Problèmes de la guerre et de la paix/01

Problèmes de la guerre et de la paix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 721-757).
L’ERE NOUVELLE
PROBLÈMES DE LA GUERRE ET DE LA PAIX

I
LE PROBLEME DE LA GUERRE

Eh bien ! oui, c’est la guerre... et une longue guerre !

L’humanité avait fait un beau rêve : au mois d’août 1913, on inaugurait, à La Haye, le temple de la Paix. Et ce temple ne s’est pas rouvert pour abriter le concert de l’harmonie universelle, qu’un conflit terrible éclate et couvre de sang la planète presque entière.

« O vieillard, tu te plais aux paroles sans fin comme autrefois aux temps de la paix ; mais voici qu’une bataille inévitable se prépare. Certes, j’ai vu un grand nombre de combats, mais je n’ai point vu encore une armée aussi formidable et aussi innombrable : elle est pareille aux feuilles et aux grains de sable ; et voici qu’elle vient, à travers la plaine, combattre autour de la ville [1]. »

Ainsi s’exprime, dans l’Iliade, Iris, la messagère des dieux. La guerre de Troie paraissait donc, même aux dieux, la plus formidable de toutes les guerres, et les armées qui luttaient sous les murailles d’Ilion les plus nombreuses de toutes les armées. Et voici que nous répétons, à notre tour, ce que répétaient, sans doute après tant d’autres, nos plus lointains aïeux.

Il faut s’incliner : la guerre est dans l’héritage du genre humain. Malgré les maux qui la suivent, malgré sa cruelle sanction, — à savoir le fait de frapper les hommes à mort sans jugement, — elle est inhérente à la vie : la vie est une lutte.

Réfléchissons cependant : la guerre des hommes n’est pas la guerre des bêtes ; et l’humanité le sait. Dans la haute et instinctive conception de sa propre destinée qui la distingue des autres espèces, elle tend son intelligence et sa volonté pour affirmer cette différence.

Car, pour elle, c’est le coup de partie : si l’odeur du sang doit la faire retomber dans la bestialité, elle perd ; l’effort admirable accompli par elle, de siècle en siècle, pour s’élever au-dessus des autres animaux est vain ; elle n’a plus qu’à renoncer à l’idéal qui est l’aspiration suprême de toute société humaine et qui se rattache à la plus profonde des lois naturelles et divines : la justice.

Montesquieu dit : « Le droit de la guerre dérive de la nécessité et du juste rigide. » Tout est dans ces deux mots : le droit de la guerre, — le juste rigide.

La guerre, en tant que fait, est une crise d’animalité : elle n’appartient au riche trésor de la civilisation humaine que si elle rentre dans le cycle du droit. Le problème consiste donc à amener de plus en plus l’humanité à n’admettre et à ne concevoir la guerre que comme née du droit et soumise au droit. La guerre n’est digne du nom de guerre que si elle est légitime. C’est parce qu’il voit la chose ainsi que Proudhon reconnaît dans la guerre un acte de la vie morale : « La guerre, de même que la religion et la justice, est, dans l’humanité, un phénomène plutôt interne qu’externe, un fait de la vie morale bien plus que de la vie physique et passionnelle. »

Je voudrais que l’on réfléchit profondément sur ce principe de toute vie sociale : respecter, dans les limites du juste, la vie des autres. L’individu isolé est en proie à la violence : pour mieux se défendre et sans doute pour mieux aimer, il se groupe sous une règle et il introduit dans ses relations avec les autres le juste ; l’équilibre des sociétés tient à l’acceptation mutuelle de ce principe. L’origine du droit est le consentement des parties, qui implique la liberté. De même qu’il y a, au dire de Kipling, une « loi de la jungle » que tout animal respecte, il y a une « loi de l’humanité » que toute société accepte. Une société qui ne reconnaît pas sa limite dans le droit à l’existence des autres sociétés (le juste rigide) se met elle-même hors de la vie : elle s’expose à une coalition de tous qui la poursuivront jusqu’à ce qu’elle se range au devoir commun.

La civilisation a pour tâche de réaliser ces instincts, fils de la loi de justice et de la loi d’amour ; elle tend à subordonner le fait de la guerre au droit de la guerre, à entourer la guerre, dans ses origines et dans ses phases diverses, de certaines garanties et conditions par lesquelles elle deviendra de plus en plus la guerre des hommes et de moins en moins la guerre des bêtes.

Les penseurs du XVIIIe siècle, achevant une lente et lointaine élaboration des âges, ont dégagé cette conception avec une autorité et une lucidité telles qu’on put la croire acceptée sans conteste par tous : elle pénétra le sens humain comme un acquis, passé, semblait-il, à l’état de dogme. La guerre, détestée par les mères, matribus detestata, ne trouvait grâce devant l’opinion du genre humain que si elle avait, à ses origines, le droit et si, dans ses développemens, elle se soumettait au droit. On pardonne beaucoup à la violence, fille de la passion : encore faut-il qu’elle soit loyale et qu’elle garde le respect du juste, alors même qu’elle rompt avec lui.

II s’était donc fait une sorte d’accord universel au sujet du droit de la guerre, et le temps semblait venu où ce compromis tacite pourrait essayer de se codifier en une première législation acceptée par l’ensemble des sociétés civilisées.

Qu’on se souvienne des nobles paroles par lesquelles M. Odier, délégué suisse, et M. Léon Bourgeois, délégué de la France, célébraient à La Haye l’engagement mutuel pris par les Puissances de recourir, en cas de conflit, à l’intervention des neutres ou aux « bons offices » de la Cour permanente de La Haye : « En préparant cette formule, dit M. Odier, nous avons cherché à ouvrir une ère nouvelle dans les rapports internationaux : à cette ère nouvelle correspondent des devoirs nouveaux, particulièrement pour les neutres... Ils seront désormais, selon une expression heureuse, des pacigérans... » Et M. Léon Bourgeois : « Croyez-vous que ce soit peu de chose que, dans cette conférence, c’est-à-dire non pas dans une réunion de théoriciens et de philanthropes discutant librement et sous leur responsabilité personnelle, mais dans une assemblée où sont officiellement représentés les gouvernemens de toutes les nations civilisées, l’existence de ce devoir international ait été proclamée et que la notion de ce devoir, désormais introduite pour toujours dans la conscience des peuples, s’impose, à l’avenir, aux actes des gouvernemens et des nations ? »

Le baron de Marshall, délégué de l’Allemagne, ayant adhéré, au nom de son gouvernement, à la plupart des décisions prises par la conférence, ne marchandait pas sa chaleureuse approbation.

La grande responsabilité qui pèse sur l’Allemagne, du fait des événemens actuels, n’est pas tant, à ce qu’il me semble, d’avoir ouvert les outres d’Éole et d’avoir déchaîné sur le monde la plus terrible tempête qu’il ait subie : c’est d’avoir ébranlé, dans la conscience universelle, la foi au mythe, au millénaire de la paix.

L’humanité, si elle eût suivi le peuple allemand dans sa formidable hérésie, eût perdu le sens même de son évolution et de sa destinée : elle fût tombée dans une sorte de manichéisme, — opposant le principe de la force à celui du droit, le principe du mal au principe du bien, — qui l’eût égarée à jamais.

Guerre insolente, s’il en fut. Faillite de tout ce que l’humanité a voulu, a cherché, a fait. Les penseurs, les philosophes, les hauts guides de la marche à l’étoile ont toujours réclamé la paix, — « la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Don Quichotte, les résumant tous, dit avec sa savoureuse et profonde bonhomie : « Les armes ont pour objet et pour but la paix, c’est-à-dire le plus grand bien que les mortels puissent désirer en cette vie : cette paix juste, cette paix divine est le véritable but de la guerre. »

Or, l’Allemagne prenait l’envers de ce rêve ; elle s’inscrivait en faux contre la parole du Christ ; elle rompait avec l’idéal universel, et c’est pourquoi son initiative redoutable, réfléchie et voulue, a soudain frappé à l’âme le monde tout entier ; elle a posé des problèmes sur lesquels doit, maintenant, pour son salut, réfléchir à fond l’humanité.


Que voulait l’Allemagne ? Quel calcul, quel instinct, quelle volonté la dirigent ?

Il ne s’agit pas de revenir sur les exposés si nombreux, si probans qui ont élucidé les doctrines pangermanistes, les motifs qui déterminèrent les empires du Centre à rendre le conflit inévitable, les méthodes appliquées par eux et leurs armées dans la conduite des hostilités. Doctrines et faits sont connus : c’est uniquement pour découvrir les raisons essentielles, pour essayer de dégager les conséquences probables, qu’il est utile de préciser certains points.


I. — DU PRÉTENDU MYSTICISME DES ALLEMANDS

Il conviendrait, tout d’abord, de mettre les esprits trop dociles en garde contre une théorie venue d’Allemagne et qui tend à se propager dans le monde, à savoir que c’est une sorte de mysticisme qui aurait mis en mouvement et emporté, en quelque sorte, hors d’elles et malgré elles, les masses allemandes : d’après ce système, le soldat allemand combattrait et se sacrifierait pour la régénération de l’univers.

En vérité, ces gens ont toutes les ruses. Personne ne s’entend comme eux à envelopper de paroles graves et de propos grandiIoquens les passions ou les intérêts... Il faudra bien, un jour, percer à fond l’artifice de cette philosophie allemande qui met le monde et Dieu lui-même aux pieds du Moloch État.

Quoi qu’il en soit, l’origine pangermaniste de la thèse du « mysticisme » allemand n’est pas douteuse : elle est l’âme de l’histoire de Treitschke ; elle est disséminée aux quatre vents de l’enseignement universitaire et scolaire par la parole des professeurs ; elle gonfle le livre de Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre, publié en 1911-1913 et qui est comme le manuel de ce que doit savoir et penser un Allemand, à la veille des événemens de 1914. Cet enseignement et ces livres ont une action puissante sur le peuple allemand, parce qu’ils lui servent ce qui vient de lui : c’est le résultat d’une longue opération intérieure où tous les sentimens de la race sont cuits et recuits. Cette étrange doctrine a ce caractère singulier d’être faite non pour l’universalité des hommes, mais pour un seul peuple : elle n’a d’autre objet que de l’entraîner et l’exalter sur ses propres vertus, de façon à l’amener à un état d’auto-suggestion où il devient Dieu pour lui-même.

