Principes de philosophie zoologique/Première argumentation de M. le baron Cuvier

PREMIÈRE ARGUMENTATION

OU

CONSIDÉRATIONS SUR LES MOLLUSQUES,

ET EN PARTICULIER SUR LES CÉPHALOPODES,

PAR M. LE BARON CUVIER.

(séance du 22 février 1830.)

La publication de mes répliques manquerait son but, si je ne tenais mes lecteurs au courant des observations et des doctrines auxquelles elles répondent. Une heureuse circonstance m’en offre les moyens. Un jeune disciple de M. Cuvier, d’un dévouement sans bornes pour son maître, M***, dont l’administration du Journal des Débats a fait son collaborateur pour la section des sciences, a accordé aux lectures de mon savant confrère la majeure partie de l’étendue de son journal le lendemain même des séances académiques. Si ce n’est la totalité, c’est la plus grande et la plus importante partie des Mémoires, qui s’y trouve textuellement transcrite. Je crois donc ne pouvoir mieux faire que de m’en référer à ces extraits étendus ; et, comme je le fais aujourd’hui, je puiserai dorénavant à la même source pour les autres lectures de M. Cuvier.

Extrait du journal des Débats.

Nous n’avons (ainsi commence le journaliste), nous n’avons dit qu’un mot de la discussion qui s’est élevée dans la dernière séance entre MM. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, à propos d’un rapport fait par ce dernier sur un Mémoire de deux jeunes naturalistes qui ont présenté quelques idées nouvelles sur l’organisation des céphalopodes. Ces singuliers animaux, placés par M. Cuvier à la tête du genre mollusque, ont été rapprochés des mammifères par MM. Meyranx et Laurencet, au moyen d’une fiction qui a paru fort ingénieuse à monsieur le rapporteur : ils ont supposé qu’ils étaient pliés en deux sur eux-mêmes et en arrière, et qu’il suffisait de les redresser par la pensée pour mettre leurs organes dans la même situation où nous les trouvons chez les mammifères. M. Cuvier n’a pu laisser passer le Rapport de son savant collègue sans réclamer en faveur de l’opinion qu’il a émise et soutenue dans ses ouvrages, et qui se trouve contredite par ce nouveau travail ; mais il était impossible de donner en quelques instans toutes les explications suffisantes ; c’est pour éclairer complètement ce point intéressant de l’histoire des mollusques, que M. Cuvier a lu, dans la séance d’aujourd’hui, un Mémoire qui se distingue par une méthode et une clarté parfaites, et par ce charme de style qui caractérise tous les écrits de l’auteur. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en donnant une analyse étendue de ces intéressantes considérations.

Texte de la première argumentation, employé par extrait.

« Les mollusques en général, mais plus particulièrement les céphalopodes, ont une organisation plus riche et où l’on retrouve plus de viscères analogues à ceux des classes supérieures, que dans les autres animaux sans vertèbres. Ils ont un cerveau, souvent des yeux, qui dans les céphalopodes sont plus compliqués encore que dans aucun vertébré ; quelquefois des oreilles, des glandes salivaires, des estomacs multipliés, un foie très considérable, de la bile, une circulation complète et double, pourvue d’oreillettes, de ventricules, en un mot de puissances impulsives très vigoureuses, des sens distincts : des organes mâles et femelles très compliqués, et d’où sortent des œufs dans lesquels le fétus et les moyens d’alimentation sont disposés comme dans beaucoup de vertébrés[1].

« Ces différens faits résultaient déjà des observations de Redi, de Swammerdam, de Monro et de Scarpa, observations que j’ai fort étendues, appuyées de préparations nombreuses, et dont je me suis prévalu, il y a maintenant trente-cinq ans, pour établir que des animaux aussi richement pourvus d’organes ne pouvaient pas rester confondus, comme ils l’étaient avant moi, avec des polypes et autres zoophytes dans une seule classe ; mais qu’ils devaient en être distingués et reportés à un plus haut degré de l’échelle, idée qui me paraît aujourd’hui adoptée d’une manière ou d’une autre par l’universalité des naturalistes.

