Principes d’économie politique/III-I-I-VIII

VIII

DU DROIT À L’ASSISTANCE.


Si l’inégalité des fortunes crée une classe d’oisifs rentiers, elle crée aussi par tout pays une classe plus ou moins nombreuse d’oisifs indigents, c’est-à-dire de gens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas vivre par leur travail et qui en conséquence ne peuvent vivre que d’aumônes, de la charité privée ou de la charité publique. Et l’existence permanente de cette classe de misérables dans nos sociétés tes plus riches n’est pas une des moindres hontes de notre civilisation.

Mais pourquoi ne travaillent-ils pas ? — Cela peut tenir à trois causes :

1° à ce qu’ils n’ont pas la force de travailler enfants, vieillards, tous ceux qui sont atteints de maladies chroniques ou d’infirmités permanentes ;

2° à ce qu’ils n’ont pas la volonté de travailler : tout travail, nous le savons, suppose toujours un effort plus ou moins pénible et tel que beaucoup d’hommes, plutôt que de faire cet effort et surtout plutôt que de s’assujettir à la discipline qu’exige tout travail, préféreront courir la chance de mourir de faim (Voy. p. 119) ;

3° à ce qu’ils ne trouvent pas les moyens de travailler : il ne suffit pas en effet d’avoir la bonne volonté de travailler ; encore faut-il, comme on dit, « trouver de l’ouvrage », c’est-à-dire avoir à sa disposition des matériaux et des instruments : or en cas de chômage, les deux choses font défaut.

En présence de ces trois catégories d’indigents, que doit faire la Société ? — Elle ne peut échapper à la nécessité de s’en occuper.

Elle doit s’occuper de la première par humanité et par esprit de solidarité. Sans doute c’est la famille qui, dans l’ordre naturel des choses, doit soutenir ceux de ses membres qui sont dans l’impossibilité de se suffire à eux-mêmes : mais la famille, dans le temps où nous vivons, est souvent dispersée ; quelquefois, par exemple pour les enfants naturels, elle n’existe pas : d’autrefois, il faut arracher les enfants à des parents qui les exploitent et les pervertissent[1]. Et que de fois il faudrait pouvoir enlever aussi les vieillards et les infirmes à des enfants qui les maltraitent ! Si une société civilisée doit laisser mourir de faim ses enfants et ses vieillards, mieux vaudrait retourner à l’état sauvage où on les étrangle, il est vrai, mais sans les faire longtemps souffrir. La détresse des vieillards indigents en France est une honte pour notre pays.

Elle doit s’occuper de la seconde, bien que celle-ci soit fort peu intéressante, parce qu’elle crée un danger public. C’est dans cette population de vagabonds et de mendiants que se recrute l’armée du crime. Et comme la Société, une fois qu’ils auront commis quelque délit, sera bien obligée de les garder et de les nourrir en prison, et que rien n’est plus coûteux que l’entretien d’un prisonnier[2], il est plus prudent et plus économique à la fois de s’en occuper préventivement.

Elle doit s’occuper de la troisième, parce qu’elle est dans une certaine mesure responsable de leur infortune. C’est la constitution économique de la Société qui a déterminé cette séparation contre nature entre le travailleur et l’instrument de son travail, et l’a mis par là dans la nécessité de demander de l’ouvrage pour pouvoir vivre. C’est la loi même du progrès — telle qu’elle se manifeste dans la grande production, les inventions mécaniques, le commerce international, la concurrence — qui détermine les chômages et les crises (Voy. pp. 145-178). Il est donc juste que la Société qui bénéficie dans son ensemble de chaque progrès accompli, et qui, dans ce grand combat de la vie, recueille tous les fruits de la victoire, — en subisse aussi les charges en venant au secours des blessés et des vaincus.

Le droit qu’ont ces diverses catégories de personnes à être secourues, c’est le droit à l’assistance. L’école socialiste n’aime guère ce mot qu’elle trouve humiliant et elle préfère employer les mots droit à l’existence, ou droit au travail pour ceux qui sont valides. Ce sont de grands mots, mais qui au fond ne signifient rien de plus que le droit de réclamer à la société, c’est-à-dire à ses concitoyens, de quoi suffire aux nécessités de l’existence. Or le fait de demander l’aide de ses semblables, quand on ne peut se suffire à soi-même, n’en sera pas moins toujours, de quelque nom qu’on le nomme, un fait d’assistance, mais ce fait n’a en soi rien d’humiliant, car il n’est aucun de nous qui, à tout instant de sa vie, ne soit dans la nécessité de recourir à l’aide d’autrui.