Un philosophe de vigoureux esprit, M. Lote, au cours d’une thèse soutenue dès l’année 1911, a parfaitement démêlé, dans la politique allemande du XVIIIe siècle, les origines de cette disposition où le pédantisme et le caporalisme se combinent dans la formule de l’étatisme, pour sauvegarder contre l’invasion des idées françaises le patrimoine des hobereaux et du sectarisme prussien : « Tandis que Mme de Staël voit les Allemands « beaucoup plus susceptibles de s’enflammer sur les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie, » nous constatons, au contraire, que la raison d’Etat commande en souveraine : elle seule inspire les querelles, l’inquisition, l’intolérance. Sauver les intérêts, telle fut la volonté commune [2]. » Ventre et fumée... c’est tout le germanisme.

Pour matérialiser la fumée, pour satisfaire les appétits et les intérêts, il n’y a qu’un moyen : une politique de proie, une discipline, la conquête et l’expansion, en deux mots, la Guerre et l’Etat. La doctrine de l’Etat devient le clou de toute la pensée, de toute la philosophie allemande. Laissons encore parler notre auteur : « Une réalité s’éclaire : l’effort, la volonté de produire un Etat. La direction est nette, consciente et brutale : sauver l’Etat ou refaire l’Etat, cette « raison » première dont un Allemand du XIXe siècle pourra dire : « Notre Etat est ce que nous avons de suprême sur la terre. » A cet égard, la poussée est formidable : il n’y a plus d’idéalistes, ni de nationalistes, ni de mystiques, ni de libéraux, ni d’orthodoxes : il n’y a qu’une discipline en marche, fanatique d’elle-même et menaçante pour l’avenir [3]. »

Quant à la « guerre, » il suffit d’invoquer, comme le fait Bernhardi, la parole du maître de l’âme germaine, Luther : « En somme, il ne faut pas voir dans la pratique de la guerre comment on étrangle, comment on brûle, comment on se bat et comment on se comporte : car c’est ce que font les yeux bornés et simplistes des enfans qui ne considèrent que le chirurgien coupant une main et sciant une jambe, ne voyant pas qu’il faut le faire pour sauver le corps tout entier. De même, il suffit de regarder avec des yeux virils la fonction du glaive et son action terrible pour voir que c’est une tâche divine en soi et aussi utile et nécessaire que de manger et de boire. » Guerre et Etat, voilà les nécessités et les aspirations dont il faut faire un tout, un dogme, un credo, une foi.

L’Allemagne, donc, se met à la recherche de son propre mysticisme. Le Christ, l’Empire romain, Mahomet, la Révolution française, les grandes images flottent dans ces cerveaux ténébreux : le besoin, l’instinct du pastiche est un des caractères du génie allemand ; il n’est content de lui-même que s’il a égalé ou surpassé, — autant que la copie égale ou surpasse l’original.

On chercha donc la grande idée, capable de couvrir les deux aspirations et de les grouper dans un article de foi. On chercha et l’on trouva : tel le docteur Faust, le célèbre chimiste Ostwald rencontra, au fond de ses cornues, le mythe dont on avait besoin. Il ne faisait que prendre son bien où il le trouvait, c’est-à-dire dans la philosophie et la politique allemandes, toutes deux ardentes aux réalisations pratiques et pragmatiques. Guerre et Etat, il résuma le tout dans un seul mot : Organisation.

« Je vais, maintenant, dit-il, expliquer LE GRAND SECRET DE L’ALLEMAGNE. L’Allemagne veut organiser l’Europe qui, jusqu’ici, ne l’a pas été. Nous, ou peut-être plutôt la race germanique, avons découvert le facteur de l’organisation. Les autres peuples vivent encore sous le régime de l’individualisme, alors que nous, Allemands, sommes sous celui de l’organisation. »

Voilà donc ce « secret plein d’horreur ! » La phrase d’Ostwald illumine tout, justifie tout.

Au moment où les armées allemandes, honteuses elles-mêmes de la besogne qu’on leur a commandées, crient à leurs victimes : « Nous ne sommes pas des barbares ! » au moment où l’univers pousse un cri et se lève pour demander des comptes, au moment où l’empereur Guillaume adresse au président Wilson ce télégramme du 8 septembre 1914 qui est comme le premier essai d’une justification, sinon d’une amende honorable, le chimiste intervient, et il suggère, après coup, la thèse destinée à égarer définitivement les consciences, ou plutôt à replonger l’Allemand dans le bourbier de son pharisaïsme et de son orgueil : « Non, vous n’êtes pas des barbares ! Vous êtes des croisés ! Vous apportez au monde la bonne parole de l’ « Organisation. »

Que le génie de l’ « Organisation » appartienne en propre à l’Allemagne, c’est une prétention dont il a déjà été fait justice [4].

Les Romains furent les organisateurs du monde antique. Louis XIV et Napoléon ont passé jusqu’ici pour des organisateurs ; Louvois et Carnot de même. L’Europe vit encore sous le régime que l’administration impériale lui a dicté. L’histoire répète comme un lieu commun que la centralisation française, élaborée par les Richelieu, les Colbert, la Révolution, est tombée dans une sorte d’excès. D’autre part, l’organisation industrielle et commerciale a trouvé ses principes et ses méthodes en Angleterre : sauf des détails d’application, il est impossible de discerner les ressorts nouveaux que l’Allemagne aurait mis en œuvre.

Une certaine tendance au socialisme d’Etat, l’ingérence minutieuse et pointilleuse de la bureaucratie dans les affaires particulières, le règne du verboten, la militarisation de la vie civile, ce ne sont pas des faits si nouveaux sur la planète. Notre enfance a été élevée au bruit du tambour dans les lycées impériaux assimilés à des casernes. Le régime des corporations a des points à rendre à celui des cartels et des trusts ; le protectionnisme avait son précédent dans le colbertisme. Le hobereau n’est qu’un fils abâtardi du seigneur féodal. Tout ce déballage est vieux comme le monde. S’il y avait lieu d’insister, il serait facile de rappeler que le Moyen Age a libéré le serf pour obtenir le maximum de rendement économique, que la Révolution française, ayant brisé consciemment l’organisation corporative de l’ancien Régime et rendu le travailleur à lui-même, a préludé par là à l’essor incomparable du XIXe siècle et, qu’ainsi, l’introduction et le développement du facteur individualisme ont été peut-être les plus grands progrès économiques accomplis depuis la chute de l’Empire romain. En fait, la civilisation oscille, depuis des siècles, entre le régime de l’autorité et celui de la liberté. La difficulté est de trouver la juste mesure ; et l’Allemagne la cherche comme les autres.

Les affirmations tranchantes du célèbre chimiste ne révèlent donc pas un si formidable secret : la pierre philosophale n’est pas au fond de ses cornues.

Cependant, la formule une fois lancée, appliquée au point de vue militaire et international par une préparation intense et un système d’espionnage et d’avant-guerre qui est le véritable « secret » des Allemands, fut acceptée par eux avec une complaisance facile à comprendre. « Notre peuple est le peuple élu ! Il a une mission à remplir. Que ne le lui a-t-on rappelé plus tôt ? Dieu l’a choisi. Il est en communication avec la divine Providence. : L’arche sainte lui est confiée : « Dieu est avec nous ! »

La foi nouvelle se répandit, avec la rapidité de l’éclair, des universités aux brasseries, des brasseries aux casernes. Herr professor l’avait lancée en riant derrière sa barbe couleur d’avoine. Michel la reçut avec transport : il sentait une âme de paladin grandir en lui. Un décor moyen-âgeux ne messied pas au bock du roi Gambrinus. Sans oublier ses appétits plus réalistes (mainmise sur les richesses de l’Univers, extension indéfinie des territoires allemands, développement colonial, maîtrise de la mer, destruction des grandes maisons concurrentes, l’Angleterre, la France, la Russie) le philistin se réalisa croisé ; le casque à pointe se panacha d’une auréole. Guillaume II avait eu, d’avance, le sens de cette révélation : le vieux Dieu allemand n’était-il pas son collègue, son complice ? Le soldat allemand devient l’homme du Christ, Christ lui-même et porteur du Saint-Sacrement !... « Et alors, vous venez, vous, un petit peuple qui avez l’audace de nous arrêter, vous auxquels nous promettions paix et protection ! Et vous faites cause commune avec nos ennemis ! Mais c’est comme si vous attaquiez un prêtre porteur du Saint-Sacrement ! Nous sommes sanctifiés par la grandeur de notre destinée ; nous sommes, chacun de nous, porteurs du Saint-Sacrement, gardiens et protecteurs de la patrie, de nos femmes et de nos foyers [5]. »

Ceux qui résistent à un tel peuple, ceux qui se mettent en travers d’une telle mission sont de grands coupables. La justice divine les frappe. On dégage la leçon des événemens de Louvain et on conclut : « Jamais la faute et le châtiment ne se sont trouvés en relation plus intime qu’ici... Toute la Belgique s’est rendue coupable d’une ignominie terrible, d’un crime contre l’humanité tout entière ; aussi la juste punition a-t-elle frappé le peuple belge tout entier représenté par les habitans de Louvain [6]. »

La thèse court jusque dans les petites écoles : « L’Allemagne, prévoyant que la guerre peut durer encore longtemps, fait une propagande effrénée parmi les enfans... On cherche à mettre dans l’esprit de ce peuple cette idée que la guerre actuelle est une guerre sainte, que les soldats allemands sont des « croises » L’Empereur est présenté comme le saint champion d’une sainte cause. Des libres penseurs notoires se sont découvert une sorte de dévotion pour le Dieu des armées [7]. »

Et on comptait enfin que la leçon rayonnerait sur les nombreux disciples habitués, au dehors, à subir l’enseignement germanique. Les neutres aiment les explications philosophiques : elles apaisent leurs consciences troublées. L’impartialité est un brevet de supériorité. Avant tout, n’est-ce pas, il faut comprendre !... Pour une équipe de « camarades » de la pensée, il était gênant qu’un peuple, dont les exemples et la culture avaient été si longtemps prônés au-dessus de tout, s’abandonnât sans vergogne à des excès aussi déplorables ; en vérité, ses violences dépassaient la mesure permise. Comment expliquer cela ? Comment concilier ces inconciliables ? « Et l’autorité de la méthode ? » et « la loi du progrès ? » et « la critique de la raison pure ? » et « l’impératif catégorique ?... » Cas embarrassant.

Ostwald a trouvé le joint : le mysticisme de l’Organisation ; tout s’explique ! Ce peuple est hors de lui-même, au-dessus de lui-même : il ne se possède plus. Les sectateurs des religions naissantes, les hashsahshins, les fanatiques de tous les pays, tels sont les modèles, et les prototypes, excusés ou magnifies par l’histoire, des incendiaires de Louvain et de Senlis des naufrageurs de la Lusitania et du Sussex. L’Empereur et les chefs qui ont ordonné les atrocités de Belgique, de Lorraine, de Pologne, de Serbie, peuvent affronter la justice humaine et la justice divine : mus par une force intérieure et supérieure, ils ont accompli leur destin.

