Principes d’économie politique/III-I-I-VII


VII

DU DROIT À L’OISIVETÉ.


Dans toutes les sociétés, sauvages ou civilisées — et plus encore, quoi qu’on en dise, dans les premières que dans les secondes — on trouve une catégorie de gens, en minorité naturellement, qui ne font rien. Quoiqu’ils ne travaillent pas, cela ne les empêche pas de vivre et même de bien vivre. D’ordinaire c’est dans cette classe que se trouvent les plus gros revenus. Et non seulement ces revenus sont souvent plus gros que ceux qui viennent du travail, mais ils ont surtout cette supériorité d’être plus réguliers : qu’il neige ou qu’il vente, que le rentier soit bien portant ou confiné dans son lit par la maladie, qu’il soit jeune ou invalide, qu’il reste chez lui ou qu’il coure le monde comme un globe-trotter, toujours son revenu court après lui et ne lui fait jamais défaut : c’est ce qu’on appelle « avoir des rentes ». Ainsi le fait d’avoir des rentes assure deux biens autrement précieux que toutes les jouissances que la fortune sous d’autres formes peut procurer : la sécurité et l’indépendance. Voilà assurément une situation bien privilégiée et il est permis de demander à ces heureux mortels quel dieu leur a fait ces loisirs : Deus vobis hœc otia fecit ?

Pour donner une réponse complète, il faudrait avoir étudié l’origine des diverses catégories de revenus, particulièrement l’intérêt et la rente foncière, mais en somme toutes ces explications, que nous examinerons plus loin, peuvent se ramener à celle-ci : le rentier vit sur le produit d’un travail passé.

Cela saute aux yeux, par exemple, pour le fonctionnaire de l’État qui touche sa pension de retraite et pour quiconque a économisé pour ses vieux jours. Personne n’a rien à objecter à cela. L’homme ne peut être condamné aux travaux forcés à perpétuité : quand il a travaillé pendant la période productive de sa vie, il est bien juste qu’il puisse se reposer pendant la période improductive. Les socialistes mêmes, tels que Bellamy dans son roman Looking Backward[1], annoncent que dans le régime collectiviste l’homme à 45 ans sera libéré de tout service vis-à-vis de la société et qu’à partir de cet âge il fera ce qu’il voudra et vivra en rentier.

Mais cela est également vrai pour les rentiers qui ne peuvent invoquer leur travail passé parce qu’ils n’ont rien fait depuis leur naissance. Ceux-ci aussi vivent ou sont présumés vivre sur un travail passé : celui de leur père, grand-père, ou bisaïeul qui, à une époque quelconque, a créé la fortune et la leur a laissée avec le droit de la mander dans l’oisiveté.

Nous avons comparé les pièces de monnaie à des bons de consommation donnant droit à consommer telle quantité de richesses qu’on choisira jusqu’à concurrence de leur valeur. Un homme a gagné par son travail un grand nombre de ces bons : s’il ne veut pas les utiliser présentement ni plus tard pour lui-même, il les transmettra à quelqu’un qui les utilisera à son lieu et place. Mais voici que nous rencontrons la grosse question de l’hérédité.

L’hérédité qui assure aux fils des riches, jusqu’à la centième génération peut-être, le privilège d’être riches à leur tour sans avoir rien fait pour le mériter, était considérée par les socialistes d’autrefois, Saint-Simon par exemple (Voy. p. 424), comme un des vices les plus graves de l’ordre social, comme la cause principale de toutes les injustices qui règnent dans la répartition des richesses.

Pourtant, il y aurait quelque puérilité à s’opposer à l’hérédité des richesses alors qu’on ne peut songer à empêcher la transmission par l’hérédité de tant d’autres privilèges plus importants encore que celui de la fortune, tels que la santé, le talent, les vertus, la considération sociale, le nom même qui, à lui seul, dans bien des cas, vaut une fortune. Certes s’il est un fait qui mérite le nom de loi naturelle plus encore que l’inégalité, c’est bien celui de l’hérédité.

