Traduction par Saint-Germain-Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (2p. 3-33).


Chapitre XX.

DES CHANGEMENTS VITAUX DANS LA FORME DE LA MATIÈRE.

§ 1. Irrégularité de la demande pour les pouvoir du premier colon et par conséquent déperdition de force. Économie de force résultant de l’accroissement d’aptitude à commander les services de la nature. Plus grande est l’économie, plus s’accélère le développement de l’homme et plus il y a tendance à un surcroît ultérieur de richesse. Plus le pouvoir d’association se perfectionne, plus il y a économie de force humaine

Le premier colon, le Robinson de notre île, n’ayant à compter que sur ses bras, est contraint d’épuiser ses forces à parcourir de vastes étendues de terrain pour chercher du gibier ; et ce n’est que par moments qu’il a l’occasion d’appliquer son labeur, même à la simple œuvre de l’appropriation. Toutefois, avec le temps, ayant fabriqué un arc et des flèches, et s’étant ainsi assuré le secours de certaines forces naturelles, il se procure des provisions de subsistances plus amples et plus régulières ; et ce résultat, il l’obtient en retour d’une proportion moindre de son temps et de son travail. Les forces dont il dispose se trouvant ainsi économisées, il peut appliquer une proportion plus considérable de son temps à l’augmentation de son capital, c’est-à-dire à augmenter la quantité de ses flèches, à fabriquer un canot, ou à construire une cabane. Chacun de ces changements se trouvant suivi d’une nouvelle diminution dans les efforts nécessaires pour effectuer les changements de lieu, et d’un accroissement dans les efforts qui peuvent être consacrés à d’autres occupations, il se produit ainsi une continuité dans la demande de la force qui résulte de la consommation des subsistances ; il en résulte, en même temps, une économie de puissance qui facilite considérablement une nouvelle accumulation de capital.

Ce qu’il en coûte à une société, pour entretenir un individu dans un état d’aptitude parfaite à accomplir des efforts intellectuels ou physiques, est exactement identique, que les facultés de cet individu soient appliquées en effet, ou qu’elles soient perdues. Il faut qu’il se nourrisse, qu’il soit vêtu et protégé contre les intempéries de l’atmosphère, et il doit, conséquemment, consommer une portion de capital qui est ainsi soustraite au fonds commun. Cette portion, toutefois, bien que soustraite et consommée, n’est pas pour cela anéantie, car elle reparaît bientôt, après avoir revêtu une forme plus élevée : le froment, les choux, la chair de porc se sont transformés en un homme, c’est-à-dire en un être fait à l’image du Créateur, et capable de diriger les forces de la nature pour les faire servir à l’accomplissement de ses desseins. La société devient ainsi, de moment en moment, plus riche qu’elle n’était d’abord, pourvu, dans tous les cas, que l’emploi du capital ainsi reproduit, soit dirigé de telle façon, que sa consommation soit par elle-même un acte de reproduction. Le pouvoir que possède l’homme de changer les formes de la matière, de manière à l’approprier à ses desseins, dépasse considérablement les demandes de subsistances de la créature animale appelée homme ; et toute la différence existante, entre la quantité de denrées consommée et la quantité produite, est autant d’ajouté à la richesse de la société même. Chacun des individus qui la composent se trouve, conséquemment, capable d’augmenter considérablement le fonds commun, en remplaçant la quantité de subsistances et de vêtements soustraite par une quantité reproduite plus considérable ; et, qu’il le fasse ou non, il dépend complètement de la demande existante des services qu’il est préparé à rendre. Là où cette demande existe, les sociétés s’accroissent rapidement en richesse et en puissance ; mais, dans le cas contraire, elles déclinent aussi rapidement sous ce double rapport.

Parmi les Sauvages, la demande constante et régulière des efforts humains étant chose inconnue, la reproduction est faible ; et de là vient que, dans cette période de l’état social, se manifeste à un si haut degré la calamité de l’excès de population. À mesure que la population augmente, que les hommes deviennent, de plus en plus, capables de combiner leurs efforts, que le commerce se développe, chaque individu devient, de plus en plus, capable de produire quelque chose qu’il échangera avec d’autres individus, contre les efforts qu’il désire leur voir faire ; et c’est ainsi que, de jour en jour, la demande des efforts intellectuels et physiques devient plus continue, en même temps qu’il y a pouvoir constamment plus considérable de fournir au fonds commun un revenu, dont la proportion excède le capital qui a été consommé.

Les mots Commerce, Association et Société, n’étant, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, que des modes différents d’exprimer la même idée, et toute la puissance de l’homme pour maîtriser les forces de la nature, résultant de l’existence de la puissance d’association et de combinaison, il suit de là, nécessairement, que plus le commerce est parfait, plus la circulation sera rapide, plus sera immédiate la demande de force humaine, plus les revenus du travail seront considérables, et plus grande aussi sera la proportion qui s’établira entre les denrées produites et les denrées consommées. C’est par suite de l’économie de puissance que les hommes associés entre eux accumulent si rapidement un capital à l’aide duquel, ils obtiennent un empire plus étendu sur les grandes forces naturelles, et peuvent ainsi marcher constamment de triomphe en triomphe, chacun de ces triomphes successifs étant plus éclatant que celui qui l’avait précédé. Leur marche est constamment accélérée, tandis que celle du sauvage, chaque jour obligé de gaspiller de plus en plus son capital, est constamment retardée ; et, conséquemment, il arrive que, tandis que les premiers (les hommes associés entre eux) exercent chaque jour une diminution plus étendue sur la nature et sur eux-mêmes, le second (le Sauvage) se trouve devenir, de plus en plus, l’esclave de la nature et de ses semblables.

§ 2. — Plus cette économie s’accroît, plus s’accroît la proportion de travail employé, qui peut être donné au développement des pouvoirs de la terre et à augmenter la quantité des produits bruts. Changements successifs dans les proportions des forces qui sont employées, comparées à celles qui sont complètement perdues.

Du moment où le colon a appelé à son aide l’arc, le couteau et le canot, il a trouvé, à mesure qu’il en a fait usage successivement, une diminution dans la proportion de la somme du travail qu’il devait appliquer nécessairement à chercher les subsistances fournies par la nature, et une augmentation dans celle qu’il pouvait consacrer à défricher la terre autour de sa maison, dans le but de contraindre cette terre à lui fournir les subsistances nécessaires à son entretien. En ne faisant qu’effleurer la terre avec de médiocres instruments, il obtient de faibles provisions de blé ; mais, quelque faibles qu’elles soient, elles produisent ce résultat, de diminuer considérablement la nécessité d’effectuer des changements de lieu de la matière, et d’augmenter de beaucoup la somme de temps qui peut être consacrée à la production. Plus tard, il soumet et utilise à son profit la force de l’eau courante et celle du vent ; ce qui lui permet d’appliquer, dans une proportion constamment croissante, son temps et son intelligence au développement des trésors variés que renferme la terre, en même temps qu’il met au jour les matières avec lesquelles il fabriquera les instruments dont il a besoin, ou qu’il préparera le sol pour la réalisation de ces changements vitaux dans la forme de la matière, qu’il doit accomplir pour augmenter la quantité des subsistances et des matières premières des vêtements. Plus sera considérable la quantité de subsistances qu’on peut obtenir d’une surface donnée, plus grand sera le nombre des individus qui peuvent vivre réunis, plus grande sera la puissance d’association et de combinaison, plus doit être rapide la circulation, plus doit être intense le développement de l’individualité, plus immédiatement aussi la demande d’efforts physiques et intellectuels doit suivre la consommation du capital qu’elle représente ; plus doit être considérable la proportion des efforts appliqués au développement des qualités utiles et latentes de la matière, et plus doit l’être également la tendance à créer des centres locaux d’activité, qui neutralisent l’attraction exercée par un centre capital, politique ou commercial. La terre étant le grand réservoir de la puissance, la marche progressive de l’homme vers la richesse et la liberté, ou vers la pauvreté et l’esclavage, est en raison directe de la proportion, plus ou moins considérable, d’intelligence qu’il peut consacrer à utiliser les forces existantes dans ce réservoir, forces latentes et qui n’attendent que ses ordres pour s’employer à son profit.

Le mouvement qu’accomplit l’homme isolé est, ainsi que nous l’avons démontré, le mouvement de va-et-vient du couteau ou de la hache appliqués à couper ou à fendre le bois. Celui de l’homme vivant au sein d’un état social parfait, où chaque individu en trouve quelque autre disposé, et apte en même temps, à lui fournir une compensation en échange de l’emploi de ses facultés physiques et intellectuelles, est semblable au mouvement continu de la scie circulaire, à l’aide de laquelle on peut faire autant d’ouvrage avec un panier de houille consommé pendant une demi-heure de travail, que n’en auraient pu faire primitivement, avec un grossier couteau, des milliers d’individus. La somme de puissance dont l’homme peut disposer augmente, à chaque progrès que fait celui-ci dans la direction de ce dernier point ; et comme alors il y a diminution dans la somme de puissance nécessaire pour transformer la laine en drap, ou le blé en pain, il en résulte inévitablement qu’une proportion plus considérable de la quantité augmentée est disponible, pour être appliquée à accroître les provisions de blé et de laine. De là vient que la quantité de subsistances et de vêtements dont il peut disposer devient, à mesure que les travaux sont plus diversifiés, bien plus considérable et plus régulière qu’elle ne l’était, à l’époque où tous les individus s’efforçaient d’obtenir les subsistances en chassant le gibier, ou en écorchant la surface de la terre.

