Un Éden


La Malbaie est une pierre précieuse enchâssée dans les Laurentides, offrant ses mille scintillements aux baisers du grand fleuve qui, fou d’amour, vient déferler ses vagues sur les granits énormes avec des caresses de fauve en délire.

Qu’elle est séduisante la jolie Malbaie, gracieuse et fine, petite coquette toujours parée pour la fête, et qui sourit perpétuellement au grand amant agenouillé à ses pieds mignons, dans une dévote admiration.

Sur le pont blanc d’un beau bateau, nous la saluons de loin, avec un grand battement de cœur, c’est qu’elle nous a déjà enivrés de ses beautés, et que nous revenons encore, assoiffés des joies anciennes et avides de tremper nos lèvres à la coupe parfumée du souvenir.

Nous voilà au petit quai, et de la main nous disons bonjour aux amis groupés là ; dans les yeux brille le plaisir du revoir, en attendant la chaude étreinte de ces mains, qui se tendent déjà, — dans une cordiale bienvenue. Des bois couronnés de sapins semblent s’incliner vers nous, dans une expansion amicale, et nous surplombant de sa magnifique hauteur, le Manoir Richelieu rappelle les châteaux forteresses de la montueuse Écosse et de la capricieuse Irlande. Site idéal, qui embrasse des horizons immenses, la musique des vagues monte jusque là, avec cette douceur profonde des mélopées bien tendres ; aux jours de colère, les ondes lancent leurs cris furieux, et l’écho des bois avoisinants répercute ces terribles accents, qui font trembler les oiselets timides, cachés au fond du nid, pendant que leurs petits yeux s’éblouissent des mille rayons irradiant la nue enflammée. Cela devient une féerie pour les heureux qui, de cet endroit, unique de beauté sombre et sauvage, contemplent à leurs pieds une mer et sur leurs têtes un ciel en désordre.

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Là-haut règne le Manoir et au pied du mont touffu de sapins, où s’accrochent dans une étreinte désespérée de gigantesques blocs de pierre, on remarque quelques huttes indiennes, où des sauvagesses, genre 1901, offrent au voyageur mille petites fantaisies tressées avec un goût d’artiste par ces enfants des bois. Puis après avoir escaladé une côte immense, nous entrons dans le village si joyeusement nommé : la Pointe-à-Pic : succession de jolies villas, nichées au bord du chemin, dans un cadre verdoyant, ou enfouies dans des nids d’arbres, belles qui jouent à cache-cache, et nous découvrent soudain le sourire de leur toit rouge, ou de leurs verts volets.

La fantaisie est à l’ordre des temps, il semble qu’un peuple d’artistes ait choisi cet endroit tout de poésie étrange, douce souvent, rude parfois, tant on s’est efforcé de ne mettre dans ce cadre au charme puissant que des merveilles de goût et d’élégance.

Tout est gentil, frais, coquet, reposant, et la monotonie est inconnue dans ce coin fleuri, exquis et délicat où les mille surprises d’une nature toujours belle, s’offrent sans cesse aux regards. Tout ce que le pittoresque invente de merveilleux a été jeté là, dans une prodigalité folle, et l’on avance, ravi de ces joliesses qui se laissent admirer avec une grâce non dépourvue de cette coquetterie qui ajoute aux charmes, un charme nouveau.

Après une course rapide, dans ces voitures berçantes que l’on nomme calèches et qui font les délices des citadins en villégiature à la Malbaie ; après avoir monté, descendu bien des côtes, tourné et contourné une baie splendide, l’on aperçoit le clocher d’une petite église toute jolie ; à côté un vieux cimetière à murs décrépits où quelques tombes isolées penchent leur vieille tête dans leur désespoir solitaire.

Puis, le couvent, le cher petit couvent, où j’appris à lire… et à murmurer contre l’autorité ! Je m’arrête, ici, émue du flot de souvenirs qui agitent mon cœur, et après un regard aux deux statues dressant dans le parterre leur immobilité blanche, je monte m’agenouiller là-haut sur les dalles de ma petite chapelle, si humblement jolie… et là, je me souviens… Dans leurs robes grises, les religieuses font la procession… je souris aux unes ! et je ne regarde pas les autres ! — ne voulant évoquer dans cette minute revécue des jours passés, que les douceurs d’antan ; à quoi bon les mauvais souvenirs, chassons-les, comme ces vilains papillons qui viennent étendre leur ombre terne sur la page blanche où s’esquissent de délicieuses peintures.

Lentement je parcours les classes silencieuses dans ce besoin de me revoir enfant, et de me montrer, devenue sérieuse, aux lieux témoins de mes lutineries… les pauvres semblaient consternés ! Et je recueille miette à miette les bribes de ma petite jeunesse, en ramassant partout au dortoir, au réfectoire, à la salle de récréation, dans un corridor, dans le parloir… ma moisson faite, richesse sans nom que le cœur est avide d’amasser, je m’en vais, plus fortunée, car dans quelques instants j’ai goûté du pur bonheur.