Et c’est aux peuples qui souffrent le plus du réalisme féroce de l’Allemagne, qu’on insinua ce subtil plaidoyer. Et nous, nous l’acceptons, nous l’enregistrons, nous le versons, de bonne foi, au dossier..., et nous l’y retrouverons quand sonnera l’heure des sanctions et des réparations ! Tel est le succès d’une propagande qui, de l’intérieur de l’Allemagne, a rayonné sur le dehors : cette guerre n’est pas moins redoutable que l’autre.

L’histoire ne se laissera pas égarer par la ruse qui tend à fausser le grave problème moral et international posé par la catastrophe actuelle. Ni l’Allemagne, ni son gouvernement n’obéissaient à l’inspiration mystique ni à un démon socratique quelconque quand ils exécutaient le coup de Tanger, le coup d’Algésiras, le coup d’Agadir, quand ils extorquaient à la France les territoires du Congo, quand ils écrasaient la Pologne et l’Alsace-Lorraine à coups de talon, quand ils mettaient la boucle au développement agricole et économique de la Russie par des traités de commerce léonins, quand ils acculaient le monde au dilemme de la capitulation universelle ou du conflit inévitable. Ces placiers en camelote ne sont pas des apôtres !

La politique allemande s’est vantée longtemps d’être uniquement réaliste : elle n’a pas changé hier, elle ne changera pas demain... Offrez seulement aux diplomates allemands Anvers et l’arrondissement de Briey : et vous verrez ce que pèsent les considérations mystiques !

Les professeurs se moquent de nous : après avoir obnubilé l’entendement allemand, ils prétendent obscurcir le nôtre dans des nuages d’encre noire. L’esprit français, clair et prompt, dissipera les ténèbres amassées par une ruse solennelle et persévérante. Un lourd et grossier matérialisme a troublé le repos du monde par orgueil, convoitise et rapacité ; après avoir déclaré la guerre pour satisfaire ses appétits, il l’a conduite selon ses instincts. Les méthodes de guerre de l’Allemagne résultent logiquement du caractère et du tempérament allemand.


II. — L’ALLEMAGNE PUISSANCE DE PROIE

Essayons donc de reconnaître le fond des sentimens allemands. Interrogeons les réalités et tâchons de découvrir les « raisons » de l’offensive allemande sur l’univers.

Dans l’événement historique qui ébranle le monde, on trouve, comme toujours, l’incident et le permanent.

L’incident, c’est le meurtre de Serajevo. Mais lui-même n’est qu’un résultat ou, plutôt, c’est un anneau dans la chaîne des faits qui rattache la guerre de 1914 aux événemens antérieurs : la guerre des Balkans, l’annexion de la Bosnie et Herzégovine, l’expansion allemande vers l’Est. En un mot, c’est une manifestation du trouble général apporté dans l’équilibre universel par les ambitions de l’Allemagne et de l’Autriche depuis l’inauguration de la « politique mondiale » (Weltpolitik).

Il est à peu près démontré que l’empereur Guillaume et l’archiduc Ferdinand s’étaient entendus, lors de l’entrevue de Konopitz, pour remanier la carte de l’Europe. On pourrait faire remonter à cette date la déclaration de guerre. L’histoire a enregistré d’ailleurs, à ce sujet, une preuve formelle : c’est la déclaration de M. Giolitti à la Chambre des députés italiens établissant qu’en juillet et octobre 1913 les Empires germaniques avaient fait connaître à leur alliée l’Italie leur intention d’agir contre la Serbie, et lui avaient demandé de considérer cette action comme entraînant l’application du casus fœderis. L’Autriche, appuyée par l’Allemagne, prétendait donc, dès lors, « exécuter » la Serbie : c’était la guerre. Le coup de Serajevo alluma un incendie dont les matériaux étaient rassemblés : tel est l’incident.

Le permanent, c’est la situation géographique de l’Allemagne en Europe, ce sont les sentimens belliqueux des peuples germains, c’est l’esprit d’invasion qui leur est naturel, ce sont les circonstances qui ont porté ces ambitions géographiques, ethnologiques et historiques à leur maximum d’intensité : élaboration à la fois lente et précipitée qui s’est manifestée sous les deux formes du Germanisme et de l’Impérialisme.

L’Allemagne est un pays sans frontières naturelles, habité par des races diverses, qui n’a trouvé, jusqu’ici, ni sa forme, ni son centre, ni ses limites. Elle est, au milieu de l’Europe, comme une masse, longtemps molle et plastique, ayant d’autant plus besoin d’une organisation de fer qu’elle était, par essence, inorganique. L’Allemagne est, pour l’histoire européenne, la plus grosse des difficultés : cette difficulté ne serait résolue que si l’Allemagne consentait à « s’articuler, » en quelque sorte, à la vie commune. Malheureusement, une disposition si accommodante n’a jamais été la sienne. Par sa nature même, par sa formation physique et psychologique, l’Allemagne déborde. Depuis les Cimbres et les Teutons, on ne connaît ses peuples que par leur volonté d’intrusion et de conquête. César, Tacite, tous les auteurs de l’antiquité, sont d’accord pour déterminer ainsi le caractère du Germain : race errante et pérégrine, mal attachée au foyer et au sol, ne s’adonnant qu’à la guerre ou à la chasse. Au cours de l’histoire, cette population mêlée et bigarrée, composée de Celtes, de Teutons, de Scandinaves et de Slaves, fait, en Europe, office de trouble-fête : inquiète et malheureuse elle-même, pour l’inquiétude et le malheur des autres.

Bernhardi, dans son livre sur l’Allemagne et la prochaine guerre, donne un exposé de l’histoire d’Allemagne au point de vue pangermaniste : rien de plus pénible que ce tableau où le parti pris actuel s’efforce de tirer une leçon héroïque des plates annales du passé : l’épopée tourne, bien involontairement, à la complainte.

D’abord la thèse : « Dès leur première apparition dans l’histoire, les peuples germaniques se sont affirmés comme un peuple civilisé de premier ordre. » Mais, aussitôt, l’aveu contradictoire : « Lorsque l’Empire romain succomba sous le choc des barbares... » Et le tableau se développe ainsi dans ce stupéfiant contraste entre les prétentions et les réalités.

En somme, cette histoire est le récit d’une invasion perpétuelle qui ne réussit jamais : les ambitions sont immenses, les résultats nuls ou précaires. La « latinité, » toujours visée, — ainsi que l’affirme encore aujourd’hui le chancelier Bethmann-Hollweg, — la latinité s’est toujours défendue victorieusement. Les Cimbres et les Teutons sont battus par Marius, Arioviste par César ; les Alamans par Clovis qui s’incline à Reims devant l’évêque Rémi ; quelques hordes de Goths et de Vandales font une pointe à travers l’Empire romain, pour laisser dans le vocabulaire de la civilisation le mot de vandalisme. Charlemagne restaure le Romanisme et dompte les Saxons. Après Charlemagne, quand l’âme de l’Europe se cherche, alors que l’Université de Paris enseigne les peuples, la Germanie s’attarde dans une sorte de byzantinisme sauvage. Je laisse parler l’apologiste de la race : « Dans la lutte des deux puissances (Rome et l’Empire), l’Empire succombe parce qu’il ne réussit pas à unir les petits États germains... La puissance allemande gisait anéantie... Puis vint un état de choses quasi anarchique. Les fâcheux défauts du peuple allemand, la manie de vouloir avoir toujours raison et le manque de sens unitaire contribuèrent à compromettre aussi son développement économique... L’activité intellectuelle (?) dégénéra en rudesse »... Et en voilà pour tout le Moyen Age !

Nous arrivons aux temps modernes : les faits ne sont pas plus réconfortans. « Le peuple allemand fut presque anéanti et perdit toute importance politique... » L’âge des découvertes transforme la planète. Quelle est la part de l’Allemagne ? « L’Allemagne resta étrangère à ce formidable mouvement. » L’Europe nouvelle prend conscience d’elle-même au XVIe et au XVIIe siècle ; l’Allemagne est absente, en proie aux horreurs de la guerre de Trente Ans ; elle se détruit elle-même : le sac de Magdebourg fait la main aux destructeurs de Louvain. « L’Angleterre devint la première Puissance coloniale et maritime du monde ; l’Allemagne, en revanche, ne fit rien et sa puissance politique diminua toujours davantage. »

Dans cet exposé à grands traits, l’Autriche disparaît, pour ainsi dire : c’est une parente pauvre et mal mariée : « L’Autriche catholique, grand Etat indépendant issu en quelque sorte de l’Empire, fondait sa puissance non seulement sur sa population de race germanique, mais encore sur les Hongrois et sur les Slaves. » L’Autriche, pourtant, a persévéré, pendant cinq siècles, dans les ambitions de la race. Sa volonté de domination, le dessein poursuivi par elle d’établir un Empire universel est l’effroi de toutes les nations libres de l’Europe. La France est l’énergique adversaire du despotisme autrichien et finit par en avoir raison. Mais, pour Bernhardi, la « véritable Allemagne » n’était pas née. « Enfin, un centre de puissance protestante se forme dans le Nord, la Prusse. » Tout est sauvé ! — Pas encore !.. « Une heure difficile devait sonner, une fois de plus, dans la lente ascension de l’Europe. » Cette heure, c’est Iéna, Mais le nom n’est pas prononcé. Waterloo ne console pas, parce qu’il faudrait rappeler le service rendu par les alliés, Autriche, Russie, Angleterre, tirant la Prusse de l’anéantissement : « La royauté prussienne s’humilia profondément devant l’Autriche et la Russie et parut oublier ses devoirs nationaux. »

Il est temps que cette longue série de jours sombres, qu’est l’histoire d’Allemagne, trouve, enfin, un ciel plus serein. Voici Guillaume Ier et Bismarck : « L’Allemagne, ce géant couché mollement sur le lit de repos de l’ancienne Confédération germanique, se relève comme un phénix sortant de ses cendres et déploie victorieusement ses ailes puissantes... » Ce galimatias achève le pénible panégyrique.

Quant aux données intellectuelles et morales, elles sont dégagées en une page empruntée, en partie, à Treitschke : « Ces deux sœurs (la littérature et la science) créèrent, avec Kant et Fichte, des exigences morales telles qu’aucun peuple n’en avait encore établi de semblables comme règles de conduite et révélèrent, dans le domaine de la poésie, un idéalisme transcendant. Sous l’influence de la colère héroïque de 1813, ce travail intellectuel porta des fruits magnifiques... De cette manière, notre littérature classique, partie de points de vue bien différens, tendit au même but que l’œuvre politique de la monarchie prussienne et des hommes d’action qui, à l’heure du grand désastre, travaillaient pour le progrès [8]. » (Treitschke, I, 90.)

