Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 299-324).


CHAPITRE X.

DES CHANGEMENTS DE LIEU DE LA MATIÈRE.

§ 1. — Difficulté, dans la première période de la société, d’effectuer les changements de lieu de la matière. La nécessité de le faire constitue le principal obstacle au commerce. Cette nécessité diminue avec le développement de la population et de la richesse.

Le pauvre premier colon, incapable de soulever les poutres avec lesquelles il doit construire sa demeure, est forcé de compter, pour trouver un abri, sur les rochers en saillie, ou de s’ensevelir dans les cavités de la terre qui le protègent faiblement contre la chaleur de l’été ou la rigueur du froid en hiver. Hors d’état de commander les services de la nature, il est obligé de parcourir de vastes étendues de terrain pour chercher une nourriture dont le transport à son foyer domestique, lors même qu’il se la procure, dépasse souvent sa puissance privée de secours ; aussi les fruits de sa chasse se perdent-ils sur le sol, tandis que lui et sa femme souffrent par défaut d’une alimentation convenable. Avec le temps cependant, ses fils grandissent, et alors unissant leurs efforts, ils se font des instruments à l’aide desquels ils commandent les forces naturelles, au point de pouvoir couper et transporter les poutres et de se construire quelque chose qui ressemble à une maison. On les voit encore fabriquer d’autres instruments à l’aide desquels ils se procurent des quantités plus considérables d’aliments, et sur des surfaces moins étendues, avec une diminution constante dans la proportion de leur travail nécessaire pour opérer les changements de lien de la matière, et un accroissement constant dans la proportion de ce travail qui peut être consacrée à changer sa forme, dans le but de la rendre propre à lui fournir sa nourriture et à l’aider dans l’œuvre de production.

La vie de l’homme est une lutte contre la nature. Le premier besoin pour lui et son premier désir, c’est de s’associer avec ses semblables, et l’obstacle, à la satisfaction de ce désir, se trouve dans la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Pauvre et faible, le colon primitif, hors d’état de se procurer une hache, une bêche ou une charrue, est forcé de cultiver les sols les plus ingrats, qui lui donnent la subsistance en si petite quantité qu’il doit nécessairement rester isolé des autres hommes. A mesure que la population augmente, la richesse se développe, et avec le développement de la richesse et de la population, il devient capable de cultiver des sols plus riches, qui lui donnent la subsistance en quantité plus considérable, et diminuent pour lui la nécessité d’aller au dehors et de se séparer de ses semblables. De simple créature n’ayant que des besoins, il passe à l’état d’être doué de puissance, et peut chaque année se procurer plus facilement les instruments à l’aide desquels il entretient le commerce avec des individus éloignés, en même temps que chaque année, également, il devient plus individualisé et moins dépendant du commerce pour avoir à sa disposition tout ce qui contribue à la commodité, au bien-être et au luxe de la vie. Les forces de la nature s’incorporent dans l’homme, dont la valeur augmente à mesure que celle de toutes les denrées diminue ; et avec cette augmentation, il trouve chaque jour une diminution dans la résistance que la nature oppose à ses efforts nouveaux.

§ 2. — Difficulté, dans la première période de la société, d’effectuer les changements de lieu de la matière. La nécessité de le faire constitue le principal obstacle au commerce. Cette nécessité diminue avec le développement de la population et de la richesse.

Si nous considérons maintenant le colon solitaire de l’Ouest, lors même qu’il est pourvu d’une hache et d’une bêche, nous le voyons obtenant, avec peine, même la cabane de la construction la plus vulgaire. Arrive cependant un voisin amenant avec lui un cheval et une charrette ; et dès lors une seconde maison peut être construite avec moitié moins de travail qu’il n’en fallait pour la première. D’autres individus arrivent successivement, un plus grand nombre de maisons devient nécessaire ; et maintenant, grâce aux efforts réunis de la colonie, une troisième maison est édifiée complètement en un jour, tandis que la première avait exigé des mois entiers, et la seconde des semaines, de pénibles efforts. Ces nouveaux voisins, ayant amené avec eux des charrues et des houes, de meilleurs sols sont mis en culture, et récompensent plus largement le travail, en permettant de conserver l’excédant pour les besoins de l’hiver.

Le sentier tracé pour des Indiens, dont ils se servaient d’abord, est transformé maintenant en une route, et les échanges commencent avec les établissements éloignés, échanges qui servent de prélude à l’installation du magasin destiné à devenir le noyau de la ville future.

La population et la richesse, prenant de nouveaux accroissements, et des sols plus riches étant mis en culture, la ville commence à croître, et à chaque augmentation successive du nombre des habitants, le fermier trouve un consommateur pour ses produits et un producteur prêt à fournir à ses besoins ; le cordonnier cherchant à se procurer du cuir et du blé en échange de ses souliers, et le charpentier des souliers et du blé en échange de son travail. Le forgeron a besoin de combustible et de subsistances, et le fermier de fers pour ses chevaux ; et c’est ainsi que le commerce s’accroît de jour en jour, en même temps qu’il y a diminution correspondante dans la nécessité du transport. A cette heure, comme on peut consacrer plus de temps à la production, la rémunération du travail augmente, avec un accroissement constant du commerce. La route ordinaire devenant une route à barrière de péage, et le bourg devenant une ville, le marché qui se trouve tout à fait rapproché des colons prend un accroissement constant, tandis que le chemin de fer facilite les échanges avec les bourgs et les villes éloignés.

La tendance à l’union et à la combinaison des efforts s’augmente ainsi avec l’augmentation de la richesse. Cette tendance ne peut se développer dans l’état d’extrême pauvreté. La tribu insignifiante de sauvages qui erre sur des millions d’acres du terrain le plus fertile, regarde avec des yeux jaloux tout nouvel arrivant, sachant bien que chaque bouche nouvelle ayant besoin d’être nourrie, augmente la difficulté de se procurer des subsistances ; tandis que le fermier se réjouit de l’arrivée du forgeron et du cordonnier, par la raison qu’ils viennent consommer, dans son voisinage, le blé que jusqu’à ce jour il a porté à un marché éloigné, pour l’y échanger contre des chaussures à son usage et des fers pour ses chevaux. A chaque nouveau consommateur de ses produits qui survient, il peut, de plus en plus, concentrer son activité et son intelligence dans la sphère de sa demeure, et son pouvoir de consommer les denrées apportées d’autres pays augmente, en même temps que diminue la nécessité de chercher au loin un marché pour les produits de sa ferme. Donnez à la pauvre peuplade sauvage des bêches et la science de s’en servir, et la puissance d’association va naître. Les provisions de subsistances devenant plus abondantes, elle accueille avec joie l’étranger qui apporte des couteaux et des vêtements qu’elle échangera contre des peaux et du blé ; la richesse augmente et avec elle se développe l’habitude de l’association.

La petite tribu se trouve cependant forcée d’occuper les terrains plus élevés et plus ingrats, les terrains plus bas et plus riches consistant en forêts épaisses et en tristes marais, parmi lesquels la nature règne en souveraine absolue, défiant tous les efforts d’individus pauvres et disséminés. Sur le penchant opposé de la vallée, on peut trouver une autre tribu, mais le terrain d’alluvion n’étant pas encore défriché et les ponts n’étant pas une chose à laquelle on ait songé jusqu’à ce jour, il n’existe point de relation entre elles. Toutefois la population et la richesse continuant à s’accroître, et les subsistances pouvant être obtenues en retour de moindres efforts, la puissance d’association augmente aussi invariablement, en même temps qu’augmente constamment l’appréciation des avantages à recueillir d’une nouvelle association. Les routes étant maintenant tracées dans la direction de la rivière, la quantité de subsistances augmente rapidement, à raison de la plus grande facilité de cultiver des sols plus riches ; et le développement de la population et de la richesse est encore plus rapide.