« Cependant, je me suis bien gardé de dire que cette organisation, approchant, pour l’abondance et la diversité de ses parties, de celle des animaux vertébrés, fût composée de même, ni arrangée sur le même plan ; au contraire, j’ai toujours soutenu que le plan, qui jusqu’à un certain point est commun aux vertébrés, ne se continue pas chez les mollusques ; et quant à la composition, je n’ai jamais admis que l’on pût raisonnablement la dire une, même en ne la prenant que dans une seule classe, à plus forte raison dans des classes différentes. Tout nouvellement encore, dans le premier volume de mon Histoire des Poissons, j’ai exprimé mon sentiment à ce sujet, sans doute avec le ton modéré que les sciences réclament, et avec la politesse qui appartient à tout homme bien élevé ; mais cependant d’une manière assez claire, assez positive, pour que personne n’ait pu s’y méprendre.

« La question est sous les yeux de tous les naturalistes avec ses preuves ; c’est à eux qu’il appartient de la juger, et je me serais abstenu, comme je m’en abstiens depuis dix ans, d’en entretenir l’Académie, si une circonstance dont elle a été témoin, ne me contraignait de renoncer à une résolution que me dictaient le désir d’employer plus utilement mon temps aux progrès de la science, et la persuasion que c’est par une connaissance plus approfondie des faits, que la vérité en histoire naturelle est plus assurée de se faire jour.

« Deux jeunes et ingénieux observateurs, examinant la manière dont les viscères des céphalopodes sont placés mutuellement, ont eu la pensée qu’on retrouverait peut-être, entre ces viscères, un arrangement semblable à celui qu’on leur connaît dans les vertébrés, si l’on se représentait le céphalopode comme un vertébré dont le tronc serait replié sur lui-même en arrière, à la hauteur du nombril, de façon que le bassin revienne vers la nuque ; et un de nos savans confrères, saisissant avidement cette vue nouvelle, a annoncé qu’elle réfute complètement tout ce que j’avais dit sur la distance qui sépare les mollusques des vertébrés. Allant même beaucoup plus loin que les auteurs du Mémoire, il en a conclu que la zoologie n’a eu, jusqu’à présent, aucune base solide ; qu’elle n’a été qu’un édifice construit sur le sable, et que sa seule base, désormais indestructible, est un certain principe qu’il appelle d’unité de composition, et dont il assure pouvoir faire une application universelle.

« Je vais examiner la question dans son rapport particulier avec les mollusques ; dans une suite d’autres Mémoires, je la traiterai relativement aux autres animaux. J’espère le faire avec la même urbanité dont notre savant confrère a usé envers moi ; et, comme les écrits qu’il a dirigés depuis dix ans contre ma manière de voir, n’ont jamais altéré en rien l’amitié que je lui porte, j’espère qu’il en sera de même de ceux par lesquels maintenant je vais successivement défendre mes idées. Mais dans toute discussion scientifique, la première chose à faire est de bien définir les expressions que l’on emploie ; sans cette précaution l’esprit s’égare promptement ; prenant les mêmes mots dans un sens, à un endroit du raisonnement, et dans un sens différent à un autre endroit, on fait ce que les logiciens appellent des syllogismes à quatre termes, qui sont les plus trompeurs des sophismes. Que si, dans l’exposé de ces mêmes raisonnements, au lieu du langage simple des mots propres, rigoureusement exigés dans les sciences, on emploie des métaphores et des figures de rhétorique, le danger est bien plus grand encore. On croit se tirer d’embarras par un trope, répondre à une objection par une paronomase, et en se détournant ainsi de sa route directe, on s’enfonce promptement dans un labyrinthe sans issue. Mais, j’en demande pardon à l’Académie, je vois que je me perds moi-même dans le langage que je repousse, et je m’empresse de revenir à celui que je continuerai de parler dans le reste de ce Mémoire.

« Commençons donc par nous entendre sur ces grands mots d’unité de composition et d’unité de plan :

« La composition d’une chose signifie, du moins dans le langage ordinaire, les parties dans lesquelles cette chose consiste, dont elle se compose ; et le plan signifie l’arrangement que ces parties gardent entre elles.