Seulement, en employant ce mot « droit à l’assistance », il faut lui donner toute sa force, c’est-à-dire reconnaître comme contre-partie une obligation de la part de la Société, non pas seulement obligation naturelle, mais obligation légale. Beaucoup d’économistes pensent que l’assistance constitue bien un devoir pour la Société, mais non un droit pour l’indigent ; c’est là une subtilité de juriste. Toutes les fois qu’une personne se trouve dans certaines conditions que la loi aura à déterminer, la Société ne doit pas pouvoir échapper à l’obligation de la secourir, et les dépenses nécessaires à cet objet devront être inscrites devront être inscrites au budget de l’État ou des communes : c’est à ce signe que l’on distingue l’assistance légale de celle qui n’est que facultative[3].

L’école classique cependant, surtout depuis Malthus, proteste contre l’assistance « légale ». Ses arguments peuvent tous être résumés dans cette formule souvent répétée : le nombre des indigents tend à augmenter en raison directe des secours qu’on leur assure. Et voici comment elle le démontre :

1° Le droit à l’assistance tend à développer l’imprévoyance. Nombre de gens qui peut-être se seraient tirés d’affaire s’ils n’avaient eu à compter que sur eux-mêmes, négligent de pourvoir à leur avenir ou à celui de leurs enfants du jour où ils savent qu’ils peuvent compter sur les secours de l’État pour eux-mêmes et pour leurs enfants. « Nargue les soucis ! dit une chanson des ouvriers des campagnes en Angleterre : la paroisse est une bonne mère ; elle nous nourrira bien ».

2° Le droit à l’assistance pousse à la multiplication de la population dans les classes indigentes. Les indigents n’ont pas de soucis quant à l’entretien de leurs enfants puisqu’ils n’ont pas à se préoccuper de les élever. Ils ne peuvent qu’y gagner, au contraire, puisque les secours sont naturellement distribués proportionnellement au nombre des enfants. On est forcé ainsi de donner une sorte de prime à l’accroissement des misérables, et il se forme dans les bas-fonds de la Société une épaisse couche de pauvres, tous inscrits sur les registres de l’assistance publique, comme les rentiers sur le Grand-Livre, se transmettant d’une génération à l’autre leurs droits en même temps que leurs vices, race méprisée, mais trop dégradée pour ne pas s’estimer heureuse de sa condition et pour s’évertuer jamais à en sortir.

3° Le droit à l’assistance tend à affaiblir les classes productives de la Société au profit des classes improductives et va ainsi directement à l’encontre de la loi de la sélection naturelle, qui tend au contraire à perfectionner l’organisme en faisant prédominer tes éléments supérieurs sur les éléments inférieurs. Il est clair, en effet, que tes classes indigentes ne représentent pas ta partie la plus saine ni ta plus vigoureuse de l’organisme social. Or, la Société ne peut les nourrir qu’avec des impôts, c’est-à-dire avec les ressources qu’elle prélève sur le produit du travail de ceux qui sont capables de produire. La classe des indigents se multipliant d’elle-même, le tribut qu’elle prélève sur la classe laborieuse va ainsi sans cesse en s’aggravant et pourrait unir par faire choir cette classe industrieuse, à son tour, dans le gouffre du paupérisme[4].


Tout ce qu’on peut conclure de ces arguments, c’est qu’on ne saurait apporter trop de prudence dans l’organisation du droit à l’assistance publique, mais on ne saurait rien en conclure contre le droit lui-même[5].

Il est exact que la perspective d’une rente fournie par l’assistance publique peut tendre à réduire l’activité productrice ou l’épargne : mais pourquoi ne pas en dire autant des rentiers que nous venons de voir tout à l’heure ? la certitude d’une retraite, l’espérance d’un héritage, ou simplement la possession d’un titre de rente produisent ce fâcheux effet exactement de la même façon.

Il est exact que le chiffre des naissances est plus élevé dans les classes assistées que dans les classes qui ont à se suffire à elles-mêmes ; mais pourvu que l’on cherche à faire de ces enfants des citoyens utiles, ce sera non un mal mais un bien, surtout en France où les classes riches ne veulent plus ou ne peuvent plus produire d’enfants.

