôle qui paraissait réservé providentiellement à l’Allemagne aux yeux de bon nombre d’Allemands et l’on peut dire de tout le libéralisme européen à la suite des événemens de 1848, au moment où l’assemblée de Francfort élaborait une constitution pour l’Allemagne unifiée.

Je trouve cette aspiration exprimée, en 1854, à propos des événemens de Crimée, dans une brochure française qui eut un certain retentissement : « En 1815, les législateurs de l’Europe jugèrent utile de constituer, au centre du continent, une puissance qui fût comme la pierre d’assise de l’ordre, à l’avenir. L’Allemagne, par sa situation, sa masse, sa profondeur, pouvait servir de barrière entre les États, les protéger contre la prépondérance ou l’agression d’un seul, éloigner de chacun les périls des coalitions. Pour cela, il fallait l’armer pour la défense et la désarmer pour l’attaque… etc.[12]. » C’est cette conception du rôle de l’Allemagne qui explique les enthousiasmes de la génération des Cousin, des Michelet, des Renan et même des Taine qui acclamait la « vénérable » Germanie.

Mais, comme l’avait prévu Talleyrand dès 1814, les ambitions de la Prusse ont rompu l’équilibre et ont détourné l’Allemagne de la solution « européenne, » qui était cherchée en conscience et bonne foi partons, vers le milieu du XIXe siècle. Au lieu de mettre l’Allemagne en harmonie, la solution prussienne l’a mise en antagonisme avec l’Europe. La suite des événemens a rendu cette conséquence plus claire que la lumière du jour.

L’Allemagne, située au milieu de l’Europe, empêche toute vie européenne si elle ne s’articule pas à l’existence commune. De Kiel au Danube ou à l’Adriatique, elle fait barrage, pour ainsi dire, et intercepte les communications, les échanges, les pénétrations mutuelles. Cet obstacle ne pourrait être levé que si l’Allemagne se prêtait à un sage et prudent aménagement de la vie commune. Par quel singulier égarement s’est-elle dérobée à cette mission qui lui était imposée par la nature ?

La difficulté de cette lente croissance des peuples qui s’appelle l’histoire, l’aveuglement des hommes, un bouffissement d’orgueil militaire que les faveurs de la fortune ont gonflé encore, tels sont les faits circonstanciels qui ont éloigné l’Allemagne de ce beau rôle dont elle a eu, pourtant, à certains momens, l’intuition.

Le fait est que, le plus souvent, sa situation prédominante au centre de l’Europe lui apparut, non comme un moyen de pacification, mais comme un instrument de domination. De « pacifique, » l’Empire, par une pente presque fatale, devenait ou redevenait « militariste. »

C’est cette tendance de l’Allemagne, cette « volonté de proie » de certains de ses élémens à certaines époques, qui était signalée par les négociateurs français, dès le Congrès de Westphalie, et à laquelle ils s’efforçaient de parer. Visant alors la maison d’Autriche, ils écrivaient, comme préambule aux discussions du Congrès : Jamdin circumfertur Domum Austriacum Europæ monarchiam moliri, basim tanti Ædifîcii constituere in summo dominatu Imperii Romani, sicut in centro Europæ. « Il est certain que la maison d’Autriche tend à la monarchie européenne en prenant pour base la puissance qu’elle a encore sur le Saint-Empire romain germanique et la position qu’elle occupe ainsi au centre de l’Europe. »

Vienne fut, pendant des siècles, la capitale de l’impérialisme allemand : et ces siècles ont connu les longues guerres françaises contre la domination de la Maison d’Autriche. Une famille personnifiait, alors, la volonté de domination et de conquête de l’Allemagne, c’étaient les Habsbourg, adversaires permanens et déclarés des « libertés germaniques » et des libertés européennes. Hippolyte de la Pierre parlait au nom de tous les Allemands qui n’étaient pas hobereaux, fonctionnaires ou stipendiés, quand il écrivait en 1640 : « Que tous les Allemands tournent leurs armes contre cette famille, pernicieuse à notre Empire, à nos libertés ancestrales, loyale envers personne, sauf envers elle-même… contre la Maison d’Autriche, je la nomme… Qu’elle soit expulsée d’Allemagne comme elle l’a mérité. Que ses domaines, dont elle a poursuivi l’agrandissement grâce à l’Empire et qu’elle possède sous l’autorité de l’Empire, soient remis au fisc. S’il est vrai, comme l’a écrit Machiavel, qu’il existe dans chaque État des familles fatales qui naissent de la ruine même de l’État, à coup sûr, cette famille est fatale à notre Allemagne[13]… » Les traités de Westphalie représentent un effort fait par l’Europe pour arracher l’Allemagne à cette fatale erreur de la domination rêvée par une dynastie allemande.

Le système employé pour arriver à cette fin fut le suivant. Remontant aux traditions du Moyen Age, on admettait que l’Empire n’était qu’une très haute personne morale planant, en quelque sorte, au-dessus de la souveraineté d’un grand nombre d’États faibles. En fait, la prérogative impériale était et devait être presque uniquement d’honneur. Les États, — 350 environ, — reçurent « le libre exercice de la supériorité territoriale, tant dans les choses ecclésiastiques que dans les politiques, » c’est-à-dire qu’ils furent considérés comme souverains dans l’Empire : ce privilège qui leur était reconnu constituait ce qu’on appelait « les libertés germaniques. » D’après le texte du traité, « personne ne pouvait jamais, sous quelque prétexte que ce fût, troubler ces souverains, grands ou petits, dans la possession de cette souveraineté. » On disait, de ces États, qu’ils étaient « clos » à l’autorité de l’Empereur. Mais, comme il fallait une force pour assurer ces multiples indépendances, on la constituait, tout d’abord dans l’Empire, en groupant ces souverainetés un peu faibles et précaires, et en plus on la cherchait au dehors en appelant certaines Puissances à les défendre et à les « garantir. » Et c’est ainsi que la Constitution allemande s’articulait à la Constitution européenne.

Les deux Puissances qui avaient le plus contribué à refouler les ambitions de la Maison d’Autriche, l’une à l’Ouest de l’Allemagne et l’autre à l’Est, la France et la Suède, devenaient les « garantes » des libertés germaniques, c’est-à-dire, en somme, qu’elles prenaient en charge le maintien de la paix européenne par une sorte d’ingérence légitime et consacrée dans les affaires de l’Empire. Si, dans l’Empire, une famille régnante s’appuyant sur sa force propre visait à la domination sur l’Allemagne et à la domination universelle, alors, les souverainetés allemandes confédérées avec leurs Alliés, les Puissances garantes, se dressaient automatiquement pour faire face à ce danger : « Seront tenus tous les contractans (y compris la France et la Suède) de défendre et de maintenir toutes et chacune des dispositions dudit traité… Et s’il arrive qu’aucune de ces dispositions soit violée, l’offensé tâchera premièrement de détourner l’offensant (qui est supposé la maison impériale) de la voie de fait, soit en soumettant le fait à la composition amiable et à la voie de droit. — Mais si le différend n’a pas été réglé par aucun de ces moyens dans un espace de trois années, tous et chacun des contractans seront tenus de joindre leurs conseils et leurs forces à ceux de la partie lésée et de prendre les armes pour repousser l’injustice…[14]. » C’est ce qu’on appelait « les articles des garanties. » La France et la Suède collaboraient avec les États secondaires de l’Allemagne au bon équilibre des affaires européennes.


