Principes d’économie politique/III-II-I-II

II

HISTORIQUE DU SALARIAT.

De tout temps, même dans l’antiquité et sous le régime de l’esclavage, il y a eu des hommes pauvres, mais libres, qui louaient leur bras à un riche en échange d’un certain prix en argent ou en nature et qui par conséquent rentraient à peu près dans la définition du salarié[1]. Mais c’était l’exception. Il ne pouvait guère y avoir de place pour eux dans cette longue période que nous avons appelée « l’économie de famille » (p. 151) où le maître de la maison se procurait par le travail de ses serviteurs, de ses esclaves, de ses serfs, tout ce qui lui était nécessaire. Il semble que ces travailleurs libres étaient plutôt ce que nous appelons aujourd’hui des artisans, c’est-à-dire des producteurs autonomes, vivant de quelque métier et qui, à certains moments, étaient loués comme surnuméraires quand le personnel esclave ou domestique ne suffisait pas[2].

Il n’y avait guère plus de place pour le salarié proprement dit sous le second régime, celui de l’industrie corporative. Sans doute « les compagnons » étaient payés par le maître, mais ils n’étaient point vis-à-vis de lui dans les rapports de salariés à patron. L’étymologie même du mot compagnon, (cum pane) commensal, dit assez quel genre de rapports existaient entre eux, du moins à l’origine. Et ce n’étaient pas seulement des rapports de vie commune et d’aide mutuelle, c’étaient aussi des liens d’obligations réciproques. Les compagnons ne pouvaient ni être congédiés au gré du patron ni s’en aller à leur fantaisie : leurs salaires et leur travail étaient régies par les statuts des corporations. Tous avaient d’ailleurs l’espoir de s’établir comme maîtres un jour et pour beaucoup il se réalisait.

En un mot, le salariat et la maîtrise ne représentaient point deux classes sociales opposées, mais deux étapes successives de l’existence professionnelle.

Mais quant à la fin du moyen âge, les petits marchés urbains cessent d’être le centre de la vie économique et que la constitution des grands États modernes, l’ouverture de routes nouvelles, commencent à créer des marchés nationaux et même internationaux, les petits maîtres d’autrefois ne sont plus assez riches pour suffire à la production. Ils sont remplacés peu à peu par des capitalistes, des riches marchands, qui plus tard deviendront des chefs d’industrie, et c’est ainsi que se dessine peu à peu le type du patron. En même temps les compagnons voient se fermer l’accès de la maîtrise. Ils commencent à former une classe distincte. Ils se voient exclus des corporations et opposent aux « maîtrises », c’est-à-dire aux associations des patrons, les « compagnonnages », c’est-à-dire les associations d’ouvriers, première forme de nos syndicats ouvriers. Désormais le capital et la main-d’œuvre vont marcher séparés.

Il fallait cependant encore quelque chose de plus pour créer le type du salarié tel qu’il existe aujourd’hui. Il fallait supprimer toutes les restrictions et réglementations qui faisaient l’infériorité économique du régime corporatif, qui liaient l’ouvrier tout en le protégeant, et rendre la main-d’œuvre absolument mobile pour pouvoir l’organiser à volonté. C’est ce que réalisèrent d’abord les manufactures qui, étant créées en dehors et même à l’encontre des corporations, se trouvèrent par la même affranchies de tous leurs règlements et purent appliquer librement la division du travail et la production sur une grande échelle. C’est ce que réalisèrent d’une façon plus générale les édits de Turgot et ceux de la Révolution, décrétant la liberté complète du travail[3].

Désormais les ouvriers furent libres en effet, libres de vendre leur travail au prix fixé par la loi de l’offre et de la demande sur le marché, libres de le refuser, libres de s’en aller quand bon leur semblait. Et les patrons aussi naturellement furent libres, sous les mêmes conditions, de les payer au prix minimum auquel ils pourraient se les procurer, hommes, femmes ou enfants, et de les congédier à leur gré. Le contrat du salaire fut désormais un contrat aussi libre qu’un contrat de vente — même beaucoup plus simplifié, car la loi ne daigna pas s’en occuper — et la main-d’œuvre devint une marchandise dont la valeur fut réglée par les mêmes lois qu’une marchandise quelconque. Alors le salariat fut véritablement constitué.

Personne, même parmi les socialistes, ne songe à nier que ce régime n’ait donné un grand essor à la production et n’ait puissamment armé l’industrie. Mais aucun esprit impartial ne niera non plus que cette liberté réciproque n’ait d’abord beaucoup plus profité aux patrons qu’aux ouvriers. Ceux-ci isolés, désorganisés, victimes d’une législation qui ne leur permettait pas de s’associer, se trouvèrent dans les plus mauvaises conditions pour tirer parti de leur marchandise, c’est-à-dire de leur travail, et ne purent le vendre qu’à vil prix. Et on s’accorde généralement à reconnaître que jusqu’au milieu de ce siècle du moins, la condition des ouvriers salariés en Europe a été très dure, et que le salariat leur a été même moins avantageux que les régimes antérieurs.

Toutefois il est vrai que la face des choses tend à changer depuis une trentaine d’années :

1° Parce que les ouvriers salariés ont appris à s’organiser et à se grouper pour mieux défendre leurs intérêts et que par tout pays ont été levées les prohibitions législatives qui mettaient obstacle à l’exercice d’un droit si légitime ;

2° Parce que tout un ensemble de lois, qu’on désigne sous le nom de « législation ouvrière » et que nous résumerons plus loin, conspire à reconstituer dans les fabriques modernes les garanties qui existaient dans le régime corporatif et dont elles s’étaient affranchies : — réglementation des heures de travail, assurances contre les risques, prescriptions hygiéniques, et, sinon encore fixation d’un certain taux de salaire, du moins certaines garanties quant à la façon dont ce salaire sera payé et quant au renvoi des ouvriers.

  1. Primitivement salarium désignait la paye donnée au soldat pour se procurer du sel.
  2. Souvent aussi le maître louait ses esclaves à d’autres personnes moyennant un certain prix qu’on peut bien appeler un salaire, mais qui diffère du tout au tout du salaire actuel, puisque c’était le maître et non l’esclave qui le touchait.
  3. Voy. le livre capital de M. Levasseur sur l’Histoire des classes ouvrières en France.