Ma calèche est conduite par un cocher fin et gouailleur, un vieil ami, connu depuis toujours, et qui manifeste énergiquement sa satisfaction de me promener encore sur nos chemins rocailleux ; la voiture poursuit sa marche au milieu du petit village, où chaque figure, chaque maison, je pourrais dire chaque pierre (et il y en a des milliers) me crient : bonjour ! Je ne trouve pas assez de sourires pour remercier cette vieille et chaude amitié, mais des sœurs plus éloquentes parlent pour eux, les larmes de joie ne sont-elles pas le plus touchant merci ?

La petite rivière Malbaie chantait, chantait, et les cailloux sur lesquels elle miroitait claire et limpide, avaient aussi un air de fête, et me mirant dans l’onde calme, je disais : me reconnaissez-vous ? et les petits poissons qui ont gracieuse mémoire, murmuraient à l’envie : « oui, oui ! » Elle était si gentille, avec son gazouillis d’amoureuse, la fine rivière, que j’oubliai les terribles colères qui la faisaient sortir de son lit, grondeuse, écumante, renversant tout sur son passage, et portant la désolation dans les paisibles hameaux ; car les terres qu’elle arrose se subdivisent en une infinité de villages. Il y en a de tous les genres, conséquemment de tous les goûts.

À la voir ainsi couler, la rivière Malbaie, calme et chantante, se perdant parfois dans les sinuosités d’un terrain capricieux, effleurant à peine des blocs énormes, se cachant ensuite sous un ciel opaque d’aulnes et de joncs, on ne se douterait jamais de sa malice tant elle paraît dormeuse et insouciante. Méfiez-vous de l’eau qui dort.

Le village principal est bâti sur les deux rives reliées par un beau pont de fer, et à la suite s’étendent de superbes champs, quelques-uns grimpant dans les montagnes ; on y voit des ravins, des buttes, des mamelons ; les troupeaux paissent dans les vallons ; mais en dépit de cette nature accidentée, les terres sont très productives. Ces inconvénients ne sont rien pour l’ardeur des braves Malbaiens, aidés de ces petits chevaux du nord à jarrets d’acier, qui font l’ascension des côtes les plus escarpées avec une sorte de désinvolture.

La Malbaie est, dit-on, la Suisse canadienne ; vous gravissez encore, toujours, et vous ne vous lassez pas de ces pentes raides, sachant que sur le haut des monts, vous découvrez une splendeur inconnue. Dans les grands bois, vous entendez parfois de sourds grondements, et vous apercevez ensuite une énorme chute surgie d’on ne sait où, et qui cascade ses blancs bouillonnements sur les grosses roches, comme dans une rage de ces obstacles posés sur sa route. Et ces spectacles se renouvellent à perpétuité ; la Malbaie est inépuisable, vous la voyez encore et toujours, mais vous ne la voyez jamais assez, tel un volume aux pages minces, vous le feuilletez et, à chaque lecture, une séduction se révèle.

Parmi toutes ces merveilles, je ne sais rien de plus parfaitement beau, de mieux réussi en fait d’imprévu que cet endroit unique que les habitants de la Malbaie ont parfaitement appelé, en le nommant dans leur langage bien simple : le Trou. Le nom manque peut-être d’élégance, mais nul ne saurait mieux peindre cet immense entonnoir auquel on arrive en gravissant nombre de côtes sablonneuses. Rendus à une extrême hauteur, une énorme vallée est à vos pieds, et lorsque vous êtes parvenus là, en vous enfonçant un peu sous bois vous admirez une grosse chute se divisant en trois parties, afin de distribuer à toute la forêt, sa beauté de souveraine impérieuse et fière. Vous passez là de radieuses heures, tout à la poésie enveloppante qui émane de cette nature rustique, éminemment idéale, sous le ciel qui rit, pendant que les oiseaux modulent d’une voix très douce, presque basse, des chants inconnus et troublants. On sent des génies se promener autour de soi, et dans les airs flottent des écharpes dont la frange se mouille aux gouttelettes d’eau qui rejaillissent jusque là-haut, caresses de l’onde aux êtres aériens.

Le Trou est visité chaque an, par un nombre considérable de touristes, c’est un des endroits recherchés des pique-niqueurs, et combien d’amoureux ont gravé dans un cœur, sculpté sur l’écorce des bouleaux, les noms que l’avenir a unis souvent, désunis parfois. Il est dans ces lieux resté quelques parcelles des âmes, car on sent mille mystères causer bien bas… et tout cela émeut et trouble.

