Traduction par Saint-Germain-Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (2p. 104-122).


CHAPITRE XXIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — La détresse de l’agriculture dans le monde entier a suivi le retour de la paix en 1815. Il en faut voir la cause dans le déclin des manufactures et dans la séparation du consommateur et du producteur chez toutes les nations d’Europe et d’Amérique, en dehors de la grande-Bretagne. Adoption générale de mesures pour s’opposer à la politique anglaise.

La fin des guerres de la Révolution française, en 1815, apporta avec elle la paix dont l’arrivée fut saluée comme le précurseur de la prospérité et du bonheur universel ; mais au lieu de cela, ce fut la ruine universelle. Les usines et les hauts-fourneaux des États-Unis et de l’Europe continentale se fermèrent presque partout, parce que les cultivateurs n’étaient pas en mesure d’acheter du drap ou du fer ; et partout les fermiers allaient se ruinant par suite de l’inaptitude des charpentiers et maçons, fileurs et tisserands, mineurs et ouvriers des hauts-fourneaux à acheter les subsistances. On en a donné pour raison que l’effort physique et intellectuel qui, pendant tant d’années, avait été consacré à l’œuvre de détruire, s’appliquait dès lors à la production ; mais comment ce changement — impliquant, comme il le faisait, une grande augmentation dans la somme d’utilités requises pour l’usage de l’homme, — pouvait-il produire de tels effets, on ne l’expliquait pas. La cause réelle était, que la paix apporta avec elle la destruction du commerce et la suprématie du trafic. Sous le système continental, des manufactures avaient éclos en Allemagne et en Russie et dans d’autres des principaux pays de l’Europe, en même temps que les mesures qui interrompirent les relations avec la Grande-Bretagne, et la guerre qui les suivit avaient produit le même effet aux États-Unis. Avec la paix ces manufactures disparurent, et le cultivateur cessa d’être à même de faire des échanges autrement que par le médium des usines et des hauts-fourneaux étrangers ; or, chaque accroissement dans la nécessité de dépendre de l’armateur et du trafiquant est suivi de déclin dans la quote part du produit qui incombe à son producteur. L’homme qui doit aller à un marché doit payer le coût de voyage, n’importe quelle forme puisse prendre ce coût ; et du moment que les usines de l’Allemagne et ses fermiers furent forcés d’aller chercher au dehors un marché pour quelque partie de leurs produits, bien que petite, le prix obtenu pour cette petite quantité détermina le prix de celle de la quantité beaucoup plus considérable consommée à l’intérieur. Le trafiquant réalisa des profits, parce qu’une plus grande demande se fit pour les services qu’il désirait rendre. L’armateur profita, parce qu’il y eut demande pour des vaisseaux. Le fonctionnaire public profita, parce que cela lui donna plus de subsistances pour moins d’argent. Le rentier profita, parce que son cinq pour cent acheta plus de nourriture et d’habillement que dix n’avaient fait auparavant. Le propriétaire foncier souffrit, car il ne recevait plus qu’une faible rente ; et l’ouvrier souffrit, car il ne trouvait pas à rendre ses services. La circulation du travail et de ses produits cessa presque entièrement, et la cessation amena déclin de pouvoir dans les individus et dans les sociétés dont ils faisaient partie.

L’état de choses qui s’était produit ainsi et qui avait fait de la paix une calamité plus grande que la guerre dont on avait été affligé précédemment, conduisit nécessairement à une enquête sur les causes — et à une étude du grand livre d’économie politique, la Richesse des Nations. À chaque page du livre, les lecteurs rencontrèrent l’évidence des avantages supérieurs du commerce sur le trafic ; et de la nécessité absolue d’avoir commerce domestique, s’ils voulaient avoir commerce au dehors. « Le grand commerce de toute nation civilisée », leur disait-on, est celui qui se pratique entre les habitants de la ville et ceux de la campagne, — consistant « dans l’échange des produits bruts contre les produits manufacturés. » Mais ce commerce, ils ne pouvaient l’avoir, car leurs usines s’étaient fermées, et leurs artisans avaient été renvoyés au travail rural.— De plus, ayant trouvé là « que le blé qui croît dans le rayon d’un mille de la ville se vend le même prix que celui qui vient d’une distance de vingt mille », que le dernier « doit payer les frais de culture et de transport au marché », et que le gain du ferest en raison directe de la proximité de ce marché ; ils examinèrent leur situation et trouvèrent que leur marché devenait de jour en jour plus distant, en même temps que croissait constamment la part proportionnelle du produit, requise pour payer le coût de l’apporter.

Puis ils apprirent que le commerce portait avec lui ce double avantage : qu’en même temps « qu’il crée pour le fermier la facilité d’échanger sa laine et son blé contre du drap à user à la maison, il facilite grandement l’accès aux marchés lointains, parce qu’il condense « sous un petit volume » le prix d’une grande quantité de la production. La pièce de drap, par exemple, tout en ne pesant que quatre-vingt livres, contient « en elle le prix non-seulement de quatre-vingt livres de laine, mais parfois celui de quelques milliers de fois le poids de blé consommé par ceux qui ont transformé le produit brut en drap. Sous sa forme originelle, « il ne pouvait que difficilement s’expédier au dehors » ; mais sous celle qu’il a acquise, il pourrait, leur assurait-on, et « comme ils avaient eu sujet de le savoir, être expédié facilement aux points du globe les plus lointains. »

