Fontemoing & Cie, éditeurs (p. 17-74).

PRINCESSES DE LETTRES


I

MADAME ARVÈDE BARINE[1]

Dans son salon d’été aux portes-fenêtres ouvrant sur un jardin barré par l’énorme aqueduc de Marly, — cette ombre historique rendant ces lieux tout à fait dignes d’inspirer une historienne, — dans son salon d’angle parisien, où il y a plus de livres que de fleurs, et dont l’intimité silencieuse révèle une carrière de labeur, de dignité, — je n’ai jamais pu apercevoir la femme élancée, aux yeux ironiques, à la voix musicale, qui rendit célèbre ce pseudonyme d’Arvède Barine, sans penser immédiatement à sainte Scolastique !

Cependant, les travaux de la plus humoristique de nos princesses de lettres me sont trop familiers et j’ai trop souvent apprécié sa conversation, d’autant plus divertissante qu’elle s’observe moins, pour ignorer qu’il s’agit d’une sainte Scolastique infiniment trop spirituelle pour être le moins du monde orthodoxe. D’abord, Mme Barine est protestante, avec indépendance, mais avec constance. « Je suis née mauvaise protestante, je n’ai pas eu à le devenir », m’écrit-elle[2]. Et pourtant la satire des œuvres de charité catholique qu’elle publiait à trente-neuf ans et la Protestation contre la loi de la Séparation qu’elle donnait vingt-cinq ans plus tard au Journal des Débats, montrent que, durant ce quart de siècle, sa foi personnelle avait peu varié. Le protestantisme a toujours attiré et retenu ces esprits individualistes. Mme Barine estima son devoir de se faire inscrire parmi les membres de l’Association Cultuelle de Passy. Le pasteur Stapfer dit sur la tombe de cette femme de bien : « Elle tenait beaucoup à affirmer les liens qui l’unissaient à l’Église réformée de France !… » Il n’y a donc aucune probabilité qu’elle soit jamais canonisée. Mais cette comparaison avec la sœur de saint Benoît — symbole d’une impression — marque bien l’antinomie fondamentale de ce caractère à la fois épris de libertés et prudent jusqu’au respect de tous les ordres, et que n’abandonnent jamais non plus la bonne humeur d’une conscience en paix, l’équilibre d’un esprit, disons parfait, avec les restrictions que comporte cette épithète dans les domaines de la passion et de l’au-delà !



I

Sous le masque moscovite de son nom de lettres, et malgré ses convictions huguenotes, Mme Barine est Française, même Parisienne, issue d’ancêtres établis sur les bords de la Seine depuis plus de deux siècles. « Quand vous entendrez dire qu’il n’existe pas de famille de la bourgeoisie dont la transplantation dans la capitale remonte à plus de cinquante ans, il faudra penser à moi… Regardez, à gauche de la cheminée, sur la frise, la figure de cet homme en habit bleu de roy, dont les yeux pétillent sous la perruque blanche… c’est le portrait d’un nommé Vincens qui, des Cévennes, vint à Paris, en plein xviie siècle, et dont nous descendons à des degrés divers mon mari et moi… »

Quoique Mme Barine ne soit donc point provinciale, rien ne fut moins parisien, dans l’acception ordinaire de ce terme, que son éducation. Son père, grand liseur devant l’Éternel, s’étant, à la suite de circonstances mystérieuses, retiré en Touraine, la jeune fille, réduite à faire bon visage à mauvaise fortune, vécut sans parentes, sans amies, sans professeurs même, dans une solitude propice à la réflexion, les années qui vont de la sixième à la quatorzième — cela se passait sous Louis-Philippe et pendant la seconde République. En guise de maîtres, M. Bouffé avait donné à son enfant les clefs d une vaste bibliothèque, où la place d’honneur avait été réservée aux classiques. Les éditions, pour la plupart princeps, étaient sans notes, avec des | à la place de s, des o à la place de a ; l’enfant n’avait qu’à se débrouiller. D’autres eussent lancé de tels livres par la fenêtre et se fussent mises à avoir du vague à l’âme. En personne déjà pleine de sagesse. Mlle Cécile préféra s’appliquer et « découvrir toute seule les bons endroits ». Ainsi s’éveilla en elle, le sens de la beauté ; le raisonnement n’y était pas encore. « Les classiques français échouèrent entièrement à donner à mon esprit les qualités solides qui priment toutes les autres dans la conduite de la vie. Surtout la plume à la main, je disais ce que je pouvais au lieu de ce que je voulais, prenant ainsi la funeste habitude de laisser diriger ma pensée par les mots… »

