Principes d’économie politique/II-2-V-I

CHAPITRE V

LA MONNAIE DE PAPIER

I

SI L’ON PEUT REMPLACER LA MONNAIE MÉTALLIQUE PAR DE LA MONNAIE DE PAPIER ?

Si nous ne savions déjà par une expérience journalière que l’on peut substituer la monnaie de papier à la monnaie métallique, nous aurions quelque peine à le croire et la question inscrite en tête de ce chapitre paraîtrait bizarre.

Assurément, on ne saurait remplacer du blé, ou du charbon ou une richesse quelconque, par de simples feuilles de papier sur lesquelles on aurait fait graver ces mots : « cent hectolitres de blé » ou « cent quintaux de charbon ». Ce ne sont pas ces feuilles de papier qui pourront nous nourrir ou nous chauffer. Et si même nous nous servions des pièces de monnaie, comme les filles d’Orient de leurs sequins d’or ou d’argent, pour les suspendre à notre cou, il est clair que des morceaux de papier ne pourraient en tenir lieu. Il est vrai. Mais nous savons que la monnaie n’est pas une richesse comme une autre et que dans nos sociétés civilisées son utilité est toute immatérielle. Une pièce de monnaie n’est pas autre chose qu’un bon qui nous donne le droit de nous faire délivrer sous certaines conditions, une part des richesses existantes (Voy. p. 96). Or ce rôle de bon peut être joue par une feuille de papier aussi bien que par un morceau de métal. Pour mieux éclaircir ceci, il faut distinguer trois espèces de monnaies de papier :

1° La monnaie de papier représentative est celle qui ne fait que représenter une somme égale de numéraire déposée quelque part, par exemple dans les caisses d’une Banque et qui lui sert de gage. C’est ainsi que lorsque le public trouve les écus d’argent trop encombrants, la Banque les garde dans sa caisse et les remplace dans la circulation par des billets qui sont, précisément parce que ce sont des feuilles de papier, d’un maniement plus commode. — Cette première forme de monnaie de papier ne peut présenter aucune difficulté.

2° La monnaie de papier fiduciaire est celle qui se présente sous la forme d’un titre de crédit proprement dit, d’une promesse de payer une certaine somme d’argent. Il est clair que la valeur de cette créance dépend uniquement de la solvabilité du débiteur : si donc on a pleine confiance dans cette solvabilité, si, comme on le dit quelquefois dans le langage des affaires, « la signature vaut de l’or », il est clair qu’il n’y a pas de raison pour que cette feuille de papier ne circule aussi facilement que la monnaie métallique. Les billets de Banque rentrent en générât dans cette seconde catégorie, sauf dans quelques cas particuliers que nous verrons ci-après.

3° La monnaie de papier conventionnelle est celle qui ne représente rien du tout et ne donne droit à rien. C’est pour celle-ci qu’il convient de réserver le nom de papier-monnaie dans le sens strict. Ce sont des feuilles de papier émises par un État qui n’a point de numéraire. Ces feuilles portent, il est vrai, ces mots inscrits « billets de cent fr. ou de mille fr. » et par là revêtent l’apparence, comme les précédents, d’une promesse de payer une certaine somme d’argent. Mais on sait que c’est une pure fiction et que l’État ne les remboursera point, puisqu’il n’a point d’argent pour cela.

C’est sous cette dernière forme surtout que la substitution de ta monnaie de papier à la monnaie métallique paraît difficile à comprendre, et certes elle n’est point aussi aisée à réaliser. Cependant des expériences cent fois répétées dans tous les pays ont prouvé que, sous certaines conditions, cette substitution était possible et que même les peuples s’en accommodaient assez aisément. La Russie et les républiques de l’Amérique du Sud sont à ce régime depuis plusieurs générations. Pourquoi pas en effet ? Si par la volonté de la loi et par le consentement général — qui doit toujours ratifier dans une certaine mesure les déclarations du législateur — ces morceaux de papier blancs ou bleus sont investis de la propriété de servir à payer nos achats, nos dettes, nos impôts, pourquoi ne circuleraient-ils pas tout aussi bien que les pièces blanches ou jaunes ? Celles-ci ne nous servent pas à autre chose.