« Ainsi, pour me servir d’un exemple trivial, mais qui rend bien les idées, la composition d’une maison[2], c’est le nombre d’appartemens ou de chambres qui s’y trouvent, et son plan, c’est la disposition réciproque de ces appartemens et de ces chambres.

« Si deux maisons contenaient chacune un vestibule, une antichambre, une chambre à coucher, un salon et une salle à manger, on dirait que leur composition est la même ; et si cette chambre, ce salon, etc., étaient au même étage, arrangé dans le même ordre ; si l’on passait de l’une dans l’autre, de la même manière, on dirait aussi que leur plan est le même.

« Mais si leur ordre était différent ; si de plain-pied dans l’une des maisons, elles étaient placées dans l’autre par étages successifs, on dirait qu’avec une composition semblable ces maisons sont construites sur des plans différens : ainsi la composition d’un animal se détermine par les organes qu’il possède, et son plan, par la position relative de ces organes, ou ce que notre savant confrère appelle leur connexion.

« Mais qu’est-ce que l’unité de plan, et surtout l’unité de composition, qui doivent servir désormais de base nouvelle à la zoologie ? Voilà ce que personne ne nous a encore dit clairement, et cependant c’est là-dessus qu’il faut d’abord fixer ses idées.

« Un argumentateur de mauvaise foi prendrait ces mots dans leur sens naturel, dans le sens qu’ils ont en français et dans toutes les langues ; il prétendrait qu’ils signifient que tous les animaux se composent des mêmes organes arrangés de la même manière ; et partant de là, il aurait bientôt pulvérisé le prétendu principe.

« Mais ce n’est pas moi qui supposerai que les naturalistes même les plus vulgaires aient pu employer ces mots, unité de composition, unité de plan, dans leur sens ordinaire, dans le sens d’identité. Aucun d’eux n’oserait soutenir une minute que le polype et l’homme aient dans ce sens une composition une, un plan un. Cela saute aux yeux. Unité ne signifie donc pas, pour les naturalistes dont nous parlons, identité ; il n’est pas pris dans son acception naturelle, mais on lui donne un sens détourné pour signifier ressemblance, analogie. Ainsi, quand on dit qu’il y a entre l’homme et la baleine unité de composition, on ne veut pas dire que la baleine ait toutes les parties de l’homme ; car les cuisses, les jambes, les pieds lui manquent ; mais seulement qu’elle en a le plus grand nombre. C’est une expression du genre de celles que les grammairiens appellent emphatiques ; unité de composition ne signifie ici que très grande ressemblance de composition.

« De même, quand on dit qu’il y a unité de composition entre l’homme et la couleuvre, la couleuvre qui n’a point d’extrémités antérieures, et dont les postérieures se réduisent à de simples vestiges, ou veut dire seulement qu’il y a entre eux une certaine ressemblance de composition, mais déjà moindre qu’entre l’homme et la baleine.

« Il est évident qu’il y aurait contradiction formelle dans les termes à appeler une, ou identité, une composition qui, de l’aveu même de ceux qui emploient ces mots, change d’un genre à l’autre.

« Ce que je dis de la composition s’applique aussi au plan ; nous croirions faire injure à ces naturalistes si nous prétendions que, par ces mots unité de plan, ils entendaient autre chose que ressemblance plus ou moins grande de plan. Sans cela il suffirait d’ouvrir devant eux un oiseau et un poisson pour les réfuter à l’instant.

« Or, ces termes extraordinaires une fois définis ainsi, une fois dépouillés de ce nuage mystérieux dont les enveloppe le vague de leurs acceptions ou le sens détourné dans lequel on en use, l’on arrive à un résultat bien inattendu sans doute, car il est directement contraire à ce qui a été mis en avant.