À chaque page de ce grand ouvrage, ils trouvaient l’évidence que s’ils voulaient prospérer, ils ne le pourraient qu’à une seule condition, — cette condition qui veut que le consommateur et le producteur prennent place l’un à côté de l’autre, et qui ainsi rapproche autant que possible les prix des produits bruts et des utilités manufacturées. » Mais comment accomplir cette condition, c’était une question dont la réponse était moins facile. L’Angleterre, qui avait joui d’une paix intérieure, — avait pu consacrer ses forces à l’amélioration de l’outillage nécessaire pour commander aux diverses forces de la nature, qui toutes existent dans le sol et l’atmosphère de l’Allemagne et de la Russie, du Brésil et des États-Unis, ainsi que dans les îles britanniques ; mais le monopole du pouvoir ainsi acquis était soigneusement gardé par une série d’actes de la sorte la plus rigoureuse. Quand donc la population d’Allemagne chercha comment tirer profit du pouvoir de la vapeur et voulut obtenir une machine, elle se trouva arrêtée par une loi qui prohibait l’exportation des machines, tant de ce genre que de tout autre. Voulaient-ils convertir leur blé et leur laine en drap, ils trouvaient que la loi anglaise interdisait de fabriquer pour eux des machines dans les ateliers nationaux, comme aussi d’aller les fabriquer à l’étranger. Voulaient-ils exploiter la houille, ils trouvaient interdiction aux mineurs anglais de s’expatrier. Il y a plus : En même temps que l’Angleterre faisait tout son possible pour les empêcher d’appeler la nature à leur aide, elle grevait de taxes les plus lourdes tous les produits de l’industrie étrangère, dans le but déclaré de se constituer elle-même l’atelier et l’unique atelier du monde.

Étudiant ensuite les discours des hommes d’État d’Angleterre, ils y rencontrèrent des déclarations à l’effet : que n’importe la perte énorme que le peuple anglais pouvait faire en vendant à des prix tellement avilis, il y trouvait en définitive un grand avantage. Le résultat infaillible, déclarait-on ouvertement, doit être d’anéantir l’industrie de toutes ces nations qui s’étaient trouvées protégées par les effets de la guerre et du système continental ; et un brillant avenir indemniserait du sombre présent. En tout ceci les peuples du continent ne pouvaient manquer de voir un effort déterminé pour empêcher les différentes sociétés du monde d’employer « leur capital et leur industrie » dans la voie « qu’elles jugeaient la plus avantageuse pour elles », et lorsqu’ils recouraient à Adam Smith pour avoir son opinion au sujet d’une telle manière d’agir, ils trouvaient qu’il « la dénonçait comme une violation manifeste des droits les plus sacrés des nations » — et qui, par conséquent, justifiait la résistance.

Venant ensuite à Colbert et Cromwell, les hommes qui avaient émis l’exemple de résistance au monopole du trafic et du transport, ils trouvèrent que leur marche avait été une marche de protection pour les intérêts en danger, et que cette protection avait produit tous les effets désirés. L’un avait visé principalement à favoriser le commerce domestique, et sous son système, poursuivi avec une fermeté remarquable, les manufactures avaient beaucoup grandi, et maintenant la France se fournissait à elle-même à si bon marché beaucoup des articles protégés par son système, qu’elle était en mesure d’en fournir le monde. L’autre avait visé principalement au trafic, et l’effet de sa politique avait été de mettre ses concitoyens en état de disposer d’une marine à un fret si modéré, qu’il leur permît de supplanter le monde, et encore de s’enrichir eux-mêmes. Passant aux successeurs de Cromwell, et étudiant la marche suivie par eux et ses effets, on vit que cette protection avait rendu les articles coton à si bon marché en Angleterre, que sa population allait chassant rapidement celle de l’Inde, non-seulement du marché du monde, mais même de son propre marché ; que la protection aux fabriques de laine avait mis les lainages à si bon marché en Angleterre, qu’il excluait la concurrence sur les lointains marchés de Russie et d’Allemagne, où la laine était produite ; que la protection au fer avait créé un tel développement des trésors de la terre, qu’il avait permis au peuple anglais d’en monopoliser la fabrique pour le monde entier ; et cette protection aux fermiers anglais dans leur effort pour amener la division d’emplois, a eu l’effet de les rendre complètement indépendants de marchés étrangers et de les affranchir de l’énorme taxe de transport, d’où a suivi qu’ils peuvent réaliser plus d’argent avec la récolte obtenue, rien que d’un acre, que le fermier de Russie, d’Allemagne ou de l’Ohio ne le peut avec une douzaine d’acres.

Un examen attentif de ces faits leur donna conviction que, s’ils voulaient arriver à obtenir plus de drap et plus de fer en échange d’une quantité donnée de travail ; s’ils voulaient avoir commerce entre eux ; s’ils voulaient créer une demande pour les pouvoirs physiques et intellectuels dont il y avait chez eux déperdition ; s’ils voulaient entretenir commerce avec le monde ; s’ils voulaient regagner une position de puissance qui leur permît de commander le respect des autres nations, — ils ne le pourraient qu’au moyen d’une politique pareille à celle qui a été suivie avec tant de succès par l’Angleterre et par la France ; — une politique qui a eu pour résultat un tel accroissement du pouvoir d’association comme conséquence du développement d’individualité grandement accru parmi la population. Aussi le système qui avait été presque simultanément mis en pratique par ces deux pays fut-il adopté par les principales sociétés, tant de l’Europe que de l’Amérique, — le mouvement en Allemagne qui aboutit, en 1835, à l’union douanière allemande ou Zollverein, ayant commencé en 1820, et la Russie et les États-Unis ayant suivi l’exemple en 1824. Depuis lors, les positions relatives de la France et de l’Angleterre ont complètement changé : — la première ayant continué d’adhérer à la politique qui vise à développer le commerce, tandis que l’autre a dirigé toutes ses énergies sur la consolidation du pouvoir du trafic. Plus tard, cependant, la dernière n’a trouvé d’imitateurs que les États-Unis, — le Danemark et l’Espagne, la Russie, la Suède et l’Allemagne ayant continué de suivre les traces de la France. Voyons les résultats.