L’Allemagne formait dès lors, comme le dit Bryce, une fédération à la fois « une et multiple, » selon l’expression des théoriciens de la Confédération germanique. Agencée selon ce mécanisme ingénieux, elle était devenue plus rassurante pour l’Europe. Mais était-elle satisfaite elle-même ?

Il n’est pas possible d’affirmer que le nouveau régime ait contenté tout le monde. Cependant, il n’est pas douteux, non plus, que le caractère allemand s’en soit arrangé. Il ne souffrait pas de ce morcellement, résultat acquis et accepté du travail des siècles. Le régime constitutionnel, fondé par les traités de Westphalie avec le consentement des peuples et des gouvernemens, fut, pendant cent cinquante ans, le régime normal de l’Allemagne européenne.

Peu à peu, cependant, ce qu’il avait de vieillot et d’incohérent apparut : « Le voyageur qui parcourait l’Allemagne centrale, avant 1866, s’amusait fort de voir, toutes les heures ou toutes les deux heures, aux changemens dans l’uniforme des soldats et à la couleur des barrières du chemin de fer, qu’il venait de passer de l’un de ces royaumes en miniature dans l’autre. Il eût été surpris et embarrassé bien davantage un siècle auparavant, alors qu’au lieu des vingt-neuf divisions actuelles, il y avait, des Alpes à la Baltique, trois cents petites principautés, ayant chacune ses lois particulières, sa cour particulière (où l’on copiait, quoique imparfaitement, le pompeux cérémonial de Versailles), sa petite armée, sa monnaie spéciale, ses péages et ses douanes à la frontière, une foule de fonctionnaires pédantesques et touchant à tout sous les ordres d’un premier ministre qui était, en général, l’indigne favori du prince et à la solde de quelque cour étrangère[15]… »

L’Allemagne paraît n’avoir été frappée des vices de ce système à la fois sénile et bon enfant, que quand on les lui eut signalés du dehors. Il ne faut pas oublier, en somme, que cette Allemagne des petites principautés, l’Allemagne des traités de Westphalie, fut celle où naquirent et se formèrent Leibnitz et Kant, Gœthe et Schiller, Mozart et Beethoven, le prince Eugène et Maurice de Saxe, l’Allemagne des penseurs, des poètes, des musiciens, des hommes de guerre, une Allemagne qu’aucune autre n’a ni dépassée, ni atteinte.

Les théoriciens de l’Empire germanique reconnaissaient qu’il y avait, dans l’Allemagne, des élémens naturels de division et, s’ils observaient, dans cette constitution fédérative, quelque chose d’irrégulier, irregulare quidquam, ils vantaient son haut caractère amphictyonique qu’ils comparaient à celui de la confédération hellénique au temps d’Agamemnon et de la guerre de Troie ; Oxenstiern affirmait que cette confusion venait d’un décret de la divine Providence : confusio divinitus conservata. Aussi, Louis XIV, agissant comme « membre de la paix » et « en vue d’une bonne amitié et correspondance mutuelle, en cas d’attaque, » trouva-t-il facilement des adhésions germaniques, pour constituer la Ligue du Rhin (1658). Les États ne voulaient pas des rois de France comme empereurs, mais ils les acceptaient très volontiers comme associés, défenseurs et alliés. Ces sentimens ne commencèrent à se modifier que quand Louis XIV eut commis la faute à jamais déplorable de la dévastation du Palatinat.

Le XVIIIe siècle fit sentir au corps germanique combien sa faiblesse le livrait en proie aux ambitions étrangères. Foulé aux pieds à chaque « succession » qui s’ouvrait, enrôlant ses soldats et ses chefs au service des causes d’oppression partout dans le monde, il constatait l’infériorité de sa forme politique, alors que les autres pays de l’Europe prenaient conscience de leur dignité et de leur liberté. Ce fut le comble quand la Révolution et l’Empire eurent passé et repassé, en trombes alternatives, sur l’immense territoire, devenu un champ de bataille sans défense. A la fin, on eut le sentiment, dans l’Allemagne entière, que ce régime de morcellement à outrance et de piétinement continu, sous prétexte de liberté, n’était pas le meilleur. Alors se formèrent les associations pour le salut de la patrie ; alors l’Allemagne résolut de chercher ses défenseurs dans son propre sein ; alors elle exulta à sentir naître en elle un État solidement bâti et une dynastie militaire vigoureuse. Infiniment plus actuel et présent que les protecteurs lointains et douteux des « libertés germaniques, » parut cet État qui apportait aux populations allemandes, tirées de leur engourdissement, le premier espoir du relèvement par l’unité.

C’est ce sentiment que résume, non sans hyperbole, la fameuse phrase de Treilschke : « Tous les livres, toutes les œuvres d’art qui révèlent la noblesse du travail allemand, tous les grands noms allemands que nous considérons avec admiration, tout ce qui annonce la gloire de notre esprit, proclame la nécessité de l’unité, nous conjure de créer dans l’ordre politique cette unité qui existe déjà dans le monde de la pensée. Et notre douleur est décuplée, en pensant que chaque œuvre isolée est tant admirée, tandis que notre peuple tout entier est raillé au dehors. » Treitschke, sourd, et têtu en raison de sa demi-impotence, exprimait toute sa vie intellectuelle et toute sa vie active comprimées en ces aphorismes qu’un peuple docile et comprimé lui-même, absorba d’un trait : « L’Allemagne n’a que trop pensé, il est temps qu’elle agisse. » — « Je veux voir des hommes vivre de leur vie. » — « Nous n’avons pas de patrie allemande : il n’y a que les Hohenzollern qui peuvent nous en donner une. » — « Ce que je veux, c’est une Allemagne monarchique sous les Hohenzollern ; c’est l’exclusion des maisons princières ; ce sont des annexions pour la Prusse : or, qui peut prétendre que tout cela se fasse pacifiquement ? »

Mais si l’unité allemande se faisait par la force militaire, elle sombrait presque fatalement dans le militarisme, et le militarisme la faisait retomber à son tour dans l’esprit de domination et de tyrannie au dedans et au dehors : après deux siècles, on revenait au point de départ. Une nouvelle dynastie « fatale » se levait sur le ciel de l’Allemagne.

Comment la famille des Hohenzollern est devenue, pour l’Allemagne et pour l’Europe modernes, ce que la famille des Habsbourg était pour l’Allemagne et pour l’Europe d’il y a trois siècles, c’est une histoire trop connue. Notre génération a vu se dégager, des évolutions de l’histoire contemporaine, le dilemme où l’Allemagne est prise : soit une Allemagne dominante au milieu d’une Europe asservie, soit une Europe maîtresse du militarisme allemand et se garantissant à elle-même la paix par la bonne organisation d’une Allemagne pacifique.