En admettant, toutefois, que les facultés de chaque individu restassent les mêmes, sans subir aucune modification, et qu’on ne constatât l’effet résultant d’une plus grande facilité dans la combinaison des efforts, que dans l’économie résultant de l’accroissement du commerce, le tableau suivant montrera les changements qui se seront ainsi opérés :

Puissance
totale.
___ Perdue. ___ Employée.
I. 100 80 20
II. 100 70 30
III. 100 60 40
IV. 100 50 50
V. 100 40 60
VI. 100 30 70
VII. 100 20 80
VIII. 100 10 90
§ 3. — Plus il y a continuité dans la demande pour le travail, plus augmente l’approvisionnement des matières premières de subsistance et de vêtement. Plus augmente cet approvisionnement, plus le pouvoir d’association s’accroit et plus la demande pour la force humaine acquiert de continuité.

« Là où les approvisionnements de subsistances ont lieu régulièrement, dit Jefferson, dans ses Notes sur la Virginie, une seule ferme nous montrera plus de bétail qu’une contrée couverte de forêts ne peut nous montrer de buffles. Il en est de même par rapport à l’homme. Là où l’approvisionnement de subsistances est régulier, un seul comté entretiendra une population plus considérable que n’eût pu le faire un royaume tout entier, lorsque ses ue ses habitants dépendaient à cet égard du simple acte de l’appropriation ; et plus la population est considérable, plus devient complète l’économie de travail et plus est rapide l’accroissement de capital. Il y a alors une plus grande tendance à soumettre les terrains plus riches à la culture, en même temps qu’un nouvel accroissement dans les quantités de subsistances, et à développer les richesse minérales de la terre, à l’aide desquelles augmente encore la puissance de l’homme sur les forces nombreuses et puissantes de la nature.

Le Sauvage, ainsi que nous le voyons, gaspille presque complètement toutes ses forces. Le colon isolé en perd une part considérable, ainsi qu’on le voit dans tout pays qui n’a qu’une faible population. Dans les montagnes du Tibet, comme il n’existe point de demande de travail, on rencontre de nombreux monastères, remplis d’hommes oisifs qui vivent aux dépens de leurs semblables. Il en était de même, au Moyen-Age ; et il en est ainsi aujourd’hui en Irlande, en Italie, en Turquie, en Afrique et dans l’Inde, où presque tous les individus sont voués aux mêmes occupations, où il n’y a aucun développement des facultés individuelles, et où, conséquemment, il se fait peu de commerce. La puissance du travail est, de toutes les denrées, la plus difficile à transférer et la plus périssable ; car si elle n’est pas mise immédiatement en usage, elle est perdue à jamais[1].

§ 4. — Changements dans les proportions de société résultant de l’accroissement du pouvoir d’association et de combinaison.

Les proportions de travail perdu et de travail employé, ainsi que nous l’avons déjà démontré, changent avec le développement de la population. La société elle-même tend à revêtir, peu à peu, une forme correspondante à celle que nous avons décrite dans le dernier chapitre, ainsi qu'on peut le voir dans le tableau suivant, représentant sa division aux diverses périodes successives.

Proportions.
I. — Travail perdu, ou appliqué
à opérer des changements de
lieu
90, 80, 70, 60, 50, 40, 30, 20, 10.
II. Travail d'appropriation. 10, 10, 10, 11, 11, 11, 12, 12, 12,
III. Travail appliqué à opérer des
changements mécaniques ou
chimiques dans la forme.
  0, 10, 12, 13, 15, 17, 18, 20, 22.
IV. Travail appliqué à développer
les forces de la terre.
  0,   0,   8, 16, 24, 32, 40, 48, 56.
---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ----
100, 100, 100, 100, 100, 100, 100, 100, 100.

La proportion et la quantité de la première période diminuent constamment. Il demeurera évident qu'il en doit être ainsi pour tous ceux qui étudient l'homme, passant de la vie de chasseur, aux travaux de la civilisation, et abandonnant le transport des fardeaux à dos d'hommes, pour le transport par les wagons que pousse la locomotive sur les rails du chemin de fer.

La proportion établie, entre la seconde période et le total de la quantité de travail appliqué, est une proportion décroissante; et il sera également évident que les choses doivent nécessairement se passer ainsi, pour ceux qui observeront combien est faible, dans la société civilisée, la proportion que comportent les soldats, les pêcheurs, les chasseurs, et autres individus voués à des occupations analogues, et combien est considérable la somme d'affaires accomplies par un seul commerçant dans une société compacte, comparée à celle que font une demi-douzaine de boutiquiers dans des établissements peu importants et disséminés. Il sera clair que la quantité augmente à mesure que la proportion diminue, pour tous ceux qui remarquent combien sont nombreuses et distinctes les divisions dans lesquelles se résout le commerce, avec le développement de la société, dans le but de satisfaire plus complètement les besoins de l'homme, besoins qui deviennent toujours plus nombreux et plus intenses, à mesure que s'accroît le pouvoir de les satisfaire.

Il en est de même à l'égard de la troisième période. Un seul moulin à vapeur moud autant de blé que n'en pouvaient broyer, pour le réduire enfarine, des millions de bras armés seulement de pierres ; et le moulin à coton fait l’ouvrage de milliers de fuseaux et de métiers ordinaires ; mais la somme d’efforts musculaires et intellectuels appliqués à la transformation du blé en farine, et du coton en drap, augmente en même temps qu’avec l’accroissement de la somme de travail consacrée à l’agriculture, il se manifeste une augmentation rapide dans la quantité de blé et de coton que fournit la terre, accompagnée d’un progrès également rapide dans les goûts des consommateurs et dans leur pouvoir de les satisfaire.

Les choses se passent différemment par rapport à la quatrième période, et il en doit être ainsi, nécessairement. S’il n’y avait une augmentation considérable dans la quantité de blé et de laine, il ne pourrait y avoir aucun emploi pour les machines perfectionnées appliquées à l’œuvre de transport et de transformation de ces denrées, et qu’un très-faible emploi pour le commerçant. Quel avantage offrirait l’accroissement de nombre ou de puissance des navires, des moulins, des chemins de fer, ou des locomotives, s’il n’y avait une augmentation aussi rapide dans la quantité des matières premières extraites de la terre ? Tout dépend des individus qui consacrent leurs labeurs au développement de la puissance du sol, augmentant ainsi la quantité de denrées à transporter, à transformer et à échanger..

La chimie, nous le savons, traite de la matière qui n’est pas susceptible de progrès, et les molécules des corps dont elle s’occupe se combinent dans des proportions définies et immuables ; l’air atmosphérique se composait, au temps des Pharaons, et celui des Alpes et de l’Himalaya se compose, aujourd’hui, des mêmes éléments que celui qui nous environne. La science sociale, au contraire traite de l’homme qui progresse, depuis le moment où il est esclave de la nature, jusqu’à celui où il devient son maître ; et conséquemment, il en résulte qu’il y a un changement dans les proportions qui accompagnent le développement de la population et de la richesse, et l’accroissement du pouvoir d’entretenir le commerce. À chaque degré dans le progrès du changement, la société tend de plus en plus à revêtir une forme à la fois stable et belle, en acquérant une base plus large, en même temps qu’une puissance d’élévation correspondante, ainsi que nous le démontrons ici.

§ 5. — Plus le lieu de la conversion est proche de celui de la production, plus le pouvoir de combinaison s’accroît et plus l’économie des forces humaines se perfectionne. Plus s’accroît cette économie, plus le développement d’individualité devient général, plus la production augmente, et plus le progrès d’accumulation s’accélère.

Le tableau que nous avons présenté plus haut des proportions, suivant lesquelles la société tend naturellement à se partager, est vrai ou faux. S’il est vrai, il doit être, conséquemment, en harmonie avec ce que nous apercevons autour de nous, relativement à tous les travaux auxquels l’homme se livre ordinairement, puisqu’il ne peut exister qu’une seule loi. S’il est faux par rapport à une chose quelconque, il doit l’être par rapport à toutes. Le lecteur peut facilement se convaincre que ce tableau est partout conforme à la vérité, en considérant le mouvement qui a lieu dans nos établissements de l’Ouest. Là, le bois a généralement peu de valeur, à raison de son abondance ; mais le bois de charpente est très-cher à cause de l’éloignement de la scierie. La consommation est, conséquemment, faible, et la proportion que présentent les individus qui s’occupent d’abattre des arbres est insignifiante, si on la compare au nombre de ceux qui s’occupent de transporter ceux-ci au moulin, et de les transformer en bois de charpente. Cependant plus tard, il se construit d’autres moulins à scier et plus rapprochés, et la valeur du bois de charpente baisse en même temps que celle de l’homme s’élève, et qu’il y a également accroissement correspondant dans son pouvoir d’obtenir des maisons et l’ameublement destiné à les garnir. La demande des madriers augmente, et un plus grand nombre d’individus s’occupent maintenant d’ajouter à la quantité d’arbres qui arrivent sur le marché, tandis qu’un plus petit nombre s’occupe des travaux de transport et de transformation. Puis vient la machine à planer, qui donne lieu à une nouvelle diminution dans la différence entre la matière première et l’article fabriqué, à une nouvelle décroissance dans la quantité de travail dont l’application doit intervenir entre les deux, et à une nouvelle augmentation dans la valeur des arbres et le nombre des individus employés à les abattre.