Il était nécessaire de donner ce résumé pour n’altérer en rien le caractère de l’histoire allemande tel qu’il est conçu, en Allemagne, à la veille de la guerre. Un tableau qui forme apothéose fournira le trait final : c’est la rencontre de Napoléon et de Gœthe : « Moment historique que celui où Napoléon et Gœthe se trouvèrent en face l’un de l’autre, — de puissans conquérans tous deux : d’un côté, le fléau de Dieu, le grand destructeur de tout ce qui avait fait son temps, de tout ce qui était arrivé, le sombre despote, la dernière créature de la Révolution, une partie de « cette force qui veut toujours le mal et produit toujours le bien ; » de l’autre, l’Olympien majestueusement grave qui prononça ces mots : « Que l’homme soit noble, charitable et bon, » Gœthe qui, dans son œuvre universelle, montra que le génie allemand embrasse tout ce qui est humain... Face à face avec le plus grand capitaine de son temps, on vit le héros de l’esprit auquel devait appartenir la victoire à venir, en face du représentant le plus puissant du génie latin, le grand Germain qui se tient au faîte de l’humanité. »

Telle est la conclusion : opposer un surhomme allemand à un surhomme latin et accabler Napoléon par la comparaison avec Gœthe ! Ces arrangement, dans ce qu’ils ont de factice, d’arbitraire, de captieux, révèlent le caractère du germanisme.

L’Allemagne, féconde et troublée, ne se sent jamais à l’aise dans ses limites : privée de larges ouvertures sur la mer, obstruée par le réseau désharmonique de ses montagnes intérieures, disloquée par le cours de ses fleuves divergens, elle est portée tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre de ses frontières, et elle ne trouve d’aucun côté des appuis solides fixés par la nature. Cette vaste prison à une race vagabonde parait encore trop étroite ; elle hume l’air des contrées occidentales et méridionales ; elle y sent des parfums plus délicats, un climat plus doux, une joie de vivre qui lui sont refusés. Les pays du soleil lui sont un paradis sur la terre. (Qui n’a vu les Allemands débarquer par trains bondés sur la côte d’Azur, au temps du carnaval de Nice, ne peut comprendre tout à fait cet émerveillement !) Ils désirent, ils envient.

Cependant, l’Allemagne est toujours, comme on disait au XVIe siècle, « la matrice des peuples. » Les jeunes tribus s’amassent dans son sein. L’aventure les attire : les vastes plaines s’ouvrent devant elles. Elles partent. Et c’est toujours la même tentation, toujours la même entreprise, toujours le même échec et toujours les pareils et tristes retours jusqu’à de nouveaux recommencemens.

La population allemande n’a pas accepté son lot. Elle veut autre chose que ce qu’elle a : tantôt c’est l’Italie, tantôt c’est la France, tantôt ce sont les Balkans, et puis ce sont les colonies, et puis c’est la mer : « Notre empire est sur les eaux ! »

La tradition, l’histoire, tous les témoignages et toutes les preuves établissent que l’essence du Germanisme, c’est la conquête, ou, pour parler plus exactement, l’invasion. Germanisme, Pangermanisme, c’est tout un : seulement, les horizons se sont élargis et on a conçu l’idée de la conquête du monde. Bernhardi et Bülow concluent dans les mêmes termes : « ou l’hégémonie planétaire ou la décadence. » A la marée qui déborde, il n’y a plus de bornes. « Il faut que le monde soit victime du Germanisme pour que le Germanisme soit vrai. » (Lote.)

Mais, ainsi, nous sommes ramenés à la guerre et à la violence : le Germanisme en état de conquête, c’est l’Impérialisme !

Au congrès de Westphalie, quand les plénipotentiaires de Louis XIV convoquèrent tous les princes européens à la conférence pour la paix générale, ils s’exprimèrent en ces termes : « Il est certain que la maison d’Autriche tend à la monarchie européenne en prenant pour base la puissance qu’elle exerce sur le Saint Empire germanique, centre de l’Europe. » Ces paroles expriment l’inquiétude traditionnelle des peuples européens devant l’impérialisme allemand. Transposez à Berlin ce qui est dit de Vienne, les rapports de l’Allemagne avec les autres Puissances restent les mêmes. M. Poincaré n’a pas un mot à changer à la lettre de Louis XIV.

Une seule différence : les ambitions de la maison d’Autriche étaient plus lentes et plus dissimulées, celles de la maison de Prusse sont plus brutales et plus téméraires. C’est qu’en effet, les Habsbourg rencontrèrent mille traverses ; les Hohenzollern, au contraire, sont grisés par un bonheur inouï.

S’il s’agit de découvrir les raisons actuelles de la forme aiguë du militarisme prussien, il faut absolument tenir compte de l’étonnante fortune qui, de l’abaissement de 1848, a conduit le pays au pinacle en 1870, c’est-à-dire en vingt-deux ans. En 1866 et en 1870, la Prusse a cueilli trop facilement de trop promptes victoires. De là l’orgueil monstrueux du parvenu prodigieusement enrichi, de l’esclave qui a brisé ses fers. Le développement de l’histoire prussienne est un phénomène de croissance anormale et de gigantisme déréglé. Une seule journée, Sadowa, et c’en est fait de la maison d’Autriche ; deux batailles, Metz et Sedan, et c’en est fait des armées napoléoniennes. Comment ces gens ne seraient-ils pas gonflés d’avoir fait ainsi « Charlemagne ? »

Il fallait toute la prudence de Bismarck pour ne pas pousser à bout la chance et ne pas doubler tout de suite la mise pour la rafle définitive. Bernhardi et ses émules le blâment. L’exemple qui les hante, c’est l’Empire romain, mais rafraîchi par le sang des « barbares. » Il s’agit de réussir, une bonne fois, le coup de l’invasion si longtemps manqué. Le romanisme soumis et germanisé : cette fois, ce serait véritablement « Charlemagne ! »

L’orgueil allemand est le fils grossier des victoires trop faciles. Un peuple, longtemps agenouillé devant les ridicules fantoches des Principautés germaniques, s’est trouvé, soudain, debout et il s’est roidi de toute la fierté dont des siècles d’abaissement avaient amassé l’épargne. L’unité politique l’a gratifié à peu de frais d’une puissance multipliée. Le voilà grand et heureux : or, il ne sait jouir de son bonheur ni pour les autres, ni pour lui-même. Il a la maladresse et les mains gourdes du berger devenu roi. N’ayant pas eu le temps, n’ayant pas pris la peine de faire l’apprentissage de sa récente autorité, il la brandit comme une massue et en menace tout le monde. En lui apparaissent les tares des parvenus : le goût de l’étalage et du faste, le manque de mesure et de tact. Le parvenu a su acquérir, il sait rarement conserver.

On ne songe pas à nier les qualités de la race allemande, sa vigueur, son endurance, son application, son esprit de suite et de méthode : mais ce sont surtout des moyens de conquête et d’acquisition. Et il faut bien aussi tenir compte de ses défauts : besoins exigeans, appétits matériels, instincts destructifs, brutalité latente sous des formes apprêtées et obséquieuses. Les circonstances ambiantes ouvrent la carrière à ces sortes de tempéramens ; le temps n’est guère enclin aux nuances de la pensée, aux délicatesses de l’intelligence et du cœur ; nous sommes au siècle de la matière : une poussée prodigieuse emporte le monde vers les jouissances immédiates, les joies de l’abondance, la grasse pitance du bien-être. Ce nouveau grand peuple a donc sa place marquée en tête de la troupe qui va fournir la course : trapu, vigoureux, le poil luisant, de quel galop joyeux, de quelles foulées puissantes il va mesurer le terrain !

L’Allemagne se rua parmi le groupe des Puissances. La brusque intrusion fut rude au reste du monde. Ainsi que le constate Maximilien Harden, « sur la terre entière l’Allemagne n’a pas un ami. » Qu’importe ! on en avait écrasé d’autres ! Là encore, le succès fut facile : on avait affaire à des peuples « arrivés, » tranquilles dans leur aisance acquise et qui se laissaient vivre. L’Allemagne hennit d’orgueil en voyant le terrain libre devant elle. Elle tendit ses muscles, ses nerfs, sa volonté, pour toucher au but qu’elle voyait si proche. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une adaptation aussi prompte et aussi complète d’une nature, d’ailleurs aussi plastique, à ses nouvelles destinées.

Pourtant, de telles métamorphoses ne sont pas sans éprouver ceux mêmes qui se les imposent : une excessive tension nerveuse surmène les sociétés comme les hommes. Nabuchodonosor, Alexandre, sont les types célèbres de ces victorieux que Dieu exalte pour les perdre. L’Espagne avait connu quelque chose de pareil quand les conquistadors,


Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal,
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.


Le délire des grandeurs fut, cette fois, le lot de tout un peuple.

Bismarck, conscient du danger, l’avait signalé et, d’une humeur maussade, avait morigéné d’avance la folie de ses successeurs : « les armemens ne suffiront pas, écrit le ministre disgracié, dans une page d’une clairvoyance admirable ; il faudra en plus la justesse du coup d’œil pour piloter le vaisseau de l’Allemagne à travers les courans des coalitions auxquelles notre situation géographique et notre régime historique nous exposent... Il faut, à cet effet, que nous sachions rester indifférens aux séductions de la vanité. L’Allemagne commettrait une grande folie si, dans les questions d’Orient auxquelles elle n’a aucun intérêt spécial, elle voulait prendre parti avant les autres Puissances directement intéressées... L’Allemagne est la seule grande Puissance en Europe que nul projet ne saurait tenter s’il ne peut se réaliser que par la guerre (voilà pour le militarisme à la Bernhardi et la politique mondiale à la Bülow !). Nous ne devons nous laisser forcer la main ni par l’impatience, ni par quelque complaisance consentie aux dépens du pays, ni par un sentiment quelconque de vanité, ni par des provocations d’amis (ceci pour l’Autriche) ; rien ne doit nous décider, avant le moment voulu, à quitter l’expectative pour l’action ; sinon plectuntur Achivi (ceci pour les sujets de l’empereur Guillaume !). » Notre unité une fois établie dans les limites possibles, mon idéal a toujours été de nous concilier la confiance des grandes Puissances, comme celle des Puissances secondaires de l’Europe [9]. » Le vieux renard, plein d’appréhension pour le sort de son œuvre, luttait déjà contre le parti rapace qui jetait un œil d’envie sur le bonheur tranquille des petits Etats !