Le bord de la rivière étant atteint à la longue, la nouvelle richesse prend la forme d’un pont, à l’aide duquel les petites sociétés peuvent plus facilement combiner leurs efforts pour le bien commun. L’un a besoin de chariots ou de wagons, tandis que l’autre possède du blé qui aurait besoin d’être converti en farine ; celui-ci a des peaux plus qu’il ne lui en faut, tandis qu’un autre possède un excédant de vêtements ou de chaussures. Le premier fait usage d’un moulin à vent, tandis que le second se réjouit de posséder un moulin à scier. Les échanges s’accroissent, les travaux deviennent, de jour en jour, plus diversifiés, et les villes augmentent en population et en force, à raison de l’augmentation de la somme de commerce. Des routes étant maintenant tracées dans la direction des autres établissements, on voit disparaître peu à peu les forêts et les marécages à cause desquels, jusqu’à ce jour, ceux-ci avaient été tenus dans l’isolement ; ils cèdent la place aux sols les plus riches que l’on soumet à la culture, et qui récompensent plus largement le travailleur, en lui permettant d’obtenir chaque année des aliments, des vêtements et un abri meilleur, avec une dépense moins considérable de force musculaire. Le danger de la famine a cessé maintenant d’exister, la durée de la vie est prolongée, en même temps qu’il y a un accroissement correspondant dans la facilité de s’associer pour toute entreprise utile, ce qui forme le trait caractéristique et distinctif de la civilisation.

Avec le nouveau développement de la population et de la richesse, les désirs de l’homme et la possibilité pour lui de les satisfaire progressent constamment. La nation qui s’est formée maintenant possède un excédant de laine, mais elle manque de sucre ; chez la nation voisine au contraire, on peut trouver un excédant de sucre, tandis que la quantité de laine est insuffisante. Toutes deux sont séparées l’une de l’autre par de vastes forêts, des marais profonds et des fleuves rapides, formant des obstacles aux communications, obstacles qu’il faut anéantir, si l’on veut compter sur de nouveaux progrès dans la population et la richesse. Celles-ci prennent un nouvel accroissement et bientôt disparaissent les forêts et les marécages, faisant place à de riches fermes à travers lesquelles on trace de larges routes, avec de beaux ponts, et qui permettent au marchand de transporter facilement la laine qu’il échangera avec ses voisins, riches maintenant, contre leur excédant de sucre. Les nations associant à cette heure leurs efforts, la richesse augmente avec une rapidité encore plus grande, facilite le drainage des marais et livre à l’exploitation les sols les plus riches, tandis que les mines de houille fournissent à bon marché le combustible pour convertir la pierre à chaux en chaux pure et le minerai de fer en instruments, tels que les bêches et les haches, ou en rails qui formeront les nouveaux chemins nécessaires pour expédier sur le marché les immenses produits des sols fertiles, maintenant soumis à la culture, et en rapporter des provisions considérables de sucre, de thé, de café, et d’autres produits de régions éloignées avec lesquelles on entretient des relations aujourd’hui. A chaque pas reculent les limites de la population et de la richesse, du bonheur et de la prospérité ; et l’on a peine à croire ce fait : que le pays qui, à cette heure, fournit à dix millions d’individus tout ce qui leur est nécessaire, tout ce qui peut contribuer au bien-être, à la commodité et aux jouissances de la vie, est le même qui, à l’époque où la terre surabondante n’était occupée que par dix mille, donnait à ce nombre si restreint d’individus de maigres quantités de la plus misérable nourriture, si maigres que les famines étaient fréquentes et suivies dans leurs ravages de la peste qui, à de courts intervalles, enlevait la population des petits établissements disséminés sur les hauteurs.

Nous constatons ici le mouvement constamment plus rapide de la société, et l’accroissement du commerce résultant d’une diminution constante dans la part proportionnelle du travail social, nécessaire pour effectuer les changements de lieu ; diminution qui a lieu par suite d’un accroissement constant dans la puissance d’association et dans le développement de l’individualité, résultant de la diversité des travaux. A mesure que le village grandit et peut plus facilement se suffire à lui-même, il lui devient possible d’améliorer ses communications avec les villages voisins ; et bientôt tous sont en état d’effectuer des améliorations dans les routes qui conduisent à la ville plus éloignée. A mesure que le travail se diversifie davantage dans la ville, celle-ci peut associer ses efforts à ceux des villes voisines pour réaliser des améliorations dans le transport à la cité plus éloignée ; et à mesure que les cités grandissent, elles peuvent pareillement s’unir pour faciliter les relations avec les nations éloignées. Le pouvoir d’entretenir le commerce augmente ainsi, avec chaque diminution dans la nécessité d’avoir recours au trafic et au transport des denrées.

§ 3. — Plus le commerce est parfait parmi les hommes, plus est grande la tendance à faire disparaître les obstacles qui subsistent à l’association. Le progrès de l’homme, dans quelque direction que ce soit, suit un mouvement constant d’accélération

La nécessité d’effectuer des changements de lieu, est un obstacle qu’oppose la nature à la satisfaction des désirs de l’homme ; et il était nécessaire que cet obstacle existât afin que ses facultés fussent excitées à faire des efforts pour l’écarter. Ces facultés existent chez tous les hommes, mais elles restent à l’état latent, lorsqu’elles ne sont pas mises en éveil pour agir, par le sentiment de l’avantage qui doit résulter d’un accroissement dans le pouvoir d’entretenir des rapports avec ses semblables. Plus est grande la facilité des relations, plus sont appréciés leurs avantages, et plus devient profonde la conviction de pouvoir réaliser de nouveaux progrès, dans le but de faire disparaître complètement l’obstacle qui s’oppose aux rapports directs et réciproques entre les hommes, c’est-à-dire le commerce. Dans les premiers âges de la société cet obstacle est assez sérieux pour devenir presque insurmontable ; et c’est pourquoi nous voyons, même de nos jours, qu’en même temps que la valeur des denrées sur le lieu de consommation, est la plupart du temps assez considérable pour les mettre en quelque sorte hors de la portée de tout autre individu que le riche, leur valeur sur le lieu de production est assez faible pour maintenir celui qui les produit dans un état de pauvreté, et le retenir dans la position d’un homme esclave, non-seulement de la nature, mais encore de son semblable. Celui qui produit le sucre du Brésil, ne peut se procurer les vêtements qui doivent couvrir sa nudité, en même temps que celui qui produit les étoffes de l’Angleterre, est également hors d’état de se procurer le sucre nécessaire pour l’alimentation de sa famille, et la sienne propre. Si les choses sont nécessairement ainsi, cela ne résulte d’aucun défaut dans les arrangements de la Providence, la nature rémunérant libéralement les efforts des deux producteurs, et remplissant son rôle de manière à leur permettre d’être bien vêtus et bien nourris ; mais cela résulte d’une erreur dans les arrangements pris par les individus. L’Anglais et le Brésilien se procureraient d’abondantes provisions de subsistances, seraient bien vêtus et deviendraient plus libres, si le premier pouvait obtenir tout le drap qu’il a donné en échange de son sucre, et le second tout le sucre qu’il a donné en échange de son drap, et c’est, parce qu’une portion si considérable est absorbée avant d’arriver de l’un des deux producteurs à l’autre, que la condition de tous deux se rapproche tellement de l’état d’esclavage.