La houille et le minerai de fer sont peut-être abondants, mais ils n’ont aucune valeur à cause de l’éloignement des fourneaux ; tandis que, par la même raison, le prix du fer est élevé. La proportion du travail consacré au transport du fer est considérable, tandis que celle qui est appliquée au développement des forces de la terre est faible ; et comme conséquence de ce fait, on n’emploie que peu de fer. Avec le temps, cependant, il se construit des fourneaux dans le voisinage ; et maintenant on applique une somme considérable de temps et d’intelligence à l’augmentation de la quantité de matière première produite, sans qu’il y ait peut-être accroissement dans celle qui est appliquée aux travaux de transport et de transformation. Les terres où se rencontre le minerai acquièrent alors de la valeur, mais le fer perd la sienne, la matière première et l’article fabriqué se rapprochant constamment, en même temps qu’a lieu un accroissement correspondant dans la proportion du travail consacré à l’augmentation de quantité, et une diminution dans celle qui est employée à opérer des changements de forme et de lieu. Les utilités augmentent à mesure que les valeurs diminuent ; et à chaque phase de cette diminution, il se manifeste un accroissement dans la valeur de l’homme et dans sa puissance d’accumulation.

Ce qui est vrai relativement aux arbres et au bois de construction, à la houille, au minerai et au fer, doit l’être aussi relativement à la laine et au drap. Tout progrès dans la fabrication du drap tend à augmenter la demande de laine, et donne lieu à un accroissement de la somme d’efforts humains consacrés à l’œuvre de la culture, en même temps qu’il diminue la somme des efforts consacrés à la transformation, et qu’il produit ainsi ce changement dans les proportions du corps social, sur lequel nous avons déjà appelé l’attention.

§ 6. — Comme l’agriculture est la profession qui exige la plus grande somme de connaissances, elle est aussi la dernière à atteindre son développement. Ce développement exige que le résidu des productions de la terre fasse retour à la terre. Pour que s’opère ce retour, il faut que le lieu de conversion soit proche du lieu de production. Plus il y a rapprochement, plus la facilité de combinaison se perfectionne et plus s’accroît l’économie de force humaine.

Les changements que nous avons déjà décrits ne sont qu’un acheminement vers ce but important et essentiel. À savoir : obtenir des quantités plus considérables de subsistances, de vêtements, et des mille autres denrées nécessaires pour l’entretien et l’amélioration de la condition de l’homme, et pour le développement de ses diverses facultés. Pour atteindre ce but, il a besoin de faire travailler la terre à son profit, opération qui exige un haut degré de connaissance. La physique, la géologie, la chimie, la météorologie, la science de l’électricité, l’entomologie, la physiologie végétale et animale, et une connaissance approfondie des habitudes des plantes et des animaux, toutes ces sciences sont nécessaires pour constituer l’habile agriculteur, c’est-à-dire l’homme qui a pour mission de diriger les forces de la nature, de façon à produire ces changements essentiels auxquels nous sommes redevables d’un accroissement dans la quantité de blé, de laine, de sucre, de riz, de coton et de soie, susceptible d’être transportée ou transformée. Sans cet accroissement, la population ne peut se développer, la société ne peut se former, ni le commerce s’entretenir. Chacun prête assistance à son semblable, et la reçoit à son tour. À mesure que les relations commerciales se développent, le travail est économisé, les facultés intellectuelles sont stimulées, et l’on voit, peu à peu, l’intelligence remplacer la force physique. À mesure que l’intelligence se développe, l’homme acquiert la connaissance des lois naturelles, s’élevant, avec le secours de la physique la plus abstraite, de la chimie et de la physiologie, jusqu’à l’agriculture éminemment concrète et spéciale, la dernière de toutes dans son développement, parce qu’elle exige la connaissance préalable des nombreuses branches primitives de la science.

Pour que l’agriculture devienne une science, il est indispensable que l’homme rembourse toujours à la vaste banque dont il a tiré sa nourriture, la dette qu’il a contractée envers elle. La terre, ainsi que nous l’avons déjà dit, ne donne rien, mais elle est disposée à prêter toute chose, et lorsque les dettes sont remboursées ponctuellement, chaque prêt successif se fait sur une plus grande échelle ; mais lorsque le débiteur cesse d’être ponctuel, son crédit baisse, et les prêts diminuent graduellement, jusqu’à ce qu’enfin, il soit chassé de la maison. Il n’est aucune vérité, dans l’ensemble de la science, plus susceptible d’être prouvée que celle-ci ; à savoir que la société qui se borne à l’exportation de produits bruts, doit finir par l’exportation d’hommes, et d’hommes qui sont les esclaves de la nature, lors même qu’ils ne sont pas réellement achetés et vendus par leurs semblables. Jethro Tull introduisit le sillon et recommanda le labour profond et la complète pulvérisation des parcelles du sol ; agissant ainsi sous l’impression de cette idée, que l’espace ainsi gagné, combiné avec un défrichement plus complet, se trouverait équivaloir à l’engrais ; mais l’expérience lui enseigna bientôt que plus il enlevait à sa terre, plus elle s’appauvrissait, et moins était considérable la rémunération de tout son labeur. La persistance dans une pareille méthode aurait produit nécessairement la dispersion de la population, ainsi que l’abaissement dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité, et dans la faculté d’entretenir le commerce, en même temps qu’une constante détérioration de l’agriculture, et une diminution également constante de l’attraction locale, nécessaire pour résister aux tendances gravitantes de la centralisation. On peut constater aujourd’hui que tels sont les résultats de cette persistance, dans tous les pays qui exportent les produits du sol à leur état le plus grossier, tels que le Portugal, la Turquie, l’Irlande, l’Inde, les deux Carolines, et même l’État de l’Ohio, et quelques autres parmi les États de l’Ouest. Aussi voit-on aujourd’hui des individus quitter, par mille et par dizaines de mille, les terres de la Géorgie et de l’Alabama, États de création récente. La dispersion de la population entraîne avec elle, nécessairement, un accroissement du travail indispensable pour opérer l’échange et le transport, et une diminution dans la somme de travail que l’on peut consacrer à la production, qui changent ainsi les proportions de la société dans un sens opposé au progrès de la civilisation. Elle entraîne également un abaissement dans la puissance d’association, en même temps qu’un accroissement correspondant dans la somme de force physique et intellectuelle qui reste complètement sans emploi ; et c’est à raison de cette déperdition incessante, que l’agriculture américaine continue de rester à un état si grossier.

§ 7. — Difficulté de combinaison chez un peuple purement agricole. L’asservissement du travailleur est la conséquence nécessaire.

De toutes les occupations auxquelles l’homme se livre, l’agriculture est celle qui exige le plus de connaissances. Cependant c’est celle qui est le plus sujette à se voir attaquée par des individus dont l’existence est fondée sur l’exercice de leur pouvoir d’appropriation. Forcé de travailler dans son champ, le fermier, est exposé, toutes les fois que la guerre a lieu, à voir ses récoltes détruites, ses bestiaux enlevés, sa maison et sa grange incendiées, et sa famille et lui-même obligés de chercher un refuge dans les remparts de la ville. Le général en chef réclame ses services, pour continuer les guerres entreprises contre un peuple lointain qu’on veut réduire à la même condition que lui-même. Le trafiquant fomente les dissensions parmi les nations de la terre et taxe le fermier, pour l’entretien de flottes et d’armées nécessaires pour entretenir « le système de navigation, de colonies et de commerce. Tous ces individus se réunissent dans les villes et peuvent s’entendre pour l’accomplissement de leurs desseins ; tandis que la population des campagnes, étant pauvre et très-disséminée, ne peut se concerter pour sa défense personnelle. De là vient que l’individu qui cultive la terre est asservi à un si haut point ; et que son travail, l’un de ceux qui sont le plus propres à dilater le cœur et à développer l’intelligence, a été et est encore, à cette heure, dans un si grand nombre de pays, considéré comme digne d’occuper seulement des esclaves.

Pour que l’individu cesse d’être asservi et que l’agriculture devienne une science, il est indispensable qu’il y ait division de travaux ; que ses facultés soient provoquées à l’activité, que la puissance d’association se développe, que le marché destiné à l’écoulement de ses produits s’établisse dans le voisinage de sa terre ; que l’utilité de toutes les denrées fournies par celle-ci, sous la forme de subsistances ou de tissus végétaux, de houille, de minerai, de chaux ou de marne, s’accroisse par ce moyen ; que le possesseur de cette terre soit ainsi affranchi des taxes énormes auxquelles il est soumis, par suite de la nécessité d’opérer des changements de lieu ; qu’il soit affranchi également de la déperdition énorme de force humaine, physique et intellectuelle, qui accompagne toujours le défaut de diversité dans les modes de travail, et que les forces productives de la terre soient augmentées, en lui remboursant continuellement l’engrais, par la consommation de ces produits. C’est à l’existence de l’état de choses que nous retraçons ici, que la Belgique est redevable d’occuper un rang si distingué dans l’agriculture et de pouvoir ainsi fournir des enseignements à ses voisins anglais, comparativement barbares ; et c’est par de semblables causes qu’on a vu l’agriculture française, malgré des guerres étrangères presque continuelles, accomplir récemment de si rapides progrès.

