Principes d’économie politique/II-2-V-II

II

SI LA CRÉATION D’UNE MONNAIE DE PAPIER ÉQUIVAUT À UNE CRÉATION DE RICHESSE ?

Les hommes qui les premiers ont eu l’idée de créer de la monnaie de papier[1], se flattaient par là d’accroître la richesse générale, de la même façon que s’ils avaient découvert une mine d’or ou réalisé le Grand-Œuvre de la permutation des métaux rêvé par les alchimistes.

Sous cette forme l’idée était évidemment absurde, car elle suppose une création de richesses ex nihilo. Et pourtant on l’a trop tournée en ridicule, car il est très vrai que l’émission d’une monnaie de papier peut accroître dans une certaine mesure la quantité de richesses existant dans un pays. Mais de quelle façon ? C’est Adam Smith qui le premier en a donné l’explication. Il fait observer que la monnaie métallique qui circule dans un pays est un capital improductif et que la substitution de la monnaie de papier, en rendant disponible ce capital, permet de l’utiliser et de lui donner un emploi productif. C’est ainsi, dit-il dans une comparaison restée célèbre, que si l’on trouvait le moyen de voyager dans les airs, on pourrait restituer à la culture et à la production toute la surface du sol qui est occupée par les routes.

La comparaison ingénieuse d’Adam Smith laisse cependant quelque obscurité dans l’esprit. On voit bien clairement que du jour où l’on n’aurait plus besoin des routes ni des chemins de fer, on pourrait défricher le terrain qu’ils occupent et rendre ainsi à la culture et à la production environ 400.000 hectares, rien que pour la France, — mais on ne voit pas aussi clairement ce qu’on pourra faire de la monnaie métallique du jour où l’on aura trouvé le moyen de s’en passer ? La fera-t-on fondre pour en faire de la vaisselle ou des pendants d’oreilles  ? Le gain sera bien mince — Non ! mais on l’emploiera en achats ou en placements à l’étranger : voilà le bénéfice. La France a un capital de 8 milliards environ sous forme de monnaie d’or et d’argent. Ce capital énorme sert à ses échanges, mais ne lui rapporte rien : supposons qu’on trouve le moyen de le remplacer par du papier voilà 8 milliards qu’elle pourra placer à l’étranger, soit en achetant des titres de rentes, des actions de chemins de fer, des terres, des navires, soit en renouvelant son outillage industriel ou agricole, et qui, d’une façon ou de l’autre, peuvent lui rapporter 4 ou 5 %, c’est-à-dire 3 ou 400 millions de revenu. C’est comme un père de famille qui, possédant quelques millions de francs sous forme d’argenterie et estimant que le ruolz ferait aussi bien son affaire, réaliserait le capital représenté par cette argenterie pour grossir ses revenus. Ou encore comme ces particuliers bien avisés qui, sachant que l’argent ne rapporte rien aussi longtemps qu’il dort dans leur poche ou dans leur coffre-fort, ont soin de n’en garder chez eux que le strict nécessaire et de placer tout le reste. Les plus riches, en Angleterre notamment, sont le plus souvent ceux qui ont le moins d’argent chez eux. Le paysan a un tiroir secret de son armoire plein de napoléons ou d’écus, mais le millionnaire n’a pour payer son fournisseur qu’un carnet de Chèques. Les nations font de même. Tandis que la France emploie 8 milliards de numéraire, l’Angleterre, plus experte en fait de crédit, se contente de 3 : elle n’en est pas plus pauvre pour cela : au contraire !

Quand donc on pose cette question : Peut-il dépendre d’un État ou même de banques, en émettant du papier-monnaie, d’augmenter réellement la richesse du pays ? il ne faut pas répondre par une négation absolue. En réalité, la chose est faisable, mais seulement jusqu’à concurrence de la quantité de monnaie métallique existante. En remplaçant les 8 milliards de numéraire que possède la France par pareille somme en billets, l’émission de papier-monnaie pourrait en effet procurer à la France un supplément de richesses de 8 milliards, pas un sou de plus, et encore serait-il bien téméraire d’aller jusqu’à cette limite.

Il importe de remarquer cependant que si le gain que nous venons d’indiquer peut être réalisé par certains pays, il ne saurait l’être par tous à la fois. Un pays peut bien utiliser son stock métallique d’une façon productive en l’écoutant à l’étranger, mais si chacun voulait en faire autant il est clair qu’aucun n’y réussirait. Les espèces d’or et d’argent étant offertes par tous les pays qui chercheraient à s’en débarrasser et n’étant plus demandées par aucun, deviendraient une marchandise encombrante et désormais sans valeur[2].

