Éditions Prima (Collection Gauloise no 138p. 1-11).

ANDRÉ CHANDOR

I

Un Monarque dans l’embarras

Ce matin-là, Hilarion XIV, roi de Boulimie, se réveilla de fort méchante humeur. En jouant à la belote la veille au soir avec son valet de chambre — que voulez-vous, quand on est roi, les distractions ne sont pas très nombreuses — Sa Majesté avait perdu les derniers trente-cinq francs qui lui restaient sur ses petites économies personnelles. Or, deux jours plus tôt, son grand trésorier lui avait signifié qu’il ne pouvait plus lui lâcher un « radis » (monnaie du pays qui ne vaut guère plus que notre franc actuel) jusqu’à la fin du mois.

D’autre part, l’accorte et jeune camériste qui était chargée depuis un mois déjà du réveil de l’auguste souverain, avait filé, la veille, avec un acrobate roumain venu en représentation de gala au palais, à l’occasion des dix-huit ans de la princesse Viviane. Or, pour des raisons qu’il ne nous appartient, ni à vous ni à moi, d’approfondir, Hilarion XIV appréciait tout particulièrement la manière aimable qu’avait cette jeune fille de chambre de le faire passer du rêve à la réalité.

Enfin, le rapport du soir que lui avaient présenté, la veille, ses ministres, décelait une situation générale du royaume de Boulimie qui frisait la catastrophe. Qu’on ne s’étonne pas de lire « le rapport du soir ». En effet, l’astucieux roi de Boulimie avait, depuis de longues années, décrété que ses ministres se réuniraient en son auguste présence, non pas comme il est coutume dans presque tous les pays, le matin, mais au contraire le soir, au moment précis où Sa Majesté se mettait au lit. Il affirmait — et en cela, il montrait certes une grande sagesse — qu’on a toujours le temps d’entendre des choses embêtantes, et au surplus, il estimait qu’il est moins pénible d’entendre ces choses à la fin de la journée, quand on a l’esprit déjà embarrassé d’autres questions et d’autres soucis. Le matin, au contraire, quand on ouvre les yeux sur la belle nature, au moment où il est si facile de s’imaginer que tout va pour le mieux dans le meilleur des royaumes, il jugeait qu’il serait insupportable d’écouter ce qu’il appelait lui-même les radotages des polichinelles de son cabinet.

Or, donc, ce matin-là, Hilarion XIV était dans un état d’esprit détestable, et tandis qu’il se battait avec ses bretelles, il ruminait des pensées couleur d’encre de Chine.

Il allait enfin réussir à boutonner ses pantalons, lorsque trois coups légers furent frappés à la porte de sa chambre et une délicieuse petite camériste, du service de la princesse, montra son minois dans l’entre-bâillement de la tenture.

— Entre, petite, lui dit le roi en lâchant ses bretelles, que me veux-tu ?

— Sire, répondit la brune enfant, un petit brugnon vert de dix-sept à dix-huit ans à peine, j’apporte à Votre Majesté un message de la princesse Viviane.

Le roi prit le message de sa fille, mais, beaucoup plus intéressé par celle qui l’avait porté, il posa le pli sur une petite table, s’assit dans un fauteuil et attira vers lui d’un geste paternel, la jeune et jolie camériste.

— À ce que je vois, lui dit-il, tu fais partie du service ordinaire de ma fille.

— Oui, Sire, ou, plus exactement, je suis la femme de chambre particulière de la princesse.

— Il y a longtemps que tu es à son service ?

— Plus de six mois, Majesté.

— Et comment se fait-il que je ne t’ai jamais vue, mon enfant ?

— Parce que je ne quitte presque jamais ma maîtresse, Sire. Seulement, aujourd’hui, il s’est produit une certaine agitation parmi les femmes du palais et c’est pourquoi je suis venue moi-même.

— Eh bien, ma petite… ma petite… comment t’appelles-tu ?

— Wassline, Majesté.

— Eh bien, ma petite Wassline, je bénis le ciel qui a tourné la tête aux chambrières du palais, puisque cela me vaut le plaisir de faire ta connaissance.

Wassline baissa modestement les yeux tout en faisant semblant de ne pas s’apercevoir que la royale main d’Hilarion XIV était descendue le long de son bras et explorait maintenant cette région que les cavaliers désignent généralement sous le nom d’« arrière-main ». Elle rougit seulement un peu, juste ce qu’il fallait, pour rester honnête et répliqua :

— Oh ! Sire, c’est trop d’honneur, et c’est plutôt moi qui dois bénir le ciel de m’avoir mise, ce matin, en votre auguste présence.

Le roi suspendit un instant ses manœuvres d’exploration et regarda la petite d’un œil amusé.

— Tiens, tiens ! fit-il, voyez-vous ça, cette gamine, si ça sait déjà tourner son petit compliment ! Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans et demi, Sire.

— Et à dix-sept ans et demi, c’est déjà à toi toute seule tout ce que je touche là ?

Et ce disant, Sa Majesté s’en donnait à cœur joie… et à pleines mains. Et ce qui vous prouve que les proverbes ne sont quelquefois que de pures âneries, ce petit jeu de mains ne dégénéra nullement en jeu de vilain. Tout au contraire, il se termina de la plus charmante façon et lorsque la jeune Wassline quitta son souverain, quelques trente ou quarante minutes plus tard, elle souriait et ses joues étaient plus fraîches et plus roses qu’une tulipe de Haarlem.

