Principes d’économie politique/III-II-IV-III

III

DE LA LÉGITIMITÉ DU PROFIT.

Précisément parce que l’entrepreneur est le grand premier rôle sur la scène économique, c’est lui que visent surtout les attaques du socialisme.

Déjà Owen, au commencement de ce siècle, voyait dans le profit le résumé de tout le mal économique et s’efforçait de l’abolir par l’institution d’un magasin d’échange où les travailleurs pourraient échanger leurs produits contre des bons de travail et réciproquement, sans avoir à passer sous le joug de l’entrepreneur et par conséquent sans avoir à lui payer tribut sous forme de profit.

Mais c’est surtout depuis le livre de Karl Marx sur le Capital que l’attaque s’est précisée. Voici sommairement de quelle façon ce rude jouteur démolit le revenu de l’entrepreneur, du patron.

L’assimilation établie par les économistes entre le rôle de l’entrepreneur et celui du travailleur est absurde ou du moins surannée. Autrefois le patron qui travaillait lui-même avec ses ouvriers, primus inter pares, pouvait être considéré

comme un travailleur et un producteur. Le cas peut encore se présenter aujourd’hui, exceptionnellement, dans la petite industrie. Dans la grande, qui est la seule forme de l’avenir, le patron est uniquement un capitaliste et n’est patron que parce qu’il est riche, comme on était officier dans l’ancien régime parce qu’on était noble. Et il fait rapporter un profit à son capital, comme un trafiquant, par un simple commerce il achète pour revendre. Qu’achète-t-il ? la force de travail de l’ouvrier, sous forme de main-d’œuvre. Que revend-il ? cette même force de travail sous la forme concrète de marchandises. Et la différence constitue son profit.

Mais comment y a-t-il un profit, car il ne faut pas oublier que Karl Marx admet que la valeur a pour fondement le travail ? Il semble donc que le produit ne peut avoir sur le marché une valeur supérieure au travail de l’ouvrier qui l’a fait et qu’ainsi le profit ne puisse prendre naissance ? C’est justement ici le nœud du problème, « le mystère d’iniquité » dont la découverte a fait la gloire de Karl Marx. Écoutons.

Le produit livré par l’entrepreneur sur le marché a en effet une valeur déterminée par le travail qu’il a coûté : mettons que l’ouvrier ait mis 10 heures à le faire : sa valeur est de 10 heures de travail. Mais il n’en résulte point que l’entrepreneur devra payer à l’ouvrier un salaire équivalent à 10 heures de travail ; il lui paiera sa main-d’œuvre ce qu’elle vaut, et que vaut-elle au juste ? Sa valeur est déterminée, comme le serait celle d’une machine, par exemple, par son coût de production. Quand il s’agit de cette machine humaine qu’on appelle la main-d’œuvre, les frais de production ce sont les frais indispensables pour produire un ouvrier, c’est-à-dire pour l’élever et pour le faire vivre. Supposons que les frais nécessaires pour entretenir un ouvrier et pour amortir ce capital humain soient représentés par 5 heures de travail en moyenne en ce cas, en donnant à l’ouvrier sous forme de salaire une valeur équivalente à 5 heures de travail, le patron paie la main-d’œuvre précisément ce qu’elle vaut, d’après les lois mêmes de la valeur et de l’échange. Et pourtant il est clair qu’il fait un joli bénéfice, puisqu’il a déboursé, somme toute, l’équivalent de 5 heures de travail et qu’il va empocher par la vente de la marchandise l’équivalent de 10 heures de travail. Il y a donc 5 heures de travail dont il profite sans avoir eu à les payer, 5 heures pendant lesquelles, l’ouvrier travaille gratis pour son compte. Son profit, c’est une certaine quantité de travail non payé : voilà tout le secret de l’exploitation capitaliste.

Objectera-t-on que ces chiffres sont absolument arbitraires ? Sans doute, mais ce qui est certain et nullement arbitraire, c’est que la valeur produite par le travail d’un homme est, en règle générale, supérieure à la valeur nécessaire pour faire vivre cet homme, et cela même pour le travailleur isolé et primitif (la preuve, c’est que sans cette plus-value jamais la civilisation n’aurait pu naître ni même la population s’accroître) ; — à plus forte raison l’est-elle pour le travailleur engrené dans le mécanisme de la division du travail et de l’organisation collective. Et le patron, une fois possesseur de cette force de travail parce qu’il l’a achetée, invente mille moyens ingénieux pour lui faire rendre tout ce qu’elle peut donner, en prolongeant autant que possible là durée de la journée de travail, en stimulant l’ouvrier par l’appât trompeur du travail à prix fait, en épuisant les femmes et les petits enfants à l’aide de machines qui permettent d’utiliser leurs faibles bras. D’autre part, la valeur à laquelle il paie la main-d’œuvre va diminuant au fur et à mesure que les frais d’entretien de cette main-d’œuvre vont diminuant aussi par l’effet du progrès. Si l’on pouvait arriver par exemple à accroître la productivité du travail dans des proportions telles que cinq minutes fussent suffisantes pour produire la nourriture d’un homme pendant un jour, eh bien ! une journée d’ouvrier n’aurait plus qu’une valeur équivalente à celle de 5 minutes de travail ; tel est le salaire que donnerait le patron désormais et il garderait l’excédent, c’est-à-dire toute la valeur produite pendant les 9 heures 55 minutes restant !