§ 8. — À mesure que les emplois se diversifient, la circulation s’accélère, le travail s’économise, l’agriculture se développe et l’homme gagne en liberté. Le commerce croit avec l’accroissement de diversité parmi les hommes, et il en résulte accroissement de liberté de l’homme.

À chaque accroissement dans le mouvement de la société, il y a une augmentation dans la force dont elle peut disposer, qui lui permet de consacrer une proportion plus considérable d’une quantité constamment croissante, au développement des ressources de la terre. Plus le mouvement est rapide, moins est considérable la somme des forces perturbatrices qui, jusqu’à ce jour, avaient tendu à diminuer les forces de la terre et celles de l’individu qui la cultivait, et c’est ainsi, conséquemment, que l’agriculture devient une science et que le cultivateur du sol, l’homme aux travaux duquel nous devons tous les aliments que nous consommons, tous les vêtements que nous usons, devient plus libre à mesure que les travaux se diversifient de plus en plus. Toutes les fois, au contraire, que l’industrie décline, toutes les fois que l’artisan et le mineur sont de plus en plus séparés du fermier et du planteur, cette séparation est accompagnée d’une rapide diminution dans la somme d’efforts physiques et intellectuels que l’on peut consacrer au développement des forces productrices de la terre, en même temps qu’a lieu un accroissement correspondant des forces perturbatrices auxquelles nous avons fait allusion plus haut. C’est alors que l’agriculture, cessant d’être une science, passe aux mains des esclaves, ainsi que nous le voyons aux temps passés, en relisant l’histoire de la Grèce et de l’Italie, et de nos jours en Portugal, en Turquie, dans les Carolines et dans l’Inde. Sans différence de travaux il ne peut exister ni association ni commerce ; et sans la diversité des travaux, il ne peut exister d’autres différences que celles que nous avons constatées aux premiers âges de la société encore à l’état de barbarie. Que les différences existent et que le commerce se développe, et l’on verra la valeur des denrées diminuer constamment, avec un accroissement correspondant dans l’utilité des matières dont se composent ces denrées et dans la valeur et la liberté de l’homme.

L’artisan, ayant à vendre un travail fait avec talent, obtient un salaire élevé ; tandis que l’individu qui cultive la terre ne peut offrir à l’acheteur qu’un travail fait grossièrement et se trouve partout, presque complètement, sinon tout à fait esclave ; et cependant, l’occupation qui exige le plus haut degré de connaissances et qui récompense le mieux celui qui les possède, c’est le travail agricole. La raison d’un pareil état de choses dans le passé et aujourd’hui, presque en tout pays, c’est que la politique adoptée a favorisé l’établissement de la centralisation et la consolidation du pouvoir dans les grandes villes, tandis qu’elle s’est montrée hostile à la création des centres locaux nécessaires pour l’entretien du commerce.

§ 9. — Le fermier voisin du marché crée toujours une machine, celui qui en est éloigné en détruit toujours une. Pour l’un, le travail et ses produits vont de jour en jour s’économisant davantage. Pour l’autre la déperdition s’accroît de jour en jour ; — la marche de l’homme, n’importe dans quelle direction, est une marche en accélération constante.

L’agriculteur habile fabrique perpétuellement une machine, utilisant des matières qui jusqu’alors n’avaient pas été mises à profit pour les desseins de l’homme ; et la somme des utilités ainsi développées se retrouve dans le revenu plus considérable qu’il recueille de son travail, et dans l’augmentation de valeur de la terre. En labourant plus profondément, il arrive à produire ce résultat, que les couches superficielles et les couches inférieures du sol se combinent entre elles ; et plus la combinaison est intime, plus la récompense de ses efforts est considérable. En drainant sa terre, il permet à l’eau de la pénétrer rapidement, et le résultat se traduit en accroissement considérable de ses récoltes. Un jour il la marne dont il recouvre la surface du sol ; un autre jour il tire de la carrière, la pierre à chaux au moyen de laquelle il peut rendre plus légers ses terrains gras et diminuer les dangers qu’il redoute, en certains moments, de pluies excessives et d’autres fois de la sécheresse ; et dans toute circonstance, plus il enlève à la terre, plus est considérable la quantité d’engrais qu’il peut lui restituer, pourvu que le marché soit à sa portée.

À chaque phase du progrès accompli dans cette direction, les diverses utilités des matières premières existant dans le voisinage, se développent de plus en plus ; et à chaque phase, il trouve un accroissement de richesse. Il faut du granit pour construire la nouvelle usine, et des briques et des planches pour bâtir les maisons des ouvriers ; dès lors, les rochers du flanc de la montagne, l’argile des terrains d’alluvion, et le bois dont ils sont couverts depuis si longtemps, acquièrent de la valeur aux yeux de tous ceux qui les entourent. La poussière de granit s’utilise dans son jardin, et lui permet de fournir des choux, des fèves, des pois et des fruits pour l’approvisionnement des ouvriers du voisinage. Les verreries ont besoin de sable et les verriers ont besoin de pêches et de pommes ; et plus sont nombreux les individus qui fabriquent le verre, plus est grande la facilité de rendre de l’engrais à la terre et d’augmenter les récoltes de blé. D’un côté on lui demande de la potasse et de l’autre de la garance. Le fabricant d’étoffes de laine lui demande le chardon à foulon et le fabricant de balais le presse de développer la culture du genêt dont il fait ses balais. Les fabricants de paniers, et les fabricants de poudre à canon réclament le produit de ses saules ; et c’est ainsi qu’il se convainc que la diversité des travaux auxquels se livrent ceux qui l’entourent, produit la diversité des demandes adressées à ses facultés physiques et intellectuelles et à l’usage du sol dans les diverses saisons de l’année, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la rémunération actuelle de son travail et constante augmentation dans les forces productrices et dans la valeur de sa terre[2]. Nous pouvons être assuré que rien ne pousse en vain ; mais pour que l’utilité des divers produits de la terre puisse se développer, il faut qu’il y ait association ; et celle-ci ne peut exister lorsque les travaux ne sont pas diversifiés [3].

Lorsque les travaux sont diversifiés, chaque chose devient, de jour en jour, plus utile[4]. La paille qui, autrement serait perdue est convertie en copeaux provenant de la coupe des arbres balancent la rareté des chiffons ; en même temps qu’il y a une constante augmentation dans la valeur de la terre et dans la rémunération recueillie par ceux qui s’occupent de développer sa puissance productrice.

C’est précisément le contraire de tous ces faits qui se manifeste, à mesure que le consommateur s’éloigne de plus en plus du producteur et que la puissance d’association diminue. La garance, le chardon à foulon, le genêt des blés et l’osier cessent d’être demandés ; et le granit, l’argile et le sable demeurent aux lieux où la nature les a placés. L’agent moteur de la société, le commerce décline, et avec le déclin du commerce, nous voyons s’arrêter le mouvement de la matière, en même temps qu’il y a une perte constamment croissante des facultés de l’homme et de la puissance productrice de cette immense machine que le Créateur a donnée à celui-ci pour l’appliquer à ses besoins. Son temps est perdu parce qu’il n’a pas le choix dans l’emploi de sa terre. Il doit produire du blé, ou du coton, ou de la canne à sucre, ou quel-qu’autre denrée dont le rendement est faible et qui, par conséquent, supportera le transport à un marché éloigné.Il néglige ses arbres fruitiers, et ses pommes de terre sont données aux porcs. Il gaspille ses chiffons et sa paille, parce qu’il n’existe pas à sa portée de fabrique de papier. Il détruit ses arbres de haute futaie pour obtenir un prix insignifiant en échange des cendres qu’il en a faites. Sa graine de coton dépérit sur place ; ou bien il détruit la fibre du lin afin de vendre la graine[5].

Non-seulement, il vend son blé sur un marché éloigné et appauvrit ainsi son terrain ; mais il agit pareillement à l’égard des os mêmes des animaux qui ont été engraissés avec ses grains[6]. Le rendement diminue donc régulièrement en quantité, en même temps qu’il y a constante augmentation dans les risques à courir résultant des changements atmosphériques, par suite de cette nécessité, de dépendre d’une seule récolte ; et diminution également constante dans la puissance de l’individu qui cultive la terre, jusqu’à ce qu’enfin, il se trouve être l’esclave, non-seulement de la nature, mais encore, parmi ses semblables, de ceux dont les facultés physiques sont supérieures aux siennes. Que ce soit le développement de la population qui fait croître les substances alimentaires sur les terrains fertiles, et rend les hommes capables d’acquérir la richesse, ou le pouvoir de s’asservir les diverses forces de la nature, c’est là une vérité dont l’évidence se manifeste à chaque page de l’histoire ; et il n’est pas moins vrai, que pour arriver à la culture de ces terrains, il faut qu’il y ait ce développement des facultés latentes de l’homme, qui ne peut se trouver que dans les sociétés où les travaux sont diversifiés.

§ 10. — Plus se perfectionne l’économie de force humaine, par suite de la création d’un marché domestique, plus s’accroît le pouvoir d’entretenir commerce avec les hommes qui sont au loin.

