Principes d’économie politique/III-II-IV-V

V

DE L’ASSOCIATION COOPÉRATIVE DE PRODUCTION.


Si la participation aux bénéfices introduit une modification grave dans le contrat de salaire en associant les ouvriers avec le patron, l’association coopérative de production va bien plus loin, car elle supprime le patron. Ce sont des ouvriers qui s’associent pour produire pour leur propre compte et à leurs risques et périls et comme ils possèdent leurs instruments de production, ils gardent pour eux naturellement l’intégralité du produit de leur travail. C’est comme un retour à la situation du producteur autonome de l’ancien régime : seulement, au lieu d’un travailleur unique, nous voyons ici un groupe de travailleurs formant une unité, transformation rendue nécessaire par les exigences de la grande production.

La France est considérée comme la terre classique de ce genre d’institutions. Il est vrai qu’elle parait en avoir pris l’initiative, car la première association de production a été fondée en 1834 par un publiciste Buchez. Il est vrai aussi qu’à la suite de la révolution de 1848 il y a eu un grand élan dans ce sens et il se fonda alors en France, à Paris surtout, plus de 200 sociétés ouvrières de production mais il n’en est qu’une seule (fabricants de limes) qui ait survécu. Il y eut un nouvel élan en 1866-67 et d’autres se fondèrent qui ne furent pas beaucoup plus heureuses. Cependant on en compte aujourd’hui 164 dont quelques-unes très prospères.

Les obstacles que rencontrent les associations coopératives de production sont très nombreux et n’expliquent que trop leurs insuccès :

1o Le premier et le plus considérable est le défaut d’éducation économique de la classe ouvrière qui ne lui permet encore : — ni de trouver toujours dans ses rangs des hommes capables de diriger une entreprise industrielle ; — ni, en supposant qu’elle les trouve, de savoir les élire et les garder comme gérants, leur supériorité même devenant trop souvent une cause d’exclusion ; ni en supposant qu’elle accepte leur direction, de savoir leur assurer une part dans les produits proportionnelle aux services qu’ils rendent, la supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel n’étant pas encore suffisamment comprise.

2o Le second, c’est le défaut de capital. Nous savons que si l’on peut éliminer le capitaliste de l’entreprise productive, on ne peut pas en tout cas éliminer le capital, et la grande production exige aujourd’hui des capitaux de plus en plus considérables (Voy. p. 186). Comment de simples ouvriers pourront-ils se les procurer ? Sou à sou par leur épargne de chaque jour ? Cela peut se faire et s’est fait en effet dans quelques entreprises de petite industrie, mais seulement au prix de sacrifices héroïques, et on ne peut y compter d’une façon générale. — En se les faisant prêter par l’État ? L’expérience a été faite en 1848, mais les 3 millions distribués de la sorte n’ont pas porté bonheur aux sociétés qui les avaient reçus. L’argent donné, surtout quand il est donné par l’État, se gaspille le mieux du monde.

Cependant nous ne considérons pas cette difficulté comme insurmontable. Des associations ouvrières solidement organisées, une fois qu’elles auraient fait leurs preuves, trouveraient facilement à emprunter tous les capitaux qui leur seraient nécessaires, soit en constituant une Banque commune (il en existe une déjà en France, voy. p. 366), soit en s’adressant aux sociétés coopératives de crédit ou aux sociétés coopératives de consommation, qui disposent, les unes et les autres, de capitaux considérables (Voy. p. 355 et 395).

3° Enfin le dernier écueil, c’est qu’elles tendent à reconstituer les formes mêmes qu’elles se proposaient d’éliminer, à savoir l’organisation patronale avec le salariat — tant il est malaisé de modifier un régime social ! Trop souvent du jour où ces associations réussissent, elles se ferment et, refusant tout nouvel associé, embauchent des ouvriers salariés, en sorte qu’elles deviennent tout simplement des sociétés de petits patrons[1]. C’est le principal grief que les socialistes font valoir contre cette institution et il faut avouer qu’il est assez fondé. D’autre part, demander aux ouvriers de la première heure, à ceux qui ont réussi à force de privations et de persévérance à fonder une entreprise prospère, d’admettre sur pied d’égalité les ouvriers de la onzième heure, c’est vraiment leur supposer un rare désintéressement.

Aussi les grandes espérances que certains penseurs notamment Stuart Mill, avaient fondées sur ce mode d’organisation du travail ont-elles été un peu déçues[2]. Cependant il est permis d’espérer que ces écueils pourront être évités par une sorte de stage préparatoire, et cette préparation pourra se faire de deux manières

1° Par la participation aux bénéfices, lorsque le patron veut bien consentir à préparer son abdication en organisant la participation de telle façon que les ouvriers puissent devenir de son vivant ses associés, et après sa mort ses successeurs. C’est ce qu’ont fait, pour ne citer que les exemples les plus fameux, Godin pour le Familistère de Guise, Mme Boucicaut pour les magasins du Bon-Marché, etc.