« C’est que, loin de fournir des bases nouvelles à la zoologie, des bases inconnues à tous les hommes plus ou moins habiles qui l’ont cultivée jusqu’à présent, restreints dans des limites convenables, ils forment au contraire une des bases les plus essentielles sur lesquelles la zoologie repose depuis son origine, une des principales sur lesquelles Aristote, son créateur, l’a placée ; base que tous les zoologistes dignes de ce nom ont cherché à élargir, et à l’affermissement de laquelle tous les efforts de l’anatomie sont consacrés.

« Ainsi, chaque jour, l’on peut découvrir dans un animal une partie que l’on n’y connaissait pas, et qui fait saisir quelque analogie de plus entre cet animal et ceux de genres ou de classes différentes ; il peut en être de même de connexions, de rapports nouvellement aperçus. Les travaux auxquels on se livre à cet effet méritent tous nos éloges ; c’est par eux que la zoologie agrandira ses bases ; mais que l’on se garde de croire qu’ils l’en feront sortir.

« Si j’avais à citer des exemples de ces travaux dignes de toute notre estime, c’est parmi ceux de notre savant confrère M. Geoffroy que je les choisirais. Lorsque, par exemple, il a reconnu qu’en comparant la tête d’un fœtus de mammifère à celle d’un reptile ou d’un ovipare, en général on remarquait des rapports dans le nombre et l’arrangement des pièces, qui ne s’apercevaient point dans les têtes adultes ; lorsqu’il a appris que l’os appelé carré dans les oiseaux, est l’analogue de l’os de la caisse auriculaire du fœtus de mammifères, il a fait des découvertes très importantes, auxquelles j’ai été le premier à rendre pleine justice, lors du rapport que j’ai eu occasion d’en faire à l’Académie. Ce sont des traits de plus qu’il a ajoutés à ces ressemblances de divers degrés qui existent entre la composition des différens animaux ; mais il n’a fait qu’ajouter aux bases anciennes et connues de la zoologie ; il ne les a nullement changées ; il n’a nullement prouvé ni l’unité, ni l’identité de cette composition, ni rien enfin qui puisse fournir un nouveau principe. Entre quelque analogie de plus dans certains animaux, et la généralisation de l’assertion que la composition de tous les animaux est une, la distance est aussi grande, et c’est tout dire, qu’entre l’homme et la monade.

« Ainsi nous savons tous, et depuis bien long-temps, que les cétacés ont aux côtés de l’anus deux petits os qui sont ce que nous appelons des vestiges de leur bassin. Il y a donc là, et nous le disons depuis des siècles, une ressemblance, et une ressemblance légère, de composition ; mais aucun raisonnement ne nous persuadera qu’il y ait unité de composition, lorsque ce vestige de bassin ne porte aucun des autres os de l’extrémité postérieure.

« En un mot, si par unité de composition, on entend identité, on dit une chose contraire au plus simple témoignage des sens ; si par là on entend ressemblance, analogie, on dit une chose vraie dans certaines limites, mais aussi vieille dans son principe que la zoologie elle-même, et à laquelle les découvertes les plus récentes n’ont fait qu’ajouter, dans certains cas, des traits plus ou moins importans, sans rien altérer dans sa nature.

« Mais en réclamant pour nous, pour nos prédécesseurs, un principe qui n’a rien de nouveau, nous nous gardons bien, et c’est en quoi nous différons essentiellement des naturalistes que nous combattons, nous nous gardons bien de le regarder comme principe unique ; au contraire, ce n’est qu’un principe subordonné à un autre bien plus élevé et bien plus fécond, à celui des conditions d’existence, de la convenance des parties, de leur coordination pour le rôle que l’animal doit jouer dans la nature[3] ; voilà le vrai principe philosophique d’où découlent les possibilités de certaines ressemblances et l’impossibilité de certaines autres ; voilà le principe rationnel d’où celui des analogies de plan et de composition se déduit, et dans lequel, en même temps, il trouve ces limites que l’on veut méconnaître.

« Mais cette observation me mènerait trop loin ; je la reprendrai dans un autre moment ; je reviens à mon sujet.