Nous avons rappelé l’œuvre du Congrès de Westphalie, et nous avons signalé les défauts de cette œuvre. Les temps sont changés. Ne peut-on pas chercher autre chose et faire mieux ?

Si nous reprenons la question qui se posait tout à l’heure : quelle sera, pour la future reconstitution de l’Europe, la date qu’il conviendra de choisir pour le retour d’un certain statu quo ante ? la réponse ressort du rapide examen historique qui vient d’être fait : puisqu’il s’agit d’abolir le militarisme prussien, et de protéger l’Europe contre cette poussée de l’esprit de domination qui, dans la phase actuelle, s’est appelé le pangermanisme, c’est à une date antérieure aux événemens qui ont créé cette disposition conquérante qu’il faut ramener les institutions de ce pays : en se reportant au conseil formulé par M. Crampon vers le milieu du siècle dernier, il semble que le plus sage serait d’atténuer en Allemagne les élémens offensifs pour que le pays s’habituât à vivre dans un honnête concert avec les voisins ; en un mot, il faudrait raccrocher l’histoire au point où elle s’est décrochée.

Il ne s’agit pas de porter atteinte à l’unité allemande ; il s’agit de lui enlever le caractère militaire et agressif qui opprime l’Allemagne pour opprimer l’Europe. La solution idéale serait là ; et, par conséquent, la date à déterminer, au point de vue politique et diplomatique, serait certainement antérieure à l’année 1870.


Nous avons dit que l’Empire allemand actuel n’avait aucune consécration formelle dans le droit européen. Nous avons fait observer que les États de l’Allemagne, qui ont gardé un certain caractère de souveraineté, pouvaient être appelés à délibérer de leur sort dès les premières ouvertures pour la paix. Si les Puissances victorieuses formulent leur volonté d’agir ainsi dès les premières procédures, la question est tranchée. Les plus sérieux indices nous permettent de penser qu’il n’y aura pas, hors des sphères officielles ou des partis officiels allemands, un homme s’intéressant au maintien de l’Empire militariste et prussien. La plus grande partie des populations non prussiennes sont fatiguées de n’être, en somme, qu’une sorte de « garderie pour chair à canon. »

Comme tous les Empires conquérans, l’empire des Hohenzollern est une forme éphémère de gouvernement. Quarante années d’existence ne suffisent pas, en droit international, pour assurer le bénéfice de la prescription. L’histoire dira que l’Empire bismarckien fut, comme l’avait été l’Empire napoléonien, une phase plus ou moins heureuse de l’évolution européenne. Il s’est servi de l’enthousiasme unitaire pour en faire l’instrument des ambitions prussiennes. L’Allemagne ne sera pas perdue parce que les Hohenzollern, justement punis de leurs méfaits, arracheront l’aigle qui, pendant quelques années, aura sommé leur casque. L’Empire prussien n’a ni origines anciennes, ni légitimité. Champignon poussé en une nuit, ses vertus malfaisantes ne lui donnaient pas « le droit à la vie. » N’ayant pas su vivre, il n’aura pas vécu, voilà tout.

L’humanité ne lui pardonnera jamais d’avoir été le trouble-fête du monde, alors que celui-ci s’était endormi sur le beau rêve de La Haye, et de s’être résolu froidement à l’épouvantable dessein de la guerre actuelle. Elle lui appliquera la parole de son précurseur et annonciateur, Treitschke : « . Après avoir porté la ruine parmi nombre d’autres peuples, la ruine, à son tour, vient l’atteindre. Une Puissance qui foule aux pieds tous les droits doit, de toute nécessité, échouer lamentablement ; » et cette autre parole de son autre apologiste Sybel : « Dans les grands courans de l’histoire, rien ne s’engloutit sans espoir qui n’ait commencé à se détruire soi-même. »

Je connais les difficultés de cette solution forte : elle étonne de prime abord ; mais, à les prendre de front, les obstacles s’aplanissent. La victoire s’en chargera. J’ajoute qu’une fois le parti pris et la résolution divulguée, la cause rallie les adhésions latentes, et la victoire elle-même s’en trouvera grandement facilitée. Quand les peuples savent où ils vont, leurs vœux abrègent le chemin. Le plébiscite de 1870 consolidait l’Empire de Napoléon plus que les dernières élections au Reichstag ne soutiennent le régime impérial actuel. Guillaume est, depuis longtemps, un ballon crevé. Bülow, en dénonçant ses entourages suspects, l’incohérence de son langage et de sa conduite politique, a porté à son maître un coup plus rude que Rochefort ne l’avait fait à Napoléon III en allumant sa Lanterne.

Et puis, l’erreur de la guerre est impardonnable. L’esprit calculateur et appliqué des Allemands fera le compte des profits et des pertes. Les affaires ont été mal gérées. Toutes les imprudences ont été commises à la fois. Pas un enfant en Allemagne qui se fasse la moindre illusion sur l’autorité, la clairvoyance et le tact des diplomates allemands, sur la haute direction de la politique et même des choses militaires.

Si la dynastie des Hohenzollern est rendue aux destinées normales de la royauté prussienne, elle reprendra un rôle à sa taille. Parce qu’ils ont eu Bismarck et le premier Moltke, ils s’en sont fait accroire : ils se sont pris pour des génies et pour des chefs de guerre. Ils se sont gonflés, et n’ont pas compris que leur seul grand homme, Frédéric, avait ce qui leur manque, le sens de la mesure. L’Europe les ramènera à la portion congrue.

Les conseillers et les chefs seront punis. Mais ils ne sont pas seuls responsables. Le militarisme prussien n’est, ainsi que nous l’avons dit dans les Problèmes de la guerre, que la forme agressive du pangermanisme. Le mal enlevé, il faut guérir le corps lui-même.


V. — DU STATUT EUROPÉEN DE L’ALLEMAGNE

L’Europe de 1648, l’Europe de 1814-1815, était un système fondé sur le droit des traités qui avait pour principe la raison et pour moyen l’équilibre. Désorganisée par l’ascension de la dynastie militaire prussienne, cette Europe n’en a pas moins subsisté, pour ainsi dire, à l’état latent. En la débarrassant d’une encombrante superfétation, on la retrouve dans ses cadres anciens : c’est le bénéfice naturel d’un retour au statu quo ante.

Cependant, il est impossible à l’histoire de remonter son cours et d’en revenir soit à l’année 1866, soit, mieux encore, à cette année 1848, où la Diète de Francfort délibérait sur la meilleure constitution à donner à l’Allemagne réalisant son unité. Depuis lors, les faits et les idées ont marché. Pour construire une bonne Allemagne, sagement articulée au dedans et au dehors, il faut tenir compte des événemens du passé, certes, et des enseignemens qu’ils apportent, mais aussi des faits récens et des habitudes nouvelles. Il n’entre dans la pensée de personne d’anéantir les populations allemandes ni même de porter atteinte à leur liberté. La limite précise de l’intervention de l’Europe est celle de sa propre sécurité.