Le pouvoir d’entretenir le commerce, à la fois au dehors et à l’intérieur, augmente avec chaque accroissement dans la valeur des denrées nécessaires à ses besoins. La laine et le blé se transforment en drap ; mais pour que cette transformation ait lieu, il faut que le manufacturier puisse avoir en sa possession des matières colorantes, des poudres propres à blanchir les tissus, des acides et des alkalis ; et pour se les procurer, il doit aller chercher au dehors le bois de campêche de l’Honduras, l’indigo de l’Inde et le soufre de Sicile ou de Naples. Le fermier du Nord demande le sucre du Sud, et le planteur des régions tropicales le blé qui croit dans les régions tempérées ; et plus le volume de ces denrées peut être réduit, plus le commerce doit être considérable. Pour que ce résultat ait lieu, il faut qu’il y ait diversité dans les travaux, c’est-à-dire que le raffineur de sucre et l’individu qui moud le blé viennent se placer près de ceux qui cultivent la canne à sucre et de ceux qui produisent le blé.

En même temps que se développent la richesse et la puissance, il y a donc accroissement dans la faculté d’entretenir le commerce avec des individus à des distances éloignées. Mais plus il y a de richesse, plus il se fait d’efforts considérables pour étendre le commerce à l’intérieur. À mesure que la puissance productive de la terre se développe, de nouveaux produits se naturalisent ; partout le froment remplace le seigle, le seigle l’avoine ; le mûrier remplace le chêne, et le ver à soie le porc qui vivait des fruits du chêne. La pomme de terre passe des régions de l’Ouest à celle de l’Est, et la pêche, de l’Est à l’Ouest ; la chèvre de Cachemire se naturalise dans la Caroline et l’alpaga est transporté sur les collines de la France ; chaque changement qui s’opère ainsi tend à supprimer le temps et l’espace entre le producteur et le consommateur ; et le résultat est une diminution dans la proportion du travail que l’homme doit consacrer à opérer les changements de lieu, et un accroissement dans celle qu’il peut appliquer à augmenter la quantité et à améliorer la qualité des produits de la terre[7].

§ 11. — Caractère chanceux du travail rural quand le marché est distant. Diminution des risques par suite du rapprochement du consommateur et du producteur.

La fixité et la régularité augmentent avec l’accroissement dans la diversité des denrées à la production desquelles la terre peut être consacrée, et l’agriculture perd graduellement son caractère aléatoire, en même temps que les facultés dé ceux qui cultivent la terre sont de plus en plus provoquées à l’action. L’individu voisin d’un marché non-seulement a, sur son exploitation rurale, croissant en même temps, une grande variété de produits à différents états et exposés à être affectés différemment par les accidents et les changements de la température, mais il recueille de la même terre plusieurs récoltes successives[8]. et augmente ainsi considérablement le revenu du travail. À chaque accroissement semblable, il apprend à attacher une plus haute valeur aux facultés productives de la nature dont il dispose en maître, et chaque année il les économise de plus en plus ; et c’est ainsi que l’économie des efforts humains conduit à ménager avec soin les forces de cette même nature[9].

La maladie est également bannie, à mesure que la population se développe, à mesure qu’il se crée un marché sur la terre même ou dans son voisinage, et à mesure que la puissance productive de celle-ci se développe de plus en plus. Le pauvre travailleur de l’Irlande voit sa récolte de pommes de terre périr sous ses yeux, résultat de l’épuisement incessant du sol ; et l’agriculteur portugais voit ses espérances anéanties par le constant retour de la maladie de la vigne ; tandis que le fermier américain est continuellement visité par la nielle, par suite de la nécessité d’enlever constamment au sol les matériaux nécessaires pour le rendre susceptible de fournir complètement une récolte de blé perpétuelle. L’individu qui a un marché à sa porte voit les insectes et la nielle « bannis » de sa terre, aussi rigoureusement qu’ils le sont de la cour d’Obéron[10]. Et de plus il devient capable, chaque année, de profiter plus complètement des découvertes des savants, et grâce à ce secours, de s’affranchir de toutes les causes perturbatrices qui, jusqu’à ce jour, avaient tendu à lui faire éprouver des pertes, à lui et à ses semblables ; il rend ainsi le résultat de ses travaux assez rapproché de la certitude pour ajouter considérablement à la valeur de son travail et de sa terre, et pour offrir la preuve convaincante que la richesse consiste dans le pouvoir de diriger les forces de la nature au profit du service de l’homme[11].

Dans toute l’étendue de l’univers et dans tous les siècles, la prospérité de l’agriculture et la valeur de la terre ont été en rapport direct avec la proximité du marché. Aux premiers jours de l’Italie, la Campanie était couverte de bourgs et de cités florissants dont chacun offrait un centre local d’échange et le commerce était alors considérable. Il en était de même en Sicile, et dans toutes les îles de la Grèce, au Mexique, avant l’époque de Cortez et au Pérou sous l’empire des Incas ; et depuis on a vu se produire les mêmes faits en Belgique et en Hollande. Partout, à mesure que la centralisation s’est développée et que les individus ont été forcés de chercher un marché éloigné, le commerce a décliné, ainsi que nous l’avons constaté en Grèce, en Italie, au Mexique et au Pérou ; et partout, à mesure que l’agriculture a décliné, les hommes ont été de plus en plus asservis[12].

§ 12. — Les modernes économistes anglais enseignent que l’agriculture est la moins productive des professions de l’homme. Énorme différence entre leur système et celui d’Adam Smith.

Les idées que nous venons de présenter sont en parfaite harmonie avec celles d’Adam Smith, tandis qu’elles diffèrent complètement de celles de l’école anglaise. Cette école a donné au monde la théorie de l’excès de population, théorie qui forme aujourd’hui la base fondamentale de l’économie politique moderne. Jamais il n’y eut entre deux systèmes de divergence plus profonde ; l’un d’eux s’occupant entièrement de développer le commerce, tandis que l’autre s’occupe aussi exclusivement du trafic. Et cependant, ceux qui enseignent le dernier système prétendent appartenir à l’école de l’illustre Anglais, auquel le monde doit la Richesse des nations !

L’un considère l’homme comme un être, tel qu’il existe en effet, destiné par son aptitude à obtenir l’empire sur la nature et conquérant cet empire à l’aide de l’association avec ses semblables, tandis que l’autre ne voit en lui qu’un pur instrument que doit employer le trafic. Les choses étant ainsi, il n’y a pas lieu d’être surpris qu’en démontrant comment il arrive qu’à mesure que les nations progressent, la population tend à se diviser, le second système n’ait songé uniquement qu’aux corps, laissant complètement en dehors de l’examen l’effet que produit le commerce, en stimulant et mettant en activité les facultés, variées à l’infini, dont l’homme a été doté et au seul développement desquelles ces corps ont été destinés. Le corps formé de chair doit être regardé comme un pur instrument qu’emploiera l’esprit, c’est-à-dire l’âme qui réside au dedans de lui et qui constitue l’homme ; et cependant, de cet homme réel, l’économie politique ne tient aucun compte ; elle se contente de voir en lui simplement l’esclave de passions animales le poussant à suivre une ligne de conduite qui le conduit inévitablement à être asservi par ses semblables. Accordez-lui l’exemption des maux qu’entraîne la guerre, avec l’accroissement dans la facilité de se procurer les subsistances, et immédiatement, suivant ce système, il se précipite dans le mariage, procréant son espèce avec une telle rapidité, qu’au bout d’une courte période, on voit se reproduire la pauvreté et la misère auxquelles il venait à peine d’échapper. Ainsi il avait été créé esclave, et c’est comme un esclave qu’il est traité.

Pour prouver que l’homme pouvait être considéré avec raison comme tel, il fallait présenter une loi de la nature, en vertu de laquelle les besoins de celui-ci augmentaient à mesure que sa puissance décroissait. C’est ce que firent Malthus et Ricardo lorsqu’ils prouvèrent, ainsi qu’ils le supposaient, qu’à raison « de la fécondité constamment décroissante du sol » la terre était une machine dont les forces décroissaient constamment, tandis que la culture exigeait l’application d’une quantité constamment croissante de travail, que ne devait rémunérer qu’un revenu aussi invariablement décroissant. Dès lors, l’agriculture arriva à n’être envisagée que comme la moins avantageuse de toutes les occupations ; d’où il résulta, naturellement, que la diminution dans la proportion des travaux d’une société appliquée à augmenter la quantité des subsistances et des matières premières, et l’accroissement dans la proportion de ceux appliqués à l’industrie, au commerce et à l’exportation, devaient être salués comme des bienfaits et comme des preuves d’une civilisation en progrès. L’Angleterre, nous dit-on, est supérieure à la France, parce que, dans ce dernier pays, les deux tiers de la population se livrent à l’agriculture ; tandis que, dans la première, un quart seulement se consacre au travail agricole, en même temps que le peuple est mieux nourri ; et l’on conclut de là que des fermes considérables, dirigées par des tenanciers et exploitées par des travailleurs dont on loue les services, sont plus productives que des fermes de peu d’étendue, possédées par des individus qui les exploitent, et qui trouvent dans leur exploitation des petits fonds d’épargne, en retour de tous les efforts physiques et intellectuels que le simple ouvrier mercenaire dépense en pure perte à chercher du travail, soit au cabaret où il passe ses heures de loisir, soit dans ses allées et venues au lieu où il travaille. Le bon sens enseigne le contraire de tout ceci, et c’est aussi ce que fait Adam Smith. Cet économiste savait, ainsi que tout le monde le sait, que le petit propriétaire, consacrant tout son temps et toute son intelligence au morceau de terre sur lequel il résidait constamment, était un plus grand améliorateur que le possesseur absent d’immenses domaines ou son locataire intermédiaire, ce dernier ne songeant qu’au profit actuel et ayant des intérêts directement opposés à ceux de l’individu qui possédait la terre et de ceux qui accomplissaient l’œuvre de la culture. Telle n’est pas cependant la doctrine de l’école anglaise qui a succédé au docteur Smith, et dont les enseignements peuvent se résumer brièvement dans ce petit nombre de paroles : « Plus il y aura d’intermédiaires, c’est-à-dire plus il y aura de gens placés entre le producteur et le consommateur pour s’entretenir à leurs frais communs, mieux il en ira pour tout le monde. »

