Princesses de lettres/Dédicace

Fontemoing & Cie, éditeurs (p. 5-16).


À M. JEAN FINOT


directeur de LA REVUE




Cher monsieur et ami,

Soyez remercié de me laisser inscrire ici votre nom. C’était mon désir et c’était aussi justice, puisque sans vous ces pages n’eussent jamais été composées. Certes, depuis toujours, j’avais eu l’idée de ce livre. Sur la page de garde d’une plaquette que je publiai à vingt ans, on peut lire : l’âme féminine, études sur les femmes écrivains. Puis, dans mes projets, le titre devint : Reines et Princesses de Lettres. Reine est tombé. Si nombreuses que soient dans l’Europe actuelle, les authoress, je ne discerne aucune Germaine de Staël, pas l’ombre d’une Elisabeth Browning, pas même une George Eliot ; mais j’ai conservé ce titre de Princesses, ma propriété, et je tiens à le préciser afin d’éviter aux critiques l’erreur de m’accuser de m’être paré des plumes littéraires de Colette, Colinette ou Colombine… Est-ce que je sais ?… Sait-on jamais ?…

Certes, d’excellents ouvrages, celui de M. Paul Flat notamment, ont paru sur ces dames de lettres. Ce recueil est le premier cependant où l’on ait essayé de soumettre ces intéressantes personnes à la méthode de Sainte-Beuve, laquelle consiste — pour dire les choses en peu de mots — à expliquer les caractères de l’œuvre par les circonstances de la vie et à laisser aux guirlandes, leurs épines. Ce genre de critique semble fort négligé aujourd’hui, et nos contemporains et nos contemporaines supportent assez mal de s’y voir soumis. Un romancier me disait : « Mais notre vie est notre propriété ; nos œuvres, seules, appartiennent au public ! » Je répondrai : La critique littéraire a du bon, mais le Français n’a jamais été esthéticien, et cette sorte d’exercice n’intéresse, en somme, qu’accidentellement. D’ailleurs, prendre un livre, deux livres, vingt livres, et les étudier sans s’inquiéter de qui les écrivit, ni dans quelles circonstances, ni pour quels motifs, c’est cueillir une fleur, deux fleurs, vingt fleurs, et en former un herbier. Quelque curiosité subsistera pour un peu de temps, mais la vie n’y est plus ; poussière que cela est, cela aura vite fait de retourner à la poussière. Pourquoi lit-on encore Sainte-Beuve, et ne lit-on plus Gustave Planche ? Pourquoi les Essais de Psychologie de Bourget sont-ils toujours vivants et déjà mortes les études littéraires de Brunetière (je ne dis pas ses Discours de combat ; ça, c’est autre chose) ; mais précisément, par le souci qu’eurent les romanciers de Volupté et de Mensonges, de ne jamais dissocier la vie des pensées, les œuvres de la destinée !…

À quoi bon ? Voilà ce que chacun et chacune devrait se dire. Ou bien l’individu et ses bouquins sombreront, et le jugement de la postérité importe peu, ou bien la gloire persistera et il faut redouter que, faute d’indications, les qualités soient omises par curiosité pour les faiblesses ! Donc ou indifférente ou utile par ses effets, — la méthode psychologique reste, par sa loyauté, préférable entre toutes.

Que de bévues elle aide d’ailleurs à éviter ! Je me souviens d’avoir, dans mon enfance, possédé une édition de Mme de Staël, en tête de laquelle figurait une étude, vrai modèle d’éloquence, signée Necker-de-Saussure. À croire cette vertueuse cousine de l’impétueuse Corinne, Germaine de Staël témoigna de toutes les vertus connues et de quelques autres par-dessus le marché !… Le cant le plus sévère, la morale la plus pure, ne trouvaient rien à critiquer dans une vie, modèle d’innocence, de pudeur et de piété !… Hélas ! quand je fus devenu grand, il me fallut déchanter. Mlle Mélegari publia le Journal, de Benjamin Constant, Mme de Boigne raconta les folies in extremis. L’hermine de cette âme n’avait pas que les petites taches noires des queues !… Or, le cas d’Albertine Necker est d’autant plus grave, qu’elle savait, qu’elle ne pouvait pas ne pas savoir. Imprimons le mot, elle mentit ; elle mentit pour flatter les parents, plaire aux amis, tromper l’opinion. Que ne se bornait-elle à faire de la tapisserie, ou à confectionner des bracelets génévois ? Sans tomber dans l’indiscrétion, elle pouvait vanter l’âme généreusement passionnée de sa parente, et laisser les vertus dormir en paix. Depuis, elles se sont vengées. On ne dérange pas des vierges sages de cette importance, pour une dame qui les pratiquait aussi peu !