À part la Pointe-à-Pic, l’endroit favori des mondains de la ville, le Cap-à-l’Aigle est aussi un séjour préféré, celui-là, des gens tranquilles, qui abordent la Malbaie avec la ferme intention d’y goûter le repos. Le Cap-à-l’Aigle regarde la Pointe-à-Pic, en face, avec un air d’assurance et de défi, comme pour dire à la coquette plage : « tu es plus mignonne, plus aimée, peut-être plus jolie ; je suis beau de ma grâce rustique et fière, et dans une lutte, je te vaincrais ! » Il l’écraserait même si l’Aigle furieux lançait les rochers de son cap énorme sur sa fine et gracieuse vis-à-vis.

On arrive au Cap-à-l’Aigle, à travers un chemin tracé dans l’immense forêt que l’on nomme le Cap Fortin, et sur le haut duquel est placé le champ de l’éternel repos. C’est là que les habitants de l’endroit vont s’agenouiller sur les tombes lointaines, mais néanmoins fleuries de plantes fines et parfumées.

Je ne crois pas que nulle part ailleurs, on retrouve un endroit plus fièrement isolé, pour y gémir, pour y pleurer, pour y dormir toujours. On est là seul, bien seul avec la douleur, et si à nos sanglots répondent d’autres sanglots, ce seront les petites feuilles pleurantes de la rosée du matin.

On ne retrouve pas au Cap-à-l’Aigle la gaieté et l’animation qui règnent à la Pointe, et aussi dans le charmant village ; c’est la tranquillité absolue et calmante, celle qui vit au milieu d’une nature étrangement solitaire, et qui semble dire : « Ne faites pas de bruit ; ne troublez pas mon sommeil. » L’écho répercute solennellement les éclats de rire, aussi y rit-on tout bas, par crainte de cette clameur grondante qui s’élève au-dessus des grands bois.

Une route boisée vous conduit au cœur d’une forêt, vous la suivez en voiture, pour sentir les feuilles légères vous caresser au passage, de leurs joues humides. Les oiseaux y chantent leurs folies joyeuses, et leurs trilles harmonieux mettent de l’allégresse dans cette nature discrètement voilée de gazes vertes. Ce chemin s’appelle le chemin de fer. Ne me demandez pas pourquoi. La fantaisie malbaienne ne se traduit pas, elle se devine difficilement.

***

Maintenant, je m’en vais, ai-je bien tout vu ? ai-je bien tout regardé ? et ai-je déposé dans les trésors de mon cœur, toutes ces miettes de moi, que j’ai redemandées aux buissons des sentiers, eux qui m’ont parfois lacéré les chairs jusqu’au sang. Mais m’ont-ils aussi donné des roses !

Un seul, un dernier pèlerinage, vers une chère maison triste et désolée, se remémorant dans sa sombre solitude, les moments joyeux autrefois vécus, heures heureuses à jamais mortes, emportant avec elles une part de notre bonheur, ensevelissant sous leurs décombres les êtres aimés, disparus, trop jeunes, quand l’avenir leur devait encore tant de joies radieuses.

À la grille, je m’arrête… Non, je n’aurai jamais le courage de revoir le passé… Pourtant une force irrésistible me pousse en avant, et dans la serrure je mets la clef… elle tourne avec un bruit triste, grincement qui me serre le cœur, et je revois… jadis. J’évoque dans chaque chambre, une ombre disparue, et il me semble que tout s’anime, que tout sourit, que tout chante. Dans une extase débordante, je songe à mille souvenirs radieux, mon âme semble s’être dédoublée, et les tableaux anciens se déroulent devant moi ; je suis petite, l’on m’embrasse, l’on me caresse, l’on me berce, j’écoute les mots de tendresse, je suis toute tremblante de joie émue, et le radioscope de mon cœur déroule ses radieuses images. Soudain la perspective s’assombrit… et de plus en plus… j’y vois du crêpe… des funèbres draperies… et dans un brouillard de larmes une lignée de cadavres est là… je les reconnais tous et à genoux au milieu des dépouilles chéries, je pleure en un instant de douleur éperdue tous ceux que j’ai aimés.

Puis, affolée, je fuis ; mes pas résonnent dans ce silence avec le bruit sourd des cercueils que l’on descend dans les fosses. Dans le jardin, des fleurs ont poussé seules, elles sont blanches, de celles que l’on cueille sur les tombes !

***

C’est fini, je m’en vais, mes amis sourient à mon départ, mais ce n’est pas le regard épanoui du retour. Mon Dieu, pourquoi s’en aller ?… Et mes lèvres grimacent gaiement, mais je sens tout mon moi qui pleure… et je ris !

Avec mille grâces, le bateau incline sa fine coque : son salut d’adieu… les mouchoirs s’agitent dans le dernier bonjour. D’un regard j’embrasse toutes les merveilles étalées devant nous, puis je ferme les yeux pour ne plus voir que dans mon âme.

Je croyais tout emporter… et je sens que j’ai laissé là une partie de mon cœur, celle que l’on ne saurait enlever des lieux où l’on a été heureuse, où enfant, on a connu la vraie, la chère affection bien tendre, celle qui rayonne de l’enfance à la vieillesse.