« Tout ce que je viens de dire sur le plan et la composition étant posé, convenu, et, je le répète, cela est convenu et posé depuis Aristote, depuis deux mille deux cents ans, les naturalistes n’ont autre chose à faire, et ils ne font en effet pas autre chose que d’examiner jusqu’où s’étend cette ressemblance, dans quels cas et sur quels points elle s’arrête, et s’il y a des êtres où elle se réduise à si peu de chose, que l’on puisse dire qu’elle y finit tout-à-fait. C’est l’objet d’une science spéciale que l’on nomme l’anatomie comparée, mais qui est loin d’être une science moderne ; car son auteur est Aristote.

« Je prendrai la liberté de soumettre, de temps en temps, quelques chapitres de ce travail à l’Académie ; mais, aujourd’hui, je lui demande la permission de lui offrir seulement quelques considérations sur les céphalopodes, sujet qui a été très heureusement choisi par notre savant confrère ; car il n’en est aucun où l’on puisse voir plus clairement ce que les principes en discussion ont de juste, et ce qu’ils ont de vague et d’exagéré.

« Supposez, nous a-t-on dit, qu’un animal vertébré se replie à l’endroit du nombril, en rapprochant les deux parties de son épine du dos comme certains bateleurs ; sa tête sera vers ses pieds, et son bassin derrière sa nuque ; alors tous ses viscères seront placés mutuellement, comme dans les céphalopodes, et dans ceux-ci, ils le seront comme dans les vertébrés ainsi ployés. Cette partie, qu’à cause de sa couleur brune tous appeliez le dos, répondra à la moitié antérieure du ventre ; le fond du sac répondra à la région ombilicale ; ce que vous appelez le devant du sac sera la moitié postérieure ou inférieure du dos. Cette mâchoire plus saillante, que vous preniez pour l’inférieure, sera la supérieure ; tout rentrera dans l’ordre : unité de plan, unité de composition, tout sera démontré.

« Je dirai d’abord que je ne connais aucun naturaliste assez ignorant pour croire que le dos se détermine par sa couleur foncée ou même par sa position lors des mouvemens de l’animal : ils savent tous que le blaireau a le ventre noir et le dos blanc ; qu’une infinité d’autres animaux, surtout parmi les insectes, sont dans le même cas ; ils savent qu’une infinité de poissons nagent sur le côté, ou le dos en bas et le ventre en haut.

« Mais ils ont, pour reconnaître le dos, un caractère plus certain : c’est la position du cerveau[4]. Dans tous les animaux qui en ont un, il est en dessus ; et l’œsophage et le canal intestinal sont en dessous. Notre savant confrère lui-même l’avait fait remarquer dans un de ses anciens mémoires. C’est là, pour nous comme pour lui le vrai criterium, et non pas une puérile remarque sur la couleur.

« Partant de là, j’ai pris, d’une part, un animal vertébré ; je l’ai ployé, comme on le demandait, le bassin vers la nuque ; j’ai enlevé tous les tégumens d’un côté, pour bien montrer en situation ses parties intérieures ; d’autre part, j’ai pris un poulpe, je l’ai placé à côté de l’animal vertébré, et je me suis rendu compte de la situation respective de ses organes.

« Il est vrai que dans cette position, la mâchoire la plus saillante du poulpe répond à la mâchoire supérieure du mammifère ; mais pour le conclure décidément, il faudrait que le cerveau fût placé vers l’entonnoir, comme il l’est dans le mammifère vers la nuque. Or, c’est tout le contraire : le cerveau du poulpe est vers la face opposée de l’entonnoir.

« Voilà déjà un terrible préjugé contre l’idée que l’entonnoir est un bassin replié vers la nuque.

« Mais continuons. Pour que ce côté sur lequel se replie l’entonnoir fût le côté de la nuque, il faudrait encore que l’œsophage passât entre ce côté et le foie, comme on le voit dans les mammifères ; mais c’est encore tout le contraire ; il passe du côté opposé, du côté que nous appelons dorsal…, etc.

« Je le demande maintenant : comment, avec ces nombreuses, ces énormes différences, en moins d’un côté, en plus de l’autre, pourrait-on dire qu’il y a entre les céphalopodes et les vertébrés identité de composition, unité de composition, sans détourner les mots[5] de la langue de leur sens le plus manifeste ?