Tout cet échafaudage dialectique, destiné à démontrer que le profit est, par sa nature même, une spoliation du travail et ne peut être autrement, repose sur cette base que la valeur des choses est déterminée, pour la main-d’œuvre comme pour le marchandises, par le coût de production. Donc pour ceux qui, comme nous, n’admettent par cette théorie de la valeur — pas même pour la valeur des produits, a fortiori pour la valeur du travail humain — tout croule !

Cela n’enlève pas à cette argumentation une valeur critique considérable en tant que dossier d’accusations formidables et, pour une bonne part, très justifiées contre l’institution du patronat et celle corrélative du salariat : — notamment que la main-d’œuvre n’est qu’une marchandise dont on trafique, que le patron cherche à la payer le moins possible et qu’il y a pendant longtemps réussi. Mais à cela on peut répondre par les faits nouveaux que nous avons signalés à propos du salaire, par les syndicats, par la législation ouvrière, par la coopération, et tout cet ensemble de mesures qui tend précisément à régler le taux du salaire par d’autres lois que celles qui régissent le cours des marchandises.

Mais tout en admettant que le profit n’est pas nécessairement illégitime ni le patron nécessairement un exploiteur, on peut se demander si la fonction sociale de l’entrepreneur est indispensable et définitive, comme l’assurent les économistes, ou si elle est au contraire une simple « catégorie historique ». Ceci est une autre question.

Puisque nous avons déjà admis, à propos du salaire, que le salariat ne pouvait être un état définitif, nous ne saurions admettre une conclusion différente pour le patronat, les deux institutions étant inséparables comme la face et le revers d’une même médaille. L’association coopérative, qui nous parait l’aboutissant de l’évolution économique, implique nécessairement l’abolition du patronat.

La fonction économique de l’entrepreneur, si on la réduit à son essence même, consiste, nous l’avons vu, à acheter les services producteurs pour les revendre sous forme de marchandises, ce qui revient à dire à servir d’intermédiaire entre les travailleurs, capitalistes et propriétaires d’une part et les consommateurs d’autre part. Or, le rôle d’intermédiaire n’est pas d’une importance sociale telle qu’on ne soit pas autorisé à en prévoir la suppression. Au contraire, la tendance générale aujourd’hui est en ce sens. Nous l’avons constatée et approuvée en ce qui concerne le marchand : nous ne saurions la nier et la désapprouver en ce qui concerne l’entrepreneur[1].

Toutefois, l’exemple même des sociétés coopératives de production nous montre que le moment de cette abolition ne paraît pas encore venu, puisque la plupart de ces associations échouent précisément fauté de pouvoir remplacer le patron !

Il est vrai que les sociétés anonymes, par contre, réussissent fort bien et se développent tous les jours et cependant elles semblent se passer parfaitement de patron. Et c’est même là l’argument capital des collectivistes pour prouver que le patron désormais ne sert plus à rien et qu’il est un simple parasite. Cette dénomination juridique de société anonyme indique assez clairement, disent-ils, qu’il n’y a point de patron, dans le sens que les économistes donnent à ce mot, c’est-à-dire d’individu à la fois propriétaire de l’entreprise et directeur, touchant les profits mais fournissant en échange un travail quotidien. Le patron s’est évanoui, ou plutôt s’est décomposé d’une part en directeurs salariés et d’autre part en actionnaires oisifs. Qu’on supprime ceux-ci, et l’entreprise marchera tout comme auparavant. Or par suite de l’évolution fatale qui substitue la grande production à la petite et la société anonyme à l’entreprise individuelle, tous les patrons seront bientôt réduits à ce rôle d’actionnaires bornant leur rôle à détacher des coupons, et une fois leur inutilité ainsi démontrée par les faits, leur rôle sera fini et te prélèvement qu’ils exercent sur le produit du travail, aboli[2]. particulier Il est certain que ces actionnaires, appelés par les Anglais du nom si expressif de sleeping partners (associés dormant), ne semblent pas exercer une fonction sociale bien active. Aussi avons-nous dit à diverses reprises que l’apparition de cette nouvelle catégorie de propriété et de revenu nous paraissait dangereuse, non seulement pour le patronat, mais pour la propriété individuelle elle-même. On peut bien dire en sa faveur, comme le font la plupart des économistes, qu’elle démocratise la grande propriété capitaliste en la divisant en un grand nombre de petites coupures, mais nous croyons plutôt qu’elle fait un pont d’or à l’expropriation collectiviste.

