Principes d’économie politique/II-2-I-I

CHAPITRE I

L’ASSOCIATION

I

LES FORMES SUCCESSIVES DE L’ASSOCIATION.

« Aujourd’hui jour du Vendredi-saint, écrivait Fourier en 1818, j’ai trouvé le secret de l’Association Universelle ». Il se vantait ; il ne l’avait certes pas découverte, bien qu’il l’ait mise en relief avec une singulière vigueur, car l’association n’est pas de l’ordre de ces phénomènes qu’il faut découvrir : elle éclate à tous les yeux c’est la plus générale probablement de toutes les lois qui gouvernent l’univers, puisqu’elle se manifeste non seulement dans les rapports des hommes vivant en société, mais aussi dans ceux qui unissent les mondes en systèmes solaires et les molécules ou les cellules en corps bruts ou organisés, et jusque dans les rapports logiques qui nous permettent de penser[1]. Les animaux eux-mêmes connaissent les lois de l’association et quelques-unes de ces sociétés animales, abeilles, fourmis ou castors, ont été de tout temps pour les hommes un inépuisable sujet d’instruction et d’admiration[2].

L’association s’impose aux hommes pour tous les travaux qui excèdent les forces individuelles, ne fut-ce qu’un poids à soulever. Le mot d’association aujourd’hui suggère presque nécessairement dans notre esprit l’idée de groupement volontaire. C’est une erreur. L’association des hommes, tout comme celle des animaux, a été d’abord instinctive, puis coercitive, mais jamais, contrairement à la fameuse théorie de Rousseau, le résultat d’un « contrat social ».

La forme la plus naturelle, et sans doute la première de toutes, a été l’union des sexes et la famille qui en dérive. On dira peut-être qu’elle n’a aucun caractère économique ? C’est une erreur. Il semble au contraire que le mariage ou plutôt le ménage a été au début une association surtout économique. Quand on demandait aux Indiens de l’Amérique du Nord pourquoi ils se mariaient, ils répondaient « parce que nos femmes vont chercher le bois, l’eau, les aliments et portent tout notre bagage[3] ». Et il est même très probable que c’est ce caractère économique qui a conféré au mariage le caractère permanent que l’instinct sexuel ou même l’instinct paternel aurait été impuissant a lui donner.

L’association est devenue ensuite coercitive sous la forme d’esclavage. Nous avons déjà dit (p. 165) que l’esclavage doit être considéré comme un simple élargissement de la famille primitive déterminé par des causes économiques, le besoin de constituer une association plus puissante. Du reste il n’y a pas à s’étonner, dans un temps où les femmes elles-mêmes étaient souvent le fruit de la conquête (enlèvement des Sabines), si la conquête a servi aussi à annexer à la famille des travailleurs étrangers. D’ordinaire ils finissaient par devenir des membres adoptifs de la famille, ainsi qu’on peut le voir aussi bien dans les tragédies grecques qui datent de 2500 ans que dans les récits de voyage au Maroc aujourd’hui.

C’est par cette association coopérative imposée que les hommes d’autrefois ont pu élever les murs Cyclopéens ou les pyramides d’Égypte ou ébranler les galères à trois et quatre rangs de rames[4].

L’association est devenue peu à peu semi-coercitive avec le servage : elle a pris pendant le Moyen âge des formes riches et complexes que nous ne pouvons étudier ici, et finalement elle est devenue patronale. Nous voyons dans toutes nos sociétés modernes la production organisée sous la forme d’entreprises (c’est le terme technique dans le vocabulaire de l’économie politique), c’est-à-dire de groupes plus ou moins considérables d’individus dans lesquels l’un, le patron, fournit le capital, les instruments, la terre, et les autres, les salariés, la force de travail.

Cette forme n’est-elle pas enfin l’association libre et ne constitue-t-elle pas le terme définitif, sauf perfectionnement de détails, de l’évolution sociale ? C’est ce qu’affirme l’école classique. Il est vrai que cette forme nouvelle d’association est fondée sur un contrat : les ouvriers qui travaillent à l’usine sont des hommes libres, libres d’y entrer ou d’en sortir à leur gré et ils ne s’en privent pas. Mais pourtant il est clair qu’il n’y a ici qu’une forme encore très imparfaite de l’association libre et la meilleure preuve c’est que ni le langage juridique ni le langage vulgaire n’emploient jamais dans ce cas le mot « d’association » et que peut-être même il a déjà étonné le lecteur. Les soi-disant associés, les ouvriers d’une part, les patrons de l’autre, sont en effet dans des conditions d’inégalité permanente. Il n’y a ici qu’une association de fait, non de droit, une association dans la production, non dans la répartition. Les ouvriers n’ont pas le moins du monde le sentiment d’être associés au patron, — et c’est justement, comme nous le verrons plus tard, le principal vice du salariat (Voir plus loin, Du salariat).

Nous avons donc le droit et le devoir d’espérer que l’association patronale fera place à son tour à l’association intégrale, c’est-à-dire libre, complète, embrassant la répartition aussi bien que la production et dans laquelle chacun aura la claire conscience qu’il fait partie d’une œuvre collective et la ferme volonté d’y coopérer. — C’est pour cela que les entreprises où l’on met en pratique la participation aux bénéfices, et mieux encore les associations coopératives de production, bien qu’elles n’occupent encore les unes et les autres qu’une place microscopique, doivent être considérées comme la phase supérieure vers laquelle pousse l’évolution sociale[5].

  1. Voy. l’Activité mentale, par M. Paulhan.
  2. Voy. le beau livre de M. Espinas sur les Sociétés animales.
  3. Eyre, cité par Starke, La famille primitive. On peut trouver du reste la confirmation de ce fait chez les Arabes polygames, les Bassoutos de l’Afrique australe, etc.
  4. Des bas-reliefs égyptiens nous montrent des centaines d’hommes attelés à un même câble et s’ébranlant en mesure au rhythme d’un instrument d’airain.
  5. Voy., dans ce sens, Hertzka, Die Gesetze der sozialen Entwickelung Lange, Die Arbeiterfrage ; Secrétan, Études sociales, et notre conférence sur l’Avenir de la coopération (dans la Revue socialiste du 15 juin 1888.).
    Mais en sens inverse, cette thèse est vivement combattue par la plupart des économistes de l’école classique (sauf Stuart Mill), et même, par quelques-uns des maîtres de l’école historique comme M. Luio Brentano.