§. 2. — Faibles avantages naturels du Danemark. En suivant la trace de la France, sa politique cependant vise à rapproclter le consommateur du producteur et a affranchir le fermier de la taxe du transport. Prospérité qui en résulte pour sa population. Élargissement continu de la base agricole de société. Ferme accroissement du pouvoir d’association et de combinaison, du développement d’individualité, — du sentiment de responsabilité, — et de capacité pour progrès ultérieur.

Comparé à l’Irlande, l’Inde ou la Turquie, le Danemark est un pays très-pauvre. « Il n’a, dit l’un des voyageurs anglais les plus éclairés, ni métaux, ni minéraux, point de pouvoir de combustible, ni de pouvoir hydraulique. Il n’a aucuns produits ou aucune capacité pour devenir un pays manufacturier qui fournisse au consommateur étranger. N’ayant pas de ports sur la mer du Nord, sa navigation se borne à celle de la Baltique, « et son commerce est naturellement borné à la consommation domestique des nécessités et raffinements de la vie civilisée que l’exportation de son blé et de ses autres produits agricoles le met à même d’importer et de consommer. Il se tient, continue l’écrivain, seul dans un coin du monde, — échangeant le pain et la viande qu’il peut épargner contre des articles qu’il ne peut fabriquer lui-même, et pourtant fabriquant tout ce que son industrie lui permet[1]. »

Cette industrie est protégée par de forts droits de douane établis dans le but avoué de protéger le commerce en rapprochant les producteurs et les consommateurs du pays ; et en affranchissant ainsi le cultivateur de la lourde taxe qui provient de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. « La plus grande partie de leurs étoffes pour vêtements, dit M. Laing, le lin, les toiles de lin et coton, et la draperie se fabriquent dans le pays, le chanvre et la laine croissent et sont ouvrés à la ferme ; on les file et tisse à la maison, blanchissage, teinture, tout se fait à la maison ou dans le village[2]. »

La fabrication de vêtements occupe presque toute la population féminine de la campagne et bon nombre d’hommes, durant les mois de l’hiver, et met ainsi en valeur du travail et de l’adresse qui, autrement, seraient perdus, — en même temps qu’elle développe les facultés de tous et les met à même d’entretenir commerce l’un avec l’autre. Avec un différent système, le prix-monnaie du vêtement pourrait temporairement être moindre ; mais alors qu’adviendrait-il de tout ce pouvoir-travail ? Quelle serait sa valeur monnaie ? Le capital demande à être consommé à mesure qu’il se produit d’un jour à l’autre ; et si une fois produit il n’est pas mis en usage, il y aura nécessairement déperdition, comme c’est le cas en Irlande. Le drap est là à bon marché, mais l’homme est à un prix tellement inférieur que non-seulement il va en haillons, mais qu’il meurt de faim, forcé qu’il est d’épuiser son champ et de perdre son travail. « Que gagnerait, demande M. Laing, la nation danoise si la petite partie de sa population qui ne vit que de l’agriculture, avait ses chemises et ses vestes et tous ses autres vêtements à moitié meilleur marché, et si la grande majorité qui aujourd’hui trouve un emploi l’hiver à fabriquer les matériaux de son habillement, moyennant le temps et le travail qui, pendant cette saison, n’ont aucune valeur pour elle, et ne peuvent entrer en compte, restait plongée dans l’inaction par l’effet de la concurrence des produits supérieurs et à meilleur marché des mécaniques et des ateliers[3] ? »

Rien. Le seul bénéfice que l’homme tire du perfectionnement de l’outillage de conversion, c’est d’être mis à même de donner plus de temps de travail et de pensée au développement des pouvoirs de la terre, la grande machine de production ; et en cela il ne peut y avoir d’amélioration sous un système qui vise à l’exportation des produits bruts, à l’envoi des constituants du sol au dehors, et à l’épuisement de la terre.

Le système danois tout entier tend à l’emploi sur place à la fois du travail et du capital, et par conséquent à l’augmentation de richesse, la division de la terre et l’amélioration des modes de culture. Comme une conséquence, il y a un accroissement large et soutenu de la proportion de terre tenue en petites fermes, appartenant aux paysans propriétaires, en même temps que parmi tout le corps agricole il existe un haut degré d’esprit d’entreprise, — qui favorise l’adoption de tous les perfectionnements modernes en agriculture et qui menace, dit M. Laing, d’une rivalité formidable « sur les marchés anglais, les vieux fermiers routiniers et besogneux de l’Angleterre et même nos grands fermiers améliorateurs d’Écosse. »