Mais le tempérament de la race était plus fort que les avertissemens de l’ermite de Varzin. Une fois les convoitises excitées, les doctrines ne font pas défaut. Ivre de ses victoires, l’Allemagne sentait, dans la force de son bras, le plus convaincant commentaire de la doctrine de la « volonté de puissance : » « Vous aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles, — et la courte paix mieux que la longue. — Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. — Une bonne cause, dites-vous, sanctifie même la guerre ; moi je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause... » Ainsi parlait Zarathoustra !

Treitschke avait jeté les bases de la doctrine de la force fondement du droit et le créant précisément parce qu’elle lui est antagoniste : « Il ne convient pas à des Allemands de répéter les lieux communs des apôtres de la paix ou des prêtres du veau d’or, ni de fermer les yeux devant les nécessités cruelles de notre époque. Oui, notre époque est une époque de guerre, un âge de fer. Que les forts l’emportent sur les faibles, c’est la loi inexorable de la vie. » Les petits Etats furent nominativement inscrits sur la liste des prochaines victimes : le sort du Luxembourg, de la Belgique, sans parler de la Hollande, était d’avance réglé. Le reste viendrait par surcroit. La « politique mondiale » était déchaînée.

Dès lors, c’est la rupture déclarée avec la foi des traités, avec la validité des engagemens internationaux. Le long effort de l’humanité pour faire de la guerre un droit et imposer à la guerre le droit, cet acquis si péniblement amassé et si fragile que les plénipotentiaires de La Haye avaient tenté de cristalliser, l’œuvre de la philosophie, l’œuvre de la religion, tout fut remis en question.

Le cri de l’ivresse orgueilleuse donne le ton aux relations entre les hommes. L’Allemagne doit dominer l’Univers. Pour cela, elle recourra aux armes : « Puissance mondiale ou décadence ! » Voilà la véritable déclaration de guerre. « Cette lutte étant nécessaire, inévitable, nous devons l’affronter coûte que coûte... Aujourd’hui, nous sommes à la veille d’une décision plus importante (qu’en 1871). Voulons-nous nous élever à la hauteur d’une Puissance mondiale, nous maintenir à cette hauteur, ou bien voulons-nous tomber au triple point de vue politique, économique et national voilà le fond de la question : « Être ou ne pas être, » tel est le dilemme qui se pose à nous aujourd’hui. »

Donc, guerre à la France, guerre à l’Angleterre, guerre même à la Russie (avec la nuance, pour cette dernière Puissance, qu’on préférerait la tenir d’abord en dehors du conflit).

Quant aux petits Etats, ils sont condamnés : les traités qui les protègent sont périmés : « Une autre question se pose, celle de savoir si tous les traités conclus au commencement du siècle dernier dans des conditions très différentes de celles d’aujourd’hui, si ces traités peuvent et doivent être maintenus en vigueur. » A quoi bon chercher, dans les archives de l’État Belge, des documens pour le réquisitoire intenté après coup. Le sort de la neutralité belge était décidé bien avant que M. de Below eût mis le pied dans le cabinet de M. Davignon... Car il faut se hâter. Prenant exactement le contre-pied du conseil de Bismarck, on entend bien « prévenir les desseins de la divine Providence. » « Nous devons nous souvenir que nous ne pouvons, sous aucun prétexte, éviter la guerre à laquelle nous sommes contraints par notre situation mondiale et qu’il ne convient nullement de la retarder outre mesure, mais au contraire de la provoquer dans les conditions les plus favorables [10]. »

Les responsabilités de l’agression sont hautement réclamées. C’est en vain que les chefs actuels de l’Allemagne essayent de les rejeter. Toute l’intelligence allemande, toute la volonté allemande, les assumaient un an avant la guerre ; et elles les accepteraient peut-être encore, malgré la leçon déjà rude que leur apportent les événemens. L’universitaire allemand, le militaire allemand, le diplomate allemand, associés dans la politique de l’étatisme et du militarisme, savent ce qu’ils font. Logiques avec eux-mêmes, ils appellent l’agression injuste de leurs vœux et acceptent le duel avec ce qui est et reste l’idéal de l’humanité.

Le système se tient, dans la doctrine comme dans les faits : du germanisme au pangermanisme, du pangermanisme au militarisme, du militarisme à l’impérialisme les passages sont franchis avec une rapidité foudroyante.

Mais il reste à voir la théorie descendre et prendre corps dans le domaine des réalisations : le militaire pangermaniste Bernhardi a pour instrument l’homme d’Etat diplomate, Bülow. L’empereur Guillaume, visé certainement par Bismarck dans l’allusion prophétique qui vient d’être rappelée, les couvre tous deux de son impériale autorité.

Dès le début de son règne, Guillaume II est en rupture avec la conception bismarckienne : en lui, s’étaient réfléchies certaines aspirations auxquelles le vieux ministre se faisait une loi de résister. Né en pleine crise d’orgueil, nature éminemment réceptive, sans nuances et sans finesse, glorieux et amoureux du « paroître, » il suivait le courant en prétendant le diriger. Il appartient à cette classe des hobereaux qui a pris la tête du flot. Son défaut est celui que Bismarck avait dénoncé : la vanité. Certes l’intelligence ne lui manque pas : peut-être eut-il, un instant, l’intuition des grands maux dont il serait responsable s’il s’abandonnait à l’esprit de conquête. Mais, l’âge venant, le regret de n’avoir pas laissé, comme ses aïeux, une trace militaire, la jalousie du futur, la pression des entourages, tout le porte sur les résolutions redoutables.

Précisément, l’homme qui devient le principal confident et conseiller de cette politique, le prince de Bülow, nous l’a révélée dans un livre de rancune et d’ambition dont on n’a pas saisi peut-être toute la portée et qui est le plus éclatant des aveux.

La doctrine de Bismarck y est franchement rejetée et reléguée dans les débarras de l’histoire. La politique nouvelle, la politique de conquête et d’expansion mondiale, y est au contraire proclamée, expliquée dans ses origines et ses développemens, avec sa pointe pénétrant dans la chair de l’Angleterre. Sous les paroles artificieuses du diplomate, on découvre, sans peine, la brutalité des appétits avec le déchaînement des ambitions et des violences.

Le ministre disgracié et exilé a voulu réclamer sa place au soleil de l’histoire. Il s’est avancé sur le devant de la scène, criant : me, me adsum qui feci. Il prétendait partager la gloire du « grand dessein, » sauf à flétrir l’insuffisance et la faiblesse de ses successeurs. Sa perspicacité en défaut ne prévoyait pas qu’à bref délai les grandes catastrophes traîneraient, d’elles-mêmes, à la lumière, les grands responsables.

Quoi qu’il en soit, nous avons le témoignage d’un des principaux artisans de la politique de proie, de l’homme qui présida, pendant douze ans, aux destinées de l’Allemagne. Bülow est le Bernhardi de la diplomatie : son livre La politique allemande ne laisse aucune place au doute ni aux atténuations.

Par une anecdote, qui parait bien un peu arrangée, il essaie de mettre le système nouveau sous le couvert du grand nom de Bismarck : il raconte que le directeur d’une des compagnies de navigation allemandes, le fameux Ballin, conduisit un jour Bismarck octogénaire à bord d’un des transatlantiques de la ligne Hambourg-Amérique. Bismarck n’avait jamais vu un bateau de dimensions pareilles. Il s’arrêta, jeta un long regard sur le port et aurait dit enfin : « Vous me voyez saisi et remué. Oui, voilà un temps nouveau, — un monde tout à fait nouveau ! » Et de ce dire bien anodin, on conclut que « l’œil pénétrant du génie reconnaissait les nouveaux devoirs de l’Empire allemand dans la politique mondiale. »

En vérité, Bülow est trop fier de son rôle pour en attribuer la gloire à un rival, fût-ce l’illustre protecteur de ses premiers pas. Il se vante d’avoir vu plus loin et plus juste que qui que ce soit. Il précise, il donne les faits, les dates, les raisons qui inaugurent en Allemagne la politique d’expansion à outrance. Puisqu’il est mieux renseigné que personne, il faut l’en croire.

« Rendre possible la création d’une flotte suffisante était la première et grande tâche de la politique allemande post-bismarckienne, tâche immédiate devant laquelle je me vis placé moi-même, lorsque, le 28 juin 1897, à Kiel, à la même date et au même endroit où, douze ans plus tard, je demandai mon congé (voilà le bout de l’oreille du mécontent), je fus chargé par Sa Majesté l’Empereur de la direction des Affaires étrangères. »

Le 28 mars 1897, le Reichstag avait, en troisième lecture, adopté les propositions de la commission du budget, propositions qui comportaient des réductions considérables sur les demandes du gouvernement relatives aux arméniens maritimes et aux constructions navales nouvelles ou de remplacement. Après avoir nommé secrétaire d’Etat de la marine un homme de premier ordre, de Tirpitz, le gouvernement publia, le 27 novembre 1897, un nouveau projet de loi navale, dont le préambule s’exprimait ainsi : « Il s’agit de créer, dans un délai déterminé, une marine de guerre d’un effectif et d’une puissance suffisans pour assurer la protection efficace des intérêts maritimes de l’Empire. »

Tirpitz, une flotte de guerre, des intérêts maritimes, — le « rat de terre » se faisait « rat d’eau. » La politique, dont Bismarck avait, d’avance, signalé les périls, était inaugurée. Et elle s’ouvrait, comme il l’avait prévu encore, sous les auspices de l’orgueil et de la vanité. La fameuse formule : « Notre empire est sur les eaux » est de 1900.