Depuis l’année 1848, l’Europe, réalisant le vœu de la Révolution française, a cherché la formule de son évolution dans un principe ignoré des siècles antérieurs, le « principe des nationalités. » Quoique le monde politique ait vécu, depuis près d’un siècle, sur ce principe, il est presque impossible de le définir avec une suffisante précision : c’est un « lieu commun, » un truisme à peu près insaisissable, comme beaucoup de truismes qui, parce qu’ils sont acceptés sans discussion, laissent de la marge à l’imprécision et au rêve.

La nationalité suppose, chez des peuples unis ou séparés, un certain nombre d’aspirations communes, résultant soit d’une parenté d’origine, soit de l’habitat géographique, soit d’une certaine communauté de langage, de mœurs, d’éducation, de religion, etc. L’idée de nationalité est plus large et plus floue que l’idée de nation. La nation a des contours mieux définis et une volonté de vie commune plus forte. Mais l’analogie entre les mots, une interprétation plus ou moins exacte de certains événemens historiques (par exemple le partage de la Pologne, l’asservissement de l’Italie du Nord par l’Autriche), ont fait vibrer les sentimens des peuples et ont étendu le sens de la fameuse phrase empruntée à l’Exposé de Condorcet du 20 avril 1792 et qu’on donne généralement comme le point initial de la doctrine des nationalités : « La Révolution française professe que chaque nation a le pouvoir de se donner des lois. »

La Révolution française n’a jamais confondu les populations avec les peuples ; elle n’a jamais songé à abolir la notion de l’Etat organisé. Son principe n’est nullement anarchique, tout au contraire. La conception, d’ailleurs extrêmement confuse, qu’elle put avoir du « principe des nationalités, » allait peut-être jusqu’à l’idée de libération des peuples asservis ; mais elle savait que la liberté ne se suffit pas à elle-même et qu’il lui faut l’organisation et la force. Est digne d’être libre un peuple qui affirme et défend lui-même sa liberté.

On a dit avec raison que la doctrine des nationalités s’est emparée de l’opinion, surtout quand furent divulgués les entretiens de Sainte-Hélène. On répétait la phrase du Mémorial : « Une de mes plus grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation… Le pouvoir souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra… » Et encore : « C’est avec un tel cortège qu’il serait beau de s’avancer dans la postérité, d’aller au-devant de la bénédiction des siècles. Après cette simplification sommaire, il ne serait plus chimérique d’espérer l’unité des codes, celle des principes, des opinions, des vues, des intérêts. Alors, peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, deviendrait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l’application du congrès américain ou celle des amphictyons de la Grèce ; et quelles perspectives alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospérité, quel magnifique spectacle ! » Tels étaient les rêves du conquérant assagi. C’est sur ce thème que cinquante années d’une agitation, à la fois libérale et bonapartiste, s’exercèrent. Des loges de francs-maçons aux ventes de carbonari, cette propagande fit son chemin sous terre. Grèce, Pologne, Italie, Allemagne, les malheurs et les revendications des peuples opprimés arrachèrent les larmes et ébranlèrent l’émotivité universelle. La littérature, l’éloquence, la musique, la romance répétèrent à l’envi les variations et le refrain. Le romantisme avait trouvé une doctrine-sœur, « la politique des nationalités. »

Il n’y a pas lieu de reprendre ici l’histoire de cette conception « sentimentale et académique, plutôt que juridique, » comme le reconnaît l’Italien Cantù ; mais il est nécessaire de rappeler quel était son haut caractère idéaliste, et comment elle fut déviée, comment elle fut, pour ainsi dire, dérobée à ses origines par le machiavélisme des politiciens réalistes, comment le romantisme politique fut attelé au char de la Raison d’Etat.

La doctrine des nationalités, telle que la concevait la noble génération de 1848, avait pour corollaires indispensables la liberté intérieure des peuples et l’unité amphictyonique de l’Europe. Un écrivain qui rend compte du premier enseignement tripartite de Michelet, de Quinet et de Mickiewicz au Collège de France, dit : « Tous trois enseignaient une sorte de prométhéisme presque chrétien[16] ; » et c’est bien ainsi que l’histoire équitable doit interpréter cet enseignement de thaumaturges et de lointains précurseurs. Ils entrevoyaient l’Europe future comme une grande famille unie par l’essor de la liberté et du sentiment, famille vénérable et homérique, reprenant, dans un nouvel âge d’or, le rêve millénaire. Ils appelaient de leurs vœux et de leur foi ardente cette société des peuples telle que Sully et Henri IV l’avaient promise, telle que Fénelon et Rousseau l’avaient annoncée en propos consolateurs et infiniment doux à la souffrance humaine, et telle, en somme, que Napoléon, élève de Jean-Jacques, l’avait condensée en une de ses brèves formules autoritaires[17].

Cependant la révolution de 1848, née au souffle de l’enthousiasme, n’avait pu pousser cette doctrine jusqu’à la réalisation. Elle s’était arrêtée devant les redoutables responsabilités qu’il s’agissait d’encourir : ouvrir la croisade des nationalités, c’était déchaîner la guerre universelle. Lamartine avait barré la route aux périlleuses aventures : « Le Gouvernement provisoire ne se laissera pas changer sa politique dans la main par une nation étrangère, quelque sympathique qu’elle soit à nos cœurs. Nous aimons l’Italie, nous aimons la Pologne, nous aimons tous les peuples opprimés, mais nous aimons avant tout la France, et nous avons la responsabilité de ses destinées et peut-être de celles de l’Europe en ce moment… Ne tentez pas de nous faire dévier même par le sentiment fraternel que nous vous portons. Il y a quelque chose qui contient et qui éclaire notre passion, même pour la Pologne, c’est notre raison[18]. » En opposant la raison au sentiment, Lamartine commençait à débrouiller la confusion que des paroles vagues, indéfiniment répétées, — même par lui, — avaient créée dans les esprits.

Dans le manifeste aux Puissances (4 mars), dans la réponse au discours de MM. Mauguin et Napoléon Bonaparte (juillet 1848), le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement provisoire précisait, en ces termes, la politique extérieure de ce gouvernement : « Les traités de 1815 n’existent plus en droit aux yeux de la République française ; toutefois, les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu’elle admet comme base et comme point de départ dans ses rapports avec les autres nations… » Il ajoutait seulement, » qu’après que des nationalités ou des démocraties se seraient produites, reconquises ou organisées autour d’elle, à la portée de sa main et de son geste (il s’agissait visiblement de l’Italie), si ces démocraties ou ces nationalités faisaient appel à son appui, en vertu de la conformité des principes, la France se croirait en droit de leur porter cet appui[19]. Il ne cachait pas sa méfiance à l’égard de la Prusse et, de ce côté, mettait les doctrinaires du principe des nationalités en garde contre toute illusion. Edgar Quinet, comme l’a ici même[20]très bien établi M. Paul Gautier, partageait ces méfiances.