Il n’y a que trente ans, le prix d’un boisseau de froment, dans l’Ohio, était d’un tiers moins élevé que celui auquel on le vendait à Philadelphie ou à New-York ; toute la différence se trouvant absorbée dans le trajet du producteur au consommateur. Le premier n’obtenait, conséquemment, qu’une petite quantité d’étoffes en échange de ses substances alimentaires, et le second peu de substances alimentaires en échange de ses étoffes. Tout récemment, le blé était abondant en Castille, tandis que l’Andalousie qui fait partie du même royaume que la Castille, s’adressait à l’Amérique pour ses approvisionnements de subsistances. De nos jours, les subsistances sont gaspillées dans une partie de l’Inde, tandis que des millions d’individus périssent par la famine dans une autre. Il en est de même partout, en l’absence de cette diversité de travaux qui constitue un marché dans le pays même, ou dans son voisinage. « En Russie, dit un voyageur moderne, une saison propice et une récolte abondante ne garantissent pas au fermier une année fructueuse. » Les prix dépendant, ainsi que cela a lieu, des accidents et des changements qui surviennent dans les pays éloignés, peuvent, continue-t-il, être tout à coup tombés si bas, qu’aucune combinaison matérielle de circonstances ne peut devenir avantageuse pour lui. « Il se trouve ainsi victime de circonstances » sur lesquelles il ne peut exercer aucun empire quel qu’il soit. « Complètements hors d’état d’agir lui-même sur le prix des grains, ce prix dépend de la demande faite pour les pays étrangers, des facilités de communication et de sa position par rapport à eux, ainsi que d’une foule d’autres causes pouvant agir accidentellement sur un pays immense (mais où la population est peu compacte) subissant à ses points extrêmes, l’influence de températures très-différentes, exposé dans le cours de la même année, à la disette et à l’abondance qui ont lieu sur des points éloignés du territoire, entre lesquels c’est pur hasard s’il existe un moyen quelconque de communication[1] » Le tableau offert ici, est celui de toutes les contrées purement agricoles ; leurs récoltes sont presque complètement absorbées par les frais de transport, à cause de la distance excessive à laquelle le consommateur se trouve placé à l’égard du producteur. De là vient que l’esclavage, ou le servage, règne dans les pays où les travaux ne sont pas diversifiés.

Il y a soixante ans, l’utilité des produits de l’Ohio était très-insignifiante, si insignifiante qu’il fallait, disait-on alors, tout ce qu’une acre de terre pouvait rendre « pour payer une culotte. » Il y a trente ans, l’utilité de ces produits avait augmenté considérablement, mais cependant elle était très-ordinaire, la plus grande partie étant appliquée à nourrir les individus et les chevaux qui transportaient ces produits au marché ; tandis que la valeur de toutes les denrées dont le fermier avait besoin, était tellement considérable, qu’il fallait 15 tonnes de froment pour payer une seule tonne de fer. La population de cet État exerçait alors peu d’empire sur la nature ; mais à mesure qu’elle a pris de l’accroissement, elle a obtenu cet empire, et maintenant elle jouit de la richesse, parce qu’elle a écarté quelques-uns des obstacles qui entravaient le commerce.

C’est à cause de cela, qu’en même temps que l’utilité de leurs propres produits a augmenté considérablement, à raison de la diminution de la part proportionnelle de ceux-ci, nécessaire pour nourrir les hommes et les animaux employés au transport des denrées, la valeur du fer a diminué à tel point qu’on peut aujourd’hui s’en procurer six ou huit tonnes, en échange de la même quantité de froment qu’on eût alors donnée en échange d’une seule tonne. Comme conséquence de ce fait, il arrive qu’une seule année permet au fermier d’augmenter la quantité et la qualité de ses instruments de culture, plus qu’il ne pouvait le faire autrefois en vingt ans ; il substitue alors le mouvement continu du râteau traîné par des chevaux et des machines à moissonner et à battre le blé, au mouvement constamment interrompu du râteau à la main, de la faux et du fléau ; il peut s’appliquer plus promptement à écarter les obstacles qui subsistent encore, et qui résultent de la nécessité d’effectuer les changements du lieu. Plus les routes sont bien entretenues, plus est considérable la demande des instruments ; et plus celle-ci est considérable, plus est grande la tendance à la réalisation de ce fait : le meunier, le forgeron, le charpentier, le fileur et le tisserand venant prendre place près du fermier, en même temps que se manifeste un grand accroissement dans le mouvement de la société, dans l’attrait du foyer, et dans la faculté de s’associer avec les peuples étrangers.

La puissance de l’homme sur la nature tend ainsi à se développer constamment, et chaque période de son progrès vers la puissance est accompagnée, naturellement et nécessairement, d’une diminution dans la résistance que la nature oppose à ses efforts. Il y a, conséquemment, tendance constante à l’accélération du mouvement ; et la quantité de mouvement d’un corps est, comme le lecteur le sait, ainsi que son poids, multipliée par sa vitesse. Les sentiers de piste indiens des six nations doivent avoir coûté une plus grande somme d’efforts qu’il n’en a fallu postérieurement pour établir, déblayer et construire la route d’État ; et celle-ci, à son tour, a été une œuvre d’un travail plus sérieux que ne l’a été, il y a quelques années, la construction du chemin de fer. La route à barrière de péages, de Baltimore à Cumberland, dont le parcours est de 180 milles, était, il n’y a que quarante ans, une œuvre d’une telle importance, qu’on fit appel au trésor fédéral pour supporter les frais de construction ; mais aujourd’hui le nombre des chemins de fer s’accroît si rapidement que la population de la vallée de l’Ohio peut déjà choisir entre ces chemins si nombreux, lorsqu’elle veut visiter les villes de l’Océan Atlantique. Le Santa-Maria, ce grand navire de Christophe Colomb, ne jaugeait que 90 tonneaux, et cependant la construction d’un pareil bâtiment était, alors, une affaire bien plus sérieuse que ne l’est, aujourd’hui, celui d’un steamer qui accomplirait le même voyage en moins de semaines qu’il ne fallut de mois à Colomb. Là, comme partout, le premier pas exige les efforts les plus considérables et donne les résultats les plus faibles. A chaque pas nouveau, la valeur de l’homme augmente et celle des denrées diminue ; et nous constatons aussi un accroissement dans la richesse dont il peut disposer, accroissement qui lui donne de nouvelles facilités pour en acquérir une nouvelle.

Jusqu’à ce jour nous n’avons encore fait qu’un pas dans cette direction. Le pouvoir de devenir utile à l’homme est une force qui se trouve à l’état latent dans toute la matière qui l’environne ; mais partout le développement de cette force est retardé par la difficulté inhérente à la réalisation des changements de lieu. Le sauvage est forcé d’abandonner sur le sol, pour être dévorée par les oiseaux de proie, la partie la plus précieuse du gibier que sa chasse lui a procuré ; tandis que l’individu qui vit en société avec son semblable peut utiliser non-seulement la chair, mais encore la peau, les os et même les parties non encore digérées, contenues dans l’estomac. L’homme isolé abat l’immense palmier pour obtenir le chou qui couronne son sommet ; laissant le tronc devenir la proie des vers ; mais l’homme vivant en société utilise non-seulement le tronc, mais les branches, l’écorce et même les feuilles. Les individus peu nombreux et disséminés qui cultivent les terrains ingrats d’un nouvel établissement, portent leurs denrées alimentaires et leur laine à un marché éloigné, perdant ainsi l’engrais et ajoutant aux frais de transport l’épuisement du sol, et le temps d’arrêt d’activité qui en résulte pour leur terre, tandis que l’homme associé à son semblable épargne tous ces frais et rend son terrain plus fertile à chaque nouvelle récolte. L’homme isolé parcourt de vastes espaces de terrains riches en charbon de terre et en minerais métalliques, et continue de rester pauvre ; mais l’homme associé à son semblable utilise ces dépôts et perfectionne les instruments qui lui servent à produire les substances alimentaires ; et plus il persévère dans cette voie, plus augmente le pouvoir de s’associer de nouveau et de combiner ses efforts. Considérons ce fait partout où vous voudrez, nous verrons qu’à mesure que les hommes peuvent se réunir, ils conquièrent la faculté de commander les services de la nature ; améliorant leurs routes en même temps qu’ils diminuent leur dépendance des instruments de transport, et transportant des tonneaux de produits avec moins d’efforts qu’il n’en fallait pour déplacer le poids de plusieurs livres ; bien que chaque année, successivement, ils se trouvent de plus en plus capables de condenser leurs matières premières en drap et en fer, et de diminuer ainsi le poids des denrées qu’il faut transporter.

