Calmann-Lévy (p. 47-52).
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IX

À peine de retour à Rochefort, il me fallut, bien entendu, subir la catastrophe prévue d’être remis au collège, et cette rentrée des classes fut pour moi la plus lugubre de toutes. Pour comble, je tombais sous la férule d’un certain « Caïman Vert », — que d’autres dénommaient aussi la « Guenon de Madagascar », — un vieillard impitoyable, qui entreprit, sans succès du reste, à coups de devoirs et de pensums, de m’initier au beau langage et à toutes les fleurs de la rhétorique française. Car c’était en Rhétorique que j’entrais, bien que je n’eusse guère les allures ni la mentalité d’un rhétoricien ; vainement mon frère, qui approuvait mes projets subversifs, demandait-il dans ses lettres venues de si loin, que l’on me fit passer dans les classes de science, mon pauvre cher père, un peu vieux jeu, tenait à me faire finir d’abord mes « humanités… »

Les mélancolies de ce quatorzième automne de ma petite existence commencèrent tout de suite de me pénétrer avec une acuité cruelle. Les premiers matins froids, les tombées hâtives des nuits, tout cela que j’avais oublié et qui allait recommencer, me trouvait sans résignation et sans courage. Les ramoneurs savoyards étaient aussi revenus, les mêmes sans doute que les années précédentes, car je reconnaissais leurs voix tristes, et, quand ils passaient sous les fenêtres de ma chambre pendant que je faisais mes devoirs, leur chanson comme une longue plainte : « À ramoner la cheminée, du haut en ba-a-as ! » me donnait envie de pleurer. Je percevais par tous mes sens l’approche de cet hiver au collège, qui me faisait l’effet d’un supplice à terminaison infiniment lointaine. Elles semblent du reste très longues à tous les enfants, nos saisons terrestres, quand au contraire, vers le déclin de la vie, elles paraissent si courtes à ceux qui n’en ont plus que très peu en perspective avant la mort.

Et puis vraiment ce Caïman Vert (que d’aucuns préféraient dénommer la Guenon de Madagascar) avait accompli le tour de force de me faire regretter le Grand Singe ; pédant et pompeux, il m’était plus exécrable encore ; oh ! son cours, ses dissertations, ses fleurs de style, ses périodes, ce que tout cela me portait sur les nerfs ! Et peu à peu, avec mon air de n’y pas toucher, je devenais, sous son règne, le plus redoutable des mauvais gamins de rhétorique. J’excellais à introduire subrepticement dans le poêle, les jours de grand froid, des morceaux de gomme élastique, dont la combustion sentait tellement mauvais qu’il fallait se hâter d’ouvrir portes et fenêtres ; alors le Caïman Vert, sujet au coryza, avait des éternuements en séries qui ne finissaient plus, ce qui mettait toute la classe dans une joie délirante. Et je n’avais pas mon pareil pour lancer au plafond des boulettes de papier mâché, auxquelles pendaient par un fil des petits morceaux de papier vert découpés en forme de caïman. Je trouvais ça bête, vulgaire et malpropre, les boulettes de papier surtout, mais j’en subissais la tentation irrésistible, et puis, pour tout dire, cela me donnait parmi mes camarades une sympathique popularité que je n’avais encore jamais connue.

Un jour, je cédai même à la tentation d’être ouvertement agressif. On venait d’expliquer je ne sais quel passage de je ne sais quel auteur grec, où revenait souvent le mot gunê (femme), et je demandai la parole, — ce qui se faisait en produisant du bout des doigts un léger bruit de castagnettes et en disant : « M’sieu ! M’sieu ! » (On avait le droit d’interpeller en classe, mais seulement, bien entendu, sur des questions de style ou de linguistique.) Il ne m’était jamais arrivé de prendre part à ces tournois d’érudition, aussi le Caïman Vert ne céda-t-il qu’avec étonnement et méfiance.

— M’sieu, dis-je, ça doit être de gunê, n’est-ce pas, que vient guenon ?

À ces mots, celle (la guenon) de Madagascar ne se tint plus de fureur :

— Vous, répondit-elle, vous me ferez deux cents vers pour demain matin !

Et toute la classe avait éclaté d’un rire bruyant, tandis que je baissais les yeux en m’efforçant de prendre un petit air d’innocence pour ne pas aggraver ma situation.

Deux cents vers pour demain matin !… aïe, aïe, pauvre tante Claire !… Car c’était elle, sans doute, qui les ferait ces deux cents vers-là. Aussitôt rentré à la maison, je montai donc dans sa chambre pour la cajoler un peu et la mettre au travail avant d’aller me promener. Son choix se fixa comme d’habitude sur la troisième satire de Boileau : « Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère, D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère, etc. » C’était sous l’emprise de cette poésie que sa plume courait le plus vite, car elle la savait par cœur, pour l’avoir déjà maintes fois copiée en pensum.