Principes d’économie politique/III-II-IV-II

II

DES LOIS QUI RÈGLENT LE PROFIT.

Comment se calcule le profit ? Il semble que rien n’est plus aisé qu’une telle opération et le plus petit entrepreneur sait la faire à merveille pour son propre compte. De la valeur du produit fabriqué, c’est-à-dire de son prix-courant sur le marché, il retranche ses frais de production et le résultat de cette soustraction, c’est son profit.

Et pourtant ce calcul est un des points difficiles de la théorie économique la difficulté, c’est de savoir au juste ce qu’il faut faire figurer dans les frais de production. D’abord, et nulle difficulté sur ce point, les salaires payés par l’entrepreneur aux ouvriers qu’il a employés, puis, dans le cas où il a emprunté tout ou partie du capital, aussi l’intérêt de ce capital voilà les deux éléments essentiels des frais de production. Si l’on représente par la valeur du produit fabriqué, par le salaire, par l’intérêt , le profit sera donné par la simple formule

Mais il semble qu’il manque bien des choses dans cette formule des frais de production ?

Pourquoi la rente foncière n’y figure-t-elle pas au même titre que l’intérêt ou le salaire ? Théoriquement l’entrepreneur, comme nous l’avons dit souvent, a pour rôle de louer non seulement le travail et le capital mais aussi la terre — et, en fait, il arrive souvent, en effet, qu’il doit la louer : alors pourquoi ne pas faire figurer dans les frais le prix de location

du troisième de ces facteurs de la production aussi bien que des deux premiers ?

Les économistes de l’école anglaise ont toujours répondu, en se fondant sur la théorie de Ricardo, que la rente foncière ne faisait jamais partie des frais de production parce qu’au contraire elle était elle-même déterminée par ces frais (Voy. ci-dessus, p. 507). Mais cette doctrine est trop absolue. Dans tous les cas où la rente est le prix d’un véritable monopole, par exemple pour les terrains et les usines situés dans les villes ou près d’une chute d’eau, elle figure certainement dans les frais, et si l’entrepreneur est obligé d’en payer le loyer, ce loyer doit figurer dans les frais, au même titre que salaire et l’intérêt. En somme, l’entrepreneur doit déduire sur la valeur du produit la part de tous ses collaborateurs rien de plus simple[1].

Mais cet entrepreneur fournit aussi généralement lui-même quelque chose, probablement le terrain et les bâtiments, probablement aussi tout ou partie du capital, enfin en tout cas un travail quelconque d’organisation et de direction. Or, le loyer de cet emplacement, l’intérêt de ce capital et le salaire de ce travail, ne doivent-ils pas figurer aussi dans les frais de production ? Qu’importe que ces éléments représentent l’apport personnel de l’entrepreneur et qu’il n’ait pas eu besoin de les emprunter ? S’il ne les avait pas engagés dans cette entreprise, il aurait pu en tirer parti autrement de son emplacement en le louant, de son capital en le plaçant, de son propre travail et de son intelligence en l’utilisant ailleurs. Alors il faut bien qu’il retrouve dans l’entreprise au moins l’équivalent de ce qu’il aurait pu retirer dû toute autre façon : sinon il ne tentera pas l’entreprise[2].

Mais sur quel pied alors évaluer ces divers éléments de production qui constituent l’apport personnel de l’entrepreneur ?

Pour le loyer, rien de plus simple on l’évaluera au même prix que l’entrepreneur devrait payer lui-même pour se procurer un emplacement équivalent.

Pour le capital, rien de plus simple non plus on calcule l’intérêt au taux courant, celui auquel l’entrepreneur doit payer les capitaux qu’il emprunte lui-même. Et par le fait, dans toute comptabilité bien tenue, l’entrepreneur fait figurer sur son livre de compte, l’intérêt du capital qu’il a apporté. — Mais pourtant il faut encore que l’entrepreneur ajoute quelque chose à cet intérêt, à savoir la prime d’assurance contre les risques. Il ne s’agit pas ici du risque de la perte possible du capital (qui est déjà compris dans l’intérêt, ainsi que nous l’avons vu), mais du risque résultant de la variabilité des circonstances qui dans l’industrie font alterner les bonnes et les mauvaises années— les vaches grasses et les vaches maigres du songe de Pharaon. En supposant, par exemple, une entreprise à revenu si variable qu’elle ne donnât de profits qu’une année sur deux, il faudrait évidemment, pour que l’entrepreneur retirât un revenu moyen égal au taux courant de l’intérêt, que le taux du profit fût le double du taux courant de l’intérêt, 10 p. 0/0, par exemple, au lieu de 5 p. 0/0. La différence est précisément ce que nous appelons la prime d’assurance contre les risques[3].

C’est seulement pour le travail personnel de l’entrepreneur que le calcul est plus difficile quel est le salaire qu’on doit lui attribuer ? Les économistes répondent le même qu’il devrait allouer à quelqu’un qui aurait tes capacités voulues pour le remplacer, à un bon gérant, ou le même auquel il pourrait prétendre lui-même s’il voulait louer ses services. Mais il est évident que cette évaluation est assez arbitraire. Il est vrai pourtant qu’il ne manque pas d’entrepreneurs qui comptent dans leurs frais et inscrivent sur leur livres un certain traitement qu’ils s’attribuent à eux-mêmes[4].

Voilà donc à peu près tous les frais de production[5]. Il n’y a qu’à en faire le total et à le soustraire de la valeur produite, et ce qui restera ce sera le profit. Seulement, quand on aura compté et déduit tout ce que nous venons d’énumérer, restera-t-il encore quelque chose ? Il est permis d’en douter ! Et voilà une surprise !

