Principes d’économie politique/II-2-IV-q-I

La question du mono-métallisme et du bi-métallisme

I

DE LA NÉCESSITÉ DE PRENDRE PLUSIEURS MÉTAUX ET DES DIFFICULTÉS QUI EN RÉSULTENT.

La discussion qui s’est engagée depuis longtemps sur cette célèbre question ne porte pas, comme on pourrait le croire, sur le point de savoir si un pays doit employer plusieurs métaux pour constituer son appareil monétaire ou s’il doit se contenter d’un seul. Cette question ne se pose pas, parce qu’il est bien évident que tout pays civilisé est dans l’obligation d’avoir à la fois des pièces d’or, des pièces d’argent et des pièces de cuivre ou d’un métal similaire. Comment pourrait-on songer, par exemple, à n’employer que l’or ? La pièce d’or de 5 francs est déjà incommode par sa petitesse que serait une pièce d’or de 1 sou ? un grain impalpable. Bien moins encore pourrait-on songer, à moins de nous ramener aux premiers temps de Rome, à n’employer que le cuivre, puisqu’une pièce de 20 francs en cuivre pèserait une dizaine de kilogrammes ! Même l’argent seul, quoique moins incommode à raison de sa valeur intermédiaire, ne pourrait suffire, la pièce de 5 francs étant déjà trop grosse et la pièce de 20 centimes trop petite pour l’usage courant. Il faut donc de toute nécessité employer les trois métaux à la fois.

Mais ce n’est pas une nécessité que de les employer tous les trois en qualité de monnaie légale ; de fait, nous savons que l’un des trois, le cuivre, n’a jamais cette qualité : il est toujours monnaie de billon et monnaie d’appoint. Restent les deux autres : convient-il de reconnaître le caractère et les attributs de monnaie légale à tous les deux ou à un seul seulement ? Voilà la question qu’on désignait autrefois sous le nom de question du simple et du double étalon et qu’on désigne plus correctement aujourd’hui sous le nom de mono-métallisme ou bi-métallisme.

Si l’on ne reconnaît le titre de monnaie légale qu’à un seul des deux métaux, l’or, par exemple, en ce cas il n’y a point de difficultés. La monnaie d’argent est reléguée, comme la monnaie de cuivre, au rang de monnaie de billon : on lui attribue une valeur purement conventionnelle, mais aussi ne force-t-on personne à la recevoir dans les paiements. La monnaie d’or est la seule qui ait cours légal : c’est la seule aussi pour laquelle on ait à se préoccuper de maintenir une parfaite équivalence entre sa valeur légale et sa valeur intrinsèque.

Si on veut reconnaître aux deux monnaies à la fois le caractère de monnaie légale, en ce cas la situation devient beaucoup plus compliquée. Prenons, pour nous rendre mieux compte de ces difficultés, le système français, qui peut être considéré comme le type du système bi-métalliste, et reportons-nous au moment où le législateur l’organisait de toutes pièces (Loi du 7 germinal an XI, 28 mars 1803).

L’unité monétaire était l’ancienne livre transformée en franc. C’était une pièce d’argent : l’argent fut donc pris comme monnaie légale ; du reste, à cette époque, nul n’aurait songé à lui contester ce titre. Mais on ne pouvait faire moins que de l’accorder aussi à l’or.

Prenons, pour plus de clarté, les deux pièces similaires qui existent l’une et l’autre dans notre système monétaire, la pièce de 5 fr. d’argent et la pièce de 5 fr. d’or. Nous voulons que l’une et l’autre soient monnaie légale : il faut donc que l’une et l’autre aient une valeur métallique rigoureusement égale à leur valeur légale ; c’est une condition sine qua non, nous le savons. D’abord pour la pièce d’argent, il n’est pas difficile de satisfaire à cette condition. L’argent vaut, ou du moins valait à l’époque où nous nous sommes reportés, 200 fr. le kilogramme : donc un lingot de 25 grammes valait juste 5 fr. ; nous devons donc donner à notre pièce de 5 fr. d’argent un poids de 25 grammes, et, en ce qui la concerne, la condition voulue sera remplie. Mais pour la pièce d’or de 5 fr. quel poids devons-nous lui donner ? Le kilogramme d’or vaut 3.100 fr. (au même titre que l’argent, 9/10) : si donc, avec un kil. d’or, on frappe 620 pièces, chacune d’elles vaudra exactement 5 fr. (car 620 X 5 = 3.100) et chacune pèsera 1 gr. 613 : la condition voulue sera remplie aussi pour celle-ci.

