La Patrie (p. 141-142).

Erin Go Bragh

Aux miens.


Le piano chantait mélancoliquement dans le silence d’une nuit d’été, il laissait échapper les mélodies dont se berce l’âme, et soudain sa voix se fit plus attristée, plus tendre, plus touchante ; elle prit de ces accents de désespérance, qui brisent le cœur, comme les sanglots d’un enfant qui ne peut exhaler dans un pleur toute son amertume, et qui frémit sa douleur, ne pouvant la crier…

J’écoutais…

Chaque note m’allait à l’âme y éveillant une sensation nouvelle ; quelque chose de moi s’élançait, comme dans ces besoins de revoir… de se pénétrer… d’aimer… et j’écoutais toujours, pendant que tout mon être vibrait d’une inexprimée tendresse. Et la dernière note expirante… on me dit : Come back to Erin !

De ce soir, je compris que j’étais Irlandaise, de ce soir, je me mis à aimer avec passion, cette terre verte, qui se révéla à moi, dans une romance où chaque note pleurait… oh ! quelles larmes ! — il en passait des frissons tristes — et doux encore, tant cette terre de poésie, où sourit l’éternelle espérance, exhale de suave tristesse.

Du vert ! encore du vert, toujours du vert !

Ironie…

Comment ce symbole d’espoir germe-t-il partout sur cette terre où ne vit que le désespoir ? Comment, sous tant de sang versé, le trèfle irlandais n’a-t-il pas perdu sa teinte splendide, pour prendre celle pourpre — mais la fragile plante demeure ainsi, sans doute, pour mieux dire à ses fils : Espoir !

Le cri se répète de toutes les côtes de la Verte Erin, il monte de chaque brin d’herbe, il vient de chaque écho.

Et l’âme de tout un peuple a passé dans les yeux des femmes de là-bas : ces yeux-là, beaux entre tous, ces yeux-là eux aussi sont verts !

Voilà pourquoi l’espérance ne mourra jamais au cœur irlandais, puisqu’il la retrouve sans cesse, dans ce qu’il aime. Puis ce peuple de vaincus reste grand dans la défaite, et réclame toujours ; il a des fils, il a des filles ; et la délicieuse figure de Maud Gonne, cette fière patriote, passe dans mon regard attendri. Une revue offrait, un jour, son portrait, je découpai la page, et depuis la photographie de cette belle héroïne a reçu le culte voué aux images de nos saintes favorites. Car la patrie n’est-elle pas toute une religion, et Maud Gonne, une sainte patriote, elle qui se donne toute au peuple malheureux, elle qui lui sacrifie sa beauté, sa jeunesse, sa fortune, son repos, ses rêves, peut-être… car être jeune, belle, intelligente, riche, Irlandaise, sentir dans sa poitrine le cœur de Maud Gonne… et ne pas rêver… ?

La personnalité de la patriote irlandaise se dégage lumineuse, idéale et fière, et l’on sent tout ce qu’a de juste la cause défendue par une telle femme, héroïne que j’admire pour son dévouement et son courage, et que j’aime, parce qu’elle sait aimer.

Chaque année, avec une piété touchante, et un enthousiasme sacré, au 17 mars, le drapeau vert, portant la lyre qui a chanté tant de tristesses, se déploie sous tous les climats où vivent des enfants d’Irlande. Car la pauvre patrie a donné de ses fils à tous les mondes, ne pouvant les garder sous son ciel ; mais ces fils-là n’oublient pas, et la St-Patrice a toujours et partout son tribut. Cette fête réunit, sous son étendard, tous les Irlandais, c’est celle d’un saint, et protestants comme catholiques la chantent, car cette fête-là, c’est la patrie !

Et même en ce jour, dans la joie manque la gaieté ; le chant irlandais est une tristesse ; et leurs airs sont une plainte aux accents tout à la fois, doux et vibrants. On les écoute et il semble entendre une mélopée lointaine, qui le soir, s’élève des eaux, et qu’au rivage nous recueillons — désespérance confiée à l’infini, et qui tombe dans nos âmes.

Et vous revoyez dans ce rêve musical, une verte forêt, où couronnée de trèfle, la fille de l’Irlande tient sa harpe, pendant qu’à ses pieds sanglote la patrie, humiliée, vaincue, mais fière toujours ! l’Erin est toute une poésie, poésie où chaque vers est un pleur, poésie touchante qui est écrite sur des pages vertes, avec la pluie du martyre ; poésie que j’aime, et dont je baise chaque strophe, parce que là, peut-être, est tombée une goutte du sang que j’ai au cœur.