Il restera quelque chose dans un seul cas, cela est bien évident, dans le cas où la valeur du produit sera supérieure à la somme des frais de production que nous venons d’énumérer cas qui ne peut se présenter qu’autant que l’entrepreneur est investi d’un certain monopole, dans le sens large que nous avons donné à ce mot. Mais si l’on suppose un malheureux entrepreneur qui n’apporte rien d’autre sur le marché des services que ce que tout le monde peut donner, il n’y aura point de profit en effet. — Pourquoi en être surpris ? C’est la conséquence nécessaire et la confirmation de la définition même que nous avons donnée du profit dans le chapitre précédent. Cela est nécessaire et même cela est juste :

Nécessaire, car si la concurrence des entrepreneurs entre eux est libre, comme elle les pousse toujours du côté où ils aperçoivent un profit à gagner, elle ne peut manquer de ramener la valeur du produit au niveau des frais dé production (Voy. la démonstration, p. 172).

Juste, car du moment que l’entrepreneur a touché, en plus de là part qu’il est obligé de céder à ses collaborateurs, l’intérêt de son propre capital, l’assurance contre les risques possibles, et la rémunération équitable de son travail de direction — que peut-il réclamer de plus[6] ?

    finit tôt ou tard par régler le taux du profit, parce que le monopoleur ne tarde pas à être délogé de sa situation par d’autres (Voy. p. 81), et parce que lui-même d’ailleurs a intérêt à abaisser les prix (Voy. p. 177).

  1. Il résulte donc de ceci que les frais de production des entrepreneurs, ce sont les revenus de ses collaborateurs, c’est-à-dire des autres membres de la Société. Alors on ne doit pas les compter comme frais de production pour la Société en général ? Non certainement pour la Société, le compte des frais de production est différent de ce qu’il est pour un entrepreneur. Pour elle, les frais de production sont constitués par la totalité des valeurs consommées au cours de la production — c’est-à-dire la totalité de la valeur des capitaux circulants, l’amortissement seulement des capitaux fixes — et pour elle, le profit c’est l’excédent des valeurs produites sur les valeurs consommées.
  2. Et pourtant, si on regarde de près les nombreuses entreprises qui fonctionnent dans un pays quelconque, on en trouvera certainement plus d’une qui ne produit pas assez pour rémunérer au taux courant les capitaux qui ont été engagés. D’où vient que, dans de semblables conditions, elles continuent cependant à fonctionner ? Cette contradiction apparente s’explique aisément en considérant la nature des capitaux engagés. S’ils sont sous la forme de capitaux fixes, il est impossible dé leur donner, quand bien même on le voudrait, une destination différente de celle pour laquelle ils ont été formés. On n’a donc que le choix de les abandonner complètement ou de se contenter du revenu si minime qu’il soit, qu’on pourra en tirer. Évidemment on préférera le second parti, puisqu’il vaut mieux encore ne perdre qu’une partie que perdre tout. Le cas se présente assez fréquemment pour les chemins de fer, tramways, mines, etc.
  3. Il est à remarquer que cette prime devrait être rayée des frais de production si l’on considérait un pays tout entier, ou même toute une branche d’industrie à ta fois, celle des mines de charbon, par exemple. Un capitaliste qui placerait son argent en actions de toutes les entreprises industrielles ne courrait aucun risque et c’est d’ailleurs en conformité de cette loi que les capitalistes avises ont soin de ne pas mettre « tous leurs œufs dans le même panier ».
  4. Il est probable que le traitement que s’attribuera le patron sera supérieur à celui qu’il allouerait à un employé à mérite égal, supérieur même à celui auquel il prétendrait lui-même s’il cherchait une place. Cela est naturel et juste, car sans compter même la supériorité de capacité qui résulte ou devrait résulter d’une éducation supérieure, il faut compter au moins les responsabilités, les préoccupations et les risques du métier d’entrepreneur, non point les risques du capital déjà comptés, mais les risques de sa situation et de son honneur commercial, et si on ne devait pas gagner plus comme entrepreneur que comme employé salarié, mieux vaudrait se faire employé ; on y gagnerait au moins la tranquillité ! Et il ne manque pas d’ailleurs de gens, en France surtout, qui font précisément ce raisonnement.
  5. Et la valeur des matières premières et du transport, dira-t-on peut-être, ne doit-elle pas figurer au premier rang dans les frais de production ? Dans les comptes d’un entrepreneur individuel, oui, sans doute, mais quand il s’agit de déterminer le profit en général, non certainement, car la valeur de ces matières premières se décompose elle-même en salaires, intérêts et profits du précédent entrepreneur et ainsi de suite en remontant jusqu’aux premiers anneaux de la chaîne.
    Cependant, en dehors des éléments constitutifs des frais de production que nous avons analysés, il en est bien quelques autres qu’il faudrait ajouter pour être complet, tels que l’entretien et l’amortissement des capitaux employés en nature (car pour le capital argent, richesse impérissable et inusable, ces frais n’existent pas, voy. p. 497, note 1), puis l’impôt, car l’État aussi est un collaborateur imposé qui prélève sa part.
  6. Les économistes anglais exprimaient la même idée en disant que le profit rentrait dans les frais de production. L’expression est déconcertante un profit qui fait partie des frais !
    M. Walras emploie une formule plus exacte, mais qui n’étonne guère moins, en disant que le taux normal du profit est zéro. Il entend par là que sous le régime hypothétique de libre concurrence qui sert de base à son système d’équations mathématiques, le prix auquel l’entrepreneur achète les services producteurs (y compris le sien propre) et le prix auquel il revend les produits fabriqués doivent être nécessairement égaux ce qui réduit nécessairement son bénéfice à zéro.
    Cela revient à dire que le seul revenu normal de l’entrepreneur est