Néanmoins il y a dans l’argument tiré des sociétés par actions une certaine part d’illusion. Il faut remarquer :

1° qu’il n’est aucune société, si anonyme qu’elle soit, qui n’ait été fondée par quelqu’un en vue d’en retirer des profits, et bien peu qui ne continue à être dirigée au point de vue financier, sinon au point de vue technique, par quelque gros actionnaire qui est le véritable patron[3] ;

2° qu’au reste, dans les sociétés par actions, l’absence d’un patron effectif ne laisse pas que de constituer une cause d’infériorité très marquée et entraîne quelques-uns des inconvénients inhérents aux grandes administrations publiques (et que présenterait sans doute le système collectiviste lui-même s’il était appliqué) : — à savoir l’absence d’initiative individuelle, les procédés de la bureaucratie, le gaspillage du travail et du capital dont l’entreprise de Panama a donné un inoubliable exemple. Et nous sommes bien éloigné d’y voir, comme M. de Molinari, la forme future et idéale de la production (Voy. ci-dessus, p. 188, note 2).

D’une façon générale on est très porté à exagérer le taux des profits. Le fait que dans une entreprise quelconque le profit est accumulé entre les mains d’un seul, tandis que le salaire est éparpillé entre les mains de centaines ou de milliers de copartageants, fait illusion sur leur importance respective. Si par suite de la suppression de tous les patrons, on pouvait distribuer leurs profits entre les mains de tous les ouvriers, ceux-ci seraient fort désagréablement surpris en constatant que cette expropriation ne grossirait que dans une assez faible proportion la part de chacun d’eux[4].

    celui qu’il touche à titre de travailleur, ou de capitaliste et que le surplus (ce qu’on appelle généralement le profit) n’est qu’un accident heureux.
    Cette thèse, qui paraît au premier abord paradoxale, paraîtra plus claire si nous considérons le profit sous sa forme la plus simplifiée, le dividende.
    Elle veut dire que si deux-capitalistes avaient mis une somme égale dans les mêmes entreprises, le premier tout en actions, le second tout en obligations, ils se trouveraient, au bout d’un laps de temps assez long, disons cinquante ans, avoir touché exactement le même revenu. Or cette assertion sera, croyons-nous, confirmée par les gens qui ont l’expérience des-affaires. Il n’est même pas certain que, tout compte fait, le revenu actions ne se trouvât inférieur au revenu obligations, à raison de cette loi psychologique qui fait que les hommes attachent toujours une valeur exagérée aux bonnes chances et une insuffisante aux mauvaises.

    lier celui tiré de l’actionnariat, sont très clairement exposés par M. Vandervelde dans la Revue socialiste de février 1894.

  1. Il est clair qu’il faudrait raisonner autrement si la fonction caractéristique de l’entrepreneur était, comme le pense par exemple M. Paul Leroy-Beaulieu, l’invention. Jamais en effet le rôle social de l’inventeur ne sera aboli. Mais que de fois l’invention a été faite par un non-entrepreneur et l’entrepreneur s’est borné à lui acheter son invention, soit pour l’exploiter lui-même, soit pour monter une société ! On ne saurait prétendre donc que la suppression de l’entrepreneur entraîne forcément celle de l’inventeur.
  2. Les arguments contre la fonction sociale des patrons et en
  3. Nous ne nions pas que certaines entreprises fondées depuis longtemps, arrivées à une forme quasi-définitive et qui marchent en quelque sorte en vertu de la vitesse acquise, — comme les compagnies d’assurances, celles des chemins de fer, etc. — ne puissent se passer complètement de patron et même ne soit mûres pour l’exploitation par l’État. Tout ce que nous disons, c’est que nous ne croyons pas que de longtemps encore on puisse se passer de l’entrepreneur pour créer des entreprises.
  4. Une enquête officielle a donné les chiffres suivants pour la production des mines de charbon de toute la France en 1893 :
    Les salaires payés ont été de 152.077.000 francs, soit en moyenne 1.146 francs par ouvrier.
    Les dividendes distribués par 151 mines se sont élevés à 34.502.000 francs. Mais, par contre, les pertes subies par 150 mines se sont élevées à 8.903. 000 francs — ce qui réduit le bénéfice net de la production minière à 25.599.000 francs.
    Cela représente à peu près 1/6 du salaire, soit 192 fr. 90 par tête d’ouvrier, ou bien encore environ 64 centimes par jour sur un salaire moyen de 3 fr. 82. C’est bien quelque chose assurément, mais beaucoup moins qu’on pourrait le croire d’après les dénonciations passionnées des socialistes. Et remarquez qu’il faudrait déduire, pour avoir le profit proprement dit, et conformément aux règles que nous venons de poser, l’intérêt des énormes capitaux engagés dans ces mines, sans oublier celui des capitaux engloutis dans les mines abandonnées, ou en déficit ; M. Hector Denis, le savant professeur de Bruxelles, dont les tendances socialistes sont bien connues, mais qui apporte dans ses calculs une sérénité toute scientifique, évalue le gain annuel du capital par tête d’ouvrier à un chiffre moindre encore : 158 francs dans la province de Liège, 150 francs dans le Hainaut (soit environ 0 fr. 50 par journée de travail).