Il y a soixante-dix ans, les domaines et terres des nobles étaient cultivés par les serfs, tenus de travailler chaque jour sur la ferme principale du seigneur, qui pouvait les faire fouetter ou emprisonner, et les réclamer dans le cas où ils s’enfuyaient de sa terre. Sauf qu’il leur était alloué des cottages et un lopin de champ qu’ils pouvaient mettre en culture lorsque le service sur le domaine du seigneur leur en laissait le temps, leur condition ne différait de celle du nègre de la Caroline qu’en ce qu’ils étaient attachés au sol et ne pouvaient être vendus qu’avec lui. Le lecteur peut apprécier toute l’importance du changement opéré, s’il considère que dans les deux duchés de Holstein et de Schleswich, avec une population de 662.500 âmes, il n’y a pas moins que 125.150 fermes capables d’entretenir dix ou quinze têtes de gros bétail, et qu’elles sont possédées par de petits propriétaires « d’une classe, dit M. Laing, qui correspond aux yeomen, aux francs tenanciers, aux électeurs ruraux du nord de l’Angleterre, tandis que pour la classe des petits tenanciers inférieurs, les cottages proprement dits tenant à loyer une habitation avec cour, un coin de terre pour une ou deux vaches, et recevant des salaires à l’année, le chiffre est 67.000[4]. »

Le plus pauvre même des travailleurs cottagers a un jardin, un peu de terre et une vache[5], et partout on peut voir que l’œil et la main du maître sont actifs ; « tandis que les plus gros fermiers, dit M. Laing, sont au courant de nos expositions de bétail, des travaux de nos sociétés agricoles, sont des hommes d’éducation, initiés à toutes les améliorations agricoles, ont eux-mêmes des sociétés agricoles et des expositions de bétail, et publient leurs rapports et leurs expériences. Ils font usage du guano et de tous les engrais animaux ou chimiques, ont introduit le drainage par tuyaux, la machine à fabriquer les tuyaux et les tuiles, et ne sont point étrangers à l’irrigation sur leurs vieux herbages[6]. »

Partout où la circulation du travail et de ses produits est très rapide, il y a proportion très-large du travail de la communauté à donner au développement des ressources de la terre et à l’augmentation de la quantité d’utilités nécessaires aux usages de l’homme, et là se trouve développée au plus haut degré cette individualité qui tend à engendrer le respect de soi-même. Le système danois tend à maintenir cette circulation, et comme une conséquence : « on ne voit là, dit M. Laing, que bien peu de gens aussi mal vêtus que les ouvriers sans ouvrage ou à demi-salaire, et les journaliers à Édimbourg ; une classe prolétaire à demi-nue et en haillons ne se rencontre pas[7]. »

« L’habitation, ajoute-t-il, est bonne. Le paysan est bien logé dans des maisons bâties en briques et partout un parquet de bois. En dehors du plus humble cottage, la tenue extérieure de la cour, du jardin, des offices, approche plus de celles des demeures de la même classe en Angleterre que de celle d’Écosse[8]. »

Chaque paroisse a un établissement pour son maître d’école et un établissement pour son ministre, et les instituteurs sont mieux rétribués que leurs confrères d’Écosse et sont d’une éducation bien supérieure. « Le gouvernement a établi des écoles et entretient des instituteurs qui ont du mérite et sont bien payés, mais sans leur donner un monopole de l’enseignement. » Chacun est libre d’ouvrir une école, et les parents ont le choix d’envoyer leurs enfants à l’école publique ou aux écoles particulières. Comme l’éducation, la littérature et le goût littéraire sont partout répandus, les grandes villes ont des bibliothèques publiques et circulantes, des musées, des journaux, — tandis que dans chaque petite ville, dit M. Laing, « le voyageur rencontre des établissements pour l’éducation, et des indices de goûts intellectuels, comme le goût de la lecture, de la musique, des spectacles, bien supérieurs, » il est forcé de le reconnaître « à ce qui se trouve chez nous, en Angleterre, dans des villes du même ordre, et parmi les mêmes classes[9]. »

Voilà qui prouve abondamment l’effet bienfaisant de l’action locale comparée à la centralisation. Au lieu d’avoir des universités à Copenhague et point d’écoles locales ni de journaux, il y a provision universelle pour l’éducation et l’évidence universelle que la population en fait usage. Leurs goûts sont cultivés et le deviennent davantage de jour en jour ; c’est un contraste frappant avec le spectacle qu’offre le littoral opposé de la mer d’Allemagne ; et pourtant les avantages naturels de la Grande-Bretagne surpassent de beaucoup ceux du petit royaume en question. Cette différence se doit attribuer à ce que le système de l’une vise à avilir le prix de la terre, du travail et de toutes les autres matières premières de manufacture, et à sous-travailler le travailleur du dehors, pour que le trafic bénéficie ; tandis que l’autre vise à développer le commerce, — à mettre à bon marché les utilités demandées parle travailleur, — et à accroître la valeur de l’homme.

Le système danois vise à développer l’individualité, et il en résulte que même dans les plus pauvres maisons, « il est rare que les fenêtres manquent d’un ornement faisant draperie, et qu’elles sont toujours couvertes de fleurs et de plantes en pots, « tout le monde ayant une passion pour les fleurs[10] et ayant partout « le loisir d’être heureux, récréé et éduqué[11]. »

La condition matérielle et intellectuelle de ce peuple, déclare M. Laing, — qui est un voyageur d’expérience et de beaucoup d’observation, — est supérieure à celle de tout autre peuple en Europe[12], tandis que M. Kay, — qui est aussi une très-grande autorité, place la population d’Angleterre parmi les plus ignorantes et les plus malheureuses de celles de l’Europe. Le Danois consomme plus d’aliments pour l’intelligence que « l’Écossais ; il a plus de journaux quotidiens et hebdomadaires et d’autres œuvres périodiques dans sa capitale et dans ses villes de provinces, et publie plus d’ouvrages tant traduits qu’originaux ; il a plus de bibliothèques publiques, des bibliothèques plus considérables, et des bibliothèques plus accessibles aux lecteurs de toute classe ; il a plus de petites bibliothèques circulantes, de clubs de lecture, de sociétés musicales, de théâtres et de sociétés de spectacle, et de compositions dramatiques de son crû ; plus de musées, de galeries de collection de statues, de tableaux, d’antiquités et d’objets qui plaisent aux goûts d’une population raffinée et intellectuelle, et tout cela ouvert à toutes les classes également, que la population d’Écosse n’en peut produire dans la longueur et la largeur de son territoire[13]. »