« Je ramène tous ces faits à leur véritable expression, en disant que les céphalopodes ont plusieurs organes qui leur sont communs avec les vertébrés, et qui remplissent chez eux des fonctions semblables ; mais que ces organes sont autrement disposés entre eux, souvent construits d’une autre manière, qu’ils y sont accompagnés de plusieurs autres organes que les vertébrés n’ont pas, tandis que ces derniers en ont aussi, de leur côté, plusieurs qui manquent aux céphalopodes.

« J’avoue qu’en disant cela je ne dis autre chose que ce qu’on dit beaucoup d’autres avant moi. Mais si je n’ai pas le mérite de la nouveauté, je me flatte du moins d’avoir celui de la vérité et de la justesse, et celui de ne point embrouiller l’esprit des commençans par des expressions non définies, qui semblent, dans le vague qui les enveloppe, présenter un sens profond, mais qui, analysées de près, ou sont entièrement contraires aux faits, ou ne signifiant que ce que l’on a dit de tous les temps avec plus ou moins de détail dans l’application.

« Dans mes communications suivantes, j’examinerai plusieurs autres principes, plusieurs autres lois annoncées par divers naturalistes ; mais pour que ces lectures ne se bornent pas à des questions métaphysiques, j’aurai soin qu’elles se rattachent toujours, comme celle d’aujourd’hui, à quelques déterminations de faits dont la science puisse tirer un parti plus solide que de ces oiseuses généralisés. »

  1. Suis-je allé aussi loin dans mon Rapport ? ai-je distingué chez les mollusques autant de viscères analogues ? m’a-t-on entendu appeler du même nom un aussi grand nombre d’organes, tous déclarés les mêmes ? Selon l’argumentation, les mollusques jouissent d’une organisation qui approche, pour l’abondance et la diversité de ses parties, de celle des animaux vertébrés, et cependant dans un autre article, les mollusques seraient donnés comme n’étant le passage de rien !

    Mais il y a du moins un très large hiatus entre les mollusques et les poissons ! sans le moindre doute. De même que la Seine est à Paris moins large qu’elle ne l’est à Rouen. Je veux dire par là que dans ce dernier cas on le peut savoir facilement, quand apprécier l’intervalle qui sépare les mollusques des poissons est au contraire fort difficile. Il faudra alors le concours de plusieurs naturalistes pour y réussir. Aussi, tel est l’objet des recherches de M. de Blainville : voilà de même ce qu’a fait M. Latreille par son mémoire de 1823. Qu’espéraient de leurs derniers efforts ces deux jeunes et ingénieux observateurs, MM. Laurencet et Meyranx ? concourir pareillement à cette œuvre des naturalistes.G. S. H.

  2. J’avais employé la même comparaison en septembre 1819 ; ce fut aussi afin de mieux exprimer ma pensée. C’est quand j’écrivis le mot Nature pour l’Encyclopédie moderne ; ouvrage auquel, comme éditeur, M. Courtin, ancien magistrat, consacre ses studieux loisirs. En adhérant à la demande que me fit ce savant légiste, de lui rédiger l’article Nature, j’y trouvai l’occasion naturellement amenée de répondre à quelques remarques critiques d’un autre mot Nature que M. Cuvier avait plus anciennement placé dans le Dictionnaire des sciences naturelles, publié par Levrault. M. Cuvier m’y avait adressé l’objection suivante :

    « Ces vues d’unité sont renouvelées d’une vieille erreur née au sein du panthéisme, étant principalement enfantée par une idée de causalité, par la supposition inadmissible que tous les êtres sont créés en vue les unes des autres ; cependant chaque être est fait pour soi, a en soi ce qui le concerne. »

    À cette objection, j’ai répondu comme il suit :

    Mais qui doute de cela ? Oui, sans doute, un animal forme inévitablement un tout accompli, dès que dans la position respective et l’accord réciproque de ses parties sont les conditions de sa structure anatomique, dès que de la manière dont il se trouve établi sont ses propriétés obligées, spéciales aussi bien qu’harmoniques. Il est tout simple que tels sont ses organes, telles soient ses actions.