Cependant il faut avouer qu’entre la valeur de la monnaie métallique et celle de la monnaie de papier, il y aura toujours de graves différences. Celle-ci sera toujours plus précaire, plus resserrée, plus variable :

1° La valeur du papier est précaire, car elle repose uniquement sur la volonté du législateur, et la même loi qui l’a créée peut aussi l’anéantir. Si la loi démonétise le papier-monnaie, il ne restera rien entre les mains du porteur qu’un chiffon sans valeur ; quand il a perdu sa valeur légale, il a tout perdu. Il n’en est pas tout à fait de même de la monnaie métallique. En dehors de sa valeur légale, elle a aussi une valeur naturelle qu’elle doit aux propriétés physiques et chimiques du métal dont elle est composée. Sans doute, si l’or et l’argent étaient démonétisés par tout pays[1], la monnaie métallique perdrait la plus grande partie de sa valeur : il n’y a pas d’illusion se faire à cet égard[2] et la baisse de la monnaie d’argent, provoquée par sa démonétisation dans quelques pays seulement, l’a prouvé surabondamment. Toutefois, même dans cette hypothèse, les métaux précieux conserveraient encore une certaine utilité, puisqu’ils pourraient être affectés à des usages industriels ; et comme ces emplois industriels deviendraient d’autant plus importants et d’autant plus nombreux que la valeur du métal baisserait, il est possible que cette baisse de valeur ne fût pas aussi grande qu’on le pense. Mettons qu’elle fût des deux tiers ou des trois quarts de la valeur actuelle. Encore resterait-il, entre les mains du porteur de pièces de monnaie, une certaine valeur que la loi n’aurait pu lui ravir, probablement même une valeur supérieure à celle de n’importe quelle autre marchandise qu’on aurait pu choisir comme monnaie légale.

2° La valeur de la monnaie de papier est plus resserrée, car comme elle est conférée par la loi, elle ne peut s’étendre en dehors des limites du territoire que cette loi régit[3]. Elle ne peut donc servir à régler les échanges internationaux. Au contraire, la valeur de la monnaie métallique, étant réglée par le métal, est à peu près la même par tout pays civilisé ; elle peut donc circuler partout, sinon comme monnaie frappée, du moins comme lingot. Voilà pourquoi la monnaie métallique est essentiellement une monnaie universelle et internationale, tandis que la monnaie de papier est essentiellement une monnaie nationale.

3° Enfin la valeur de la monnaie de papier est plus variable que celle de la monnaie métallique, et cela par la fort bonne raison que la quantité de monnaie de papier dépend de la volonté du législateur, tandis que la quantité de monnaie métallique ne dépend que de causes naturelles, à savoir la découverte de nouvelles mines. L’une est donc émise par les hommes, l’autre par la nature. Il est au pouvoir d’un législateur imprévoyant de déprécier la monnaie de papier en en émettant une quantité exagérée, et le fait n’est que trop fréquent ! tandis qu’il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de déprécier de cette façon la monnaie métallique. En supposant même qu’il ait la prudence de n’émettre qu’une quantité déterminée de papier-monnaie, il ne saurait empêcher que les besoins ne varient d’un moment à l’autre : et si à une période d’activité commerciale qui aura nécessité un accroissement de l’instrument des échanges, succède, ce qui arrive le plus souvent, une période de dépression, le papier-monnaie se trouvera nécessairement en quantité surabondante.

Il est vrai que la découverte de mines exceptionnellement riches peut aussi jeter dans le monde, à un moment donné, une quantité considérable de métaux précieux, et, par suite, faire baisser la valeur de la monnaie métallique. Il est vrai aussi que lorsque une période de dépression succède à une période d’activité, la monnaie métallique qui a été attirée dans un pays peut se trouver en excès. Le fait s’est produit plus d’une fois, mais ces variations n’ont jamais l’amplitude et les fatales conséquences qu’entraîne toute variation dans la quantité de papier-monnaie, parce qu’elles s’étendent sur toute la surface du monde civilisé : partout recherchés et reçus, les métaux précieux, s’ils sont en excès dans un pays, ne tardent pas à refluer d’eux-mêmes dans les autres pays, tandis que les crues subites du papier-monnaie — étant toujours renfermées dans les limites d’un pays déterminé, qui forme comme un réservoir clos et en dehors duquel elles ne peuvent se déverser — sont désastreuses.