Il est exact que l’entretien et la conservation dans la société de tous ceux qui sont malades, infirmes ; incapables, paresseux, peut nuire à l’évolution économique du corps social ; mais l’évolution morale n’est pas de moindre importance et celle-ci se trouverait lamentablement sacrifiée dans une société qui se ferait un cœur de pierre et prendrait pour règle l’élimination impitoyable de tous les misérables.

C’est une question très discutée que celle de savoir si le nombre des indigents, ou « le paupérisme » tend fatalement à augmenter. Comme on peut le penser, l’école socialiste répond par l’affirmative ; elle considère comme un fait démontré « que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ». L’école optimiste au contraire le nie et démontre par les statistiques, notamment celles de l’Angleterre, que le nombre des pauvres tend à diminuer[6]. Les statistiques en cette matière n’ont que peu de valeur, rien n’étant plus élastique que l’indigence.

En ce qui concerne la première catégorie d’indigents, il semble que les progrès de l’hygiène et de la science devraient réduire le nombre de ceux qui sont atteints d’infirmités incurables ou du moins mettre certains d’entre eux, par exemple les aveugles et les sourds-muets, en mesure de se livrer à des travaux productifs. Mais d’autre part certaines causes, et notamment l’alcoolisme, tendent à accroître dans une proportion effrayante le nombre des aliénés[7]. Les naissances des enfants naturels, qui créent une pépinière de paupérisme, tendent aussi à augmenter[8].

En ce qui concerne la seconde catégorie, il semble que les progrès de l’éducation publique, le sentiment grandissant de la dignité humaine et les mœurs plus sédentaires de la vie civilisée, devraient faire disparaître progressivement ces habitudes de paresse, de vagabondage et de maraude, qui tenaient une si grande place dans les sociétés du moyen âge ou celles de l’antiquité, ou encore aujourd’hui dans les pays d’Orient. Et pourtant cette espérance ne paraît pas confirmée par les faits. Le nombre des vagabonds et des mendiants est énorme dans nos sociétés civilisées et ne paraît nullement diminuer[9].

En ce qui concerne la troisième catégorie, il ne saurait y avoir doute : le chômage qui résulte des inventions mécaniques ou de la surproduction, les crises économiques qui résultent de l’évolution de la grande production et de la concurrence internationale, sont évidemment des phénomènes caractéristiques de notre temps et inconnus à nos pères.

Tout bien pesé, nous inclinons donc à croire que les causes qui tendent à développer le paupérisme dans nos sociétés modernes sont plus actives que celles qui tendraient à le réduire. Nous n’en conclurons pas cependant que le paupérisme est destiné à se perpétuer et à s’aggraver fatalement. D’abord le paupérisme qui tient à des causes individuelles, naturelles et accidentelles, telles que l’enfance et la vieillesse abandonnées, les maladies, l’invalidité, le chômage même, devra disparaître par un système d’assistance et d’assurances bien organisé. Quant au paupérisme qui tient à des causes générales, soit morales, soit économiques, il ne pourra disparaître que par une modification de ces causes elles-mêmes. Mais à moins de désespérer absolument de l’avenir de l’espèce humaine, il faut bien croire que quelques-unes au moins et les plus actives s’atténueront avec le temps[10].

    être, si possible, divisés en trois catégories correspondant à la classification tripartite que nous avons indiquée. Pour les secours à domicile, l’assistance légale est impuissante, du moins sans le concours de l’assistance privée. C’est justement cette alliance heureuse de l’assistance publique et de la charité privée qui fait la supériorité du fameux système d’Elberfeld que nous ne pouvons analyser ici (Voy. dans la Revue d’Économie Politique de 1887, Le système d’Elberfeld, par Saint Marc).
    3° Enfin elle implique rigoureusement l’interdiction de la mendicité légale. Si, en effet, les indigents peuvent se procurer des secours sans travailler, en mendiant, aucune organisation d’assistance rationnelle ne pourra fonctionner. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs en interdisant la mendicité avant d’avoir organisé l’assistance publique. La loi peut défendre à un homme de tendre la main après qu’elle lui a ouvert un établissement d’assistance, mais non quand elle l’abandonne à son sort et le laisse mourir de faim. C’est pourtant ainsi que se passent les choses en France. La mendicité est punie comme délit (ce qui n’empêche pas d’ailleurs les mendiants de pulluler) et le vagabondage, c’est-à-dire le fait « de n’avoir ni domicile ni moyens d’existence », est également un délit ! C’est une législation à refaire.