Chaque pas vers le développement du commerce tend vers l’égalité, et comme c’est la tendance du système danois, rien d’étonnant que nous trouvions le Danois se distinguant par la bienveillance, l’urbanité, l’attention pour autrui[14], ou que là prévaille parmi « les individus des situations ou des classes les plus différentes un sentiment d’indépendance et de respect mutuel[15], » et une égalité dans les relations sociales qui est directement l’inverse de l’inégalité croissante que nous voyons partout ailleurs s’élever chez les sociétés qui sont de plus en plus chaque jour soumises à l’autorité du trafic. « Le vagabondage est chose inconnue, » par la raison qu’il n’y a pas un tel afflux, que dans les grandes villes de la Grande-Bretagne, « d’ouvriers dans chaque profession qui, venant de la campagne pour chercher condition meilleure, sont beaucoup trop nombreux pour la demande, doivent prendre de l’ouvrage à salaires de plus en plus avilis pour ne point mourir de faim, et réduisent leurs camarades du même métier et eux-mêmes à une égale misère. L’occupation est plus fixe et plus durable pour les employés et les employeurs. Le trafic étranger ou la consommation domestique ne vient pas occasionner une grande et soudaine activité et une extension des manufactures suivies d’une stagnation et d’un collapsus aussi grands et soudains[16], » ainsi qu’on le voit arriver périodiquement dans tous les pays dont les systèmes visent à augmenter la dépendance de l’outillage du transport.

Le Danemark est « une preuve vivante de la fausseté de la théorie que la population augmente plus vite que les subsistances, lorsque la terre est tenue par de petits propriétaires travailleurs[17], » et il est aussi une preuve vivante de la fausseté de la théorie que les hommes commencent par la culture des sols les plus productifs, et se trouvent, à mesure qu’augmentent la richesse et la population, forcés de recourir à ceux plus pauvres, avec une moindre rémunération du travail. À quoi doit-il de pouvoir fournir une preuve aussi concluante ? à ce qu’il poursuit une politique tendant à assurer à sa population cette liberté réelle du commerce qui consiste à avoir le pouvoir de choisir entre les marchés étrangers et le marché domestique, — pouvoir dont l’exercice est refusé à l’Inde et l’Irlande, le Portugal et la Turquie. Il désire exercer autorité sur ses propres mouvements et non sur ceux des autres ; et c’est pourquoi sa population gagne de jour en jour en liberté, et sa terre d’année en année en valeur.

La Turquie est le paradis du système communément connu sous le nom de libre-échange, — ce système qui ne permet pas à l’action de prendre place à côté du producteur de la soie et du coton, — et dont l’effet se montre dans la dépopulation croissante du pays, l’accroissement de pauvreté et des charges, la non-valeur de la terre et la faiblesse du gouvernement. Le Danemark est à un certain point le paradis de la liberté du commerce, — ce système qui permet à l’artisan et au fermier de combiner leurs efforts ; et dont l’effet se manifeste par l’accroissement de population, celui de richesse et de liberté, celui de la valeur de la terre, celui de la tendance à l’égalité, et celui de la force du gouvernement, comme on l’a pu voir dans sa résistance à toute la puissance de l’Allemagne du nord pendant la dernière guerre de Schleswig-Holstein ; et ensuite vis-à-vis de ceux de ses propres sujets qui avaient aidé à allumer la guerre, — sans qu’il en ait coûté la vie ou un membre à aucun des coupables pendant la durée de cette guerre, ni lorsqu’elle eut pris fin.

§ 3. — Déclin des manufactures espagnoles, affaiblissement du pouvoir d’association et décadence de l’agriculture, résultat de l’expulsion des Maures et de l’acquisition de colonies lointaines. La perte de ces colonies suivie de l’adoption d’un système qui tend à favoriser le développement de commerce et à diminuer le pouvoir du trafic. Grand accroissement de la valeur de la terre et de la liberté de l’homme.

Dans aucune partie de l’Europe, il n’existait, il y a quelques siècles, une si grande diversité d’emplois que dans le sud de l’Espagne. Nulle part conséquemment l’individualité n’était aussi développée ; nulle part autant de commerce. Une succession constante de guerres cependant amena un changement. — Les Maures, cette population éclairée et industrieuse, furent chassés du royaume, et la centralisation du pouvoir de diriger la pensée et l’action s’établit complètement, au moment où les découvertes à l’est et à l’ouest donnèrent à la couronne le pouvoir de diriger les forces de la nation vers des guerres de conquête ; mais là, comme partout ailleurs, la centralisation est venue donnant la main à la pauvreté et à la dégradation tant du gouvernement que du peuple. Depuis lors jusqu’à nos jours, c’est avec difficulté extrême que l’Espagne a maintenu ses propres droits sur son propre territoire, et par la raison qu’en brisant un anneau important de la chaîne sociale, elle détruisit cette circulation du travail et de ses produits, sans laquelle il ne peut exister de force sociale. Son système a tendu à détruire le commerce, et à y substituer le trafic, — à épuiser le sol — et à anéantir la valeur à la fois du travail et de la terre ; et chaque page de son histoire confirme cette assertion que les nations qui manquent au respect des droits d’autrui n’ont que peu à compter sur le maintien des leurs.