Après avoir marqué les origines, le chancelier du coup de Tanger insiste sur le caractère nouveau du système : c’est ici qu’il revendique franchement son brevet d’invention et d’originalité : « Dans le riche trésor de notions politiques que nous a légués le prince de Bismarck, nous ne trouvons nulle part, pour nos tâches de politique mondiale, les principes généraux qu’il a fixés pour un grand nombre d’éventualités possibles dans notre vie nationale. C’est en vain que nous cherchons dans les résolutions de sa politique pratique une justification pour les décisions que notre tâche mondiale nous oblige à prendre... Dans le discours du 14 novembre 1906, j’insistais sur ce point que les successeurs de Bismarck ne devaient pas être ses imitateurs, mais ses continuateurs (p. 28). »

Les dates étant fixées et le caractère nettement déterminé, l’auteur développe les raisons de la politique mondiale : accroissement de la population, insuffisance des subsistances, rivalité avec les autres nations, et surtout volonté de puissance et sentiment d’orgueil : « L’Allemagne entend n’être pas traitée dans le monde comme quantité négligeable (p. 102). » La cause est entendue : on sait jusqu’où ces farouches erreurs ont porté le peuple qui en fut la dupe et l’Europe qui en est la victime. Mais, chose remarquable, ceux qui s’y abandonnaient avaient, jusqu’à un certain point, conscience de leur égarement : en effet, le prince de Bülow signale le double danger du changement de système, danger qui, en fait, devait se révéler même avant que l’auteur eût mis la dernière main à son ouvrage : 1° l’Allemagne assume la responsabilité de la rupture de l’équilibre dans le monde ; 2° l’Allemagne sera contrainte de faire la part de son alliée, l’Autriche, et ainsi elle sera directement responsable de la rupture d’équilibre dans la politique européenne. Avec la perspicacité des ministres disgraciés, il dénonce d’avance, à son tour, la faute de ses successeurs :

« Le couronnement de notre puissance militaire par la création de la flotte n’a d’autre signification qu’une augmentation et un renforcement de cette garantie de paix, pour peu que la politique étrangère de l’Allemagne soit bien dirigée (vous sentez le dard). De même que l’armée empêche que l’on ne porte à la légère le trouble dans les voies suivies par la politique continentale de l’Allemagne, de même la flotte s’oppose à toute perturbation de notre expansion mondiale... (Comme cette phrase dut être difficile à rédiger, car qui dit expansion mondiale dit perturbation !... « Tu la troubles, reprit cette bête cruelle. ») Après avoir pris rang parmi les puissances navales, nous avons paisiblement continué notre route antérieure : la nouvelle ère de politique mondiale allemande sans fond ni rive, que l’étranger pronostiquait partout, ne s’est pas ouverte... »

Elle s’est ouverte malheureusement, et il était inévitable qu’elle s’ouvrit. La digue rompue, les flots se précipitèrent. L’Allemagne, puissance de proie, était lâchée, comme un corsaire, sur cet océan sans fond ni rive où la tempête s’est, par la volonté d’hommes impuissans et orgueilleux, si affreusement déchaînée.

En tant que polémiste, Bülow signale aussi l’autre danger. Il le connaissait bien, car, comme ministre, il l’avait créé. « L’annexion définitive des provinces de Bosnie et d’Herzégovine, que l’Autriche occupait depuis 1878, provoqua une grande crise européenne. La Russie protesta contre l’acte de l’Autriche, etc. J’annonçai sans ambages dans mon discours au Reichstag que l’Allemagne était résolue à rester attachée à tout prix à l’alliance avec l’Autriche-Hongrie... »

Le « à tout prix » était décisif. L’Autriche, une fois lâchée, n’avait plus de frein. Ses ambitions devaient s’accroître avec la puissance de son alliée. Puisqu’elle disposait de l’immense force militaire et mondiale de l’Allemagne, comment n’eût-elle pas été, à son tour, enivrée ? Dès lors, la politique européenne de l’Autriche, mène tout, y compris la politique mondiale de l’Allemagne, qui, à Algésiras, avait subi le chantage de son hypocrite partenaire. On était arrivé au tournant redoutable prévu par Bismarck : « L’Allemagne commettrait une grande folie si, dans les questions d’Orient auxquelles elle n’a aucun intérêt spécial, elle voulait prendre parti avant les autres puissances directement intéressées... Nous ne devons pas nous laisser forcer la main ni par l’impatience, ni par quelque complaisance consentie aux dépens du pays, ni par un sentiment quelconque de vanité, ni par des provocations d’amis, etc., etc. » On se laissait forcer la main.

Jamais le monde, jamais l’histoire ne comprendront que l’Allemagne par complaisance, et sans y être portée par ses intérêts vitaux, ait précipité le monde dans une telle guerre, — et de telle conséquence — pour seconder le caprice orgueilleux de la bureaucratie viennoise voulant accabler une petite puissance libre, la Serbie, et qu’elle se soit laissé ainsi entraîner par les provocations de ses dangereux amis.

La faute et les raisons de la faute sont maintenant en pleine lumière : une politique mondiale, fille de la vanité, fille de l’orgueil, s’est abandonnée, par complaisance et par aveuglement, aux vrais instincts de la race au lieu de les contenir et de les refréner. Le dilemme absurde proclamé par les professeurs et les militaires : politique mondiale ou décadence, a été souscrit par les diplomates et les chefs d’Etat. Peu à peu, on s’habitua à l’idée que l’Allemagne était la maîtresse du monde et qu’elle pouvait tout se permettre.

D’autre part, les Alliés nécessaires, indispensables, abusent de ce vertige : eux aussi ont leurs appétits et leurs ambitions à satisfaire ; l’expansion kaiserlich répond à l’ambition impérialiste. La politique mondiale, — ainsi que son nom l’exprime, — menace l’univers. La guerre devient la seule pensée et la seule issue : « Nous devons nous souvenir que nous ne pouvons sous aucun prétexte, éviter la guerre à laquelle nous sommes contraints par notre situation mondiale et qu’il ne convient nullement de la retarder outre mesure, mais, au contraire, de la provoquer dans les conditions les plus favorables. »

Tout est clair, tout est logique, tout se tient.

Cette guerre avec ses surprises, ses violences, ses abominations, les régressions qu’elle entraine, ne fait que réaliser le naturel, le passé et l’enivrement d’une race : c’est un prodigieux phénomène d’auto-suggestion par l’orgueil et dans l’outrance.

Doctrine de puissance, négation du droit international, rupture déclarée avec le reste du monde, anéantissement des faibles et des désarmés, tout le système est essentiellement allemand ; pour préciser encore, il est « allemand moderne, » allemand de la « culture, » allemand « Guillaume II. » C’est, non seulement le retour aux vieux instincts barbares, mais le dernier cri du style berlinois et munichois.

Que va devenir ce système, cette doctrine, ce style, ce « grand style, » en comparaissant devant le tribunal universel, devant le juste rigide ?

Va-t-il triompher ? L’homme contemporain se ralliera-t-il aux nouveaux préceptes, au nouvel évangile prêché par le barbare allemand ? Restaurera-t-il les autels du dieu Mars, du vieux Tuiston des bois, retombera-t-il sous le joug de la force brutale que, pendant des siècles, il s’est efforcé de soulever ? Ou bien le funeste génie allemand l’enfoncera-t-il dans le bourbier sanglant où la civilisation de la justice, de la liberté et de la paix sombrerait ?

Oui, c’est le coup de partie. Et il s’agit d’un pari plus grave que celui de Pascal, puisqu’il intéresse l’espèce entière et non pas seulement l’individu. Par le problème de cette guerre, tel qu’il est posé, l’homme va prononcer le verdict sur lui-même. Selon qu’il choisira, il persévérera dans le bien ou s’endurcira dans le mal. L’humanité tout entière verra son sort réglé pour des siècles : ou une grande servitude ou une grande libération !


III. — CARACTÉRISTIQUES PHYSIQUES, SOCIALES, MORALES, DE LA PRÉSENTE GUERRE

Ou une grande servitude, ou une grande libération !... Il fallait que le débat s’ouvrit ; puisque le problème existait au fond des âmes, il fallait qu’il se produisît au grand jour. Il fallait que la plaie fût débridée et que l’humanité s’étendit elle-même sur la table de dissection, qu’elle se soumit à l’opération redoutable, qu’elle ouvrit les viscères et mit le venin à nu, — et qu’elle délibérât.

L’histoire amasse, dans ses lointaines préparations, les matériaux des grandes catastrophes. Les générations qui se succèdent ne peuvent que gagner du temps et retarder l’événement : elles apparaissent et disparaissent, recevant du passé et léguant à l’avenir la crainte et l’espoir, — heureuses d’avoir échappé aux maux qui les menacent, mais certaines que leurs descendans n’y échapperont pas.

Les passions humaines, soumises aux lois de la nature et à la volonté divine, sont elles-mêmes la cause de ces maux terribles dont elles ont horreur, qu’elles déchaînent et qui les déchaînent inéluctablement.

Plus les intervalles entre les catastrophes sont longs, plus les précautions les retardent et plus l’accumulation des élémens de destruction devient redoutable. L’histoire, comme la nature, procède à la fois par évolution et par révolution.

La guerre de 1914 apparaît, dès maintenant, comme une de ces crises dans lesquelles l’humanité, réveillée par la souffrance, aborde les douloureuses croissances et se mesure, une fois de plus, avec le problème de sa destinée.

Les grandes époques sont toujours précédées de grands bouleversemens : le christianisme perça sous les ruines de l’Empire romain ; la Renaissance fleurit sur les désastres de la guerre de Cent Ans ; le monde moderne est le fils de la Révolution.

Il suffit, pour chacun de nous, de faire un retour sur soi-même pour découvrir le mécanisme de ces brusques changemens : par ces terribles désastres, l’homme se trouve placé soudain en face du problème de la mort ; l’abîme insondable que la religion et la philosophie lui ont signalé, tout à coup, il le voit béant devant lui.

La vie n’est qu’un millième de seconde sur le cadran du temps ; c’est à peine si elle perçoit, dans un éclair, le rapport de ce qui passe à ce qui dure, de l’éphémère à l’Eternité. Il en est de même de la vie des sociétés. Elles peuvent se bercer au rêve de la durée, au rêve de la paix, à la grâce et au sourire des choses. Leur existence n’est qu’un passage : les plus heureuses sont celles qui sont le plus cruellement visées par la jalousie du Destin. La Belgique s’abrite en vain derrière sa sagesse et sa bonhomie inoffensive et souriante, la Serbie derrière sa pauvreté et son héroïsme : le vent se lève ; le roc lui-même est arraché et roule dans la tempête.

Nous sommés à une de ces heures : le cyclone est déchaîné ; sans doute ses ravages s’étendront jusqu’aux limites de la terre. Où la paix se réfugiera-t-elle ? La peur elle-même n’est plus une voie de salut. C’est un trouble universel, une agonie sans rivages. Chaque société humaine, chaque individu est entraîné dans le remous.

La grandeur de l’enjeu fait la grandeur du risque : ce n’est pas une portion de l’héritage humain qui est mise sur le tapis sanglant, c’est le trésor tout entier. L’homme n’accumula son épargne que pour la livrer à cette formidable partie : comme un joueur, il court après sa mise et se dépouille de tout pour gagner tout ou perdre tout.


On dirait, vraiment, que l’appareil des grandes découvertes pacifiques ne s’est si prodigieusement accru que pour servir à ces immenses massacres. La terre, la mer, l’air et le feu obéissent pour répondre au besoin qu’a l’homme de tuer vite et beaucoup. Pas un élément qui ne soit devenu un instrument de mort. Les plus vieilles armes, la pierre, le couteau, la grenade se mesurent avec les 75 et les 77 corrigeant d’eux-mêmes le recul, les canons tirant à 30 kilomètres, les mitrailleuses fauchant un bataillon, les poudres sans fumée, les gaz asphyxians, les liquides enflammés. Les moteurs mécaniques précipitent la course à la mort. Chemins de fer, automobiles, bicyclettes, toutes les machines s’alignent sur les routes multipliées. La physique, la chimie s’épuisent en inventions. Le génie humain est à bout de souffle. Il n’y a pas assez de fer, de cuivre, de charbon, de pétrole dans les entrailles de la terre. Vite, vite, il faut mourir !

