Principes d’économie politique/II-2-IV-III

III

DE LA LOI DE GRESHAM.

Dans tout pays où deux monnaies légales sont en circulation, la mauvaise monnaie chasse toujours la bonne.

C’est en ces termes que l’on formule une des lois les plus curieuses de l’économie politique, que l’on a baptisé du nom d’un chancelier de la reine Élisabeth qui l’a découverte, dit-on, il y a trois siècles. Mais longtemps avant lui, Aristophane, dans sa pièce des Grenouilles, avait signalé et même fort bien analysé ce fait curieux, à savoir la préférence que les hommes donnent toujours à la mauvaise monnaie[1].

Ce qui donne à ce fait et à la loi qui l’exprime un caractère d’étrangeté tout particulier, c’est qu’il serait incompréhensible pour tout autre objet que la monnaie. Comment comprendre que les hommes eussent le goût assez dépravé pour préférer d’une façon générale la mauvaise marchandise à la bonne ? L’organisation économique de toutes nos sociétés, avec liberté du travail et concurrence, repose tout entière sur ce postulat qu’en toute circonstance l’homme préférera le produit qui est de meilleure qualité, qui répond le mieux à ses besoins. Pourquoi alors agit-il d’une façon inverse quand il s’agit de la monnaie ?

L’étonnement cesse si l’on réfléchit que la monnaie n’est pas, comme toute autre richesse, destinée soit à notre consommation, soit a la production, mais uniquement à l’échange. Entre deux fruits, nous préférons le plus savoureux et entre deux montres, celle qui marche le mieux ; mais entre deux pièces de monnaie de qualité inégale, peu nous importe d’employer l’une plutôt que l’autre, car nous ne les destinons point à notre usage personnel, et tout ce que nous leur demandons c’est de servir à payer nos créanciers et nos fournisseurs : dès lors nous serions naïfs de leur donner les meilleures pièces ; au contraire, nous avons tout intérêt à choisir les plus mauvaises et c’est ce que nous ne manquerons pas de faire : — une condition toutefois, c’est que le créancier ou le fournisseur ne puisse les refuser, c’est-à-dire que la mauvaise monnaie ait force libératoire aussi bien que la bonne. Et c’est bien dans cette hypothèse en effet que s’applique la loi de Gresham : c’est lorsqu’il s’agit de deux monnaies qui sont l’une et l’autre monnaie légale.

Ceci nous explique pourquoi la mauvaise monnaie reste dans la circulation, mais ne nous explique pas encore pourquoi la bonne disparaît. Que devient-elle donc ?

Elle fuit par trois voies différentes la thésaurisation, les paiements à l’étranger et la vente au poids.

1° La thésaurisation d’abord. — Quand les gens veulent se faire une réserve de monnaie, c’est-à-dire la garder en cas de besoin, ils ne manquent pas cette fois de se conformer à la règle commune et ils ne sont pas assez sots pour jeter leur dévolu sur les mauvaises pièces. Ils choisissent les meilleures, parce qu’ils les gardent pour eux-mêmes et que ce sont celles qui leur offrent le plus de garanties. Les gens effrayés qui, pendant la Révolution française, voulaient thésauriser, ne s’amusaient pas à le faire en assignats, mais en bons louis d’or. Ainsi font les banques aussi. La Banque de France cherche à grossir surtout son encaisse or. Par cette voie déjà une certaine quantité de la meilleure monnaie peut disparaître de la circulation. Toutefois, cette première cause de déperdition n’est pas définitive, mais seulement temporaire[2].

2° Les paiements à l’étranger ont un effet plus considérable. — Bien qu’un pays n’ait jamais à solder en numéraire qu’une petite partie de ses importations, cependant il y a toujours des remises en espèces à faire à l’étranger. Or, si quand il s’agit de payer nos dettes à l’intérieur et vis-à-vis de nos concitoyens, nous avons de par la loi la faculté de nous servir de la mauvaise monnaie aussi bien que de la bonne, cette alternative nous fait défaut quand il s’agit de régler un achat fait à l’étranger. Le créancier étranger n’étant nullement tenu de prendre notre monnaie, ne l’acceptera que pour le poids de métal fin qu’elle contient, c’est-à-dire pour sa valeur réelle. Nous ne pouvons donc songer à lui envoyer de la monnaie faible. La conclusion qui s’impose, c’est que nous devons garder celle-ci pour le commerce intérieur, puisque dans ce domaine elle rend les mêmes services que l’autre, et réserver la bonne pour notre commerce extérieur. Et c’est là une seconde et importante cause de déperdition de la bonne monnaie.