Avant l’expulsion des Maures éclairés et industrieux, le royaume contenait une population de trente millions d’âmes, il ne compte aujourd’hui que la moitié ; et de l’un des plus riches qu’il était, il est devenu l’un des plus pauvres de l’Europe. Grenade qui, il y a quatre siècles, avait 400.000 habitants, n’en a plus que 60.000. Séville qui, il y a deux siècles, en avait 300.000, dont 130.000 s’adonnant aux travaux industriels, n’en a aujourd’hui que 96.000. Tolède, qui en avait 200.000, n’en a plus que 15.000, et Mérida est tombée de 40.000 à 5.000. La population de Valence, qui fut de 600.000 âmes, n’est plus que de 60.000 ; et le diocèse de Salamanque, qui a compté 127 villes et villages, n’en a plus que 13. En 1778, on ne comptait, pour le pays, pas moins de 1511 villages abandonnés, et il est constaté que le nombre a augmenté[18]. Tels ont été les effets de la substitution de l’œuvre d’appropriation à celle de production. Le Mexique et le Pérou, les îles des Indes orientales et occidentales, l’Italie et les Pays-Bas ont à leur tour été dépouillés ; en même temps que le commerce domestique se détruisait par la demande constante d’hommes pour l’exportation et par les interférences croissantes dans l’association locale, sous la forme de taxes sur tout transport du travail ou de ses produits. Dans aucune partie du monde le système n’a autant visé à interposer des obstacles entre les producteurs des denrées brutes et ceux qui désiraient les consommer. Le résultat se montre dans l’abandon à l’intérieur des sols les plus fertiles et la diminution du pouvoir d’association — avec un déclin continu dans le mouvement sociétaire, dans le pouvoir de production, et dans celui de consommation.

Dans de telles circonstances, la grande classe moyenne des artisans, — cette classe dont l’existence est indispensable au maintien du mouvement sociétaire, — s’est graduellement éteinte. Les villes et les cités ont conséquemment déchu, et la terre s’est de plus en plus consolidée dans les mains des nobles et du clergé ; en même temps que le talent ne trouvait nulle demande, si ce n’est au service de l’Église ou de l’État — dans l’exercice du pouvoir d’appropriation.

Tout en détruisant ainsi le commerce, on s’efforça de l’édifier, au moyen de restrictions sur le négoce extérieur ; mais le fait positif que le commerce était détruit, conduisit nécessairement des milliers et des dizaine de milliers d’individus à s’engager dans la contrebande ; et le pays se remplit d’hommes toujours prêts à violer la loi, par suite du manque de demande pour l’effort physique et intellectuel. Les lois qui restreignaient l’importation de la marchandise étrangère, furent facilement violées, parce qu’elle avait grande valeur sous faible volume. Le système entier conséquemment tendit efficacement à empêcher l’artisan de prendre place à côté du producteur de subsistances et de laine, et il s’ensuivit la désolation, la pauvreté et la faiblesse de ce pays jadis riche et puissant.

Heureusement pour l’Espagne, cependant, vint le jour où elle perdit ses colonies et se trouva forcée de suivre la recommandation d’Adam Smith, — viser au revenu domestique. De ce jour jusqu’à présent sa marche, quoique lente, a été en avant, — chacune des années successives a apporté avec elle accroissement de la diversité d’emploi, accroissement du pouvoir d’association et de combinaison ; avec accroissement correspondant du pouvoir du peuple dans ses rapports avec le gouvernement et du gouvernement lui-même dans ses relations avec ceux des autres nations.

Au nombre des plus pressantes mesures relatives à l’émancipation de la France et de l’Allemagne, était le rappel des restrictions, l’achat et la vente de la terre, le grand instrument de production. Ça été la même chose en Espagne. Il y a quarante ans, vingt millions d’acres appartenaient à des hommes travaillant à la culture, tandis que le double était aux mains des nobles et du clergé. La vente des biens du dernier a depuis eu pour résultat que le chiffre de petits propriétaires cultivant leur propre bien s’est élevé de 273.000 à 546.000, et le nombre des propriétés de 403.000 à 1.095.000[19].

Un autre pas vers l’émancipation du commerce a été l’abolition d’une grande variété de petites taxes vexatoires, et parmi elles celles qui étaient payées précédemment sur le transit des matières brutes de manufactures. Elles sont aujourd’hui remplacées par un impôt foncier qui se paie par le petit et par le grand propriétaire, — un impôt dont l’existence fournit abondamment la preuve du pouvoir croissant du peuple et de la tendance croissante à l’égalité devant la loi. À chaque pas successif de progrès, nous trouvons tendance croissante vers cette diversification dans la demande de l’effort humain qui développe l’individualité, et dans laquelle seule se trouve la cause de la hausse de la valeur de la terre et du travail. De 1821 à 1846, le chiffre des broches en Catalogne s’élève de 62.000 à 121.000, et celui des métiers à tisser de 30.000 à 45.000, en même temps que des fabriques de coton s’ouvrent dans différentes autres parties du royaume. » Grenade s’efforçant de rivaliser avec la Catalogne en industrie manufacturière[20]. En 1841, la valeur totale de la production des fabriques de coton s’évaluait à 4.000.000 dollars, mais, en 1846, elle montait à plus de six millions et demi. Les fabriques de laine aussi se sont accrues rapidement, — formant une demande de travail dans beaucoup de places du royaume. L’une d’elles, Alcoy, dont M. Block fait mention spéciale[21], est située dans les montagnes qui séparent les anciens royaumes de Valence et de Murcie ; — elle emploie à la fabrication du drap au moins douze cents ouvriers, et de plus un grand nombre de femmes et d’enfants. » Les industries des soies, des lins et du fer ont fait aussi un grand pas, — ce qui stimule les fermiers à un développement de la culture de toutes les denrées brutes, — soie, chanvre et blé — que réclament ces diverses usines.