En même temps, les obstacles se multiplient pour laisser à la mort le temps de rejoindre : la tranchée, le fil de fer barrent la route ; les chevaux de frise, la barricade, les levées de terre, la muraille, le béton armé s’entassent, se tendent, se hérissent sur des milliers et des milliers de kilomètres. Ces armées, qui ne respiraient que la vitesse, ne peuvent plus faire un pas. Séparées par une ligne infranchissable, la moitié du genre humain ignore l’autre moitié.

Le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil, les signaux, les fanions, les projecteurs, les réflecteurs, tout ce qui rayonne, tout ce qui vibre conjure avec la mort et veille à ce qu’elle ne s’égare pas. Les états-majors, en lisant la carte, lisent la pensée ; ils captent l’image, le chiffre, le film qui leur révèle le champ de bataille, à l’abri de la poussière du combat. La force du monde est évoquée : elle obéit à l’homme et porte au loin ses ordres de mort.

Cuirassés et sous-marins, mines et torpilles poursuivent à la surface ou au fond des océans le duel scientifique et sauvage. Aéroplanes, zeppelins, hydroplanes, chassent dans les airs, comme des oiseaux de proie. Le matériel de cette guerre est infini. Les intendances ont dénombré et mobilisé toutes les ressources de toutes les nations. On a ouvert un compte « profits et pertes » où le passé et le présent sont liquidés ; maintenant, on engage l’avenir. On a vidé les bas de laine et les coffres-forts ; on mange le blé en herbe ; on emprunte sans scrupule et sans frein. Les familles perdent les héritiers et dévorent les héritages. Jamais on n’a vu un tel gaspillage ni un tel désintéressement. Tout le vieux est jeté au bûcher : on fera du neuf avec la cendre des foyers et la cendre des morts... Il suffit d’y réfléchir un instant pour comprendre que l’immensité des sacrifices ne peut être payée que par une magnifique récompense.


Dans le domaine social comme dans le domaine de la matière et, — ainsi que nous allons le dire bientôt, — dans le domaine moral, cette guerre emploie toutes les ressources, surexcite toutes les facultés humaines : chaque individu et chaque groupement a pris la mesure de sa propre intelligence pour en tirer le maximum de rendement.

Mais, parmi les problèmes d’ordre social, le plus grave peut-être est celui-ci : dans quelle proportion l’homme, animal sociable, doit-il subordonner sa capacité d’action à la capacité d’action du groupe, dans quelle mesure doit-il rester maître de son initiative propre ou l’engager comme un apport, une part de collaboration disciplinée dans le travail commun ? C’est, — pour emprunter le langage des pédagogues d’outre-Rhin, — le duel de l’individualisme et de l’organisation ; c’est le vieux duel de l’autorité et de la liberté.

Nous sommes à une phase nouvelle du grand débat, et nous n’éprouvons nul embarras à suivre les polémistes allemands sur ce terrain.

La vie universelle n’est qu’action et réaction : nous venons de traverser une période d’individualisme dont le danger était l’anarchisme ; nous retournons, sans doute, vers une période de discipline dont le danger, d’ailleurs présent devant nos yeux, est le militarisme. Les deux principes sont en lutte : c’est encore une des grandeurs de cette guerre.

La crise n’est pas sans analogie avec celle qui mit fin au Moyen Age : la guerre de Cent Ans. Les dix siècles postérieurs à la chute de l’Empire romain avaient, par réaction contre l’extrême centralisation de l’Empire, arraché le sceptre à l’autorité impériale et travaillé à la dispersion du pouvoir : « Ce qui caractérise cette période, c’est l’émiettement et la localisation de la souveraineté. Chaque région, chaque province, chaque district s’isole de la région, de la province et du district voisins : chaque famille, et l’on pourrait dire parfois, dans chaque famille, chaque individu fait de même. » L’Etat est un miroir brisé.

Mais après de longs siècles, le bénéfice du système s’épuise, et les maux qu’il cause deviennent insupportables : le particularisme féodal et communal apparaît impuissant, et odieux. On réclame le retour à la règle ancienne. Le monde a besoin d’une discipline et, d’un mouvement unanime et spontané, il réclame du pouvoir la restauration du pouvoir : d’où l’essor de l’Etat moderne, et, en France particulièrement, de la Royauté. Toujours, dans les grands désordres, l’Etat grandit... Et voici que, de nos jours, le même problème est posé. Plus particulièrement dans le domaine économique, l’autorité de l’Etat s’est trouvée débordée. On a usé et abusé des commodités et des tolérances de l’individualisme. Le capitalisme s’est constitué en puissance déréglée. Les grandes compagnies, les puissantes coopérations ont créé un nouveau genre de féodalisme, — des Etats dans l’Etat. Et ce désordre eut pour effet, direct ou indirect, l’anarchisme.

Eh bien ! la tendance nouvelle est de rendre à l’autorité sociale la maîtrise que les conjurations particulières lui ont dérobée.

L’Allemagne, Etat nouveau, adaptant plus facilement son outillage aux besoins modernes, représente, dans ce sens, un type plus avancé : elle a senti se préciser en elle la tendance vers l’universelle organisation ; elle devient la puissance initiatrice de l’étatisme moderne dans l’ordre militaire, politique et économique : elle ne crée pas, mais elle applique. Le résultat est cette mécanisation de la vie publique, qui a fait le jumelage des disciplines nouvelles avec les instincts de proie de la race : « Le peuple allemand tout entier, ouvriers, professeurs, agriculteurs, commerçans et industriels, est unanime à déclarer : Sans le militarisme, point de culture intellectuelle allemande... » « Non, nous ne suivrons pas le bon conseil que nous donnent nos ennemis de nous débarrasser de notre militarisme. Nous en aurons toujours besoin, non seulement peur nous protéger sur terre et sur mer et garantir la paix, mais aussi parce que le devoir du service militaire universel est devenu pour nous le moyen d’éducation qui donne à notre jeunesse l’agilité physique et la fidélité au devoir, même en temps de paix <ref> Von Bülow. Le militarisme et la culture intellectuelle allemande. — Wilhelm Wundt, Die Nationen und ihre Philosophie. Leipzig. 1915. Cités par A. Van Gennep, p. 42. </ef>. »

Voilà le système.

Eh bien ! nous sommes prêts à accepter de cette leçon ce qui doit être retenu. La guerre actuelle oppose les deux principes : on jugera, à ses résultats, quelle dose d’autorité, — mais aussi quelle dose de liberté, — conviennent aux peuples modernes pour accomplir leur tâche et maintenir la cause de la civilisation.

Dès maintenant, il est certain que l’organisation et le militarisme n’ont pas apporté au peuple allemand la supériorité incontestée qu’ils lui avaient promise. Le magister s’est trompé. La guerre n’a pas été cette promenade aisée que le militarisme se promettait ; elle se prolonge et atteint le peuple allemand dans les racines de son être. Au point de vue civil, « l’organisation » de l’alimentation n’a été qu’une cascade d’erreurs : on tue les cochons parce qu’il n’y a pas de pommes de terre et on jette les pommes de terre parce qu’il n’y a plus de cochons.

Par contre, le libéralisme désordonné à tendance anarchiste, l’individualisme à outrance a dévoilé aussi ses faiblesses. Surpris dans ses berquinades pacifistes, il doit convenir qu’il ne suffit pas de se faire mouton pour supprimer les loups.

Nous ne sommes pas encore en mesure de donner les résultats de la cruelle expérience que le monde fait en ce moment. Mais il est probable que l’immense appareil que la guerre a mis en mouvement trouvera sa règle rien qu’à la façon dont il se comportera : une fois de plus, la fonction créera l’organe. L’armée victorieuse, qui sera une « nation armée, » deviendra sans doute l’image de la future société.

Une discipline acceptée et volontaire, un but unique, une tâche commune, l’esprit de devoir et l’esprit de sacrifice, l’ordre et la règle avec l’abnégation et le dévouement, telles seront les bases probables de la future société, qui sera comme le prolongement de l’organisme incomparable qui l’aura fondée. Le peuple armé aura pour fils le peuple organisé.

Si puissantes que soient la mobilisation matérielle et la mobilisation intellectuelle, elles ne sont que l’expression de la mobilisation morale : n’est-ce pas là l’épreuve suprême ? Reprenons le mot de Proudhon : « La guerre est un fait de la vie morale bien plus que de la vie physique et intellectuelle. »

Ce qui se dépense de force morale dans les événemens auxquels nous assistons est invraisemblable. S’il y avait un manomètre pour cela, on constaterait que le graphique de notre temps monte en flèche bien au-dessus de celui de n’importe quel autre temps. Le cœur du monde dormait avant cet incomparable réveil.

Et cette dépense est universelle. Toutes les nations engagées ont un coefficient surélevé. L’énergie, l’endurance, le mépris de la douleur et de la mort, le sacrifice individuel, le sacrifice collectif, l’exaltation patriotique, l’exaltation religieuse, la résignation à la volonté divine, le stoïcisme, le renoncement sous toutes ses formes, le courage, l’héroïsme, la pitié, l’humilité, quel Livre des Martyrs ou quelles Vies des Saints en offriraient des manifestations plus éclatantes ? Plaignons les neutres : ils ne connaîtront pas ces « élévations » sublimes. L’humanité grandit de cent coudées. Si l’on pouvait recueillir le dernier murmure du soldat qui tombe, si l’on pouvait contempler cette âme à nu au moment où elle rompt le lien, si on confessait ces belles et jeunes morts, que recueillerait-on, mon Dieu ? Vous avez fait l’homme à votre image, est-ce donc pour qu’il subisse avec tant d’amour votre loi ?

Voici Plutarque, voici Corneille, voici Pascal, voici l’Imitation de Jésus-Christ :


BLANDIN, capitaine au 140e d’infanterie : coupé de son régiment et grièvement blessé dans un combat qu’il avait livré avec les quatre cents bommes qu’il conduisait, a refusé de se laisser emporter en disant à son lieutenant : « Le salut de la compagnie seul importe ; prenez le commandement et continuez. »

BÉDUCHAUD, soldat de 2e classe au 49e régiment d’infanterie : blessé à l’épaule le 3 septembre, ne pouvant se servir de son arme, se propose pour transmettre les ordres. Envoyé à l’ambulance par son capitaine, il en revient après un pansement sommaire, « pour ne pas encombrer l’ambulance, » dit-il, et reprend sa place dans le rang. Dans une autre affaire, se trouvant en face de deux sous-officiers allemands qui lui crient : « Haut les mains ! » tue l’un d’eux, blesse le second de sa baïonnette et lui donne à boire après l’avoir désarmé.