Les sages dispositions que l’appréciation des réalités inspirait au poète, homme d’Etat, étaient, rappelons-le, en parfait accord avec les vues des chefs de la Révolution. La juste mesure ne peut être indiquée avec plus de précision et plus d’autorité que dans cette parole de Washington qui est le correctif nécessaire de la doctrine : « Je souhaite du bien à tous les peuples, à tous les hommes, et ma politique est très simple. Je crois que chaque nation a le droit d’établir la forme du gouvernement dont elle attend le plus de bonheur, pourvu qu’elle n’enfreigne aucun droit et ne soit pas dangereuse pour les autres pays. Je pense qu’aucun gouvernement n’a le droit d’intervenir dans les affaires intérieures d’un peuple étranger, si ce n’est pour sa propre sécurité[21]. »

On peut apprécier, maintenant, quelle est la valeur réelle du principe des nationalités avec son double idéal : « liberté des peuples, » « unité de l’Europe, » et sa limite : « respect et sécurité pour les autres peuples, » tel qu’il était conçu par les hommes de 1848 ; mais on peut se rendre compte aussi de la déviation que firent subir au principe les « machiavélistes » qui s’en emparèrent.

Napoléon III fut, en ce point comme en beaucoup d’autres, le précurseur de Bismarck. Trouvant le « mythe » dans son héritage, il y accrocha son ambition de prétendant : dans les Idées Napoléoniennes, il donne, en ces termes, la formule de la politique extérieure bonapartiste : « La politique de l’Empereur consistait à fonder une association européenne solide, en faisant reposer son système sur des nationalités complètes et sur des intérêts généraux satisfaits. » Par ces simples paroles, il attachait à son char toutes les revendications traînant dans l’univers. Il fut le candidat des chercheurs de patrie, avec tout ce que cela comportait de sentimens généreux, d’engagemens formels ou tacites, de risques immédiats ou lointains.

On sait quel fut le terrible dilemme où fut acculé Napoléon III par le principe des nationalités, quand il se trouva en présence de l’unité allemande telle que Bismarck l’avait machinée. Celui-ci détroussa son précurseur et du système et du bénéfice.

Depuis longtemps, les hommes avertis avaient signalé, sous le courant qui portait l’Allemagne vers l’unité, le dangereux bas-fond de l’ambition prussienne. Cette ambition profita avec une habileté surprenante des souvenirs que la guerre contre Napoléon Ier avait laissés au cœur de l’Allemagne. La Prusse, qui avait été la plus ardente dans la lutte contre le « tyran, » parut la patronne de l’indépendance des peuples. Il se fit une confusion entre le patriotisme libérateur et le militarisme dominateur. Cette confusion dicte à Treilschke la phrase qui revient dans son œuvre comme un leitmotiv : « C’est la Prusse seule qui a fait l’unité germanique, moins encore par l’action réfléchie de ses gouvernails que par la force intérieure de ses institutions, ou, ce qui revient au même, par l’esprit qui a présidé à son évolution politique. » Et l’écrivain, allant jusqu’au bout de sa pensée, dit encore : « Les hobereaux prussiens ont fait l’unité germanique. » Ce fut cette thèse que soutint Bismarck. Ses succès l’accréditèrent comme le messie des hobereaux prussiens. L’unité allemande se fît, non par l’application du principe des nationalités avec ses corollaires de liberté et d’unité européennes, mais par la suprématie d’une dynastie et d’une caste conquérante.

L’art de Bismarck fut d’entretenir cette confusion dans l’esprit des peuples et d’exercer, par les peuples, une pression : sur la résistance des gouvernemens. Progressivement depuis 1870, les derniers retranchemens du particularisme furent forcés et l’Empire féodal et militaire s’installa.


L’effet certain de la victoire des Alliés sera de dénouer cette trame funeste et de dissiper ce tragique malentendu. Le militarisme prussien est déjà déconsidéré, puisqu’il a manqué à toutes ses promesses, échoué dans toutes ses entreprises. Colonies, marine, industrie, commerce, expansion, tout est anéanti ou compromis. On tablait sur la guerre : elle est ruinée et est la cause de toute ruine. Dès que le militarisme n’était pas vainqueur en six semaines, il était battu fatalement ; le voici aux abois ; il capitule, je le dis parce que je le sais. Il sera rejeté, pour toujours, de la face de la terre par la défaite absolue que les Puissances ont juré de lui infliger et qu’il est de leur devoir de lui infliger. D’ores et déjà, l’Empire de Bismarck est un sépulcre blanchi.

On se trouvera donc, bientôt, en présence d’une Allemagne qui cherchera ses voies au milieu d’une Europe libérée, et décidée à prendre les précautions nécessaires pour que le danger du pangermanisme des militaires et des professeurs soit à jamais écarté.

Comment sera constituée cette future Allemagne européenne ?…

Nous approchons peu à peu des questions complexes que la victoire seule sera en mesure de résoudre et de trancher. Il ne me parait pas qu’il y ait d’inconvénient grave à rechercher dans quel sens peuvent se produire les prochaines solutions.

Le principe des nationalités suit le penchant des peuples ; le principe de l’équilibre satisfait leur raison. L’équilibre est un calcul de forces, et ce calcul est nécessaire pour construire l’édifice que les aspirations humaines n’ont su que rêver. Il faut opposer les forces aux forces, c’est-à-dire des États souverains à des États souverains. Nous avons vu que Leibnitz appelle « souverain » un État fort. La souveraineté, c’est l’indépendance capable de se défendre elle-même. L’indépendance des peuples, y compris celle des peuples allemands, résidera donc dans l’établissement légitime d’un certain nombre d’États forts, ces États forts se moulant, dans la mesure du possible, sur les nationalités. Ainsi seront sauvegardés, à la fois, les aspirations naturelles des peuples et les égards réciproques qu’ils se doivent, — la liberté et la sécurité.

Une Allemagne composée et entourée d’États forts bien coordonnés, telle serait, à première vue, la constitution d’une bonne Europe centrale. Nous verrons tout à l’heure comment ces États s’adapteront les uns aux autres dans l’ensemble d’un organisme commun et comment ils travailleront ensemble : car il ne serait pas sage de perdre de vue l’idée de l’unité européenne. Mais il faut insister, d’abord, sur l’établissement et la disposition de ces principaux rouages.

Si l’Europe victorieuse a refusé l’existence à l’Empire des Hohenzollern, à plus forte raison elle s’opposera à la conception pangermaniste, ruinée avant de naître, d’une Mittel-Europa, celle-ci fût-elle réduite à une simple organisation économique telle que la conçoit le professeur Naumann. Naumann nous trace la ligne de conduite à suivre par ses appréhensions mêmes : « Dès à présent, dit-il, il faut faire tout notre possible pour empêcher toute tentative de scission dans le bloc du Centre européen lors des pourparlers de paix. » Mais cette scission est fatale. Plus l’Allemagne insistera, plus les intérêts divergens seront sur leurs gardes. Déjà d’autres perspectives apparaissent, puisque Erich Pistor termine son grand ouvrage sur les ressources économiques de l’Autriche par ce souhait modeste : « Ce n’est pas une guerre avec l’Allemagne, inévitable si nous n’arrivons pas à nous entendre, mais un rapprochement raisonnable avec l’Allemagne qui est la seule bonne politique de l’Autriche de demain[22]. » Le projet de Mittel-Europa était lancé par le pangermanisme aux abois comme la procédure suprême de l’asservissement de l’Europe : l’Autriche ne veut pas jouer les guillotinés par persuasion. L’accord n’a pu s’établir même sur un projet d’union douanière, de Zollverein. En tentant cet accord et annonçant à grand bruit sa réalisation, le pangermanisme aura brûlé sa dernière cartouche.