  1. C’est à cette fin que la loi du 24 juillet 1889 a permis de faire prononcer par les tribunaux la déchéance paternelle.
  2. Dans les nouvelles prisons modèles qu’on construit aujourd’hui, la cellule d’un prisonnier revient à 6.000 fr. ! le prix d’une jolie maison ouvrière.
  3. La France a bien une assistance publique (il n’est aucun pays civilisé où il n’y en ait une) représentée par les hôpitaux et les bureaux de bienfaisance, et même elle y dépense une centaine de millions de fr. par an, mais ces dépenses ont un caractère purement facultatif, tant pour les communes que pour les départements et l’État (sauf cependant pour les enfants abandonnés et les aliénés). Cependant le droit à l’assistance a été inscrit dans la plupart des nombreuses constitutions qui se sont succédées en France, mais aucune loi n’ayant organisé cette assistance d’une façon positive, ce droit est resté une vaine déclaration de principes.
    En Angleterre, l’assistance publique a été organisée par une série de lois dont la première remonte à la reine Elisabeth et qui constituent un véritable monument législatif. Chaque paroisse est tenue à entretenir ses pauvres dans des workhouses ou à domicile et doit pourvoir aux dépenses qu’exige cette assistance par un impôt spécial connu sous le nom de poor-rate et dont le total s’élève à 200 millions de francs environ.
    Au point de vue de la législation sur l’assistance publique, les pays d’Europe peuvent se diviser en deux catégories bien tranchées. Tous les pays protestants admettent le principe de l’assistance publique obligatoire, c’est-à-dire inscrite dans la loi : les pays catholiques n’admettent que l’assistance publique facultative. La raison de cette curieuse opposition est toute historique. Les congrégations catholiques, pendant tout le moyen âge, avaient pris à leur charge l’entretien des indigents, et dans les pays où la Réforme s’introduisit, l’État, en s’emparant des biens de ces communautés, en accepta en général les charges, parmi lesquelles celles de l’assistance.
  4. Comme il est beaucoup d’hommes dans tout pays qui ont tout juste, comme on dit, de quoi nouer les deux bouts, et qui sont sur l’extrême marge de l’indigence, il suffit que l’impôt vienne prendre un peu sur leur nécessaire pour leur faire perdre l’équilibre. En Angleterre, on a vu des petits propriétaires qui ne pouvaient plus payer la taxe paroissiale des pauvres, devenue trop lourde pour eux, être expropriés de leur cottage et, désormais sans ressources, passer de la catégorie des assistants dans celle des assistés !
  5. L’assistance publique doit être organisée sur les principes suivants :
    1° Elle doit être communale. La commune, en effet, précisément parce qu’elle constitue d’ordinaire une petite association, est beaucoup mieux à même que l’État de distinguer les vrais des faux indigents, et elle est d’ordinaire aussi plus ménagère des deniers des contribuables.
    2° Elle doit s’exercer dans des établissements spéciaux qui doivent
  6. Le nombre des assistés en Angleterre — après avoir progressé d’une façon inquiétante et avoir dépassé 1 million en 1871 — est resté depuis lors stationnaire, quoique le chiffre de la population ait augmenté de plus d’un tiers. Mais cette diminution s’explique peut-être moins par une diminution du paupérisme que par une plus grande sévérité dans la distribution des secours (Voy. La loi des pauvres et la société anglaise, par M. E. Chevallier).
  7. Il y a 50 ans, on comptait en France 12.000 aliénés : aujourd’hui, près de 60.000 ! Voy. pour l’alcoolisme, ci-après à la Consommation.
  8. Il naît, tous les ans en France, de 70.000 à 80.000 enfants naturels ! soit environ 1 enfant naturel contre 10 légitimes et la proportion, malheureusement, augmente chaque année.
  9. Sur 120 à 130.000 condamnés annuellement par les tribunaux, on compte plus de 30.000 vagabonds ou mendiants. On estime qu’à Paris il y a environ 8.000 personnes chaque soir qui couchent dans les carrières ou sous les arches des ponts. Beaucoup évidemment le font par nécessité et préféreraient coucher dans un lit, mais beaucoup aussi le font par instinct de bohèmes. Toute société civilisée a ses sauvages.
  10. On cite souvent, même les économistes, la parole du Christ : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous ». Mais c’est une erreur de traduction. Christ a dit : « Vous avez toujours des pauvres avec vous », parlant au temps présent et non au temps futur. D’ailleurs il peut y avoir des pauvres sans qu’il y ait un paupérisme.