§ 4. — La première et la plus lourde taxe que doivent acquitter la terre et le travail est celle du transport. Le fermier placé près d’un marché, fabrique constamment une machine, tandis que le fermier éloigné d’un marché la détruit sans cesse .

La première et la plus lourde taxe que la terre et le travail doivent acquitter est celle du transport ; et c’est la seule à laquelle les droits de l’État lui-même sont forcés de céder la priorité. Cette taxe augmente dans une proportion géométrique, la distance du marché augmentant dans une proportion arithmétique ; et c’est pourquoi l’on voit que, suivant des tableaux récemment publiés, le blé qui, au marché, produirait 24 dollars 75 par tonne, n’a aucune valeur à la distance seulement de 160 milles, lorsque les communications ont lieu par la route que parcourent ordinairement les voitures de transport, le prix du transport étant égal au prix de vente. Par le chemin de fer, dans les circonstances ordinaires, ce prix n’est que de 2 dollars 40, ce qui laisse au fermier 22 dollars 35, montant de la taxe qu’il épargne par suite de la construction du chemin ; et si maintenant nous prenons le produit d’une acre de terre comme donnant en moyenne une tonne, la différence en moins est égale à l’intérêt à 6 %, sur une valeur de 370 dollars par acre. Supposant que le produit d’une acre de froment est de 20 boisseaux, la différence en moins est égale à l’intérêt de 200 dollars ; mais si nous prenons les produits les plus encombrants, tels que le fourrage, les pommes de terre et les navets, on verra que cette différence s’élève jusqu’à trois fois cette somme. De là vient qu’une acre de terre, dans le voisinage de Londres, se vend mille dollars, tandis qu’une acre d’une qualité exactement identique peut s’acheter dans l’Iowa ou le Wisconsin pour un peu plus d’un dollar. Le propriétaire du premier terrain jouit de l’immense avantage du mouvement illimité de ses produits ; il tire de ce terrain plusieurs récoltes dans l’année, et il lui restitue immédiatement une quantité d’engrais égale à tout ce qu’il lui avait enlevé ; et c’est ainsi que chaque année il améliore sa terre. Il fabrique une machine, tandis que son concurrent de l’Ouest, forcé de perdre l’engrais, en détruit une. N’ayant point de transport à payer, le premier peut faire naître ces produits que la terre fournit libéralement, tels que les pommes de terre, les carottes ou les navets, ou ceux dont la nature délicate empêche qu’on ne les transporte à un marché éloigné ; et c’est ainsi qu’il obtient une ample récompense pour cette continuelle application de ses facultés qui résulte du pouvoir de s’associer avec ses semblables.

A l’égard du second, tout se passe bien différemment. Ayant à payer de lourds frais de transport, il ne peut faire pousser des pommes de terre, des navets ou du fourrage, parce que la terre fournit ces produits par tonnes, et que, conséquemment, ils se trouveraient presque complètement, sinon tout à fait absorbés dans le parcours de la route qui conduit au marché, Il peut produire du blé que la terre donne par boisseaux, ou du coton qu’elle donne par livres ; mais s’il produit même du maïs, il doit, de ce maïs, faire un porc, avant que les frais de transport soient diminués dans une assez notable proportion, pour lui permettre d’obtenir une rémunération suffisante en échange de son travail. Les cultures successives étant donc pour lui chose inconnue, il ne peut y avoir continuité de mouvement, soit en ce qui le concerne lui-même, soit à l’égard de sa terre. Son blé n’occupe celle-ci qu’une partie de l’année, en même temps que la nécessité de renouveler le sol au moyen de jachères, fait qu’une portion considérable de sa ferme reste complètement improductive, bien que les frais nécessaires pour entretenir les routes et les haies soient exactement les mêmes que si toutes les portions étaient complètement employées.

L’emploi de son temps n’étant également nécessaire que pendant certaines parties de l’année, une part considérable de ce temps se trouve complètement perdue, comme celui pendant lequel il emploie son chariot et ses chevaux ; la consommation que font ces derniers est exactement aussi considérable que s’ils travaillaient continuellement. Lui et eux se trouvent dans la condition des machines à vapeur, constamment alimentées par du combustible ; tandis que le mécanicien perd aussi régulièrement la vapeur qui se produit, manière d’opérer qui entraîne une lourde perte de capital. D’autres temps d’arrêt, qui ont lieu dans son mouvement individuel et dans celui de sa terre, résultant de changements dans la température, découlent de cette limitation dans la variété des cultures réalisables. Sa récolte a besoin peut-être de pluie, et la pluie ne vient pas, et son blé et son coton meurent de sécheresse. Une fois poussés, ils ont besoin de lumière et de chaleur ; mais à leur place surviennent des nuages et de la pluie, et ces denrées, ainsi que lui-même, sont presque complètement ruinées. Le fermier, dans le voisinage de Londres ou de Paris, est dans la condition d’un souscripteur d’assurance, qui court mille risques, dont quelques-uns sont près d’échoir chaque jour, tandis que le risque éloigné est pour l’individu qui a exposé toute sa fortune sur un seul navire. Après avoir accompli son voyage, ce navire arrive à l’entrée du port de destination ; à ce moment, il touche sur un rocher, se perd, et son propriétaire est ruiné. Telle est exactement la position du fermier, qui, ayant exposé tout ce qu’il possède sur son unique récolte, voit celle-ci détruite, par la nielle ou la rouille, au moment même où il croyait récolter. Pour les hommes isolés, toutes les occupations sont pleines de hasards ; mais, à mesure qu’ils peuvent se rapprocher les uns des autres et combiner leurs efforts, les risques diminuent jusqu’à ce qu’enfin ils disparaissent presque complètement, L’association des efforts actifs fait ainsi, de la Société, une immense compagnie d’assurance, grâce à laquelle tous et chacun de ses membres peuvent se garantir réciproquement contre presque tous les risques imaginables.

Quelque considérables que soient cependant ces différences, elles deviennent, pour ainsi dire, insignifiantes, si on les compare à celle qui existe par rapport à l’entretien de la puissance productive de la terre. Le fermier éloigné du marché vend sans cesse le sol qui constitue son capital, tandis que le fermier placé dans le voisinage de Londres, non-seulement restitue à sa terre le rebut de ses produits, mais lui ajoute l’engrais résultant de la consommation de l’énorme quantité de blé importée de la Russie et de l’Amérique, du coton importé de la Caroline et de l’Inde, du sucre, du café, du riz et des autres denrées que donnent les régions tropicales, du bois de charpente et de la laine, produits du Canada et de l’Australie, et non-seulement il entretient l’activité de sa terre, mais il l’augmente d’année en année.