Eh bien ! voilà un genre de plaisir que ne pourront se procurer ceux qui plus tard liront ce recueil. Je suis loin, certes, d’avoir dit tout ce que je savais, mais je me suis refusé à mettre blanc quand c’était noir, tout au plus ai-je adouci en rose les crudités du rouge. Mmes Barine, Dornis et Félix-Faure-Goyau facilitèrent en tous points mon travail. Émilie de Morsier ne pouvait plus rien ; sa famille y pourvut. Que ces dames et les personnes qui m’aidèrent de leurs conseils soient ici remerciées. Pour Mmes Neera et Robinson, ce fut plus délicat. N’importe, le souvenir d’Albertine Necker-de-Saussure me conseillait, la vérité a le droit d’être dite par cela seul qu’elle est la vérité, et je crois n’avoir point abusé !

Ma méthode consiste en somme à user de loyauté. Conversations, interviews, enquêtes, lettres, journaux, je m’efforce de dégager ce qui fut aussi bien des fleurs de ceux qui voudraient que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes, que des ronces de ceux qui préféreraient que nous soyons parmi les ruines, sur une terre de réprobation. La moyenne finit par s’établir automatiquement. Je dis aussi : les visages pas plus que les paysages ne sont dépourvus d’ombres et de brouillards, pourquoi voudriez-vous que les paysages intérieurs et les visages psychologiques fussent d’une absolue perfection ? Si mes portraits effaçaient toute ride, corrigeaient toute tare, ce ne seraient plus des portraits, mais des photographies, de ces affreuses photographies, chères à la bourgeoisie, où les vieillards apparaissent avec des joues polies de bébés. Je vise à davantage qu’au rôle de flagorneur de ces dames.

Si cela ne suffit pas, on peut ajouter : Certes, il faut approuver que les « Princesses de Lettres » aiment les roses, mais peut-on supposer qu’elles en désirent de dépourvues d’épines ? Elles seraient alors de mousseline peinte et de rigide fil de fer, artificielles et non pétries d’azur, de rosée et de soleil ? Aurai-je eu tort de supposer ces dames (celles du moins dont je m’occupe) assez artistes pour préférer les guirlandes des jardins aux piquets des magasins de mode, dussent leurs mains en conserver quelques égratignures, ou leurs yeux se mouiller de quelques larmes. M. Flat assure tenir d’un évêque cette remarque : « Les petites filles aiment tant à pleurer que j’en ai connu qui allaient pleurer devant un miroir pour jouir doublement de leur état. » Que de femmes, même de lettres, restent, sous ce rapport, petites filles toute leur vie !…

Il serait abusif de tirer de ces six portraits des conclusions sur le développement artistique de la femme. Deux points seuls se précisent : celles qui réussirent à s’imposer à l’attention de leurs contemporains, furent des autodidactes. La culture intensive, de mode dans les lycées, parmi les étudiantes, ne produit que des femmes savantes et nous savons, depuis Molière, ce qu’il en faut penser. Le don ne s’acquiert pas. Celles qui l’ont reçu sauront, quoi qu’il advienne, trouver les possibilités de le faire fleurir et fructifier. Malgré l’absence de professeurs, en dépit des étroitesses du milieu, quoique les tentations de la richesse leur murmurassent des conseils dangereux, Mmes Barine, de Morsier et Dornis devinrent aussi instruites que maints bacheliers ou licenciés, et j’en pourrais dire autant de Mmes Neera, Robinson et Félix-Faure-Goyau, quoique les conditions parmi lesquelles se développèrent, à Milan, à Florence ou au Havre, ces trois jeunesses ne fussent pas précisément favorables à l’apprentissage des bonnes et belles lettres. La thèse a été trop nettement établie par Mme Barine, pour qu’il soit nécessaire de la reprendre.

Tout au plus, remarquerai-je que les femmes supérieures ne seront qu’assez tardivement en possession de leur supériorité. Ce qui reste précisément le contraire des authoress moyennes dont le premier livre demeure le meilleur. L’on sait à quel point les enfants prodiges sont exceptionnels parmi les hommes dont les plus intelligents emploient d’ordinaire trente ou trente-cinq ans à acquérir les qualités qu’ils manifesteront dans leur maturité. Lombroso aurait-il raison ? « Le génie chez la femme ne s’expliquerait-il que par une confusion des caractères secondaires ? » Il est certain que plus une femme a de talent, et plus ses manières de réfléchir, de déduire et de vivre se rapprochent de celles des hommes. Je veux dire qu’en visitant ces cérébrales, qu’en étudiant leur vie et leurs opinions sur la vie, on perd l’impression de la différence du sexe, pour acquérir l’illusion de se trouver en face d’êtres neutres, d’une beauté peut-être classique, mais dont la féminité s’est fortement atténuée. Je ne sais pas si c’est un mal. Mon intention serait d’approuver, mais j’entends n’exprimer qu’une opinion personnelle. Laissons le féminisme aux féministes, l’intellectualisme suffit. En tout cas, la femme-enfant, la femme-poupée, la femme-mannequin ou cocotte a fait son temps. L’Ève future sera l’associée, l’égale, le compagnon sûr, à l’inverse de celle d’autrefois que le poète appelait peu sûre. Alors le joug sentimental sera brisé, ce joug sous lequel dégénèrent les races latines, alors la phrase désespérée de Germaine de Staël n’aura plus qu’un terme d’exact ; pour les deux entités humaines, l’amour ne sera plus qu’un épisode, que des épisodes multiples et multipliables et nous assisterons, au dessus de ces épisodes, à de véritables et sûres unions — basées non plus comme c’est la folie de ceux qui prétendent éterniser la minute de l’heure qui chante — sur l’amour qui passe, sur l’attrait qui s’émousse, mais sur l’amitié, le respect qui — lorsqu’ils sont mérités — persistent et se fortifient d’expérience en expérience !