On ne saurait nier non plus qu’en enlevant aux hommes le droit de disposer du fruit de leurs travaux, on n’affaiblisse un des plus puissants ressorts de la production. Des biens dont nous ne pourrons plus disposer, qui seront intransmissibles, perdront par là même une partie de leur utilité ils seront moins désirés et on fera moins d’efforts pour les produire. Ils sont nombreux en ce monde, disons-le à l’honneur de la nature humaine, les hommes qui travaillent et qui épargnent bien moins pour eux-mêmes que pour d’autres. Si vous les forcez à ne songer qu’à eux-mêmes, ils travailleront moins et dépenseront davantage. Que de richesses en ce cas jetées à la consommation improductive par un train de vie plus large ! Que d’années soustraites au travail productif par une retraite prématurée ![2]

Mais si, au point de vue strictement économique, la situation du rentier oisif est suffisamment justifiée — au point de vue moral, la question est plus délicate. On peut penser que l’oisif rentier n’est pas quitte envers la société par le simple fait qu’il a payé le juste prix de ce qu’il a consommé. Il ne suffit pas qu’il paie de son argent, c’est-à-dire en services passés et impersonnels, mais il doit encore payer en services présents et personnels l’équivalent du revenu qu’il touche. Ce qu’il consomme chaque jour ce sont les produits d’un travail vivant et non d’un travail mort et la justice veut qu’en échange de ce que ses semblables font chaque jour pour lui, il fasse aussi lui-même quelque chose pour eux[3]. C’est du reste ce que le sens commun comprend très bien quand il dit que le rentier doit « se rendre utile ». S’il ne sert à rien, les économistes auront beau démontrer qu’il a fourni en bonne monnaie le juste équivalent de tout ce qu’il a mangé, il subira le sort des parasites et sera éliminé.

Nul doute aussi que de toutes les professions celle de rentier ne soit celle dont il est le plus facile et le plus ordinaire d’abuser. Cependant, à prendre les choses de haut, ce n’en est pas moins une fonction sociale dans le vrai sens de ce mot. La preuve c’est que dans les sociétés primitives et antiques, où l’oisiveté se présentait sous un jour particulièrement odieux, puisqu’elle reposait uniquement sur la force, le vol et l’esclavage, là même, l’existence d’une classe d’oisifs apparaît comme la condition indispensable de la naissance de la civilisation, des arts, de la science, de la littérature, de la politique. Il en est de même aujourd’hui. Et les services que la société est en droit de demander à l’oisif rentier sont précisément ceux que nul autre ne peut rendre, parce qu’ils sont de leur nature gratuits et qu’ils supposent les loisirs et l’indépendance. Pour gérer convenablement certains intérêts sociaux, pour démêler les fils subtils de la politique et de la diplomatie, pour tenir les rênes du gouvernement, pour porter dignement le sceptre du goût dans le royaume des lettres et des arts, il faut des mains délicates que le travail n’ait pas endurcies et des intelligences sur lesquelles ne pèsent point les préoccupations d’une tâche à remplir et du pain quotidien à gagner. Il ne suffit pas, pour remplir ces hautes fonctions, de quelques heures dérobées à l’atelier ou au bureau, ni même d’hommes qui, comme dans la cité socialiste de Bellamy, seront libérés du travail obligatoire vers l’âge de 45 ans.

Le mot d’oisiveté ne doit pas être pris en mauvaise part : dans son origine étymologique, otium, disons le loisir, il désigne au contraire quelque chose de très noble, la faculté de consacrer son temps aux travaux qui par leur nature ne peuvent être lucratifs. En ce sens le loisir représente non la paresse, mais un mode de division du travail qui doit être fécond. Sans doute le loisir, et les rentes qui le donnent, sont un luxe qui de longtemps ne pourra être le privilège que d’un petit nombre d’hommes, parce que, comme nous l’avons dit souvent, nos sociétés sont trop pauvres pour accorder à beaucoup de leurs membres aucun luxe, surtout celui du loisir. Mais loin de demander la suppression de ce luxe-là, nous devons souhaiter que le nombre de ceux qui pourront y participer aille sans cesse grandissant.


  1. Traduit en français sous le titre Seul de son siècle.
  2. D’ailleurs, (laissant de côté l’hérédité ab intestat dont nous faisons bon marché) il faut reconnaître que logiquement le droit de léguer est une conséquence nécessaire du droit de donner, et que, pratiquement, il n’y aurait aucun moyen de supprimer celui-là en maintenant celui-ci. Quant à prétendre établir une différence entre eux parce que le legs n’aurait effet qu’à la mort du testateur, ce serait absurde : la donation, l’aliénation, et tout acte quelconque ayant un caractère définitif, survivent naturellement par leurs conséquences à leurs auteurs.
    Et même, si l’on considère la possession d’une fortune comme l’exercice d’une fonction sociale, le legs doit être considéré comme la désignation par le père de famille de celui qu’il juge le plus apte à remplir cette fonction (Voy. ci-après, p. 425, note 1).
  3. C’est ce que Carlyle exprime admirablement par cette parole : « L’argent ne paie rien : il faut payer de sa vie ».