§ 5. — L’engrais est la denrée la plus nécessaire à l’homme et celle qui supporte le moins le transport.

De toutes les choses nécessaires aux desseins de l’homme, celle qui peut le moins supporter le transport et qui, cependant, est la plus importante de toute, c’est l’engrais. Le sol ne peut continuer de produire, qu’à la condition de lui restituer les éléments dont s’est composée sa récolte. Cette condition étant remplie, la quantité de subsistances augmente, et les hommes peuvent se rapprocher davantage et combiner leurs efforts, en développant leurs facultés individuelles et augmentant ainsi leur richesse ; et cependant cette condition d’amélioration, toute essentielle qu’elle est, a échappé à tous les économistes. Le sujet étant très-important et ayant été traité avec des développements considérables, dans un ouvrage que nous avons déjà cité, nous avons jugé à propos de soumettre à l’examen du lecteur le passage suivant :

« Chaque récolte est formée de substances fournies par les récoltes antérieures ; tous les principes qui manquent dans l’engrais disparaîtront tôt ou tard dans les produits. L’épuisement et la rénovation doivent se succéder en mesure égale. Si un élément, quelque faible qu’en soit la proportion, est constamment retiré du sol, le produit, dont il est une des parties intégrantes, doit enfin cesser de reparaître. Si les animaux sont nourris sur le sol, leurs excréments lui rendent une grande partie de la matière inorganique que les plantes dont ils se nourrissent lui ont dérobée. Mais les pâturages les plus gras donnent, au bout d’un certain temps, des signes d’épuisement, si les jeunes bestiaux qui y paissent sont envoyés à des marchés éloignés. Que les bestiaux restent, et ils rendront fidèlement leur engrais ; si ce sont des vaches, leur lait contient une quantité considérable de phosphate de chaux, et si on l’envoie au marché sous sa forme naturelle, ou sous la forme de beurre ou de fromage, le sol cessera de fournir l’herbage propre à faire du lait. Les pâturages du Cheshire, en Angleterre, fameux par leur exploitation du lait de vache, ont été appauvris de cette manière. On les a restaurés par l’application d’un engrais d’os moulus, d’os humains apportés, en grande partie, des champs de bataille du continent, qui contiennent, dans leur constitution intime les mêmes substances que le lait. Nous avons une preuve de l’importance réelle de ce qui peut paraître une perte insignifiante pour le sol, dans ce fait rapporté par le professeur Johnston, que des terres qui ne payaient que 5 schellings de rente par acre, sont devenues susceptibles, en leur restituant les phosphates calcaires provenant des os, dont on les avait dépouillées par ignorance, de donner une rente de 40 schellings, en laissant, en outre, un honnête profit à l’éleveur de vaches. Des récoltes de différentes espèces absorbent les matières inorganiques du sol dans des proportions diverses ; les grains, par exemple, s’emparent principalement des phosphates, les pommes de terre et les navets, surtout de la potasse et de la soude. Mais toutes les récoltes, naturelles ou artificielles, enlèvent à la terre quelque élément essentiel, et, sous quelque forme que cet élément soit enlevé finalement, qu’il entre dans les muscles et dans les os des animaux ou des hommes, dans les tissus de coton, de laine ou de lin, dans les bottes ou dans les chapeaux faits de la peau ou de la fourrure des animaux, quel que soit enfin le nombre des transformations qu’il ait pu subir, le pouvoir végétatif de la terre, à laquelle il a été enlevé, se trouve diminué d’autant. La nature est un créancier débonnaire, qui ne présente pas de mémoire de dommages-intérêts pour l’épuisement de sa fertilité. Nous n’avons donc pas coutume de porter en compte ce qui est dû à la terre. Mais nous pouvons nous former une idée de l’importance pécuniaire de cette dette, par ce fait, que l’engrais appliqué annuellement au sol de la Grande-Bretagne était évalué, en 1850[2], à 103.369.139 liv. sterl., somme qui dépasse, de beaucoup, la valeur totale de son commerce extérieur. Dans la Belgique, qui entretient une population de 336 habitants par mille carré, — soit un habitant par chaque acre labourable du royaume, — dans ce pays, qui, selon Mac Culloch, « produit ordinairement plus du double de la quantité de grains nécessaire à la consommation de ses habitants, et où l’on nourrit dans des étables d’immenses quantités de bestiaux pour se procurer du fumier, les excréments liquides d’une seule vache se vendent 10 dollars par an. Les habitants de la Belgique, en rendant leur population, tant en hommes qu’en bestiaux, la plus dense du monde, peuvent produire du bœuf, du mouton, du porc, du beurre et du grain, à un prix assez bas pour leur permettre d’exporter ces articles en Angleterre, et de nourrir ces individus qui croient à l’excès de population. »

« La nécessité de mettre en ligne de compte l’épuisement comparatif provenant de la croissance et de l’enlèvement des récoltes, modifie considérablement les conséquences qu’on pourrait autrement en tirer à l’égard de leur valeur. Un ouvrage dans lequel toutes les circonstances qui peuvent affecter l’économie des différents modes de culture, sont soumises à un calcul mathématique rigoureux[3], dont l’auteur a puisé les éléments indispensables dans des comptes exacts qu’il a tenus pendant quinze ans, en qualité de directeur d’une école d’agriculture et d’une ferme-modèle en Allemagne, nous fournit l’exemple suivant : cet écrivain s’est assuré que trois boisseaux de pommes de terre contiennent la même quantité de substance nutritive qu’un boisseau de seigle, étalon auquel il compare toutes les autres récoltes. Il pose aussi en fait, qu’un terrain de même étendue et de même qualité produit neuf boisseaux de pommes de terre, tandis qu’il n’en produirait que trois de seigle ; mais qu’un boisseau de ce dernier article demande autant de travail qu’en exigeraient 5 7/10 boisseaux du premier. En cultivant des pommes de terre, on pourrait donc obtenir une quantité donnée de nourriture, d’une superficie d’un tiers moins considérable et avec moitié moins de travail, qu’il n’en faudrait pour la produire sous la forme de seigle. Mais, pour entretenir le sol en bon état, de manière à ce qu’il puisse produire du seigle ou des pommes de terre, il faut consacrer une portion de la ferme à la pâture, afin de se procurer de l’engrais. En faisant la part de ce que les deux récoltes en question demandent de cet article, on trouve que la même superficie qui suffit à la production de 39 mesures de substance nutritive sous la forme de seigle, au lieu d’en produire trois fois autant en pommes de terre, n’en donne que 64. La valeur réelle des deux récoltes, au lieu d’être dans la proportion de 100 à 300, n’est que de 100 à 164. »

