Calmann-Lévy (p. 168-172).
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XXXIV

Mes deux dernières journées furent consacrées à Fontbruant, où ma mère venait de me devancer. On m’avait permis à présent de faire à pied les vingt-deux kilomètres de la route, et c’était par une région en ce temps-là solitaire et charmante, qui n’était pas morcelée, n’appartenait à personne, et que l’on nommait « les communaux ».

Quand je jette les yeux en arrière, sur le long déroulement de ma vie qui s’embrume déjà beaucoup, il y a par places comme des taches lumineuses qui appellent le regard de mon souvenir et au milieu desquelles les moindres détails des choses se dessinent encore avec un relief inaltéré. Ainsi mon retour à Fontbruant ce jour-là, je le retrouve comme si c’était d’hier.

Parti de Rochefort le matin, j’arrivai là-bas à l’heure chaude et morne de midi ; j’ouvris doucement le grand portail vert de la maison et j’entrai sans bruit. Personne dans le jardin, une torpeur méridienne, un silence d’été au milieu duquel une petite voix infiniment douce chantait en sourdine, et comme en sommeil… Je ne sais rien au monde de mélancolique autant qu’un chant frêle, sur des notes hautes, s’élevant isolé dans le silence d’un midi que le soleil accable. Cette mélancolie sans nom, qui si mystérieusement nous pénètre, m’avait déjà été plusieurs fois révélée par le cri des sauterelles de la Limoise ; elle est la même que devaient me redonner plus tard les vocalises des muezzins au-dessus des villes blanches de l’Islam, aux heures où les maisons ne jettent plus d’ombre sur la terre ; la même aussi que je devais retrouver dans les régions tout à fait torrides, en écoutant les petites chansons somnolentes des femmes sénégalaises quand les sables du désert se pâment de chaleur. Aujourd’hui, cela me faisait mal à entendre, d’abord parce qu’il y avait dans l’air on ne sait quoi de languide pour annoncer l’arrière-saison, ensuite parce que l’angoisse du départ planait pour moi sur ces dernières journées, enfin et surtout parce que cette voix, je l’avais aussitôt reconnue : c’était la chère voix de ma mère, si pure jadis, mais où je percevais pour la première fois quelque chose comme une imperceptible fêlure dans un son de cristal. La chanson aussi m’avait été familière toute ma vie ; c’était une berceuse de l’île qui avait servi à nous endormir les uns et les autres depuis plusieurs générations. Et la chanson disait :


Passe la Dormette,
Passe vers chez nous,
Pour endormir Ninette,
Jusqu’au point du jour.


Je m’arrêtai un moment pour écouter, immobile, et puis je contournai tout doucement la vieille maison pour me rapprocher de la bien-aimée chanteuse ; je l’aperçus à travers des branches sans qu’elle se doutât de mon arrivée, et je m’arrêtai encore pour la regarder. Elle berçait sa petite-fille, le bébé de ma sœur, et faisait les cent pas très lentement, dans une allée étroite, au bord de la terrasse aux grosses pierres anciennes rongées de lichen et de mousse ; sur son passage, les corcorus qui tapissaient la lourde muraille la frôlaient un peu de leurs branchettes terminées par leurs fleurs en houppes de soie jaune, et les abeilles, les guêpes qui s’empressaient à faire leurs provisions d’automne, accompagnaient son chant comme d’un discret murmure d’orgue d’église.


Passe la Dormette,
Passe vers chez nous…


Cette Dormette de midi, que la voix appelait, était la même petite fée, bienfaisante aux enfants, qui avait jadis présidé à mes premiers sommeils ; la douce incantation qui la priait de venir n’aurait donc pas dû me sembler triste ; cependant mon cœur s’endeuilla peu à peu en l’écoutant, à cause de ce silence, de ce chaud et presque morbide soleil, surtout de ce très proche départ ; la vieille terrasse me semblait prête à s’endormir comme la toute petite fille que l’on berçait, et pour moi la chanson lente qui planait comme craintivement au-dessus de nous cessa bientôt d’être une berceuse pour devenir une sorte d’élégie, le dernier chant, eût-on dit, le chant de mort de tout mon cher passé, de mon enfance qui décidément allait finir, et, quand je sortis de derrière les branches pour aller me jeter dans les bras de maman, je n’étais pas loin de pleurer.