Heureusement que l’étude du latin allait remettre tout en ordre, l’étude du latin entreprise bientôt, sous la direction du meilleur des maris. « J’éprouvai d’abord — avoue Mme Barine — une impression du même genre que lorsque j’avais bien rangé mon armoire à linge. Les choses s’ordonnaient dans ma tête, les idées prenaient l’habitude de se mettre à leur place, chacune selon son importance… C’est l’effet de la syntaxe latine. Aucun travail ne prépare mieux une jeune fille au rôle de maîtresse de maison que l’étude du latin, à condition de la faire sérieusement[3] ». Mlle Bouffé n’était pas devenue Mme Vincens et avait à peine eu le temps de monter son ménage à La Rochelle, que M. Vincens, désireux de combler les solutions de continuité de cette instruction à coups de lectures, — car il avait tout de suite discerné la valeur d’une aussi belle intelligence, — recommençait l’éducation de sa compagne, affectueusement, « en maître qui comprend son enseignement comme une gymnastique destinée à discipliner et non à diriger les mouvements de l’esprit. Je fis alors ma rhétorique, ma philosophie et même mes humanités, — me raconte l’écrivain, — mais à un âge où je ne risquais plus de laisser à ces divers exercices, Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/23 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/24 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/25 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/26 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/27 mettre du sien que ça ; dès ce premier article, je retrouve la sûreté d’information, la netteté de paroles, la verve caustique qui deviendront les caractéristiques de ce talent. Ayant dessein d’analyser les derniers magazines russes, elle s’efforce de dire le plus de choses en le moins de mots possible. Mais, au nom d’Émile Zola, sur le sommaire du Messager d’Europe, sa malice ne résiste pas : « Les Russes ont toujours passé pour aimer les épices ! » Puis, ce sera une revue des nouveaux romans anglais où je trouve cette perle à propos de Mme Eliot : « Nous n’aimons pas voir comparer un héros de roman à un crocodile neutre, c’est décidément mettre le lecteur à une trop rude épreuve !… » Enfin, à l’occasion, ces chroniques devenaient culinaires, ce qui permettait à la savante de reprocher à Gretchen de préférer les pâtisseries à l’hygiène et de déclarer, — il s’agissait des Italiens, mais les Japonais l’ont bien montré, il aurait aussi bien pu s’agir d’eux ! — « qu’il y avait toujours de l’espoir pour une nation qui savait faire cuire le riz !… » Vous discernez quoique le titre n’y fût pas encore, que les opinions que cherchait à répandre Mme Barine, comme celles qu’elle défendra plus tard, étaient et resteront les idées d’une ménagère.


II


Dès l’automne suivant, la nouvelle venue abordait des travaux plus considérables : essais biographiques, tableaux d’histoire, avec quelques excursions en géographie et même en zoologie. Son activité, trente et quelques années, s’est exercée dans des domaines où très peu de Françaises se sont hasardées jusqu’ici. À peine peut-on citer les études sur la littérature italienne de Mme Dornis, les volumes d’histoire ou de philosophie de Mlle Perey, de Mme du Sommerard, de Mme Faure-Goyau, de Mlle Menant, de cinq ou six autres encore. C’est peu en regard des nombreuses romancières, des innombrables poétesses !… Mme Barine sait si bien découvrir le faible de chacun, qu’elle eût pu, semble-t-il, écrire en se jouant d’ineffables satires du doux pays, des chers confrères, des vrais amis. Sa conversation sur ces points, la montrait toujours prête à tout sacrifier au mot spirituel. Je la vois, en théorie, donnant la réplique à Henry Becque, assise sur le même banc de la barque des Illusions perdues. Pourquoi ne consentit-elle jamais à essayer de faire un tout romanesque ou théâtral de tant d’impressions, d’observations disséminées ?