« Le calcul ci-dessus est fondé sur la supposition que la ferme fabrique elle-même et économise son engrais. Chaque ville, cependant, chaque hameau, où il y a une réunion d’artisans, est un endroit d’où l’on peut enlever le rebut des récoltes, après qu’elles ont servi à la subsistance de l’homme, avec un grand avantage pour la santé des habitants, et sans aucun préjudice pour la puissance productive de leur industrie. L’eau des égouts des grandes villes contient ce rebut à l’état de dilution, extrêmement favorable à la croissance des plantes et à l’augmentation de la fertilité. « Les égouts de chaque ville de mille habitants, dit le professeur Johnston, entraînent annuellement à la mer une quantité d’engrais égale à 270 tonneaux de guano, valant, au prix courant du guano en Angleterre, 13.000 dollars, et capable de donner une augmentation de produits qu’on ne peut évaluer à moins de 1.000 quarters de grains. Des ingénieurs compétents ont affirmé, que l’engrais liquide peut se distribuer avec bien moins de frais que ne coûterait le charroi d’une quantité d’engrais solide, d’une puissance fertilisante identique. On a conduit l’eau, provenant du drainage de la plus grande partie de la ville d’Édimbourg, dans une tranchée qui sert à inonder trois cents acres de plaine, que l’on a rendus, de cette façon, tellement productifs, qu’on a pu souvent les faucher jusqu’à sept fois dans une saison. Une portion de cette plaine, louée à long bail, à raison de 5 liv. sterl. par acre, est sous-louée pour 30 liv., et quelques-unes des plus riches prairies sont louées à des taux encore plus élevés. Des avantages de cette espèce sont le résultat de combinaisons exécutées sur une grande échelle. Cependant les centres de population fournissent des engrais que le fermier utilise immédiatement, sans aucun autre secours que celui de ses charrettes et de ses chevaux. Pour juger s’il est plus avantageux de faire l’engrais sur la ferme, en consacrant à cet objet des portions de terrain qui, autrement, pourraient produire des récoltes pour la vente, que de l’acheter à la ville, il faut savoir quel en est le prix, et à quelle distance il est nécessaire de le transporter. L’agronome allemand, que nous avons cité plus haut, a calculé la relation qui existe entre les prix que le fermier peut donner pour l’engrais qu’il achète à la ville, — dans le but de produire des pommes de terre avec la même économie que si cet engrais provenait des autres récoltes de la ferme, — et la distance à laquelle il faut le transporter. Il résulte de son calcul, qu’une quantité d’engrais, qui vaudrait 5 doll. 40, si on l’appliquait à un terrain situé dans les faubourgs de la ville, ou dans un endroit où les frais de transport sont si faibles qu’on peut n’en pas tenir compte, ne vaut que 4 doll. 20, si la ferme est éloignée d’un mille allemand (4.60 milles anglais) ; 3 doll. 10, si la distance est de deux milles allemands ; 1 doll. 80, à trois milles ; 83 cents, à quatre milles ; et qu’à la distance de 4 3/4 milles allemands ou 22 milles anglais, il ne peut plus rien en donner, quoiqu’il puisse encore le transporter à un prix assez bas pour abandonner la culture des pommes de terre sur cette portion de sa ferme, qui, sans cela, doit être consacrée à la production de récoltes propres à rendre à la terre la fertilité que les tubercules épuisent. Il suit des considérations que, dans les paragraphes précédents, nous avons essayé d’élucider d’une manière bien imparfaite, eu égard à leur importance, que la proximité du producteur de l’endroit où la transformation et l’échange s’effectuent, — en d’autres termes, des consommateurs, — est absolument nécessaire pour qu’il puisse produire les récoltes que la terre fournit le plus abondamment. La même surface de terrain, qui, semée en blé, donne deux cents livres de ce qu’on a appelé substance musculaire, — c’est-à-dire ayant la faculté d’entretenir les muscles, — en donne quinze cents, si on la plante en choux ; elle en donne mille, quand on y sème des navets, et quatre cents seulement, si elle produit des haricots[4]. » Ce n’est cependant, comme nous l’avons vu, que dans un cercle limité autour des centres de population, que l’agriculteur peut choisir l’objet auquel il consacrera son terrain et son travail. A mesure qu’augmente son éloignement du consommateur, deux causes agissent de concert pour diminuer son pouvoir. La première, ce sont les frais de transport de ses récoltes au marché, qui le forcent à choisir celles qui ont le plus de valeur sous le moindre volume ; car la production de ces récoltes demande beaucoup d’espace et de travail. La seconde est la difficulté de rapporter, d’une grande distance, le rebut de la récolte, — l’engrais, — faute duquel, la récolte elle-même disparaît. Quelle que soit la qualité du sol, ces conclusions s’appliquent également. Elles sont vraies, sans qu’il soit besoin de se référer à la vérité ou à la fausseté de la théorie de Ricardo sur l’occupation du sol ; mais elles anéantissent celle de Malthus, en démontrant que la densité de la population est indispensable à l’abondance des moyens de subsistance[5]. »

La somme de toutes les taxes que nous avons énumérées jusqu’à ce moment est immense, et cependant elles ne forment qu’une partie de celles auxquelles sont soumis nos fermiers de l’Ouest. L’individu, qui doit aller à un marché quelconque, doit payer un certain prix pour y arriver, sous quelque forme que ce puisse être, et parmi ces charges se trouvent les assurances maritimes et les assurances contre l’incendie. Toutes les pertes résultant des nombreux incendies qui ont lieu dans les grandes villes de commerce, — tels qu’on en a vus à New-York et à Liverpool, à Hambourg, à Memel et à Londres, sont payables sur les denrées fournies par le fermier, et ne le sont, en aucune façon, par les individus qui se placent comme intermédiaires entre lui et son marché. Le contraire est tellement vrai, que ceux-ci profitent largement des pertes subies, une des parties les plus avantageuses de leur industrie consistant dans l’assurance contre des pertes qui n’auraient jamais lieu, si les marchés pour les matières premières étaient partout, pour ainsi dire, sous la main. Le fermier qui réside dans le voisinage de Londres n’a aucune assurance à payer, toutes ses denrées trouvant un demandeur, immédiatement, et sur le lieu même de production[6].

Voilà ce qui forme une partie, et une partie seulement des taxes qui grèvent la terre et le travail, par suite de la nécessité d’effectuer des changements de lieu, résultant de la dépendance d’un marché éloigné. Après les avoir examinées, le lecteur ne pourra guère mettre en doute qu’elles expliquent parfaitement ces deux faits, que, dans tous les pays purement agricoles, la terre est sans valeur, et que l’homme continue à rester dans un état d’esclavage. Partout où l’on construit des usines et des fourneaux, où l’on ouvre des mines, il se produit une demande de pommes de terre et de navets, de choux et de foin, de fraises et de framboises, qui permettent au fermier de recueillir de la terre des tonnes là où jadis il ne recueillait que des boisseaux, et de lui restituer, en outre, tous les éléments dont elle a été dépouillée. Se trouvant sur un marché, et économisant tous les frais de transport et de commission, il peut perfectionner sa machine cultivant. Défrichant et drainant ses terrains les plus fertiles, en même temps qu’il exploite la chaux ou les autres substances minérales et métalliques, qui se trouvent en abondance dans ses terrains plus ingrats, il obtient une succession de récoltes qui mûrissent à diverses époques de l’année ; la réussite complète de quelques-unes compense l’insuffisance partielle des autres, et donne à son travail une certitude de rémunération qui autrefois n’existait pas. Il trouve maintenant sur sa ferme une demande continuelle pour son travail et celui de ses chevaux, et il arrive à ce résultat par la raison que, toutes les fois qu’il envoie au marché une charge de subsistances, sa charrette revient chargée de rebuts que lui rapporte ce marché, et avec lesquels il pourra améliorer sa terre. Le temps acquérant plus de valeur, il substitue constamment une machine qui accomplit un mouvement continu, à celle dont il avait fait usage jusqu’à ce jour, et dont il n’obtenait qu’un mouvement intermittent ; et c’est ainsi qu’il avance sans cesse, avec une force constamment plus rapide, qui permet à un nombre constamment croissant d’individus, de se procurer de plus grandes quantités de subsistances, avec un accroissement invariable dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité et dans la possibilité de faire de nouveaux progrès.