Prenons ces deux pièces et mettons-les dans les deux plateaux d’une balance : nous verrons que pour faire équilibre à la pièce d’argent de 5 fr., il faut mettre dans l’autre plateau 15 pièces d’or de 5 fr. plus une demie, ou si l’on aime mieux, que pour faire équilibre à 2 écus de 5 fr., il faut mettre dans l’autre plateau 31 pièces d’or de 5 fr. Cela nous prouve que l’opération a été bien faite. En effet, le kil. or valait à cette époque tout juste 15 fois et demie le kil. argent (3.100 fr. le kil. or contre 200 fr. le kil. argent). Retenons ce rapport de 15, 5 ! c’est le rapport légal entre la valeur des deux métaux, il est aussi célèbre en économie politique que le fameux rapport π = 3, 1416 en géométrie. Jusqu’à présent donc tout marche à souhait, mais attendons la fin.

En 1847, on découvre les mines d’or de la Californie, en 1851, celles d’Australie. La quantité d’or produite annuellement se trouve quadruplée[1]. Par contre, l’argent se raréfie par suite du développement du commerce dans l’Inde qui en absorbe des quantités considérables. Il en résulte que la valeur respective des deux métaux change : sur le marché des métaux précieux, pour se procurer 1 kil. or, il n’est pas nécessaire de donner comme autrefois 15 1/2 kil. argent, il suffit d’en donner 15 ; ce qui revient à dire que l’or a perdu environ 3 p. 0/0 de sa valeur. Dès lors il est clair que ces petits lingots d’or qui constituent les pièces d’or ont subi une dépréciation proportionnelle : la pièce de 5 fr. d’or ne vaut plus en réalité que 4 fr. 85.

Que faut-il faire pour rétablir l’équilibre ? Évidemment ajouter un peu plus d’or à chaque pièce d’or — 3 % de plus environ. Il aurait fallu, pour rétablir l’équivalence entre la valeur intrinsèque et la valeur légale, que la pièce de 5 fr. d’argent fit équilibre à 15 pièces de 5 fr. d’or (et non plus 15 1/2). Alors c’est toute la monnaie d’or qui est à refondre !… Attendons encore.

Vingt ans plus tard, en 1871, changement à vue. La production de l’or, par suite de l’épuisement des mines d’Australie et de Californie, diminue de moitié : au contraire, par suite de la découverte des bonanzas de l’Ouest américain, la production de l’argent augmente de moitié. En même temps l’Allemagne, adoptant l’étalon d’or, démonétise sa monnaie d’argent et fait refluer sur le marché ses thalers dont elle ne veut plus. Encore une fois la valeur respective des deux métaux change, mais cette fois en sens inverse : sur le marché des métaux précieux, avec un kil. d’or on peut se procurer non plus seulement 15 1/2 kil. argent, mais 16, 17, 18, et jusqu’à 20 kil. d’argent) Ce qui revient à dire que l’argent a perdu plus d’un quart de sa valeur relativement à l’or. Dès lors il est clair que chaque lingot d’argent qui constitue une pièce d’argent a subi une dépréciation proportionnelle : la pièce de 5 fr. d’argent ne vaut plus en réalité que 3 fr. 50. Qu’aurait-il fallu faire pour rétablir l’équilibre ? Évidemment mettre beaucoup plus d’argent dans chaque pièce, augmenter d’un quart leur poids, faire que la pièce d’argent de 5 fr. pesât autant que 20 pièces d’or de 5 fr. alors l’équivalence entre la valeur métallique et la valeur légale aurait été rétablie : mais c’est toute notre monnaie d’argent qui était à refondre !

Mais quoi ! si nous voulons conserver à nos deux monnaies leur caractère de monnaie droite, c’est-à-dire l’équivalence rigoureuse entre leur valeur intrinsèque et leur valeur légale, faudra-t-il donc refondre perpétuellement tantôt l’une, tantôt l’autre des deux monnaies pour accommoder leurs poids aux variations de valeur des deux métaux ? C’est, semble-t-il, la conclusion qui s’impose. Mais c’est impraticable et absurde[2].

  1. La production de l’or de 1841 à 1850 était évaluée comme moyenne annuelle à 188 millions. De 1850 à 1860 elle fut de 700 millions.
  2. Pour peu qu’on y réfléchisse, on voit bien qu’il suffirait de faire