PROVOST (G.-L.), capitaine au 281e d’infanterie : a été atteint, le 22 septembre, d’une balle qui lui a traversé la poitrine en lui fracturant l’épaule pendant qu’il faisait exécuter un bond en avant à sa compagnie ; est resté debout, continuant à la diriger pendant trois quarts d’heure ; puis, ayant perdu beaucoup de sang, est tombé évanoui. Revenu à lui, s’est relevé et a repris le commandement de son unité ; ne s’est rendu au poste de secours que sur le commandement de son chef de bataillon. Évacué sur une voiture, en est descendu pour laisser sa place à un soldat qui lui paraissait plus atteint que lui, et a parcouru ensuite 10 kilomètres à pied, malgré une forte hémorragie, pour se rendre au convoi sanitaire.


N’est-ce pas, à la fois, toutes les formes du courage et de la vertu ?

Encore une fois, chez tous ces peuples engagés dans la lutte, il en est ainsi. J’ose dire cependant que la France offre le plus remarquable exemple de beauté collective : cette race s’est retrouvée elle-même. Verdun flambera sur l’horizon de l’histoire comme un volcan d’honneur. Certes les soldats allemands sont pleins de courage : ils marchent en rangs serrés au-devant de la mitraille. Mais le soldat français, qui a tenu, avec des moyens inférieurs, contre une ruée préparée de longue main, le soldat français qui arrêta l’avalanche au revers de la pente et alors qu’elle battait les murs de la ville, est incomparable ; cette ténacité, cet élan, cette endurance sous le feu, dans la tourmente et dans la mort, voilà vraiment la conduite d’une grande armée et d’un grand peuple, voilà qui rassemble et qui explique toutes les pages de notre histoire. Comme individu historique, la France s’est maintenue au plus haut rang.

Dans le monde entier l’exemple rayonnera. D’ailleurs, nous avons convoqué l’univers sur notre territoire pour nous grandir encore de son secours et de sa confiance. Indiens, Africains, Australiens, tous remporteront dans leur pays, comme nos amis les Anglais et les Belges, comme nos alliés les Russes, l’image ineffaçable de ce qu’ils ont vu sur ce sol trois fois sacré. « Passant, va dire à Sparte... » Ces Thermopyles de la civilisation seront un lieu de pèlerinage pour le genre humain délivré. Les souvenirs et les leçons resplendiront pendant des siècles sur ces collines épiques.


L’enseignement moral de Verdun est grand à jamais. Mais il est quelque chose de plus surprenant : c’est l’assaut qui fut donné consciemment à la loi morale par le cynisme allemand. Cela aussi est une date, et non moins importante que l’autre.

Oui ou non, existe-t-il une morale acceptée par tous les hommes, par tous les peuples, par toutes les philosophies, par toutes les religions ? Dans tous les catéchismes, il est écrit : Tu ne tromperas point, tu observeras la parole, tu ne mentiras point, tu ne feras pas le mal pour le mal, tu ne frapperas point des innocens. Oui ou non, ces règles se sont-elles transposées dans le droit international ? Les sociétés ont-elles des principes moraux qu’elles doivent, elles aussi, observer ? C’est à ces règles particulières et publiques, pour la plupart consenties et signées par elle, que l’Allemagne s’est soustraite de parti pris. Frappée d’une folie orgueilleuse, elle se mit « au-dessus de tout, » c’est-à-dire au-dessus de l’humanité. La théorie allemande du droit de la force, de la volonté de puissance, est maintenant bien connue, clairement élucidée. Dans les écoles, on propage chez les enfans ce décalogue.

Satanique perversion des plus nobles principes ! Prétend-on forger un nouveau cœur humain où la violence et la haine tiendront la place de l’amour et de la pitié ? Déjà, il y a quelques années, les derniers survivans de « l’Allemagne sentimentale » discernaient cette dégénérescence et cette régression du sens humain : le prince de Hohenlohe, qui fut chancelier de l’Empire avant Bethmann-Hollweg, écrivait dans ses Mémoires : « La loi naturelle de la lutte pour l’existence a revêtu un caractère qui fait songer aux phénomènes du règne animal et qui fait craindre une évolution en ligne descendante. » Il jugeait d’après ce qu’il voyait autour de lui.

Et la brutalité des faits jalonne, maintenant, cette ligne descendante. L’invasion de la Belgique et des départemens du Nord de la France avant la victoire de la Marne fut une pure sauvagerie délibérée. Les soldats allemands disent eux-mêmes : « Ce que nous avons fait n’est rien à comparer avec ce qui nous fut commandé ! « Les faits d’atrocité, les 6 000 civils fusillés sans jugement, les prêtres tués, blessés ou traînés en captivité, les villages incendiés, les femmes et les enfans passés au fil de la baïonnette, le pillage en règle de toutes les provinces occupées, tout cela est pleinement avéré, indiscutable. Nous avons les noms, les preuves, les sermens [11]. Toutes les formes de la violence, le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, la délation, le sadisme, ont étalé si largement leur souillure que la tache ne peut plus être effacée : c’est une perversion complète et généralisée.

On nie ; les bourreaux cherchent à jeter un voile sur les faits ; ou bien encore ils disent : « N’en parlons plus, c’est le passé. » On en parlera toujours. Les voilà pris, tout à coup, de respect humain. Que ne respectaient-ils la vie et l’honneur des hommes et des femmes quand ils étaient ou se croyaient les maîtres ?

« Ce sont des incidens ? » — Mais niera-t-on que des populations par centaines de mille ont été traînées en esclavage sous le vocable menteur de « prisonniers civils ? » Le prisonnier est un soldat qui se rend et qui met bas les armes. Il n’y a pas de « prisonniers civils. » Le prisonnier civil est un esclave. Les négriers d’Afrique ne faisaient pas autre chose : le rapt, la dispersion des familles, la concentration dans des camps de mort, tout ce que la cruauté la plus raffinée peut inventer pour faire souffrir des innocens, tout cela se perpétue sous nos yeux.

La philosophie et l’histoire n’ont pas une minute à perdre pour inscrire sur leurs tablettes cet autre phénomène de psychologie collective. J’ai dit tout à l’heure la tension maxima de l’âme dans le bien, voilà maintenant sa tension maxima dans le mal.


Et c’est pourquoi, le grand duel étant engagé dans l’âme des hommes, dans l’âme des sociétés, l’issue de cette guerre ne peut être qu’une grande servitude ou une grande libération.

La victoire allemande eût livré le monde à l’exploitation du plus effarant orgueil que les siècles aient connu. Que d’autres siècles il eût fallu pour réparer ce caprice du Destin ! Le péril est heureusement écarté. D’ores et déjà, le fauve est entouré d’une circonvallation qui a borné sa course. Demain, il sera traqué et se rendra à merci. Car la justice éternelle ne peut être injuste et la raison ne peut pas ne pas avoir raison. Autrement, le monde périrait.

L’humanité sera donc libérée. Comme dans la légende antique, Andromède sera délivrée de ses chaînes et elle apparaîtra dans sa noble et éclatante nudité. Il fallait, sans doute, cette épreuve, pour qu’un fonds d’instincts destructeurs et d’ancestrales barbaries fût nettoyé. Ce grand cataclysme prépare une magnifique rénovation. Elle se fera par la raison au nom de la justice. Ce mysticisme, le vrai, celui pour lequel périssent tant de braves gens, couvrira de son prosélytisme la terre entière.

Les documens diplomatiques eux-mêmes tirent leur argument de la loi morale. Le président de la République américaine s’exprime en ces termes : « J’estime comme un devoir de prévenir l’Allemagne que, à moins qu’elle n’abandonne sa guerre de terreur et de crimes, le gouvernement des États-Unis devra rompre avec elle ses relations. »

« Guerre de terreur et de crimes, » voilà le nom dont la guerre allemande sera flétrie dans l’histoire. Le verdict est prononcé. Le président Wilson a parlé au nom de l’humanité tout entière. C’est le sus à la bête, à la bête qui a rompu « la loi de la jungle, » la loi des sociétés humaines.

Il fallait que le problème fût posé, une fois encore, dans les termes les plus larges et dans une catastrophe qui ébranle la planète : barbarie ou civilisation ! Par la science, par l’intelligence, par le courage, par la vertu, la formidable régression nous sera épargnée.

Raison, justice, tels seront les deux facteurs sur lesquels se reconstituera la société des peuples. Aujourd’hui porte demain en ses flancs. C’est pour la liberté et pour la justice, pour ces vieux mythes séculaires, que ces jeunes gens tombent. Leur sang est pur : l’humanité sera, par lui, purifiée.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Iliade. Traduction de Leconte de Lisle.
  2. René Lote, docteur ès lettres, Du Christianisme au Germanisme, 1911, p. 193.
  3. Ibid., p. 195.
  4. Voir, notamment, l’excellent ouvrage d’Arnold van Gennep, professeur d’histoire comparée des civilisations à l’Université de Genève : Le génie de l’Organisation ; la formule française et anglaise opposée à la formule allemande.
  5. Paroles mises dans la bouche d’un officier allemand, à propos des atrocités belges par le major Victor von Strautz : Die Eroberung Belgiens. 1914 Selbsterlebtes La conquête de la Belgique, 1914. Choses vécues. Chez Kohler, Minden in Westfalen, p. 34. (Cité par Livre Gris Belge, p. 46.)
  6. Der Weltkrieg 1914 — Achtes Bündchen — Sturm nacht in Löven. La guerre mondiale de 1914. Huitième fascicule. — Nuit orageuse à Louvain, chez Max Fischer, Dresden (id.)
  7. Voyez les citations données par Mlle G. Bianquis : La Guerre sainte, Grande Revue, juin 1915, citée dans G. Blondel, « L’Ecole allemande et sa responsabilité, p. 6.
  8. Bernhardi, p. 60.
  9. Pensées et Souvenirs, par le prince de Bismarck. Édit. franc. T. II, p. 312-346.
  10. Toutes ces citations sont empruntées textuellement à l’ouvrage de Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre, comme à l’exposé le plus récent et le plus populaire du système.
  11. Voir, notamment, ce martyrologe qu’est le Dernier Livre Gris belge : — Réponse au Livre Blanc allemand du 10 mai 1915 ; » Die völkerrechtswidrige Fïhrung des belgischen Volkskriegs. »