    Actuellement je cherche, mais je le fais en vain, quelle connexité aurait été aperçue entre ces idées que personne ne conteste, et celles déclarées plus haut un faux produit de l’esprit, et enfantées par des idées de causalité. Des rapports que j’aperçois entre des matériaux, lesquels reviennent les mêmes pour composer les animaux, de ces données qui produisent une certaine ressemblance chez tous les êtres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’arrive à une déduction, à une idée générale qui comprend toutes ces coïncidences ; et si je les embrasse et les exprime sous la forme et le nom d’unité inorganisation, je ne me propose par là que de traduire ma pensée en un langage simple et précis : mais d’ailleurs, je me garde bien de dire ce que j’ignore, qu’une chose serait faite avec intention à cause d’une autre. En définitive, je me crois, dans ces conclusions, aussi fondé en raison que si, voyant d’ensemble les nombreux édifices d’une grande ville, et me restreignant aux points communs qui sont les conditions de leur existence, j’en venais à réfléchir sur les principes de l’art architectural, sur l’uniformité de structure et d’emploi d’un aussi grand nombre d’édifices ; une maison n’est point faite en vue d’une autre ; mais toutes peuvent être ramenées intellectuellement à l’unité de composition, chacune étant le produit de matériaux identiques, fer, bois, plâtre, etc. ; de même qu’à l’unité de fonctions, puisque l’objet de toutes est également de servir d’habitation aux hommes.

    Toute composition organique est la répétition d’une autre, sans être de fait produite par le développement et les transformations successives d’un même noyau. Ainsi, il n’arrive à personne de croire qu’un palais ait d’abord été une humble cabane, qu’on aurait étendue pour en faire une maison, puis un hôtel, puis enfin un édifice royal.

    La science achevée sur un point se compose de faits généralisés, par conséquent de rapports philosophiques. Et ce sont de tels résultats qu’on affecterait de proclamer des opinions plus ou moins vraisemblables, de condamner même comme se trouvant trop décidément placées sous le reflet des inspirations romanesques d’un Telliamed !G. S. H.

  3. Je ne connais point d’animal qui doivent jouer un rôle dans la nature. Cette idée est loin, selon moi, de former un principe recommandable ; j’y vois au contraire une grave erreur contre laquelle je m’élève sans cesse avec le sentiment de rendre un important service à la philosophie. Prenons garde d’expliquer ce qui est par des rapports nécessaires, après avoir renversé les termes du raisonnement. Dans cet abus des causes finales, c’est faire engendrer la cause par l’effet. Ainsi sur la remarque qu’un oiseau parcourt les régions de l’atmosphère, vous concluriez qu’il lui est accordé une organisation pour suffire à cette destination ? vous admireriez comment en effet il a, pour peser moins, des os creux et une ample fourrure de plumes légères, comment son extrémité antérieure se trouve à point nommé extraordinairement agrandie, etc. ! J’ai lu aussi, au sujet du poisson, que parce qu’il vit dans un milieu plus résistant que l’air, ses forces motrices sont calculées pour lui procurer tel mode de progression ; que parce qu’il fait partie de l’embranchement des vertébrés, il doit avoir un squelette intérieur. À raisonner de la sorte, vous diriez d’un homme qui fait usage de béquilles, qu’il était originairement destiné au malheur d’avoir l’une de ses jambes paralysée ou amputée.

    Voir les fonctions d’abord, puis après les instrumens qui les produisent, c’est renverser l’ordre des idées. Pour un naturaliste qui conclut d’après les faits, chaque être est sorti des mains du Créateur avec de propres conditions matérielles : il peut, selon qu’il lui est attribué de pouvoir : il emploie ses organes selon leur capacité d’action.