Que telle soit la tendance des doctrines de cette école et que la diminution dans la proportion existante entre la population agricole et la population qui s’occupe de transporter, de transformer et de vendre les produits soit regardée comme un progrès, c’est ce qui demeure évident par ce fait, que l’un des professeurs les plus distingués de l’école anglaise affirme à ses lecteurs « que la bonté de la nature est illimitée dans le travail industriel ; mais que cette bonté a des limites, et qui sont très-restreintes, dans le travail agricole. Le capital le plus considérable peut être dépensé dans la construction de machines à vapeur ou de toute autre espèce de machines ; et après avoir multiplié celles-ci indéfiniment, les dernières employées peuvent être aussi puissantes et rendre autant de services que les premières pour produire les denrées et épargner le travail. » Les choses ne se passent pas ainsi quant au sol. Les terres de première qualité, dit-il encore, sont promptement épuisées, et il est impossible d’appliquer le capital indéfiniment, même aux meilleurs terrains, sans éprouver constamment une diminution dans les produits qu’ils rendent[13]. »

S’il en était ainsi, le pays qui serait le plus en progrès serait toujours celui où les attractions du commerce et de l’industrie seraient le plus considérables et où celles de l’agriculture le seraient le moins ; et la perfection de la richesse et de la puissance se trouverait dans l’abandon de la culture, et la concentration de toutes les populations dans les rues étroites, les maisons et les caves malsaines de villes telles que Londres, Liverpool, Manchester et Birmingham, assertion positivement contraire à celle qui a été soutenue par Smith. Heureusement la vérité se trouve dans une direction aussi complètement opposée à celle-ci, que le sont les faits réels relatifs à l’occupation et à la colonisation de la terre, par rapport aux faits imaginaires supposés par M. Ricardo et appuyés par tous ceux qui l’ont suivi. Les limites de la bonté de la nature se trouvent promptement dans le travail manufacturier, par cette raison que, quelque nombreux que puissent être les fuseaux, les métiers ou les machines qui les mettent en œuvre, ils sont complètement inutiles tant que la terre n’a pas accompli son œuvre en fournissant le coton, la laine ou la soie qu’il s’agit de filer ou de tisser ; et ce qui prouve qu’il en est ainsi, c’est l’excessive préoccupation des manufacturiers anglais par rapport aux récoltes de coton que fournit le sol de l’Inde et de l’Amérique. C’est la puissance de la terre qui, au contraire, n’a point de limites. Son trésor regorge des matières premières des subsistances et des vêtements, et tout ce qu’elle demande à l’homme, c’est de venir les prendre. « Laboure profondément, lui dit-elle, et ta récolte sera doublée. Étudie la nature, et tu seras plus sûrement garanti contre les fléaux de la sécheresse ou de la pluie, de la gelée ou de la nielle. Pénètre jusqu’au fond des entrailles de la terre pour en arracher la houille et le minerai, et tu te procureras des instruments à l’aide desquels ta puissance augmentera dans la proportion de 50 à 1. Extrais la marne du sol, la pierre à chaux de la carrière ; calcine les coquilles d’huîtres, et la puissance productrice de ton terrain sera triplée. Améliore les terrains ingrats que tu cultives maintenant, et tu posséderas les riches terrains placés à ta disposition. Demande et tu obtiendras ; mais c’est à cette condition unique mais indispensable, que, lorsque tu auras mangé, bu ou consommé les choses que je te donne, — et lorsqu’elles auront cessé de pouvoir être utilisées pour tes besoins, elles retournent au lieu d’où elles ont été tirées. L’inaccomplissement de cette condition sera suivi de la pauvreté, de la famine, de l’exil, si ce n’est même de la mort. »

C’est précisément le contraire de tout ce que nous venons de dire qu’enseigne l’école moderne d’économie politique, qui se targue de marcher sur les traces d’Adam Smith, en même temps qu’elle rejette ses doctrines fondamentales ; et c’est là qu’a pris sa source la théorie de l’excès de population.

§ 13. — Le progrès humain est en raison directe de la demande pour le capital sous forme d’homme, à la demande pour le capital sous la forme des utilités nécessaires pour la production des hommes. Moins il y a continuité du mouvement sociétaire, plus il y a déperdition de force humaine et plus la valeur de l’homme décline rapidement.

Après avoir ainsi écarté de l’examen les qualités par lesquelles l’homme se distingue de la brute, et l’avoir ainsi réduit à la condition d’un simple animal ; après avoir, en second lieu, réduit la terre, notre mère, la source d’où nous tirons les aliments que nous consommons, la laine que nous transformons en drap, et le bois de charpente dont nous construisons nos demeures, à une condition d’infériorité, comparée au navire, à la machine, ou à la manufacture, transformations des portions de cette terre elle-même, il restait encore un pas de plus à faire nécessairement pour établir complètement le système. Ce pas a été fait parce qu’on a ignoré entièrement l’existence de faits évidents : d’abord que le capital de force humaine, physique et intellectuelle, n’est qu’une autre forme plus élevée, revêtue par les subsistances et les vêtements employés à le produire ; secondement, que le progrès de la société elle-même vers la richesse et le pouvoir, dépend entièrement du rapport existant entre la demande du capital sous la forme d’homme, et les diverses espèces de capital nécessaires pour produire l’homme.

Plus est faible la demande de force intellectuelle et physique, plus sera considérable nécessairement la proportion de celle employée, qui sera consacrée à la satisfaction du premier des besoins physiques de l’homme ; et c’est pourquoi nous voyons les populations pauvres et disséminées de la terre, lorsqu’elles se livrent au travail, s’occupant presque exclusivement d’effleurer pour ainsi dire la surface du sol, pour y chercher leur subsistance. Ils consument ainsi la plus grande partie de leur temps et de leur intelligence, et cet état de choses doit se perpétuer, jusqu’au jour où, à l’aide de l’association et de la combinaison de leurs efforts actifs avec leurs semblables, ils pourront économiser l’un et l’autre. Plus la déperdition est considérable, plus est faible le pouvoir de consommer les produits du sol, et moins est grande la valeur de l’homme ; moins est grand son pouvoir d’accumuler les instruments avec le secours desquels il peut développer les ressources de la terre, et plus est considérable, nécessairement, la proportion qui s’établit entre les individus qui transportent, vendent et transforment les denrées, et la masse des autres individus dont la société se compose.

Si nous étudions maintenant le mouvement sociétaire dans tous les pays en décadence, dans les temps passés et les temps modernes, nous voyons qu’il a été tel que nous le montrons ci-dessous, et qu’il est précisément l’inverse de celui qui se manifeste dans toutes les sociétés qui progressent en richesse et en population.

I II III IV V VI VII VIII IX
---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ----
I. Déperdition du travail, ou emploi
de celui-ci à opérer des
changements de lieu.
10 20 30 40 50 60 70 80 90
II. Travail d'appropriation. 12 12 12 11 11 11 10 10 10
III. Travail de transformation. 22 20 18 17 15 13 12 10   0
IV. Travail qui consiste à développer
les ressources de la terre.
56 48 40 32 24 16   8   0   0
---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ----
100 100 100 100 100 100 100 100 100

Telle est la route qui conduit de la civilisation à la barbarie, et que parcourent aujourd’hui dans le monde les sociétés où le trafic acquiert de la prépondérance aux dépens du commerce. À chaque période successive, la quantité de denrées obtenues devient moindre qu’elle n’avait été antérieurement, et à chaque période, il y a un accroissement dans la différence, entre les prix des produits bruts de la terre et ceux des denrées nécessaires aux besoins de l’homme, ainsi qu’on le verra ci-dessous :

I II III IV V VI VII VIII IX
Produit achevé. 10 10 10 10 10 10 10 10 10
Frais de transformation
et de transport.
1 2 3 4 5 6 7 8 9
--- --- --- --- --- --- --- --- ---
Matière première 9 8 7 6 5 4 3 2 1

Le progrès descendant est ainsi précisément le contraire de celui que nous avons indiqué précédemment[14] le pouvoir de l’intermédiaire augmentant constamment, et le travailleur devenant d’année en année un pur instrument qu’emploiera le trafic.

§ 14. — Phénomène social observé dans l’Irlande, l’Inde et autres pays où le consommateur et le producteur sont largement séparés.

Non-seulement tout le travail consacré à l’œuvre de l’industrie est épargné, travail qui serait autrement dépensé en pure perte ; mais c’est grâce à cette économie, et à cette économie seule, que nous pouvons augmenter la quantité d’efforts intellectuels et physiques consacrés à l’agriculture. Les choses étant ainsi, et l’on peut facilement s’assurer qu’elles le sont réellement, nous ne pouvons avoir de peine à comprendre la cause de faiblesse qui se retrouve dans toutes les sociétés purement agricoles de l’univers, ni comment il se fait que les famines, les pestes et la mortalité arrivent si rapidement, à la suite d’un système qui tend à n’avoir qu’un seul atelier pour le monde entier.