Et toutefois, même dans cette hypothèse fort invraisemblable d’ailleurs, le genre humain trouverait encore son compte à se passer des métaux précieux. Il économiserait en effet désormais tout le travail qu’il consacre annuellement à entretenir son stock métallique, à convertir les lingots en monnaie, à combler le vide que le fret et les pertes accidentelles y creusent chaque jour, et surtout à en maintenir la masse au niveau qu’exigent les besoins d’un commerce et d’une population toujours grandissante. Pense-t-on que ce travail-là soit peu de chose ? L’extraction des mines, la fonte, le transport, le monnayage, le change, représentent le travail d’au moins 200.000 travailleurs, toute une armée. Supprimez la nécessité d’employer les métaux précieux et tous ces bras vont devenir disponibles pour une production nouvelle. La force productive de l’humanité en sera accrue d’autant.

En résumé, on voit que la réponse à la question qui fait le titre de ce chapitre est bien différente de celle qu’on donnait autrefois. Il ne faut plus dire que la monnaie de papier accroît la richesse d’un pays dans la mesure où elle augmente son stock monétaire, mais au contraire dans la mesure où elle permet de le diminuer.

Tel est l’avantage économique que peut procurer l’émission du papier-monnaie à un pays. Si l’on demande maintenant quel est l’avantage financier que l’émission du papier-monnaie peut procurer à un gouvernement, il est beaucoup plus facile à saisir. Quand un gouvernement se trouve à court d’argent, la création d’un papier-monnaie est pour lui un moyen très commode de payer ses fournisseurs, ses fonctionnaires, ses soldats ou ses rentiers, de pourvoir en un mot à toutes ses dépenses sans être obligé d’emprunter et par conséquent sans avoir besoin de payer d’intérêt. Quand un gouvernement est dans cette situation, il est probable qu’il ne jouit pas d’un crédit très élevé et que, s’il est forcé d’emprunter, le taux d’intérêt sera très onéreux. Voilà pourquoi le papier-monnaie peut lui procurer en ce cas une économie qui n’est pas à dédaigner. Beaucoup d’États y ont eu recours et en somme ne s’en sont pas mal trouvés, à la condition, bien entendu, de ne pas dépasser dans leurs émissions la limite que nous avons fixée et qui est représentée par la quantité de monnaie métallique en circulation[3]. Toute émission qui passerait cette limite ne pourrait avoir pour résultat que de déprécier les prix et elle infligerait au pays et à l’État lui-même des pertes bien supérieures à l’économie dont nous venons de parler.

  1. Qui a inventé la monnaie de papier ? On ne sait. Elle était connue en Chine de temps immémorial et le voyageur Marco-Polo au XIVe siècle en avait rapporté la description. L’antiquité nous a laissé maints exemples de monnaies, sinon de papier, du moins de cuir ou d’une valeur purement conventionnelle, que l’on appelait monnaies obsidionales, parce qu’elles avaient été en général émises dans des villes assiégées, pour suppléer à la monnaie métallique qui faisait défaut. C’est le financier Law qui a fait le premier sur une grande échelle, en 1721, l’émission de la monnaie de papier : tout le monde sait à quelle catastrophe aboutit son système.
  2. C’est en cela que la comparaison d’Adam Smith pèche un peu. Car si l’on découvrait le moyen de se passer de routes, il en serait autrement tous les pays pourraient bénéficier également et à la fois de l’utilité nouvelle qu’ils trouveraient dans tes terrains autrefois consacrés au transport et désormais devenus disponibles.
  3. Pendant la guerre franco-allemande, le gouvernement français eut besoin d’argent : il émit pour 1.500 millions de francs en billets. S’il les avait demandés à l’emprunt, il aurait dû payer 6 % environ, soit 90 millions par an. S’il avait voulu émettre directement ce papier-monnaie, il aurait pu ne rien débourser du tout, excepté les frais de fabrication. Mais il préféra, avec grande raison d’ailleurs, recourir à l’intermédiaire de la Banque de France, en lui payant un droit de commission de 1 %, ce qui ne lui coûta que 15 millions par an. Quant au pays, il ne lui restait qu’une quantité d’argent tout à fait insuffisante en circulation, soit que sa monnaie eût été exportée pour des achats d’armes à l’étranger, soit qu’elle eût servi au paiement de l’indemnité de guerre, soit plutôt