Grâce à ce rapprochement du marché et au déclin de la taxe du transport, l’agriculture, d’année en année, devient de plus en plus une science. Il y a trente ans, la valeur de la production agricole ne s’élevait qu’à 232.000.000 réaux ; il y a cinq ans, elle était revenue à 450.000.000, — ayant presque doublé en moins de vingt-cinq ans. Les moyens de transport étaient alors si mauvais, que la famine pouvait sévir en Andalousie et les individus périr par milliers, tandis que les épis se perdaient dans les champs de la Catalogne, parce que les silos regorgeaient, même aujourd’hui dans quelques districts. « C’est un fait assez extraordinaire, nous dit un voyageur, que le vin d’une récolte se perd, qu’on le répand afin de fournir des outres pour le vin de la récolte nouvelle, — la difficulté et le coût de transport au marché étant tels qu’ils empêchent complètement le producteur d’essayer de disposer utilement de leurs denrées. Des articles de la nécessité la plus absolue et la plus régulière, — par exemple le blé, — sont à des prix absurdement différents dans les diverses contrées du royaume ; la proximité d’un marché suffisant pour leur donner leur valeur courante dans une localité, tandis que dans une autre ils pourrissent peut-être en magasin sans l’espoir d’une demande. Tant qu’on ne remédiera pas à un tel état de choses, ajoute ce voyageur, « il sera inutile d’améliorer le sol ou de stimuler la production dans les districts retirés, et toute circonstance qui semble porter promesse d’un tel remède, doit entrer dans les calculs de l’avenir, et être utilisée selon ses probabilités. »

Ce n’est là cependant que ce qui se rencontre dans tout pays, où, par suite du manque de pouvoir d’association et de combinaison, le fermier dépend entièrement de marchés éloignés et est forcé de payer la lourde taxe qui résulte de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. La déperdition ici est énorme et, comme suite nécessaire, c’est à peine si le pouvoir existe de faire de nouvelles routes ou de réparer les vieilles. Si la population des districts en question avait un marché sous la main, où son blé se pût combiner avec la laine qui se tond dans le voisinage immédiat, elle pourrait exporter du drap, et ce drap voyager même sur les routes qu’elle possède. Dans la circonstance actuelle, elle a à exporter tous les deux, blé et laine, et sur de telles routes ; tandis que si l’artisan pouvait, conformément à la doctrine d’Adam Smith, prendre partout place à côté du laboureur et du berger, et si les femmes étaient mises à même de trouver occupation autre que le travail des champs, les villes s’accroîtraient, les hommes gagneraient en richesse et en pouvoir, et l’on pourrait faire vite des routes meilleures. Même aujourd’hui toutefois, il y a tendance rapidement croissante vers la construction de chemins de fer, et nul doute que les modes de communication ne tarderont pas à s’améliorer de manière à rapprocher de beaucoup les prix payés par le consommateur et ceux reçus par le producteur[22]. Un tel rapprochement, cependant, ne serait pas en concordance avec les doctrines des économistes modernes — disciples de l’école ricardo-malthusienne — qui trouvent compensation pour la perte de population — « dans le grand Stimulus qu’une émigration considérable donnera à chaque branche de l’intérêt maritime[23] Plus la place d’échange est voisine, moins il faut de vaisseaux et de marins, et plus s’enrichissent le producteur et le consommateur — le nombre d’individus entre qui le total de la production est à diviser se trouvant ainsi réduit au plus bas.

Avec le pouvoir accru d’association, il y a ferme amélioration dans le soin de pourvoir au développement des facultés intellectuelles. Il y a un demi-siècle, le nombre total d’étudiants dans tous les établissements d’éducation du royaume, n’était que de 30.000[24], et il n’avait pas sensiblement changé en 1835 ; tandis qu’aujourd’hui le chiffre dans les écoles publiques seulement — pour l’entretien desquelles il est affecté une somme annuelle de 750.000 dollars — dépasse 700.000 ; soit 1 sur 17 de la population. Les écoles primaires et les autres écoles sont au nombre de 16.000, et, comme intermédiaires entre elles et les universités, il y a quantité d’autres établissements consacrés à des branches spéciales d’éducation, les uns pourvus par l’État, les autres entretenus par les contributions particulières.

L’effet de ces changements se manifeste partout par un accroissement de la valeur de la terre. Les biens du clergé, à la vente, ont obtenu une moyenne double du prix d’estimation officielle, au taux de la valeur courante lors de leur saisie, et nous ne voudrions pas d’autre preuve du progrès de l’Espagne que ce fait lui seul.