3° Mais la cause qui fait disparaître le plus rapidement la bonne monnaie, c’est la vente, la vente au poids. — Vendre la monnaie au poids ! Voilà une opération bien singulière en apparence et dont on ne s’explique pas bien l’utilité. Elle est pourtant fort simple. Sitôt que par suite d’une hausse dans la valeur de l’or, la pièce d’or se trouve avoir une valeur métallique supérieure à sa valeur légale, sitôt qu’elle vaut plus comme lingot que comme monnaie, on a un intérêt évident à ne plus s’en servir comme pièce de monnaie, mais à s’en servir comme lingot. On la retire donc de la circulation et on l’envoie sur le marché des métaux précieux. Si la valeur du bronze haussait notablement, ne pense-t-ou pas que nombre d’objets en bronze, cloches, canons, statuettes, seraient détruits pour réaliser la valeur du métal qu’ils contiennent ? Ou bien encore, si l’on imaginait que la valeur du papier vînt à augmenter dans des proportions très considérables, beaucoup de livres ne seraient-ils pas retirés des rayons des bibliothèques pour être vendus au poids au marchand de vieux papiers  ? Il en est exactement de même de la monnaie. Quand le métal précieux hausse de valeur, les pièces de monnaie frappées avec ce métal perdent leur caractère de monnaie et deviennent des marchandises que l’on s’empresse de réaliser, c’est-à-dire de vendre[3].


La loi de Gresham trouve son application dans les cas suivants :

1° Toutes les fois qu’une monnaie usée se trouve en circulation avec une monnaie neuve.

C’est précisément en pareille circonstance que la loi fut observée par Thomas Gresham. On avait fait frapper, sous le règne d’Élisabeth, une monnaie neuve pour remplacer celle qui était en circulation et qui était tout à fait détériorée, bien plus encore par la rognure que par l’usure, et l’on constata avec stupeur que les pièces neuves ne tardaient pas à disparaître, tandis que les anciennes pullulaient plus que jamais !

Il importe donc à un gouvernement de procéder à des refontes fréquentes pour entretenir toujours sa monnaie à l’état de neuf, sans quoi il rencontrera plus tard de grandes difficultés à remplacer la monnaie vieillie par la neuve.

2° Toutes les fois qu’une monnaie de papier dépréciée se trouve en circulation avec une monnaie métallique.

Dans ce cas, et pour peu que la dépréciation du papier soit un peu forte, l’expulsion du numéraire s’opère sur la plus vaste échelle. Nous avons vu, il y a quelques années, la totalité de la monnaie italienne émigrer en France : le gouvernement italien avait beau prendre diverses mesures pour la faire rentrer et obtenir même du gouvernement français d’en interdire la circulation en France, il n’aurait pu y réussir, s’il n’avait attaqué le mal dans sa racine en supprimant le papier-monnaie ou du moins le cours forcé. Nous avons vu les deux pays qui sont précisément les pays producteurs de métaux précieux, les États-Unis et la Russie, ne pouvoir réussir à conserver chez eux cette monnaie métallique dont pourtant ils fournissaient la matière première au monde entier. Mais vainement essayaient-ils d’en frapper : leur papier-monnaie déprécié l’expulsait impitoyablement.

3° Toutes les fois qu’une monnaie faible se trouve en circulation avec une monnaie droite, ou même toutes les fois qu’une monnaie droite se trouve en circulation avec une monnaie forte.

En ce cas, la plus faible des deux monnaies expulse l’autre. C’est le cas le plus intéressant : il se présente presque dans tous les pays qui ont adopté à la fois la monnaie d’or et la monnaie d’argent. Nous renvoyons donc l’examen de ce cas à la question du mono-métallisme et du bi-métallisme, que nous allons traiter dans la section suivante.

  1. « Le public nous a paru bien souvent se conduire vis-à-vis des plus nobles et des meilleurs de nos concitoyens de la même façon que vis-à-vis des vieilles pièces de monnaie et des neuves. Car nous nous gardons de faire usage, si ce n’est dans l’intérieur de nos maisons ou au dehors de nos frontières, des pièces de bon aloi, des plus belles, des seules qui soient bien frappées et bien rondes, mais nous n’employons que de mauvaises pièces de cuivre, revêtues de la plus vilaine empreinte ».
  2. Il est curieux qu’Aristophane eût déjà remarqué ce double fait que le public, qui préfère la mauvaise monnaie, emploie cependant la bonne « à l’intérieur des maisons (thésaurisation) et au dehors des frontières (commerce extérieur) ».
  3. M. Leroy-Beaulieu résume très bien tout ce jeu dans cette formule la monnaie locale expulse au dehors la monnaie universelle.