Les neuf dixièmes de la puissance combinée, physique et intellectuelle, de l’Irlande, sont perdus. En évaluant la population de 1841, masculine et féminine, capable de faire le travail d’une journée complète, aux trois cinquièmes du chiffre total, soit 5.000.000, la perte serait égale à celle du travail de 4.500.000 individus ; tandis que le total des individus, vieux et jeunes, mâles et femelles, qui s’occupent, en Angleterre, d’extraire la houille et le minerai, et des autres branches de l’industrie du fer et de la fabrication du drap, n’était que de 1.333.000. Si nous jetons les yeux sur l’Inde, nous trouvons le même état de choses par rapport à une population de plus de 100 millions d’individus. En parcourant l’étendue de l’univers, nous voyons des milliards d’individus placés dans la même situation, et n’ayant près d’eux aucun marché pour écouler le produit de leurs travaux. Limités à la production du coton ou du sucre, du tabac ou du blé, il n’y a point de demande adressée à leur goût ou à leur intelligence ; tandis que celui qui vit dans le voisinage de Londres ou de Paris cultive des fruits et des fleurs, des choux-fleurs et des ananas, et trouve dans une rémunération constante de ses travaux un stimulant convenable pour l’emploi de ses diverses facultés.

La tendance immédiate du système sous l’empire duquel de pareils résultats ont été, et sont encore, produits, est de donner lieu à une énorme déperdition de capital, en annulant la demande des services de l’homme, en empêchant toute autre demande que celle de la simple force brutale, en épuisant la terre elle-même, en interdisant l’acquisition des machines, en repoussant les individus, des sols fertiles des vallées vers les sols ingrats des hauteurs ; et de diminuer ainsi la quantité des denrées produites, tandis qu’elle augmente celle des non-producteurs avec lesquels il faut les partager, manière de procéder qui, de toutes est la mieux faite pour produire le fléau de l’excès de population.

De tous les systèmes que l’on a jamais imaginés c’est un des plus funestes pour l’intelligence, la morale et la vie ; aussi voyons-nous toutes les sociétés soumises à son influence disparaître peu à peu et cesser d’exister ; et il est probable qu’avant qu’un autre siècle se soit écoulé, elles auront à peine laissé après elles aucun témoignage qui atteste, que les terres qu’elles ont occupées aient jamais été les demeures d’hommes civilisés et heureux.

§ 15. — Le système anglais vise à la séparation des consommateurs et des producteurs, sur tout le globe, — à la destruction qui s’ensuit de l’agriculture — et à élever le trafic aux dépens du commerce. C’est ce qui a donné naissance à la théorie de l’excès de population. Aussi toutes les nations en progrès font-elles résistance.

Les idées que nous venons de présenter ainsi peuvent maintenant se réduire aux propositions suivantes dont la vérité se trouvera confirmée par l’examen le plus scrupuleux de l’histoire du monde :

I. Dans les premiers âges de la société, lorsque la population est faible et que la terre est abondante, la proportion d’efforts humains nécessaire pour se procurer les choses nécessaires à la vie est considérable, mais la quantité de ces mêmes efforts employée réellement à cet effet l’est peu, la plus grande partie de la puissance productive du travail étant perdue, à raison de la peine consumée à opérer des changements de lieu ou de forme à l’égard des denrées que la terre fournit ; en conséquence de ce fait, l’homme périt faute de subsistances.

II. Avec le développement de la population et de la richesse, la puissance d’association augmente, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la faculté d’employer, d’une façon productive, la force résultant de la consommation des subsistances, et constante diminution dans la proportion nécessaire pour opérer les changements de lieu, ou les changements mécaniques et chimiques de la forme.

III. La quantité d’efforts employée, s’accroissant constamment, en même temps qu’il y a diminution constante dans la proportion ainsi nécessaire, il reste une proportion constamment croissante de la quantité également toujours croissante des efforts que l’on peut consacrer à accroître la masse des denrées, nécessaires aux besoins de l’homme et susceptibles d’être changées de lieu ou de forme ; à chaque pas fait dans cette voie, on obtient des quantités plus considérables de subsistances et de toutes les autres denrées, en retour de moindres quantités d’efforts physiques et intellectuels.

IV. À chaque phase de progrès, l’individualité se développe de plus en plus, avec une augmentation constante de la tendance à l’association et à la réunion des efforts, de l’amour de l’harmonie et de la paix, et de la tendance à la création de centres locaux d’attraction, qui neutralisent l’action centralisatrice des capitales commerciales et politiques.

V. À mesure que la puissance productrice de la terre se développe, les denrées nécessaires pour les usages de l’homme diminuent constamment de valeur, tandis que l’homme lui-même en acquiert davantage et devient plus heureux et plus libre.

VI. En même temps que les événements suivent ainsi leur cours naturel, c’est précisément le contraire que l’on observe dans tous les pays soumis à la politique anglaise ; partout l’individualité y diminue, ainsi que la puissance d’association, en même temps que s’accroît aussi constamment la tendance à la guerre, en même temps que s’accroît la valeur des denrées et que diminue celle de l’individu qui, d’année en année, est de plus en plus asservi.

Les tendances du système se trouvant ainsi en opposition avec la satisfaction du premier et du plus important des besoins de l’homme, on comprendra, dès lors, facilement, pourquoi il a engendré la doctrine Ricardo-Malthusienne, et pour quelle raison il a provoqué la résistance dans les principaux pays du monde civilisé.