Le second point c’est qu’aucune de celles auxquelles le latin fut inconnu ne parvint à traduire ses pensées avec clarté. Le Sainte-Beuve italien, M. Croce, le prétendait. C’est le défaut de Neera, elle n’a jamais su écrire proprement. Émilie de Morsier, géniale, s’en rendit si parfaitement compte, qu’elle renonça à terminer les romans qu’elle avait l’intelligence de concevoir. Les autres furent toutes des latinistes achevées. Cela paraît ridicule : mais pour écrire avec goût un article de vie parisienne, un sonnet de vie amoureuse, il faut savoir décliner Rosa la rose et conjuguer, autrement qu’en action, le verbe amare, aimer. N’est-ce pas plein de philosophie de penser qu’elles doivent toutes, oui, toutes, ces grandes sœurs latines, s’en venir puiser à la source primitive, les Italiennes comme les Françaises, les Suissesses comme les Espagnoles ! N’est-il pas d’une beauté classique, le geste de les voir s’agenouiller et tendre la blanche urne de leurs rêves sous la source aussi vieille que notre monde moderne ?

Quoi qu’il en soit de ces opinions, que confirment déjà vingt cas, plus tard, si l’occasion et les forces me sont données de poursuivre cette enquête jusqu’aux limites que lui fixe mon ambition, il sera temps de déduire de l’observation, d’autres lois que je commence à prévoir sur l’illogisme, l’instabilité, l’insincérité congéniaux de l’esprit féminin. César Lombroso me disait : « Vous entreprenez sous une autre forme l’ouvrage que je ne composerai plus sur la femme de génie. » Robert de Montesquiou m’écrivait : « Je ne pense pas que le titre de « princesses » puisse convenir à une publication qui confond les oiseaux bleus avec les bas-bleus… et les cordons bleus et qui veut accomplir ce tour de force, de loger à la même enseigne, et sous le même bonnet, les têtes du phénix, de la linotte et de la bécasse !… » La vérité est entre ces deux avis. Je ne conçois pas d’aussi synthétiques ambitions que n’avait l’indulgence de le supposer le sociologue torinois. Dois-je répéter à l’auteur des Hortensias bleus qu’un seul mot peut être pris dans diverses acceptions, au propre ou au figuré, avec ironie ou par plaisanterie ? Le même bonnet, selon qu’il sera posé sur une tête de phénix, de linotte ou de bécasse, ne produira pas le même effet — c’est une vérité reconnue de toutes les modistes de Paris. Pour l’enseigne, je pense bien loger à la même auberge les dames dont je ferai les portraits, mais nous ne les mettrons pas toutes au même étage. En bon hôtelier littéraire, nous réserverons à celles qui les méritent, les appartements de luxe ; les autres devront se contenter des chambres au Nord ou sous les toits. Et quant aux bas-bleus, s’ils sont passés de mode, je ne ferai pas fi des cordons bleus, Rossini en était un et cela ne l’a pas empêché d’avoir du talent. Je déplore, au contraire, de n’avoir pas rencontré de Vatel parmi ces dames de lettres (car j’aime les plats savants), et pour l’oiseau bleu, n’attendons-nous pas tous, tant que nous sommes, qu’il s’en vienne frapper à la fenêtre de notre âme ?

Plus j’y pense, mon cher Directeur ami, et plus je trouve que ce fut une chose merveilleuse, que vous ayez ainsi, de but en blanc, accepté mon projet. Je venais les mains vides, il n’y a pas un rédacteur de Paris qui m’eût répondu comme vous : « C’est entendu !… » Ensuite, vous avez été patient, indulgent, à ne pas le croire !… Mais c’était le temps, depuis je l’ai constaté, où vous écriviez votre inestimable Science du Bonheur. Je le devine, vous vous efforciez de la mettre en pratique. Vous vouliez procurer un peu de joie à celui de vos collaborateurs d’hier et même d’avant-hier qui se juge le plus modeste et se dit le plus reconnaissant de vos obligés.

Ernest Tissot.
Paris, 22 Mai 1909.