Principes d’économie politique/II-2-I-II

II

L’ASSOCIATION DES CAPITAUX.

Il résulte de ce que nous venons de dire que l’association du travail vraiment libre n’a guère encore fonctionné sur terre. Il n’en est pas de même de l’association des capitaux. Toutes les fois que tes entreprises prennent des proportions considérables et nous verrons dans le chapitre suivant que telle est précisément leur tendance le même homme ne peut plus fournir à lui seul des capitaux en quantité suffisante et proportionnée au nombre des travailleurs. Alors un nombre plus ou moins grand de capitalistes se réunissent pour fournir les capitaux nécessaires et l’entreprise se trouve constituée sous la forme dite de société par actions[1], forme nouvelle, qui se multiplie extraordinairement de nos jours, du moins dans le commerce et l’industrie.

La société par actions présente en effet de grandes facilités, précisément parce qu’elle est exclusivement une association de capitaux. Or, des trois instruments de production, le travail, la terre et le capital, ce dernier est celui qui se prête le mieux à l’association en raison de certains caractères qui lui sont propres, et que les deux autres sont loin de présenter au même degré, sa divisibilité et sa mobilité.

Le capital d’abord peut se diviser en fractions indéfiniment réduites, ce qui permet à chaque capitaliste associé de limiter sa part dans l’association, et par conséquent ses risques, autant que bon lui semble. C’est même là ce qui a fait le succès de la société par actions : chaque action étant de 500 fr. (et même, suivant les législations, de 50 fr. ou de moins encore), chacun peut en prendre ce qu’il veut, d’après sa situation de fortune ou le degré de confiance qu’il accorde à l’entreprise[2].

De plus, le capital jouit d’une facilité de déplacement merveilleuse et que le développement des institutions de crédit accroît encore chaque jour. Pour que des travailleurs ou des propriétaires puissent coopérer à une entreprise productive, il faut que cette entreprise prenne naissance sur les lieux mêmes et elle ne peut réunir que des personnes vivant dans la même région. Le travail ne se déplace pas aisément : la terre pas du tout ; mais les capitaux ont les ailes de l’aigle et ils savent accourir des extrémités du monde partout où ils voient quelque profit à gagner.

Mais, d’autre part, cette forme d’association présente de graves inconvénients et nous ne saurions nous résigner à y voir la forme de l’avenir, comme quelques économistes nous y convient[3]. Le fait même qu’elle n’associe que les capitaux et et non les personnes est une marque d’infériorité. Les associés qui s’appellent des actionnaires ne se connaissent pas entre eux et souvent même ne connaissent de l’entreprise, à laquelle ils sont soi-disant associés, que le nom qui figure sur les titres qu’ils ont en portefeuille[4]. La société par actions se trouve divisée en deux groupes de personnes : — les uns qui se partagent les produits d’une entreprise dans laquelle ils ne travaillent point ; — les autres qui travaillent dans une entreprise dont ils ne recueillent point les fruits[5]. C’est là une situation peu conforme à la loi morale et qui, même au point de vue économique, paraît dans des conditions d’équilibre singulièrement instables (Voy. Liv. III de la Répartition).

  1. On dit aussi Compagnie quand il s’agit de très grandes sociétés (la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, la Compagnie d’Anzin, etc.). L’étude des diverses formes de sociétés, sociétés en nom collectif, en commandite, anonyme, rentre dans le droit commercial.
  2. Et suivant que les capitalistes préfèrent un revenu fixe ou se plaisent à tenter la fortune, les sociétés anonymes leur offrent soit des obligations qui sont des créances donnant droit de toucher un revenu fixe, soit des actions qui sont des parts de copropriété donnant droit à une part proportionnelle dans les risques et les profits de l’entreprise.
    Cette divisibilité permet ainsi la constitution d’entreprises colossales et très aléatoires qui, sans elle, eussent été impossibles. Aucun capitaliste, si riche fût-il, n’aurait pu et n’aurait osé fournir les 1.300 militons à dépenser pour le percement de l’isthme de Panama, à cause des risques à courir, tandis que ces risques divisés à l’infini n’ont plus effrayé personne, et par le fait cet immense écroulement n’a entraîné la ruine que d’un très petit nombre de personnes.
  3. Voyez l’Évolution économique au XIXe siècle. Dans ce livre fort intéressant, M. de Molinari, qui est le plus pur représentant de l’école libérale, ne voit l’avenir que sous la forme d’immenses sociétés par actions qui s’étendront à tous les domaines de l’activité humaine.
  4. Bon nombre de capitalistes qui se disputent aujourd’hui les actions des mines d’or de Robinson, de Simmer and Jack, de Bonanza, seraient bien en peine de désigner seulement sur la carte où elles sont situées. Et le lien d’association qui les unit aux ouvriers cafres tout nus qui extraient l’or de ces mines est assurément d’une nature assez factice !
  5. C’est l’antithèse que Zola a dramatisé dans son roman de Germinal.