§ 6. — Moins est considérable la quantité de travail consacrée à effectuer les changements de lieu, plus est grande celle que l’on peut consacrer à la production. Le pouvoir d’entretenir le commerce se développe en mime temps que ce changement de proportions. Le trafiquant désire perpétuer la nécessité d’effectuer les changements de lieu.

Chaque degré dans le progrès de l’association étant accompagné d’une diminution dans la part proportionnelle de travail d’une société, qui doit être consacrée nécessairement à effectuer les changements de lieu, et d’un accroissement dans la part qui peut être consacrée à effectuer les changements de forme à l’aide des opérations agricoles ou manufacturières, le fermier peut soumettre à la culture des sols encore plus riches, et, chaque jour, élaborer de plus en plus leurs produits, de manière à les approprier immédiatement à la consommation à l’intérieur, ou à chercher à peu de frais des consommateurs dans des pays éloignés ; le pouvoir d’entretenir le commerce avec des individus éloignés de lui, augmentant à chaque progrès de la Société, vers l’individualité, résultant d’une nécessité moins impérieuse de chercher un marché lointain. Le pouvoir qu’acquiert l’individu d’effectuer les changements de lieu augmente donc, dans une proportion qui dépasse de beaucoup celle du développement de la population, en même temps qu’il se manifeste un accroissement constant dans l’utilité des articles produits, dans la richesse, dans la puissance et la force de la Société, et dans la prospérité et le bien-être de la population dont elle se compose.

Que tout acte d’association soit un acte de commerce, c’est là une vérité d’une telle importance qu’on ne peut la graver trop profondément dans l’esprit du lecteur ; et il doit, en conséquence, nous pardonner de la répéter. Le développement du commerce étant en raison directe de l’accroissement de la puissance d’association, le mouvement d’une société vers le but de ses désirs, — vers ce point où se trouve la facilité la plus complète pour l’individu, de concerter ses efforts avec ceux de ses semblables, — doit être en raison directe de l’accroissement que prend cette société en population et dans la variété de ses travaux ; et à chaque accroissement de cette nature la nécessité d’effectuer les changements de lieu tend, de plus en plus, à disparaître. Plus cette variété est considérable et plus le commerce est parfait, plus aussi doit être considérable le développement de l’individualité, plus doit s’élever le sentiment de la responsabilité et doit augmenter la possibilité d’accomplir de nouveaux progrès. Plus est rapide le mouvement de la société, plus doit être grande sa tendance à revêtir la forme qui, dans le monde matériel, donne la stabilité la plus complète et la plus grande force de résistance à toute attaque extérieure, la forme, conséquemment, qui garantit la plus grande durée.

Pour que le commerce prenne de l’accroissement, il est indispensable que l’homme puisse rembourser la dette qu’il contracte envers la terre, sa puissante mère, lorsqu’il enlève au sol les éléments qui entrent dans la composition des denrées nécessaires à sa subsistance. Ce n’est qu’à cette condition que le progrès peut s’accomplir. Si elle est remplie, la terre augmente ses prêts, d’année en année, et permet à un nombre d’individus toujours croissant de se procurer à la fois des subsistances et des vêtements, en même temps qu’il y a constamment augmentation dans le pouvoir d’associer leurs efforts. Si elle ne l’est pas, le mouvement dans la terre diminue, et l’on voit les individus peu à peu augmentant les distances qui les séparent les uns des autres, en même temps que se manifeste une diminution constante dans la puissance d’association, et une constante augmentation dans l’impôt qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. C’est ce que nous avons vu arriver en Grèce et en Italie, en Espagne et au Mexique ; et c’est ce que nous voyons aujourd’hui, non-seulement dans la Virginie et les Carolines, mais même dans les États d’une occupation récente, comparativement tels que ceux de l’Ohio, de New-York et de Géorgie. Pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi autrefois, et pourquoi se passent-elles de même aujourd’hui, c’est ce qu’il faut expliquer.

Pour les individus qui vivent du travail d’appropriation, l’accroissement du commerce n’est pas désirable, son développement étant partout accompagné de la diminution dans l’éclat et la magnificence de ceux qui veulent diriger les mouvements de la Société en vue de leur avantage personnel. L’homme d’État profite de son isolement à l’égard de ses semblables, et il en est de même de l’homme de loi, du trafiquant, du grand propriétaire d’une terre mal cultivée, et de tous les autres individus appartenant aux classes dont les moyens d’existence et de distinction sont dus à leur intervention, entre ceux qui produisent les denrées et ceux qui en ont besoin pour leur consommation. Tous ces individus recueillent un profit temporaire, en empêchant la continuité du mouvement dans la société ; et plus est grand leur pouvoir d’agir ainsi, plus est considérable la part proportionnelle du produit du travail qui leur revient, et plus est faible celle qui reste à partager entre les travailleurs.

Le courtier ne désire pas que ses commettants puissent se réunir et arranger leurs affaires sans son intervention. Le contraire est tellement vrai que plus les distances qui les séparent sont considérables, plus il peut facilement amasser une fortune à leurs dépens, achetant, pour lui-même à bas prix et à leur détriment, lorsque les prix sont bas, et vendant pour son compte, et de plus aux dépens de ses commettants, lorsque les prix sont élevés. Le propriétaire d’esclaves vit en empêchant l’association parmi ces individus qui lui appartiennent, exigeant d’eux qu’ils lui apportent les denrées qu’ils produisent, et qu’ils viennent à lui pour toutes celles qu’ils ont besoin de consommer. Le voiturier n’ignore pas que plus les obstacles sont nombreux entre le producteur et le marché où il vend ses produits, plus sera considérable la demande de chevaux ou de voitures, et plus sera forte la proportion des denrées qu’il retiendra à titre de compensation pour ses services. L’armateur se réjouit lorsque les individus sont forcés de se séparer les uns des autres, ainsi que cela a eu lieu dans la dernière guerre de Crimée ; ou lorsque la pauvreté les force d’abandonner leurs foyers pour émigrer vers des contrées lointaines, parce que cet état de choses amène la demande de navires. Il se réjouit également lorsque les récoltes sont abondantes, et que la quantité qui a besoin d’être transportée, s’accumule constamment, amenant une hausse dans le prix du fret. Les intérêts réels et permanents de toutes les classes d’individus sont uns et identiques ; mais leurs intérêts apparents et temporaires sont différents ; et c’est pourquoi nous voyons les individus et les nations s’occupant constamment de poursuivre les derniers, à l’entière exclusion des premiers. Aveuglés par l’idée du profit et de la puissance du moment, les grands hommes de la Grèce et de Rome, ne tinrent aucun compte de ce fait, qu’ils épuisaient constamment les forces de la société dont ils faisaient partie ; et suivant leurs traces aveuglément, ceux de Venise et de Gênes, de la France et de la Hollande, de l’Espagne et du Portugal, ont suivi une marche exactement semblable, et toujours accompagnée des mêmes résultats.

