Tombée du Nid


C’est dans le grand dortoir du couvent.

Une fillette pâle, d’une joliesse triste et attachante, est là, debout, dans sa toilette sombre, car pour ombrer l’auréole de ses boucles blondes, on a endeuillé le doux petit visage ; elle porte sa première livrée de deuil et si vous voyez ses yeux cherchant dans l’au-delà, pris d’une immense pitié, de vos deux bras, vous retiendrez sur votre sein l’enfant sans mère. Car tout : la désolante expression des jolis regards, l’amertume du sourire, le désenchantement imprimé dans ses traits enfantins ; tout, enfin, nous crie que cette petite pleure le plus cruel des deuils.

Elle est là, seule, debout à côté de tous ses bagages, attendant elle ne sait quoi, tant tout lui est devenu indifférent ; son pauvre petit cœur est tout brisé, et il lui semble qu’elle en a mis les parcelles au tombeau. Une tombe ?

Elle ignorait ce que ce gouffre béant appelle de notre âme, et ne comprenait pas encore, naïve chérie, ce qu’est un seul mot, dans sa signification terrible, d’« éternelle. » La mort même avait pour la petite un sens limité.

Morte, sa pauvre maman, oui morte. Et dans son petit cœur d’enfant inconsciente, elle répétait : « Lorsque maman viendra, je lui dirai ceci, cela, et pauvre maman verra bien comme je l’aime ; elle ne me laissera plus ! » Pour la mignonne de cinq ans, la mort était un voyage !

Le dortoir du grand couvent est toujours silencieux, et la petite pensionnaire attend ; on ne vient pas, et la solitude étreint cette petite âme de son inexprimable angoisse. Il lui semble que de tous les lits blancs, va se lever un fantôme, tant son imagination est prise par ce côté blanc de la mort ; et elle qui a baisé le front de la maman chérie, sans une crainte, se prend à trembler devant tous ces morts imaginaires.

Elle veut échapper à l’horrible vision, et il lui semble que partout s’agitent des apparitions. Elle est affolée, la pauvrette, et pour fuir la vision horrifiante, elle se jette sur ses paquets, et se plonge parmi tout ce qu’elle aime, prise encore d’une nouvelle douleur. Toutes ces choses ainsi empilées, c’est sa vie à la mignonne. On a dégarni sa petite chambre blanche ; on a défait les rideaux de la couchette enfantine ; on a décroché l’image de la Vierge, qui recevait matin et soir la prière dictée par maman ; on a aussi ôté le portrait de la chère disparue, pour que la petite pût lui donner encore le baiser quotidien ; tout ce qu’elle a aimé, tout ce qui lui a souri, est là, dans cet amas informe, où la frêle créature se tord pendant que se perçoit ce cri d’infinie détresse : Maman ! Maman !

Et du paquet, monte comme un parfum du ciel, l’odeur favorite de la chère pleurée, et la petite oublie que sa maman a laissé dans tous les replis des objets chers à la mignonne, sa senteur d’amour et il lui semble percevoir le frou-frou de sa robe, et sur sa joue humide, le rayon qui sèche tout : le baiser d’une mère !

Et ne sentant rien sur ses lèvres avides, la petite assoiffée de la caresse, dont elle jeûne depuis quatre jours, a une révolte terrible, et étreignant de ses bras mignons, avec une force extraordinaire, tout ce qui de sa vie ancienne est ramassé là, elle le serre sur son cœur frémissant, pendant que les sanglots se pressent dans sa gorge contractée.

Une sensation d’isolement la prend ; elle souhaite mourir, là, dans le linceul de ses premières joies ; à quoi bon attendre sa mère ; pourquoi ne la pas rejoindre ?

Et l’enfant ayant clos ses yeux purs, s’élève vers les voûtes idéales, riant aux anges surpris, pour s’en aller cacher sa joie céleste dans les replis du manteau merveilleux qui rend sa mère plus belle encore.

Sur la terre, son petit corps frissonne des sanglots…

À travers la rangée des lits blancs, une enfant de dix ans s’avance grave, elle aussi blonde, et si jolie. Elle voit la mignonne masse noire abattue sur des malles de nouvelle pensionnaire, et dans ses yeux bruns, se lit une douleur, dont le premier chapitre a été vécu.

Elle s’agenouille, et sur le cou, qui seul est sans larmes, pose sa bouche, dans une douce caresse ; puis elle met sa tête tout près de celle de la petite pleureuse, et leurs chevelures se confondent en la même cascade d’or. Le soleil vient se jouer dans cet éblouissement blond et jette des sourires dans cette première douleur.

Sentant une sympathie tout près d’elle, par un besoin de se confier entièrement, la mignonne pleure plus fort, et des larmes se mêlent aux siennes. Alors, séchant ses grands yeux, elle regarde la douce fée consolatrice. Les deux enfants s’enlacent, dans une grande caresse qui dit : Aimons-nous, puisque toutes deux nous n’avons plus de mère !

Et ainsi unies, sur cet amas informe, elles ressemblent à ces pauvres enfants livrées au hasard de la rue… elles sont livrées au hasard de la vie, cette vie qui n’a pas voulu de leur premier sourire, et brutalement leur a ôté la joie suprême des petits et des grands : l’amour de la mère !

La religieuse descend à petits pas, la grande allée ; elle s’arrête près de cette enfance brisée, et l’on voit ses yeux s’embuer de la pluie fine de son âme ; elle presse convulsivement sur ses lèvres, sa croix d’argent, puis s’agenouillant à son tour, elle ramène, sur son cœur, dans une caresse puissante, les chères affligées.

— « Mère, » dit l’aînée, familière avec ce mot exquis donné à ces douces femmes, qui ont assez d’amour pour en prodiguer à tous les êtres souffrants.

« Mère, » répète la toute petite, dans une extase baignée de larmes. « Mère ! »

Ce n’est plus sa maman, mais c’est une mère qui l’aimera, car ce mot-là est sacré, et la mignonne ne croira jamais à une profanation.

Ce seul mot a versé l’apaisement dans trois âmes !