L’Empire des Hohenzollern ayant achevé sa courte et fatale existence, la Prusse rentrera dans ses limites. En plus, elle sera mise hors d’état de nuire. C’est, selon le mot de Washington, une question de sécurité. Les ententes qui seront intervenues entre les Puissances alliées auront tracé d’avance, autour de la Prusse, un cercle de Popilius, nécessaire pour assurer le châtiment, l’indemnité et la garantie. C’est alors que se poseront, en particulier, les problèmes de l’occupation des territoires, des indemnités gagées sur les richesses du sol et de l’industrie, sur les domaines de l’État, et achevées par le désarmement sur terre et sur mer, — problèmes qu’il n’est pas dans mon intention d’aborder aujourd’hui, mais dont l’habile solution, fille de l’armistice, sera peut-être le nœud de toute la négociation.

La Prusse ainsi allégée reviendra, sans doute, à de plus sages dispositions ; elle reconnaîtra que l’ambition mondiale est une entreprise de l’ordre le plus aléatoire, que la caste féodale et agrarienne l’a maintenue de parti pris sur un stade de civilisation retardataire et grossier, qu’un peuple doit travailler à son propre bonheur par l’entente avec les autres peuples plutôt que de s’asservir aux ambitions désuètes de quelques familles dominantes. D’ailleurs, ce sont ses affaires ! Libre au peuple prussien de rester attaché aux destinées de ses maîtres et de cette famille « fatale » qui n’a vécu que pour troubler le monde, renier ceux qui l’avaient aidée, tout trahir, tout rabaisser, même le caractère de la nation allemande jadis si respecté, et porter ses ambitions insensées à l’assaut de l’univers.

Si, comme nous l’avons dit, les autres États allemands sont invités à prendre part aux négociations de l’armistice et de la paix, et s’ils acceptent, on peut trouver dans cette adhésion un premier embryon de la constitution d’une nouvelle Allemagne. Une Bavière, une Saxe, un État Badois, un Wurtemberg, sans doute un Hanovre, constitueront une pléiade centrale où toutes les aspirations légitimes auront leur place et leur essor. M. de Bethmann-Hollweg reconnaissait lui-même, dans un récent discours, que l’Allemagne devait accomplir de profondes réformes démocratiques : ces réformes résulteront d’une refonte complète du système constitutionnel germanique bien plus sûrement que des promesses d’un chancelier éphémère. Les travailleurs allemands chercheront la prospérité pacifique et le bien-être, non dans l’arbitraire d’un chef militaire et d’une caste, mais dans la liberté et dans un système de garanties sociales inséparables de cette liberté.

Il est à peine nécessaire d’ajouter que dans le voisinage de la Prusse et du Hanovre, une Belgique non seulement restaurée, mais indemnisée et agrandie, sera protégée par des précautions rigoureuses contre le retour des événemens affreux qui ont démontré l’insuffisance de ses garanties contractuelles.

Une Allemagne, composée comme il vient d’être dit, suppose une Autriche ; mais l’Autriche a perdu toute autorité et compétence en ce qui concerne la haute direction des populations slaves. Son incapacité à ce point de vue est absolument démontrée. Elle a manqué à sa mission qui était d’harmoniser le jeu des forces libres dans le Sud-Est européen. Sa bureaucratie a été aussi inapte et encore plus inepte que le féodalisme prussien. Elle s’est ruée dans une servitude qui, quoi qu’il arrivât, n’avait d’autre issue que l’asservissement de l’Empire. Je ne pense pas qu’il y ait historiquement un cas plus extraordinaire d’aberration, de sottise et de corruption.

La Hongrie a tout sacrifié à ses ambitions intérieures : Budapest voulait dominer Vienne. Les Madgyars sont réduits à leurs propres forces : c’est peu. Mais, de toute façon, le slavisme avec qui les Hongrois n’ont pas su s’entendre, ne leur pardonnera, de longtemps, leur funeste accord avec l’Empire prussien. Une Autriche diminuée, une Hongrie isolée, une Pologne restaurée, une Bohême libérée, peut-être une Slavonie sortie de ses langes, telles seront, dans cette partie de l’Europe, les conditions normales et naturelles d’un système de liberté et d’équilibre.

La question des Balkans se résoudra, sans doute, par cette même nécessité de constituer des États forts.

La Turquie ayant disparu de la carte de l’Europe, la Bulgarie s’étant réduite d’elle-même à ronger les chairs pourries de sa félonie et de ses folles ambitions, une grande Roumanie et une grande Serbie seront les protecteurs indispensables de la paix dans la péninsule. Ces deux États servent aussi d’arches entre le monde slave et le monde latin. Ils barrent l’expansion allemande en Orient. Rôle doublement important auquel on dirait qu’une volonté supérieure les a destinés.

L’Allemagne étant ainsi reconstituée selon ses propres traditions, étant entourée d’États forts destinés à surveiller et à contenir ses instincts dominateurs, il reste à chercher quels seraient ses rapports permanens avec l’Europe.


VI. — L’EUROPE ORGANISEE

Avant d’aborder ce point destiné à devenir la clé de voûte d’un système européen harmonieux et libre, je demanderais que l’on eût présens à l’esprit à la fois tous les précédens : l’Empire « pacifique » du Moyen Age, la « République chrétienne » de Henri IV et de Sully, les « libertés germaniques » et l’article des « garanties » du traité de Westphalie, la « paix perpétuelle » de Leibnitz et de Kant, les « conversations » de Sainte-Hélène, la vue « prométhéique » des thaumaturges de 1848, les applications du « principe des nationalités, » telles qu’elles se sont produites dans la deuxième partie du XIXe siècle, les vœux exprimés par les deux conférences de La Haye de 1899 et de 1907 ; et les tentatives si nobles ayant pour objet, sur l’initiative de l’empereur Nicolas, de prévenir le cataclysme que l’Europe, par la volonté du militarisme prussien, a dû subir malgré tout.

Cet ensemble de vœux, de recherches, de tentatives, d’expériences, de demi-réalisations, d’ébauches interrompues, de bonnes volontés persévérantes, suffirait pour prouver que les peuples européens marchent, pour ainsi dire, comme d’instinct et malgré les difficultés de la route, vers un haut règlement de la vie internationale qui satisfera tout ensemble le sentiment et la raison : à savoir la constitution d’une famille européenne (et même mondiale) où les peuples s’uniront pour le libre développement de chacune de leurs existences nationales. Ce nouveau régime, — non imposé, mais délibéré, — consacrerait véritablement l’Europe du droit.