Il en a été de même, invariablement, par rapport au trafiquant, dont le plus vif désir a toujours été de maintenir à son plus haut point, et même d’accroître le besoin qu’ont les individus d’user des instruments de transport et de limiter même ce besoin à l’usage de l’instrument qu’il possédait lui-même. Plus ce but put être complètement atteint, plus devint complète aussi la centralisation du pouvoir, — plus devinrent splendides les lieux où les échanges devaient s’effectuer nécessairement, — et plus fut grande la prospérité temporaire du trafiquant ; mais plus rapide aussi fut sa décadence et plus complète sa ruine. Les Phéniciens et les Carthaginois, les Vénitiens et les Génois, les Espagnols et les Portugais, les citoyens des villes anséatiques, et leurs rivaux les Hollandais, se montrèrent en tout temps impitoyables dans leurs efforts pour forcer les habitants de leurs colonies à venir dans leurs ports et à faire usage de leurs navires. En même temps qu’ils cherchaient ainsi à accaparer le pouvoir comme moyen d’obtenir la richesse, tout ce pouvoir était employé dans le but de maintenir à son apogée la charge imposée aux autres peuples, par suite de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Ceci, en outre, leur donna des avantages pour l’achat des matières premières, en les leur faisant accumuler dans leurs ports, et les soumettant, conséquemment, comme aujourd’hui, à de lourdes charges et à des risques considérables, et des avantages égaux pour le reste de ces matières, lorsqu’elles furent fabriquées et prêtes pour la consommation. C’est ainsi qu’ils s’enrichirent momentanément, tandis qu’ils appauvrissaient considérablement tous ceux qui dépendaient de leur assistance, précisément, ainsi que nous le voyons aujourd’hui, par rapport aux individus et aux compagnies qui trafiquent avec les malheureux aborigènes de notre continent occidental, avec la population mexicaine, avec les Finlandais et les Lapons de l’Europe septentrionale, les indigènes des îles de l’Océan Pacifique et ceux de l’Afrique.

Épuisant les peuples avec lesquels ils trafiquaient, ils trouvèrent une difficulté perpétuellement croissante pour l’entretien du trafic, par suite de l’accroissement constant des famines et des épidémies, telles qu’on en voit sévir si fréquemment, de nos jours, en Irlande et dans l’Inde. A mesure que la population diminuait, on voyait diminuer en même temps le pouvoir d’entretenir les routes et les ponts qui la conduisaient au marché, soit pour vendre les misérables produits de ses terres, soit pour acheter les denrées nécessaires à sa consommation ; état de choses que l’on voit maintenant en action à la Jamaïque et en Irlande, dans l’Inde et au Mexique ; dans tous ces pays la variété dans les produits de la terre diminue constamment, en même temps qu’il y a tendance correspondante à la diminution dans leur quantité. Nulle part cet état de choses ne se révèle d’une façon plus éclatante qu’en Turquie ; C’est à propos de ce pays qu’un voyageur moderne s’exprime ainsi : « Dans chaque canton, la plus grande partie des classes agricoles cultive les mêmes articles de produit et suit la même routine de culture. Conséquemment, chaque individu possède en surabondance les articles que son voisin désire vendre[7]. » C’est là précisément la situation qui existe au Brésil et dans l’Inde, dans la Virginie et la Caroline. Sous l’empire de pareilles circonstances, — le pouvoir d’entretenir le commerce étant nul, — le pauvre cultivateur se trouve soumis « à la tendre compassion du trafiquant, » dont le pouvoir à son égard augmente, avec la diminution de la possibilité d’entretenir des relations avec ses semblables ; et de là vient que ce cultivateur est tellement asservi. Tels sont les résultats qui dérivent nécessairement de ce fait : l’homme devenu un instrument dont se sert le trafic ; mais que celui-ci ne réussisse pas à profiter d’une telle injustice, c’est ce qui est prouvé, par la décadence et par la chute définitive des sociétés dont la prospérité était due exclusivement à ce même trafic.

§ 7. — La liberté s’accroit avec l’accroissement de la puissance d’association. L’obstacle à l’association étant la nécessité d’effectuer les changements de lieu, l’homme devient plus libre, à mesure que cette nécessité tend à disparaître.

La liberté se développe avec la puissance d’association. L’obstacle à l’association résulte de la distance interposée entre les individus et leurs semblables. Cette distance diminue, à mesure que les hommes peuvent se procurer les instruments à l’aide desquels ils commandent les services de la nature, et mettent au jour les trésors que la terre recèle dans son sein. A chaque développement nouveau, ils peuvent disposer d’un mécanisme plus perfectionné qu’ils appliquent au transport des denrées, en même temps qu’ils diminuent constamment la nécessité de ce transport, avec un constant accroissement dans la puissance d’association et dans le développement de la liberté.

Telles ne sont pas cependant les doctrines de l’économie politique moderne, dont le système est basé sur l’idée « de la stérilité constamment croissante du sol, » et qui trouve dans les tableaux d’importations et d’exportations, dans l’augmentation de la demande de navires, et dans la nécessité croissante des services du trafiquant, les preuves de la prospérité et de la puissance d’une nation. Aujourd’hui, comme il y a presque un siècle, lorsque cette idée fut dénoncée par Adam Smith, on cherche à remplir « le trésor de l’Angleterre » par le commerce avec l’étranger ; et le commerce intérieur ou national qu’il regardait « comme le plus important de tous, » comme le seul « dans lequel un capital identique donnait les revenus les plus considérables et créait le travail le plus étendu pour la population d’un pays » est considéré « comme n’étant que subsidiaire par rapport au commerce avec l’étranger[8]. » Jusqu’à quel point nous devons à la prolongation de cette erreur essentielle l’invention de l’idée d’un excès de population, c’est ce que le lecteur pourra juger immédiatement après avoir examiné l’effet produit par le système colonial de l’Angleterre.

  1. Oliphant. Les bords Russes de la mer Noire, p. 134
  2. Macqueen. Statistique. p. 12.
  3. De Thunen : Recherches sur l’influence que le prix des grains, la richesse du sol et les impôts exercent sur la culture, p. 178. L’ouvrage n’est connu de l’écrivain que par la traduction française, faite sur l’original allemand, sous les auspices de la Société nationale et centrale d’agriculture de France.
  4. Le professeur Johnston, Revue d’Édimbourg, octobre 1849.
  5. Manuel d’économie politique de Peshine Smith, trad, par Camille Baquet, p— 255-260.
  6. Le Révérend Henry Ward Beecher, dans un sermon qu’il prononça à New-York, rapporta que plus de 50 navires américains étaient partis de ce port, et avaient été considérés comme perdus dans ces douze derniers mois ; en effet, depuis cette époque on n’en avait eu aucune nouvelle. Dans le même intervalle trois immenses steamers, faisant les voyages transatlantiques, et trois paquebots à voiles tous chargés de passagers, ont fait naufrage et se sont complétement perdus sur les côtes d’Amérique. Outre ces désastres, on a renoncé complétement à voir reparaître le navire La Ville de Glasgow, chargé également d’un fret de créatures humaines. En une seule semaine on a constaté la perte de 201 navires. Les sinistres remboursés par les Compagnies d’assurances maritimes, à New-York seulement, ont dépassé 12 millions de dollars pour l’année dernière. Il résulte d’un rapport à la chambre des Communes en Angleterre, que depuis le mois de janvier 1847 jusqu’au mois de décembre 1850, il est arrivé en mer plus de 12.000 accidents, dont l’importance varie depuis le naufrage au milieu de la nuit avec toutes ses horreurs, jusqu’à la collision dans la Manche par suite de manœuvres maladroites. Le total de la perte des individus, chaque année s’élève, en moyenne, à 1250.
  7. Blackwood’s Magazine, novembre 1854.
  8. Richesse des nations, liv. IV, chap. 1er. Mac Culloch, dans un discours préliminaire placé au-devant de cet ouvrage signale ceci, comme l’une des erreurs capitales de l’auteur ; il soutient que le travail employé à transporter les denrées est aussi avantageux que le travail consacré à leur production. Le docteur Smith aimait le commerce, ses successeurs glorifient le trafic, et c’est pourquoi ceux-ci, pour nous servir des expressions de M. Droz, considèrent les hommes, « comme ayant été faits pour les produits et non les produits pour les hommes. »