Les inconvénients que nous venons de signaler et qui font du papier-monnaie un instrument si imparfait comparativement à la monnaie métallique, disparaîtraient presque complètement si l’on imaginait une convention internationale conclue entre tous les pays civilisés et par laquelle ils s’engageraient tous :

1° à donner cours légal à un même papier-monnaie ;

2° à n’en pas augmenter la quantité, ou à ne l’augmenter que dans une proportion déterminée à l’avance et calculée pour chaque pays, par exemple, d’après l’accroissement de sa population.

En ce cas, la valeur du papier-monnaie, quoique toujours conventionnelle, artificielle si l’on veut, néanmoins par le seul fait qu’elle reposerait sur le consentement unanime des peuples, aurait désormais une assiette aussi large et plus stable que la valeur de la monnaie métallique elle-même. Et comme sa quantité serait réglée par les prévisions scientifiques et non plus par le jeu du hasard, il est à croire que sa valeur serait moins sujette à varier. C’est probablement sous cette forme que sera la monnaie de l’avenir (Voy. ci-après, p. 282).

En somme le caractère de la monnaie de papier d’être artificielle n’est pas un signe d’infériorité : bien au contraire. Le chronomètre est un instrument artificiel pour mesurer les heures, tandis que le soleil est un instrument naturel. Cela n’empêche pas que le premier ne soit, pour cet usage, fort supérieur au second. C’est même la caractéristique du progrès de remplacer les instruments naturels par des instruments artificiels, le bâton par le fusil, le cheval par la locomotive, la lumière du soleil par la lampe électrique et sa chaleur par le poële.

  1. Par tout pays, disons-nous, car s’il n’est démonétise que dans un seul, cela ne diminuera pas sensiblement sa valeur. Et voilà justement ce qui constitue pour le porteur de numéraire la plus grande sécurité !
  2. C’est cependant une illusion que se font beaucoup d’économistes ou du moins contre laquelle ils ne mettent pas assez en garde leurs lecteurs. La plupart semblent dire que le sceau de l’État imprimé sur les pièces d’or et d’argent ne fait que constater leur valeur réelle, comme ces étiquettes que les marchands piquent sur leurs marchandises. Mais la déclaration que la pièce d’or de six grammes vaut 20 francs n’est pas seulement déclarative, elle est en partie attributive de valeur. C’est parce que la volonté du législateur, ratifiée, si l’on veut, par la volonté des hommes, a choisi l’or et l’argent comme monnaie, que ces métaux ont acquis la plus grande partie de leur valeur, et ils en perdraient au moins la moitié et probablement davantage sitôt que cette loi ou cette adhésion viendrait à disparaître. C’est ce qu’Aristote du reste avait vu très clairement : « Par l’effet d’une convention volontaire, dit-il, la monnaie est devenue l’instrument d’échange. On l’appelle νόμισμα de νόμος, loi, parce que la monnaie n’existe pas de par la nature : elle n’existe que de par la loi et il « dépend de nous de la changer et de la priver de son utilité, si nous le voulons ». (Morale à Nicomaque, livre V).
    Mais il ne faudrait pas tirer de ce fait cette conclusion, comme l’ont fait en sens inverse d’autres économistes et Cernuschi notamment, que la valeur des métaux précieux est purement conventionnelle. Pour qu’un objet quelconque ait une utilité et une valeur reconnues, il faut en tous cas que la volonté et le choix des hommes interviennent, mais si cette volonté et ce choix sont déterminés par des causes naturelles, la valeur qui en résultera sera elle-même naturelle et nullement conventionnelle. Or le choix des hommes, en se portant sur les métaux précieux, n’a rien eu d’arbitraire, car il a été dicté par les qualités très réelles que possèdent ces métaux et que nous avons indiquées. Le blé lui-même doit sa valeur au fait que la plupart des hommes civilisés ont adopté cette céréale entre tant d’autres pour leur alimentation, et si jamais ils la remplacent par une autre nul doute que sa valeur ne soit anéantie personne ne songera pourtant à dire que la valeur du blé est conventionnelle. Il en est de même des métaux précieux. La seule différence, c’est qu’il est plus aisé de remplacer les métaux précieux comme monnaie que de remplacer le blé comme aliment.
  3. Sans doute un billet de la Banque de France peut être accepté à l’étranger par un changeur ou par quiconque connaît la Banque de France et sait ce que vaut sa signature. Mais en ce cas on le reçoit, non comme une monnaie, mais comme un titre de créance, c’est-à-dire avec l’intention de se le faire payer, tout comme on accepterait aussi par tout pays un billet signé de Rothschild.