« Parce que cela m’eût bien trop ennuyée !… me répondit-elle du tac au tac. Réfléchissez… Je suis curieuse de trop de choses et ma curiosité est trop constamment sollicitée par de nouveaux objets pour que je puisse m’astreindre à vivre des mois dans le cercle d’une aventure. Et puis, les faits m’intéressent davantage que les personnes, et les idées plus que les faits !… » Une telle faculté d’abstraction est assez peu commune parmi les femmes. L’on en doit d’autant plus féliciter Mme Barine, qu’avec une assiduité remarquable, elle ne cessa, comprenant que ses déductions devaient procéder de nombreuses analyses, d’augmenter, d’étendre, de trier le trésor de ses connaissances. Vous ne pouvez la rencontrer sans qu’elle ne vous interroge sur ceci, cela, ou autre chose encore. C’est parfait ; elle n’eut jamais l’idée d’être née savante, comme Riquet à la houppe, coiffé. Sa documentation loyale, sans pédantisme, montre qu’elle en dit moins qu’elle n’en sait ; cela donne confiance : « C’est que je travaille chaque jour, plusieurs heures, sans me laisser importuner par la vie Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/31 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/32 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/33 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/34 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/35 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/36 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/37 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/38 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/39 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/40 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/41 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/42 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/43 Bigre ! voilà une dame avec laquelle il fallait marcher droit ! Elle ne jugeait le monde que du haut de ses quatorze quartiers de vertu ! C’était impressionnant, souvent injuste, et toujours contestable.

Je m’abstiendrai cependant de dresser le tableau de ses erreurs sentimentales, parce que je suis loin d’être convaincu que, dans ces passages, Mme Barine avoue sa vraie pensée de derrière la tête. Ses hérédités, son éducation, ne l’engageaient-elles pas plutôt à montrer, à son insu, trop de sévérité dans des cas dont l’exception réclame, exige, mérite plus d’indulgence ? On se souvient qu’à ses débuts, ce rigorisme huguenot la poussa à critiquer la charité catholique des Mun, des la Tour-du-Pin, dans un volume dont je n’ai rien à dire, puisqu’elle l’a elle-même rayé — comme indigne — de son œuvre, mais je suppose que ce même rigorisme lui a joué depuis plus d’un méchant tour, en la rendant, hélas ! en face des gloires et des hontes de l’amour, trop peu femme dans le sens humain, pitoyable, c’est-à-dire admirable du mot !…


Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/45 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/46 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/47 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/48 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/49 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/50 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/51 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/52 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/53 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/54 d’une fois, au scandale des lecteurs bien pensants, d’appeler un chat un chat, et Rollet un fripon. Son Histoire de la Grande Mademoiselle s’émaille de réticences d’une hardiesse à faire rougir un cuirassier ! Il faut me croire sur parole. Appuierai-je mortel où elle glissa d’un doigt amusé ? Ce n’est pas Mme Barine qui s’entraînerait, avec Mme Duclaux-Robinson, à raconter le règne d’un débauché, comme s’il s’agissait de la vie d’un saint. Sa littérature ignore de telles fantaisies.