2° Par les associations coopératives de consommation qui, lorsqu’elles sont suffisamment développées et fédérées entre elles, peuvent constituer des sociétés coopératives de production auxquelles elles fournissent à la fois — des capitaux qu’elles leur prêtent, une direction dans la personne d’hommes déjà expérimentés, et une clientèle assurée en leur achetant leurs produits — c’est-à-dire précisément tous les éléments qui leur manquaient pour réussir. C’est ce que tendent à faire les sociétés coopératives de consommation en Angleterre. Elles ont déjà fondé un certain nombre d’industries coopératives prospères.

C’est dans cette dernière voie que l’association de production pourra trouver un meilleur avenir. Mais il importe de distinguer ici deux systèmes, généralement connus en Angleterre sous le nom de fédéraliste et d’individualiste. — Dans le système fédéraliste, les sociétés de consommation, soit groupées en fédérations, soit isolément quand elles sont assez puissantes, créent des fabriques pour produire directement tel ou tel article rentrant dans leur consommation. En ce cas, les ouvriers qu’elles emploient restent de simples salariés qui ne sont nullement copropriétaires de la fabrique et même n’ont en général aucune part dans les bénéfices réservés exclusivement aux consommateurs[3]. Toutefois, cette participation des ouvriers non seulement aux bénéfices, mais à la propriété (co-partnership) est énergiquement réclamée par une partie des coopérateurs anglais et déjà réalisée par le magasin en gros des sociétés d’Écosse. — Dans le système individualiste (qu’il vaudrait mieux appeler autonomiste), l’initiative part des ouvriers eux-mêmes se constituant en associations autonomes, et le rôle des sociétés de consommation se borne à leur prêter des capitaux, à leur assurer des débouchés et à les empêcher de se faire concurrence[4].

Comme conclusion à ce chapitre et à tout le livre sur la répartition, disons que si, on pense que l’évolution politique procède par ces trois phases successives, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, république, — on a droit de penser que l’évolution économique dans ses formes successives, d’abord coercitive, esclavage, puis patronale, salariat, puis patronale tempérée par la participation aux bénéfices et une certaine part accordée aux ouvriers dans la propriété et direction de l’entreprise, enfin coopérative avec l’association de production — devra correspondre, étape par étape, à l’évolution politique. Mais on a droit aussi de penser que l’avènement de la démocratie dans la sphère économique sera plus lente, plus difficile et ménagera encore plus de déceptions que dans la sphère politique.

  1. Quelques-unes des sociétés coopératives de production de Paris comptent 10 salariés pour un seul associé (celle des lunetiers, par exemple, 131 associés et 1.480 salariés — et ses actions ont monté de 300 à 50.000 francs) ! elles ne sont évidemment coopératives que de nom. Pour éviter cet abus, un projet de loi française sur les sociétés coopératives les obligerait à faire participer leurs ouvriers aux bénéfices.
  2. C’était aussi le système de Lassalle. Il demandait que l’État consacrât quelques centaines de millions de marcs à commanditer des sociétés coopératives de production, de façon à leur permettre de soutenir victorieusement la concurrence contre les entreprises patronales.
    Aujourd’hui le collectivisme est nettement hostile à la coopération de production. En effet, l’association de production, si elle vise à supprimer le salariat, maintient à la base de son organisation la propriété individuelle des capitaux, puisqu’elle vise précisément à rendre les ouvriers copropriétaires de leurs instruments de production. Or le collectivisme se propose au contraire de « socialiser » les instruments de production, c’est-à-dire de les soustraire à toute appropriation individuelle, travailleurs eux-mêmes. On a vu cet antagonisme de tendances se manifester dans la récente grève de Carmaux quand il s’est agi de créer « la verrerie aux verriers ». Les socialistes ont protesté en disant qu’il fallait créer une « verrerie ouvrière », c’est-à-dire appartenant à toute la classe ouvrière — et c’est ce qu’on a fait, sans beaucoup de succès, semble-t-il.
    L’école économique libérale parle de l’association coopérative de production avec la même condescendance ironique que de la participation aux bénéfices et de la coopération en général. En effet n’admettant pas comme possible l’abolition du salariat, elle ne saurait admettre celle du patronat.
  3. Il va sans dire que ces ouvriers participent aux bénéfices en tant que consommateurs s’ils sont eux-mêmes membres de la société de consommation qui les emploie.
  4. En Angleterre, les associations autonomes de production étaient en 1897 au nombre de 201 avec un personnel de 8.900 ouvriers associés et une production de 73 millions de francs. — Les entreprises de production fondées directement par les sociétés de consommation soit isolées soit groupées en Wholesales (magasins de gros) employaient 18.000 ouvriers et produisaient pour 120 millions de francs d’articles divers (Voir plus loin pour les sociétés coopératives de consommation).