  1. Relativement au transfert du travail, la supposition que celui-ci abandonne facilement les emplois moins profitables pour les emplois qui le sont davantage. Ceci de manière à produire une sorte d’équilibre de salaire, pour des espèces identiques d’efforts et de sacrifices, doit n’être évidemment admise, qu’en faisant une large part à ces différences mêmes pour les salaires agricoles. La différence profonde qui existe entre le postulat scientifique et le fait brutal nous est encore révélée plus complètement, par une carte que nous trouvons dans le nouvel ouvrage de M. Caird sur l’Agriculture, où l’Angleterre nous apparaît réellement séparée par une ligne de démarcation, en pays de salaires élevés et pays de bas salaires, avec une différence moyenne de 37 p. % entre les deux. En d’autres termes, des masses de population ont été longtemps dans le Sud rongées par l’ulcère de la misère, ne gagnant que six ou sept schillings par semaine, tandis que d’autres à la même époque, ont obtenu dans le Nord, presque moitié autant, en se livrant aux mêmes genres de travaux. (Lalor, l’Argent et les Mœurs, p. 117.)
  2. Nous donnons les extraits suivants comme exemples de l’accroissement de la puissance productive de l’agriculture résultant de la diversité dans la demande des produits de la terre.
      « Un de mes amis, né dans le New-Hampshire, et qui habite maintenant Kentucky, dans le comté de Boone, possède plusieurs acres de terre consacrées à la culture de l’osier, le terrain n’ayant que peu de valeur pour toute autre chose. Quelques familles d’Allemands exploitent cette affaire par actions et le propriétaire me disait, l’été dernier, que sa part de profit annuel dépassait 200 dollars par acre. (Correspondance de la Tribune de New-York.)
      « M. Sidney H. Owens qui a acheté, il y a quelques mois, l’île de Winchester, d’une contenance de 80 acres, pour 6.000 dollars, a réalisé la moitié de cette somme avec sa récolte de genêt de blé pendant la saison. M. H. possédait soixante acres de terrain en culture dont il a tiré effectivement 40, 000 livres de paille de genêt qu’il a vendue à des prix variant de 7, 50 à 10 dollars par quintal, ce qui donne une moyenne franche de 8 dollars, soit en bloc la somme de 3, 200 dollars. En outre, il a recueilli environ 3, 000 boisseaux de semences qui valent 25 cents par boisseau, ou 750 dollars le lot ; ce qui fait à peu près 4, 000 dollars pour le produit de seulement 60 acres ! (Fredericksburg Herald.)
      « M. Thomas Harris, qui réside dans Magazine-Street, possède un morceau de terre contenant quatre verges carrées, qu’il a consacré à la culture de la rhubarbe ou pie-plant ; sur un petit espace, il a déjà réalisé 40 dollars pendant cette saison et vendra à un prix supérieur au moins de 10 dollars, réalisant ainsi une somme de 2, 000 dollars par acre, produit de sa terre (Cambridge Massachusetts Herald).
      « L’année dernière un fermier de Beverly, avait récolté sur une étendue de 2 acres et demie de terre, 18, 000 choux par acre, dont la vente nette lui donna une moyenne de 450 dollars. Un autre fermier à Danvers, cultiva de la sauge sur une acre de terre et réalisa le magnifique profit de 400 dollars. La culture des oignons, dans cette dernière ville, emploie un grand nombre de bras et devient la source de bénéfices considérables. (La Charrue, le Métier et l’Enclume.)
  3. Nous apprenons qu’un allemand entreprenant est sur le point de s’assurer un brevet pour sa découverte du lin, ou de son équivalent représenté par 15 espèces différentes de plantes ordinaires. Cette découverte doit être mise à profit dans la fabrication de nombreux articles où le lin entre comme principal élément, mais surtout dans la fabrication du papier, qui, en ce moment même, est un objet très intéressant pour les éditeurs, la rareté des chiffons devenant un grand embarras pour cette industrie. (National Intelligencer.)
  4. Messieurs Ingham et Beesley ont établi une manufacture à Goshen dans le New-Jersey, qui renferme un moulin à vapeur, et un appareil complet pour écraser, sécher, etc., les crabes dits King’s crabs, qui abondent sur nos côtes et que jusqu’à ce jour on avait considérés comme n’ayant pour ainsi dire aucune valeur. Ces crabes sont pulvérisés, et on y ajoute des absorbants et des désinfectants pour empêcher la décomposition, de la substance. Les crabes à l’état brut ont été longtemps employés avec un grand succès par les fermiers du Cap May. Toutefois la préparation actuelle, étant plus fine, agira plus facilement et n’exigera que des quantités bien plus faibles, contenant quelques-uns des éléments les plus important plus importants du guano ; et pouvant se garder quelque temps, elle supportera le transport. (Tribune de New-York.)
      Le docteur Elwyn a mis sous les yeux des membres de la société des échantillons d’une poussière provenant des tuyaux de la fonderie de M. Charles Smith. Cette poussière est recueillie, en quantités considérables, de la combustion de l’anthracite et de la houille bitumineuse. On l’a répandue en couches sur la terre, et l’on croit qu’elle possède à peu près moitié des propriétés fécondantes du guano (Transactions agricoles de la Société de Penna.).
  5. C’est assurément un curieux contraste que de voir d’un côté l’Inde Britannique exportant la valeur de 300.000 liv. sterl. de graine de lin et perdant 500.000 liv. sterl. de fibre ; et de l’autre l’Irlande produisant jusqu’à 2.000.000 liv. sterl. de parties fibreuses de lin et laissant pourrir dans ses étangs la valeur de 500.000 liv. sterl. de graine. C’est la Russie seule qui a profité de l’ignorance des Indiens et de l’insouciance du fermier Irlandais. La noblesse Russe ne laisse perdre aucune partie de ce végétal si précieux. Elle nous vend chaque année pour 3.000.000 liv. sterl. de fibres de lin et 900.000 liv. sterl. de graine, et ne prend même pas en retour nos produits manufacturés. (le Mercure de Belfast.)
  6. Il ne se passe pas de mois sans qu’il y ait, dans le port de New-York ou de Boston, un navire chargé d’or pour l’Angleterre ; le résultat se constate par une décroissance dans la récolte du blé en Amérique, variant entre 12 et 30 boisseaux et un accroissement dans cette même récolte en Angleterre, de 11 à 43, par acre. (L’Agriculteur.)
  7. La civilisation nous procure la vue d’un nombre incroyable de végétaux que, sans elle, nous ne verrions jamais dans nos demeures. Sans la civilisation nous verrions assurément des hêtres ou des chênes plus beaux peut-être que ceux d’aujourd’hui ; mais ni le sapin, ou le pin, ni le mélèze, ni l’acacia et le platane ; nous aurions à la vérité des buissons d’aubépine et de coudrier, mais non les arbustes et les buissons fleuris qui embellissent aujourd’hui nos jardins d’agrément. Nous ne verrions pas les pêchers ou les abricotiers en fleurs et les fruits qu’ils produisent ; nous serions privés de toute une immense Flore étrangère qui réjouit nos regards et nous crée tant de jouissances, produit une si grande variété dans nos jardins et dans l’intérieur de nos maisons, sans parler de nos serres qui donnent, pour le moins, une idée imparfaite de la végétation des tropiques.
        En outre, la variété infinie qui se manifeste dans les races et dans les espèces diverses, n’existerait pas sans la culture. Nous ne pourrions récréer notre vue par la série infinie des roses ; il faudrait nous contenter de la simple rose sauvage ; la giroflée, le dahlia, l’aster et l’oreille d’ours, avec leurs innombrables variétés, nous seraient inconnus. Et personne ne niera la beauté de ces objets, personne ne viendra affirmer qu’elles ne sont point des beautés de la nature. Sur ce point, j’aurai pour moi, à tout prendre, le peintre de fleurs et les dames. Sans la culture, nous ne posséderions point les belles variétés de fruits, tels que la pomme ; car la misérable pomme sauvage des bois serait notre seul fruit de ce genre. Cette vérité reste applicable aux animaux ; un beau cheval arabe, de jolies races de pigeons sont assurément des beautés naturelles. (Schow. La Terre, les Plantes et l’Homme.)
  8. On tire de la terre, quatre et quelquefois cinq récoltes, dans le cours d’une année. Le fermier qui tient aux vieux usages, accoutumé aux entraves des baux passés suivant l’ancien mode, ouvrirait de grands yeux en entendant pareille assertion, et demanderait combien de temps les choses pourront durer ainsi. Mais plus grande serait encore sa surprise, si on lui disait qu’après chaque défrichement on pratique dans la terre de profondes tranchées et que l’on renouvelle sa puissance productive avec une charge d’engrais, par trente pieds carrés de terrain. C’est là le secret de magnifiques revenus, et il ne peut s’appliquer que dans le voisinage de villes telles que Londres où le produit de l’engrais fécondant est assez considérable pour en maintenir le prix à un taux peu élevé. Et c’est ici que nous avons un exemple frappant des échanges réciproques qui s’opèrent entre la ville et la campagne. On voit le même wagon qui, dans la matinée, apporte une énorme quantité de chaux, repartir quelques heures plus tard, rempli de fumier. (London Quarterly Review, octobre 1854, article Commissariat de Londres)
  9. Le soin et l’attention que montrent les jardiniers qui approvisionnent le marché est incroyable pour ceux qui n’en ont pas été témoins ; chaque pouce de terrain est mis à profit. La culture s’étend entre les arbres fruitiers. Des parties de choux et de choux-fleurs se développent en foule, grimpant jusqu’aux troncs mêmes des pommiers ; les framboises sont environnées et interceptées par de jeunes semences. Si vous apercevez une acre de céleri, soyez sûrs qu’en examinant de près, vous trouverez de longues bandes de petits pois le long des sillons. Là, tout fleurit, excepté les mauvaises herbes, et vous pouvez parcourir une pièce de terre de 150 acres, sans en découvrir une seule Les plus habiles cultivateurs s’attachent même plus à la qualité qu’à la quantité des produits ; et ils prennent soin de leurs végétaux comme ils le feraient de leurs enfants. Le visiteur verra souvent des têtes de choux-fleurs, couvrant une acre entière de terrain, enveloppées, une par une dans leurs propres feuilles, avec autant de soin qu’une femme attentive en mettrait à envelopper son époux asthmatique par une soirée de novembre ; et si la pluie vient à tomber, des serviteurs accourent pour couvrir ces légumes aussi promptement que l’on couvrirait les échantillons zoologiques au Palais de Cristal, lorsqu’on met en œuvre les arrosoirs. (Ibid, p. 154.)
  10. London Quarterly Review, octobre 1854, article Commissariat de Londres.
  11. Dans le passage suivant emprunté à l’un des journaux du temps, on verra de quelle manière la science augmente chaque jour la puissance du travail agricole, et rend ainsi plus rapides les progrès de l’homme. « Une découverte récente a démontré que de remarquables effets pouvaient être produits sur les plantes, en interposant le verre coloré entre celles-ci et le soleil. Le verre bleu hâte leur croissance ; et MM. Lawson d’Édimbourg ont construit une serre dont le vitrage est en verre bleu, dans laquelle ils expérimentent la valeur des graines destinées à la vente ou à l’exportation. Le procédé consiste à semer une centaine de grains et à apprécier la qualité parle nombre de celles qui germent ; plus il en germe, naturellement meilleure est cette qualité. Autrefois on passait dix ou quinze jours à attendre la » germination des graines ; mais dans la serre avec vitrage bleu, il suffit de deux ou trois jours ; c’est une épargne de temps, dit l’acte de société, qui représente une valeur de 500 liv. par an. »
  12. Columelle rapporte que dans la plus grande partie de l’Italie, on voit peu de cas où le rendement du sol dépasse 4 pour 1. Les plaintes croissantes sur la diminution du produit, à mesure que nous descendons un degré dans la série des auteurs sont tout à fait d’accord avec de semblables revenus. Elles sont encore confirmées par les déclarations précises que l’on trouve dans les écrivains modernes, et qui établissent que le prix de la vente ainsi que la rente de la terre avaient baissé, bien que le prix du blé se fût élevé graduellement à la valeur de 3 schell. 6 pences par quarter avant Caton et de 10 schell. à l’époque où il vivait, jusqu’à celle de soixante schell. du temps de Pline l’ancien. Les dépenses occasionnées par le travail agricole n’avaient pas, à ce moment même, augmenté sensiblement. Palladius, l’auteur le plus moderne, rapporte que le prix d’un esclave destiné aux travaux des champs varie de 60 à 66 liv. (Gisborne. Essais sur l’Agriculture, p. 184.)
      Rome et sa population étaient de grands propriétaires absents, vivant des impôts levés sur des provinces éloignées. La terre d’Italie était alors possédée en masses énormes et cultivée par des esclaves. La production étant donc faible, le prix de la terre et du travail était bas, tandis que les subsistances étaient chères et que le paupérisme était presque général. C’est ainsi que la centralisation et l’excès de population marchent toujours de conserve.
  13. Mac Culloch. Principes d’économie politique, trad. par Augustin Planche. p. 195-196.
  14. Voyez antérieurement tome I, chap. xix, parag. 9, p. 542.