  4. Je m’afflige d’avoir à répondre sur la situation du cerveau des céphalopodes ; j’ai bien plus souffert quand, dans le sein de l’Académie, je fus, de vive voix et avec hauteur, interpellé de m’expliquer sur ce point. Cependant aucune entrave, aucun cercle de Popilius ne gênaient mon esprit : d’autres soins m’occupaient. J’hésitais à donner la vraie réponse. Quelle confusion, que d’orages pouvaient s’ensuivre ! Je m’arrêtai à l’idée de ne point blesser un ancien ami.

    Et en effet, dire à M. Cuvier que les céphalopodes manquent de cerveau, que la démonstration de ce fait venait d’être donnée, que la science avait, sur le système nerveux de ces animaux, de nouvelles observations, et que lui, auteur classique sur la matière, restait malheureusement avec de fausses préventions en faveur de sa thèse de 1795, vraie à plusieurs égards, mais aussi beaucoup trop généralisée : voilà ce que je ne me sentis pas le courage d’exposer devant l’auditoire nombreux qui assistait à ce débat.

    En reportant avec tant de raison les mollusques quelques degrés plus haut dans l’échelle zoologique, M. Cuvier s’est trouvé entraîné par-delà les faits ; il ne devait pas assigner à ces animaux une place supérieure à celle des insectes. Ce point est de doctrine universelle en Allemagne, et les travaux de M. Serres sur le système nerveux des céphalopodes, mettent cette décision hors de doute. Les céphalopodes, quant au système nerveux, doivent être rangés au dessous des insectes et des crustacés ; car leurs ganglions céphaliques sont réunis de la même manière que chez les doris, et la marche des cordons nerveux est plus ou moins interrompue. Au total, dit M. Serres, dans son Anatomie comparée du cerveau, II, p. 24, les mollusques sont, quant à leur degré de composition, des êtres qui ne dépassent point les larves des insectes.

  5. Il faut s’entendre sur la valeur des termes : faisons ce qu’on a si bien recommandé dans le cours de la présente argumentation. J’admets les faits ici posés ; mais en même temps je nie qu’ils conduisent à l’idée d’une autre sorte de composition animale. Les mollusques avaient été trop haut remontés dans l’échelle zoologique : mais si ce ne sont que des embryons de ses plus bas degrés, s’ils ne sont que des êtres chez lesquels beaucoup moins d’organes entrent en jeu, il ne s’ensuit pas que leurs organes manquent aux relations voulues par le pouvoir des générations successives. L’organe A sera dans une relation insolite avec l’organe C, si B n’a pas été produit, si l’arrêt de développement, ayant frappé trop tôt celui-ci, en a prévenu la production. Voilà comment il y a des dispositions différentes, comment sont des constructions diverses pour l’observation oculaire.

    Les céphalopodes ne formant passage à rien, seraient dans nos séries zoologiques une éternelle objection au principe de l’enchaînement nécessaire des faits naturels ! et ceci, on viendrait à l’affirmer sur le motif qu’il est entre eux et les animaux qui s’en éloignent le moins, un hiatus plus considérable qu’on ne le voit ailleurs ! Mais n’est-il pas quelque chose de plus vraiment scientifique qu’un tel résultat d’observations, donné comme une anomalie absolue ? D’anomalies, pour le naturaliste philosophe, il n’en est que de relatives, qui se résolvant en difficultés, et attaquant les théories faites, obligent de les modifier. Cela posé, que d’essentiel, que de vrai à considérer chez les céphalopodes ?

    Toute partie organique est le produit de deux systèmes, le sanguin et le nerveux : tous deux, dans leurs développemens successifs, se suivent régulièrement. Il n’en est point ainsi chez les céphalopodes : cet état de règle y est en défaut. Le système sanguin y prend un très grand développement ; le développement du système nerveux y est moindre. Que leurs viscères de la nutrition et de la reproduction, accrus par l’hypertrophie du système sanguin, aient été le sujet des premières études, il a fallu d’après cette observation remonter les céphalopodes dans la série et les tenir assez près des poissons, quand tout récemment, pour l’atrophie de leur système nerveux, on les a redescendus plus bas. Aujourd’hui, en balançant le fort par le faible, on considère les céphalopodes et les mollusques comme devant occuper une ligne parallèle à celle des insectes.