« Je crois qu’il faut indiquer ce qui est, me déclarait-elle ; ce besoin de vérité n’est malheureusement pas du goût de tout le monde. Un directeur de périodique me disait un jour : « Quel besoin quand vous parlez de Louis XIV, par exemple, de rappeler qu’il fut polygame ?… » Si mes lectrices l’ignorent, ce n’est pas la peine de leur apprendre ; si elles le savent, cela devient inutile ! » — Alors quoi ? » interrompt le mari de Mme Barine, qui prend à notre conversation, une part que je qualifierai de spirituelle. D’ailleurs, quoique M. Charles Vincens se soit borné, après de modestes débuts à la Revue Bleue, à rédiger ses rapports au ministère de l’Intérieur, il ne cessa jamais de s’intéresser, de collaborer même aux travaux de sa femme. Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/56 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/57 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/58 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/59 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/60 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/61 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/62 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/63 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/64 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/65 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/66 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/67 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/68 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/69 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/70 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/71 Page:Tissot - Princesses des lettres.djvu/72

Quelques fleurs exhalant leur âme printanière jettent un accord de poésie sur ce désolant coin de terre. Contrairement à l’usage huguenot, aucun passage des Saintes Écritures n’est gravé. Quoi ! pas même ce vers du Cent dix-neuvième Psaume, que je propose à l’affection du fils unique : « Heureux ceux qui sont intègres dans leur vie ! » pas même ces sentences du Livre des Proverbes, que je recommande à la vénération des petits-enfants : « Acquiers l’intelligence, exalte-la et elle t’élèvera, elle mettra sur ta tête une couronne de grâce, elle t’ornera d’un diadème impérissable !… »

Après cette montée parmi ces pierres et les rires du corps de garde, je cherche en vain l’oiseau, le nuage, l’émotion… Comme son existence, la tombe de cette femme est sévère. Pourtant sa vie eut l’esprit ; sa parole, sa voix, le charme. Je n’ai retrouvé ni le saule pleureur de Musset, ni le rosier funèbre de Schubert. On voudrait s’exalter, on ne peut que respecter. Au fond, j’avais si bien deviné qu’il en serait ainsi que, hasard ou précaution, j’avais négligé d’emporter les violettes saphiques, que tant de fois je fus, à Florence, semer sur la tombe de l’ardente Elisabeth Browning, les roses chères à Éros que tant de fois je fus effeuiller à Montreux, sur le monument de l’énigmatique Elisabeth d’Autriche. Je n’avais pas même les pervenches bleues chères à Mme de Warens, pas même les colchiques désirées par George Sand ; j’étais venu les mains vides, je suis reparti le cœur serré. Devant cette tombe trop bien close, j’ai senti que c’était la fin, le terme, qu’il fallait dire : Adieu !



  1. ŒUVRES : L’Œuvre de Jésus ouvrier (Les cercles catholiques), 1 vol., 1879, G. Fischbacher. — Portraits de Femmes, 1 vol., 1887, Hachette et Cie. — Essais et Fantaisies, id., 1888. — Princesses et Grandes Dames, id., 1 vol., 1890. — Bernardin de Saint-Pierre, id., 1891. — Alfred de Musset, id., 1893. — Bourgeois et gens de peu, id., 1894. — Les Névrosés, id. — Saint-François-d’Assise, id., 1905. — La Jeunesse de la Grande Mademoiselle, id., 1905. — Louis XIV et la Grande Mademoiselle, id., 1906. — Madame Mère du Régent, id., 1909. — Nombreux articles non réunis dans la Revue Bleue, la Revue des Deux-Mondes (notamment l’Étude sur les Contes de Perrault qui obtint en 1885 le prix d’éloquence à l’Académie française), au Journal des Débats (série Hors de France), au Figaro (série les Idées d’une Ménagère), à la Bibliothèque Universelle (où Mme Barine écrivit longtemps la Chronique Parisienne), etc., etc. Mme Barine a, en outre, traduit de l’anglais, l’Introduction à la Vie sociale de Spencer ; du russe, les Souvenirs de Tolstoï, 1886 ; du latin, la Légende des Trois Compagnons, etc., etc.
  2. Lettre du 14 janvier 1908 ; toutes les lettres citées sans autre mention sont adressées à M. Ernest Tissot.
  3. Voir le Figaro du 21 juin 1898. (Gros Jean à son Curé.)