Le commerce avec les nations étrangères croît avec l’accroissement du commerce domestique. Dans les trois années de 1846 à 1849, l’importation de coton brut était de 16.000.000 à 27.000.000 livres ; celle de filé, de 5.200.000 à 6.800.000 livres, et celle du fer en barres, de 5.400.000 à plus de 8.000.000 ; et le mouvement général, pour les trente dernières années, a été ainsi qu’il suit :

.
Importations en francs.   Exportations en francs.
1827 96.235.000 71.912.000
1843 114.325.000 82.279.000
1846 157.513.000 129.106.000
1851 181.912.000 124.377.000
1852 172.000.000 166.000.000

À mesure que s’accroît le commerce et que le consommateur et le producteur tendent de plus en plus à prendre place l’un auprès de l’autre, la population acquiert pouvoir de se protéger elle-même, comme on l’a vu par la liberté de discussion dans la Chambre des députés, et par la publicité qu’ont donnée dans tout le royaume à ces débats, avec leurs commentaires, les journalistes d’une presse qui, en dépit de fortes restrictions, a été bien caractérisée comme « hardie et allant trop loin. Il y a trente ans, Madrid n’avait que deux journaux quotidiens, tous les deux du caractère le moins recommandable. Depuis cinq ans on en compte treize, réunissant 35, 000 abonnés ; et cependant Madrid n’a pas de commerce, et ces journaux n’ont que très-peu d’annonces pour aider à les défrayer.

Avec l’augmentation de population et de richesse, — avec l’accroissement du pouvoir d’association — et avec le développement d’individualité parmi la population — le gouvernement acquiert graduellement de l’importance dans la communauté des nations et du pouvoir pour donner force à ses lois. D’où il suit qu’il y a eu un décroissement considérable dans les exportations anglaises au Portugal et à Gibraltar, autrefois le grand dépôt de contrebande pour la manufacture anglaise, comparées à celles directes pour l’Espagne.

portugal gibraltar espagne
En 1839 ___ 1.217.082 liv. 1.433.932 liv. 262.231 liv.
En 1852 1.048.356 481.286 1.293.598

Le système qui vise au trafic et qui détruit le commerce tend à la consolidation de la terre — à l’inégalité de conditions parmi les hommes — et à un déclin de la proportion du travail physique et intellectuel donné au développement des ressources de la terre, et nous avons vu pleinement que telle a été la tendance du système anglais, n’importe où il se soit établi.

Celui d’Espagne tend aujourd’hui, comme celui du Danemark, dans une direction contraire — le résultat se manifestant dans la division de la terre, dans la tendance graduellement croissante vers l’égalité de condition, et dans la proportion plus grande des pouvoirs de la communauté donnée aux travaux des champs. Le changement est lent, et par la raison que l’Angleterre et la France sont toutes deux actives à prévenir le développement de manufactures dans la Péninsule — dans la croyance, apparemment, que leur propre accroissement en richesse et en pouvoir dépend du degré auquel elles peuvent appauvrir et affaiblir les autres sociétés du globe. L’Angleterre dépense dix fois plus que le profit sur le commerce d’Espagne à conserver Gibraltar, qui lui sert, au mépris des stipulations des traités, comme d’un dépôt de contrebande ; et ses économistes font ressortir l’énorme avantage qu’elle tire de ses relations actuelles avec le Portugal, à cause des facilités ainsi fournies d’envoyer des laines et des cotons « en contrebande en Espagne[25]. » En trafic et en guerre, la fin sanctifie les moyens ; et, comme la politique britannique ne vise qu’à l’extension du trafic, il est naturel que les enseignants anglais arriveront à conclure que le contrebandier « est le grand réformateur de l’époque », et que leur gouvernement doit fournir toute facilité pour la violation des lois de tous les pays qui cherchent, au moyen de la protection, à favoriser l’accroissement de commerce.

On ne peut imaginer de politique à vues plus étroites que celle de ces deux nations vis-à-vis de l’Espagne. En la tenant pauvre, elles détruisent son pouvoir productif et l’empêchent d’acquérir l’aptitude d’acheter les produits de la terre et du travail de leurs propres populations. Le sens commun, la moralité commune et la vraie politique marchent toujours de conserve, tant dans la vie privée que dans la vie publique ; et, là où ils sont le plus parfaitement combinés, la population tend à augmenter le plus rapidement avec déclin constant de la crainte d’un excès de population.

  1. Laing. Denmark and the Duchies, p. 229.
  2. Ibid., p. 381.
  3. Denmark and the Duchies, p. 385. 2 Ibid., p. 52.
  4. Denmark and the Duchies, p. 43.
  5. Ibid., p. 42.
  6. Ibid., p. 127.
  7. Denmark and the Duchies, p. 379.
  8. Ibid., p. 420.
  9. Ibid., p. 316.
  10. Denmark and the Duchies, p. 50.
  11. Ibid., p. 366
  12. Ibid., p. 388.
  13. Ibid., p. 390.
  14. Denmark and the Duchies, p. 362.
  15. Ibid., p. 483.
  16. Ibid., p. 394.
  17. Ibid., p. 294.
  18. El Clamor publico, de Madrid.
  19. L’Espagne en 1850, par M. Block, p. 145.
  20. Bayard Taylord, dans le New-York Tribune.
  21. Espagne en 1850, p. 160.
  22. « Un document officiel, publié en 1849, constate qu’au moment où le blé se vendait à Barcelone et à Tarragone (place de consommation) à un prix en moyenne de 25 francs, le prix, à Ségovie, dans la Vieille Castille (une place de production) qui n’est pas à trois cents milles de distance, n’atteignait pas 10 francs pour la même quantité. » L’Espagne en 1850, p. 131.
  23. Nord British Review, november 1852, article The modern Exodus.
  24. Moreau de Jonnès.
  25. Mac-Gregor. Statistics, vol. II, p. 1122.