— Puisque tu reviens dans les appartements de ma fille, tu diras à la Reine, en passant, que je désire vivement lui parler au plus tôt.

— Bien, Sire.

— Ah ! et puis tu pourras dire aussi à la princesse Viviane qu’à partir de demain, tu ne fais plus partie de son personnel ordinaire, mais que tu passes au service de son monarque de père.

— Oh ! Sire…

— Va, mon enfant, et maintenant, je te permets de bénir le ciel : il a fait ce matin une double bonne action !

La soubrette, tout émue, plongea en une profonde révérence et s’en alla.

Le roi continua sa toilette et se plantant devant son miroir, pour nouer sa cravate, il aperçut, non sans quelque mélancolie, la couperose violente qu’avait provoquée, sur son visage, la visite de la petite camérière.

— Bon Dieu ! se dit-il sans aménité, mon pauvre Hilarion, ça ne me paraît plus être bien de ton âge, ces petites plaisanteries. Tu es joli, maintenant, avec cette figure de brique cuite !

Et cependant qu’il se faisait ces amères réflexions, la porte de sa chambre s’ouvrit et la reine entra.

— Bonjour, mon ami, lui dit-elle, vous êtes frais comme un cœur de laitue, ce matin !…

— Vous trouvez, ma bonne amie, répliqua-t-il.

— Oui, ajouta la reine en riant, et même je trouve que vous êtes un peu trop frais, trop éclatant, si j’ose dire.

Puis, s’asseyant dans un vaste fauteuil, elle poursuivit, mi-figue, mi-raisin :

— Vous mangez trop le soir, Hilarion, cela n’est pas bon à votre âge et puis, vous jouissez trop…

— Oh ! pouvez-vous dire, interrompit le roi.

— Si, mon ami, vous jouissez trop de la vie. Et je vous assure que vous feriez mieux de vous restreindre un peu. Mais cela vous regarde. Vous m’avez fait appeler, je pense que vous devez avoir des choses graves à me communiquer.

— En effet, ma bonne Euphrasie, j’ai à vous faire part d’événements qui ne sont peut-être pas absolument graves, mais qui ne manquent pourtant pas d’être passablement embêtants.

— C’est toujours cette question financière, mon pauvre ami, qui vous tracasse ?

— Hélas ! oui. Mais indépendamment du côté financier, il y a aussi pas mal de petits ennuis politiques, intérieurs et extérieurs qui aggravent encore notre misérable situation de trésorerie.

— À l’intérieur, évidemment, je suis au courant, et c’est sans doute toujours votre neveu Zifolo qui vous cause du souci. Ah ! c’est un joli cadeau que vous a fait là votre frère en mourant !

— Oh ! Euphrasie, ne jugez donc pas aussi sévèrement cet enfant. Bien sûr, ses fredaines amoureuses et surtout ses frasques politiques nous ont donné bien du fil à retordre, mais vous verrez qu’avec l’âge il mettra de l’eau dans son vin. Il faut que jeunesse se passe !

— Oui, sans doute, répondit la reine en coulant vers son mari un drôle de regard, mais il est des gens chez qui cette déplorable jeunesse est éternelle ! Enfin, où voulez-vous en venir, car je suppose que vous avez une solution possible en vue.

— En effet, ma bonne. Voilà : le côté politique

Oh ! sire, c’est trop d’honneur (page 5).

intérieure étant considéré sous son angle le plus

favorable, il reste le côté financier et le côté politique extérieure. Pour le premier, mon grand trésorier m’a présenté hier un budget tellement déficitaire qu’il ferait tordre de rire le dernier des chiffonniers du royaume. Quant à la politique extérieure de nombreux troubles

de frontière m’ont été signalés du côté de la Calvitie.

— Eh bien ! c’est complet !

— Évidemment et c’est à ce double sujet que je tenais à vous consulter et à vous demander votre avis sur une idée qui m’est venue cette nuit et qui serait susceptible de parer à la fois à notre désastre financier et à nos ennuis de frontières.

— Ah ! ah ! voyons cette idée rarissime ?

— Elle est fort simple. Il suffirait, pour tout arranger d’accorder la main de notre fille au prince Atchoum, héritier du trône de Calvitie, notre richissime et dangereuse voisine.

La reine bondit.

— Hein ? s’écria-t-elle, vous voulez marier Nichonnette à ce crétin ?

— Ma bonne Euphrasie, ne vous emballez donc pas ainsi. Réfléchissez un peu. Par ce mariage, nous faisons d’une pierre deux coups…

— Vous avez des allusions charmantes !

— C’est sans le vouloir !… Tenez, je passe une minute dans mon cabinet, pensez à ce que je vous ai dit et vous me donnerez votre sentiment.

Le roi sortit. Quand il revint, quelques instants plus tard, la reine était debout, au milieu de la chambre.

— Vous avez raison, mon ami, lui dit-elle, votre idée, à la réflexion me paraît excellente. Seule, notre fille pourrait faire quelque objection sur la personne du candidat.

— Oh ! çà, fit Hilarion évasivement…

— Oui, compléta la reine à mi-voix, il est vrai que si son mari ne lui donne pas toutes les satisfactions qu’elle est en droit d’attendre, Nichonnette saura bien les chercher ailleurs… Cela ne fera jamais qu’un cocu de plus sur la terre !

— Que dites-vous, ma chère, interrogea le roi.

— Oh ! rien, je supputais simplement les chances de succès. Mais je vous quitte, je veux sans tarder pressentir notre fille.