Rappelons les paroles du soldat tombé en combattant : « Les horreurs de la présente guerre doivent conduire à l’unité européenne. » Pour répondre au vœu des morts et des martyrs, c’est cette unité qu’il faut, cette fois, réaliser.

Voyons ce que, dans la pratique et dans la tradition historique, peuvent nous apporter les précédens.

Le traité de Westphalie qualifiait deux Puissances, la France et la Suède, comme « garantes » des libertés germaniques ; nous avons dit ce que ce privilège avait d’abusif et de suspect aux yeux des populations allemandes. Mais, n’en serait-il pas tout autrement, si c’était l’Europe entière qui assumât cette « garantie ? » Et n’est-il pas juste qu’elle ait un droit de suite dans les affaires de l’Allemagne, centre et pivot de son propre équilibre et de sa propre sécurité ?

En 1814-1815, les « quatre » Puissances victorieuses avaient signé un pacte qui, pendant cinquante ans, maintint la paix : eh bien ! les « quatre » Puissances magistrales de l’Europe nouvelle, les « quatre » qui ont sauvé la civilisation et qui ont, au prix des plus énormes sacrifices, mis les menottes au militarisme allemand, ont un devoir qui se prolonge et une responsabilité survivante à la guerre. Elles sont les gardiennes et, dans toute la rigueur du terme, les « gens d’armes » de la paix. Une alliance conclue entre ces quatre Puissances, — et qui inclut naturellement les États qui furent leurs compagnons d’armes, — assurera les forces nécessaires pour que, dorénavant, toute tentative de suprématie militaire soit refrénée. Il suffirait, pour ainsi dire, d’appliquer textuellement aux circonstances nouvelles le fameux article des « garanties » du traité de Westphalie : « Seront tenus tous les contractans de défendre et de maintenir toutes et chacune des dispositions du traité… Et s’il arrive qu’aucune de ces dispositions soit violée, l’offensé tâchera premièrement de détourner l’offensant de la voie de fait, soit en soumettant le fait à la composition amiable, soit par la voie de droit. Mais si le différend n’a pas été réglé par aucun de ces moyens, chacun des contractans seront tenus de joindre leurs conseils et leurs forces à ceux de la partie lésée et de prendre les armes pour repousser l’injustice. »

Ainsi serait constituée, pour la première fois, une force européenne apportant une sanction permanente aux décisions des accords de droit, — force qui a manqué jusqu’ici et qui, en particulier, faisait défaut aux vœux tout platoniques de la Conférence de La Haye. Et cette création d’une force légitime internationale n’est pas un rêve, puisqu’elle est la clause principale d’un traité qui fut, pendant cent cinquante ans, la règle reconnue, et que la nouvelle rédaction ne modifierait l’ancienne qu’en reportant à l’Europe le contrôle attribué alors seulement à deux Puissances.

Les quatre grandes Puissances qui ont combattu pour obtenir un tel résultat seraient, par la nature des choses, les quatre piliers du vaste édifice qui, comme nous allons le dire, abriterait tous les autres peuples.

Les sacrifices qu’elles ont faits résolument, les blessures dont elles se ressentiront pendant des siècles, les responsabilités et les devoirs qu’elles assument, les mettent en droit de réclamer des réparations et des sécurités particulières :

Que la Russie obtienne les débouchés laissés libres par la disparition de la Turquie européenne ; que l’Angleterre s’assure, pour son commerce et son expansion maritime, les avantages dont elle fait un usage si libéral ; que l’Italie consolide et élargisse sa situation adriatique et méditerranéenne ; que la France, si éprouvée, obtienne les avantages économiques et politiques résultant de la restauration définitive de ses frontières naturelles, ce sont là les suites normales de leur effort. Rien ne les paiera jamais des maux qu’elles ont acceptés, des risques qu’elles ont courus en considération du bien général. Leur haute conscience internationale s’est épurée encore au feu d’une telle épreuve. Leur esprit de justice garantit leur modération. Et puis, la vieille politique a fait son temps ; ses résultats sont sous nos yeux : le meurtre, la dévastation, la ruine. Et pourquoi ? Qui voudrait, aujourd’hui, emboîter le pas d’un Bismarck, marcher sur les brisées d’un François-Joseph ou d’un Guillaume, d’un Tisza ou d’un Bethmann-Hollweg ?

Mais il faut une sécurité, une garantie plus ferme encore ; les intentions ne suffisent pas : il faut des institutions. L’Europe et le monde doivent être assurés contre le retour de pareils événemens. C’est pourquoi l’heure est venue de créer une autorité suprême ayant qualité pour assurer la paix.

Seule, une institution internationale, fondée avec le consentement de tous, aura désormais la haute situation nécessaire pour connaître du droit des traités et pour mettre en mouvement la force coercitive commune chargée de les maintenir.

Cette institution serait, comme je le disais tout à l’heure, la clé de voûte de l’Europe organisée.

Ne sent-on pas que l’heure est arrivée d’en venir délibérément à la fondation de cette Société des Etats, que tant de nobles aspirations et les instincts populaires ont appelée de leurs vœux ? L’histoire européenne est, depuis des siècles, en marche vers cet idéal. L’heure est venue : qu’on la saisisse.

La guerre actuelle découvrirait ainsi son sens profond et réaliserait son objet providentiel. L’homme s’agitait. Dieu le menait.

Le sol a été bouleversé pour que les assises permanentes du droit européen et du droit mondial y soient plus profondément enfoncées.

Ainsi se trouverait réalisée, dans la force et dans la liberté, la politique de l’équilibre. Déjà la Conférence de La Haye avait signalé cette solution comme le résultat le plus désirable de ses travaux : « Ce que la confiance universelle entrevoit dans la deuxième Conférence de La Haye, écrivions-nous en 1907, c’est la constitution prochaine, et peut-être définitive, d’une institution magistrale, — celle qui fut prévue par Leibnitz, — et qui, seule, peut influer réellement sur les destinées du monde : l’institution du premier Parlement universel délibérant devant l’opinion, la convocation solennelle et réitérée des ETATS GENERAUX DU MONDE. Si le XXe siècle, à peine né, développe le germe (combien fragile encore ! ) qui lui fut confié ; si la coutume des délibérations internationales publiques s’introduit dans les relations entre les peuples, que ne doit-on pas espérer de l’avenir ? L’opinion est reine et maîtresse du monde. Qu’on se fie en elle. Partout où elle est admise, elle apporte la clarté et la franchise. Le plus puissant agent de la paix, c’est la lumière[23] ! Tous les pays du monde ont appris à délibérer dans des assemblées libres. La discussion publique est la garantie la plus forte que le bon sens et la raison aient obtenue jusqu’ici. Cette longue expérience des « parlemens » doit profiter aux peuples dans leurs relations internationales. Après qu’ils ont appris à délibérer chez eux, ils doivent apprendre à délibérer entre eux.

