Principes d’économie politique/IV---I

LIVRE IV

LA CONSOMMATION


I

QUEL EST LE SENS DU MOT CONSOMMATION ?

Consommer une richesse, c’est l’utiliser pour la satisfaction de nos besoins, c’est lui donner l’emploi et la fin en vue desquels elle a été faite. La consommation est donc la cause finale et, comme le nom le dit assez d’ailleurs, « l’accomplissement » de tout le procès économique, production, circulation, répartition. Son importance est beaucoup plus grande que ne le ferait supposer la place modeste qu’elle occupe dans les traités d’économie politique et en particulier dans celui-ci. C’est un domaine infiniment riche en curiosités, encore quasi inexploré et il est probable que c’est par là un jour que la science sera renouvelée. C’est même par là, en bonne logique, qu’on devrait commencer, et quand, au début de ce livre, nous avons commencé par parler des besoins et de l’utilité finale, nous étions déjà dans le domaine de la consommation[1].

Le mot consommation prête à certaines confusions auxquelles il faut prendre garde.

D’abord il ne faut pas confondre la consommation de la richesse avec sa destruction. Il est vrai que dans bien des cas consommation implique destruction[2] parce qu’il y a certains besoins, l’alimentation par exemple ou le chauffage, qui ne peuvent être satisfaits que par la transformation des objets propres à nous servir d’aliments ou de combustibles. Pour utiliser le pain et le vin, c’est-à-dire pour les transformer en chair et en sang, nous sommes obligés de les manger, et pour nous chauffer avec du bois nous sommes obligés de le brûler, c’est-à-dire de le réduire en cendres et en fumée.

Mais il est heureusement beaucoup d’autres besoins qui n’exigent pour leur satisfaction la destruction d’aucune richesse. La Vénus de Milo pourra procurer des jouissances esthétiques à toutes les générations humaines sans perdre un atome de sa substance, et si elle a les bras cassés, c’est évidemment un malheur qui ne rentrait nullement dans sa destination. Nous ne détruisons pas une maison pour en jouir si elle se détériore c’est la faute du temps, ce n’est point une conséquence nécessaire de l’usage que nous en faisons, et la preuve c’est qu’une maison qui n’est point habitée se détériore tout de même. Si les vêtements que nous portons se fanent, se salissent, se déchirent et sont bientôt hors d’usage, cette usure n’est point le but de la consommation, elle n’en est au contraire que l’accident fâcheux la preuve, c’est que nous tâchons de faire durer les choses le plus possible et si l’on pouvait faire toutes choses inusables, elles répondraient non pas moins bien mais bien mieux à leur destination, car en telle hypothèse, elles pourraient être utilisées à perpétuité et ce serait l’idéal de la consommation économique (prenez garde qu’inusable ne veut pas dire inutilisable !)

En sens contraire, il ne faut pas confondre consommation avec production. Il est vrai que la production des richesses exige une consommation incessante de matières premières, de houille, etc., et les économistes désignent généralement cette consommation sous le nom de « consommation reproductive », pour la distinguer de l’autre, de celle qui sert à la satisfaction immédiate de nos besoins et qu’ils appellent « consommation improductive », Mais cette dernière seule est la vraie et c’est à celle-ci seulement qu’il faudrait réserver ce nom. Le geste du semeur qui sème son blé doit rester le symbole de l’acte de production par excellence le qualifier d’acte de consommation, assimilant par à deux faits aussi opposés que de semer le blé et de le manger, ne peut se justifier que par la pauvreté et l’incorrection de la terminologie économique.

Sans doute, le procès économique forme un circuit fermé l’homme produit pour manger et il faut bien aussi qu’il mange pour produire. Et cela est si vrai que de même que certains économistes voient dans les, semailles un acte de consommation, d’autres voient dans l’alimentation un acte de production parce qu’ils voient dans les aliments consommés par les travailleurs le type même du capital (Voy. p..156). Mais il faut pourtant, si l’on veut s’y reconnaître, marquer à un point quelconque la fin et le commencement. Or, la fin de tout le procès économique c’est l’homme c’est en arrivant à lui seulement que la richesse se consomme définitivement jusque-là et à travers toutes ses transformations, elle est simplement en cours de production[3].

La consommation peut se présenter sous deux aspects différents elle est immédiate quand elle s’applique à la satisfaction des besoins présents et, traduite en monnaie, elle s’appelle alors la dépense elle est différée quand elle est destinée à la satisfaction des besoins futurs, et, traduite en monnaie elle s’appelle alors l’épargne[4].

Nous allons les étudier successivement. Mais auparavant nous devons dire incidemment un mot d’une question fameuse et qui naît précisément de cette circonstance fâcheuse que la satisfaction du principal besoin du genre humain, l’alimentation, nécessite une destruction de richesses.


  1. Par exemple on peut étudier la consommation au point de vue de l’utilité finale en montrant que pour tout individu le maximum de satisfaction est atteint quand les utilités finales des derniers objets consommés sont égales et que chacun distribue inconsciemment son revenu et règle son budget d’après cette loi. Si un tel chaque jour boit 10 bocks de bière et fume 10 cigares, cela veut dire que la satisfaction procurée par le 10me bock et le 10me cigare sont pour lui (subjectivement) égales. Si en effet, le dernier cigare ne lui procurait pas une satisfaction égale au dernier bock, il est clair qu’il préférerait fumer un cigare de moins et boire un bock de plus ainsi sa satisfaction totale serait accrue.
  2. Et encore par destruction ne faut-il entendre que la destruction de la forme et non l’anéantissement de la matière, car il est bien évident que de même que l’homme par la production ne peut rien créer (Voy. p. 109) de même par la consommation il ne peut rien détruire. Le chimiste avec sa balance retrouvera toujours jusqu’au dernier atome de l’objet consommé.
    Et même dans le cas où)a consommation a pour résultat une destruction d’utilités, une sage économie trouve moyen de tirer encore parti de ces utilités mortes en faisant sortir de leurs cendres quelque utilité nouvelle avec les chiffons, elle fait du papier ; avec les détritus d’aliments ou les scories de la fonte, de l’engrais avec les résidus de la houille, toute la gamme des parfums et des couleurs. Ainsi dans une économie parfaite aucune utilité ne périrait, mais toutes seraient transformées. Et la consommation ne serait que l’histoire des métamorphoses de la richesse.
  3. Par conséquent quand l’homme n’est lui-même qu’un simple instrument de production, esclave pour le maître ou salarié pour le patron, la consommation qu’il fait est à bon droit considérée par celui qui l’emploie comme frais de production.
  4. En effet, dans notre régime économique quand un individu veut satisfaire un besoin présent, il faut généralement qu’il achète, c’est-à-dire qu’il débourse de l’argent sauf le propriétaire qui consomme en nature ses récoltes ou le cordonnier qui fait lui-même ses soutiers. Et quand il veut satisfaire un besoin futur, il faut de même qu’il mette de côté une certaine somme d’argent, parce que, comme nous le verrons plus loin (p. 589), c’est la seule richesse qui se conserve indéfiniment.