Les quatre Puissances victorieuses deviennent ainsi, en quelque sorte, le pouvoir exécutif d’une assemblée à laquelle leurs représentans ont, comme ceux des autres États européens, un droit de présence et un droit de vote. Leur autorité d’initiative et de coercition tient à leur situation naturelle et aux circonstances qui les ont forcées à prendre en main, dans la crise actuelle, la défense de l’univers.

De larges ententes soigneusement élaborées fixeront les rapports des nations entre elles et détermineront ce rôle particulier attribué à certaines d’entre elles. Il ne s’agit pas d’établir une suprématie quelconque, puisque toute décision doit être, devant l’assemblée des nations, l’objet d’une délibération égale et publique, mais bien d’une coopération et, encore une fois, d’une sanction.

On comprendra les raisons (ne serait-ce que la longueur même de cette étude) qui m’empêchent d’insister sur les détails d’un projet qui, d’ailleurs, se réfère aux nombreuses études antérieures consacrées à l’idée d’une Société des Nations[24]. Les questions sans nombre que soulève sa réalisation devront être étudiées dans un congrès de toutes les Puissances, congrès qui sera la véritable « assemblée constituante des États-Unis européens. »


Nous avons essayé de suivre, — en remontant des faits particuliers aux idéaux universels, — le développement probable du problème de la paix.

D’abord l’armistice ; l’armistice, œuvre des militaires et qui, pourtant, dominera les premiers linéamens des arrangemens définitifs.

L’armistice décidera des participans à la paix, décision non moins importante, non moins décisive pour l’avenir, et qui ne pourra être pesée avec trop de soin.

La question des « participans » posera la question du statut de l’Allemagne en Europe, c’est-à-dire de l’Empire militaire des Hohenzollern et du militarisme allemand : ce sera le moment de décider de son sort.

Le sort de l’Empire allemand décidera à son tour du sort de l’Allemagne. L’Allemagne avertie sera en mesure de se reconstituer selon ses traditions et dans le respect de sa nationalité, avec le consentement de l’Europe, sauf à donner à celle-ci de sérieuses garanties.

L’Allemagne, articulée à l’Europe, permettra la fondation tant désirée d’une Société des peuples, ayant pour organe un parlement des États européens. Cette fondation, délibérée dans une assemblée libre, sera composée d’un pouvoir législatif, d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir judiciaire ou juridique.

Ainsi la guerre aura réalisé, à la fois, le châtiment, la réparation et la sanction. Une Europe organisée, une Europe meilleure sera le résultat de celle crise terrible. Tant de sang versé ne l’aura pas été en vain.

Je ne puis pas faire un pas de plus maintenant. Je crois à une bonne volonté universelle ; je crois à des idéaux nobles et encore surélevés par le calvaire de la présente guerre ; je crois à la force des hommes quand la foi et la patience les soutiennent ; je crois à la noblesse des âmes, c’est-à-dire à la bonté de Dieu. Cette guerre aurait donc produit un pareil résultat ! L’Europe pourrait sceller cette paix ! Manière vraiment supérieure et profondément humaine de transformer le mal en bien. L’empereur Guillaume pourrait répéter, une fois de plus, son naïf et terrible aveu : « Je n’ai pas voulu cela ! »


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1916.
  2. On lira avec intérêt l’ouvrage, probablement éclairé par une documentation serbe, de M. Pierre Bertrand, l’Autriche a voulu la guerre ; Bossard, in-8o.
  3. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1916.
  4. Lettres d’un soldat. Paris. Chapelot, 1916.
  5. Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. VIII, p. 290.
  6. Œuvres, édit. Foucher de Careil, t. VI, p. 376.
  7. Ibid., p. 371.
  8. A. de Ruville, professeur à l’Université de Halle, La Restauration de l’Empire allemand. Le rôle de la Bavière, trad. de M. P. Albin. Alcan, 1911, in-8o, p. 179.
  9. Pensées et Souvenirs, édit. fr., II, p. 141.
  10. Les populations bavaroises n’acceptaient l’idée de la fondation de l’Empire qu’avec de sérieuses appréhensions. Notamment, le « parti patriote » et conservateur, qui était alors au pouvoir en la personne du comte Bray, garda, jusqu’au bout, des dispositions particularistes qui sont exposées par tous les historiens de la fondation de l’Empire d’Allemagne, Lorenz, Sybel, etc., et que Ruville résume en ces termes : « C’était le parti du particularisme qui attachait de l’importance à la permanence des usages, des mœurs, des institutions locales… On craignait surtout le militarisme ; le bureaucratisme, toutes ces formes rudes de l’Allemagne du Nord, comme autant d’élémens nuisibles… A cela se joignait un royalisme puissant dans le sens d’une royauté patriarcale… Les uns et les autres étaient imprégnés d’un fort esprit religieux… Tout à côté des patriotes, se trouvait le parti dit Mittelpartei, qui passait aussi pour animé de sentimens particularistes en ce qui touchait à la puissance et à l’indépendance de l’État bavarois… Etc. » Sur la politique de Bismarck, voyez l’Histoire de la guerre de 1914, t. II, p. 17 et suiv.
  11. Lorenz, p. 377.
  12. Crampon, La politique médiatrice de l’Allemagne, 1855.
  13. Cité par Auerbach dans son excellente étude : La France et le Saint-Empire Romain Germanique, II. Champion, 1912, in-8, p. XIV.
  14. Voir, notamment, les articles 111-120 du traité de Munster, dans les Grands traités du règne de Louis XIV publiés par Henri Vast, Picard, 1893, t. Il, pp. 53-55.
  15. Bryce, Le Saint-Empire Romain Germanique, trad. Em. Domergue, p. 448.
  16. Lebey, Louis-Napoléon Bonaparte et 1848.
  17. Ne pas oublier que Kant avait écrit, dès 1795, son Traité sur la Paix perpétuelle, qui supposait la création d’une cité de nations (civitas gentium) destinée à embrasser tous les peuples de la terre.
  18. Trois mois au pouvoir, 19 mars. Réponse à une députation des Polonais demandant l’appui du Gouvernement pour le rétablissement de la nationalité polonaise, p. 130.
  19. Loc. cit., p. 306-309.
  20. Vues prophétiques d’Edgar Quinet sur l’Allemagne, dans la Revue du 15 septembre.
  21. Lettre de Washington à La Fayette du 25 décembre 1778, citée par Emile Ollivier, L’Empire libéral, I, p. 171.
  22. L’Union de l’Europe Centrale. Étude de Max Hoschiller. Revue de Paris, mars-avril 1916.
  23. La Politique de l’Équilibre. — La Conférence de La Haye, juin-juillet 1907, p. 29.
  24. On trouvera une bibliographie suffisante et un exposé juridique de « l’Union des États, » dans l’ouvrage que vient de publier M. Paul Otlet : les Problèmes internationaux de la guerre, p. 427. — J’ai à peine besoin de rappeler la belle publication de M. Léon Bourgeois : la Société des Nations, 1910.