La Patrie (p. 145-162).


L’Adieu du Poète

Pièce en 1 Acte.













PERSONNAGES

Octave Crémazie.

Jeanne, jeune fleuriste.

L’Adieu du Poète[1]


Pièce en 1 Acte


La scène se passe au Havre, où Crémazie s’est réfugié depuis trois ans, cachant sa personnalité, sous le nom de Jules Fontaine. Le théâtre représente une chambre d’hôtel : fauteuil de malade placé auprès d’une table chargée de livres et de papiers. Deux ou trois autres meubles modestes.


Scène I

Jeanne
(Elle entre furtivement et regarde)

Pas encore levé, pauvre ami, pourvu qu’il ne soit pas plus malade !

(Elle dépose une gerbe de fleurs)

Ses jours sont comptés, me disait hier le médecin. Pauvre grand homme ! Venir mourir ici, sous un nom inconnu, sans une amitié !… Voilà pourquoi je suis venue à lui, voulant donner un peu de tendresse à ce malheureux qui s’éteint. Ma mère qui demeure dans cette maison, prise, elle aussi, d’une grande sympathie pour le triste exilé, permet que je lui apporte des fleurs et je viens tous les jours…

Octave Crémazie, un poète, un noble cœur, une grande âme : voilà celui qui va mourir, et qui portera encore dans la tombe le nom de Jules Fontaine.

Il ne sait pas que j’ai deviné son secret. Je resterai muette, ne voulant pas forcer le mystère de la page douloureuse qu’il tient fermée. Il ne sait pas non plus que j’apprends ses vers, ses beaux vers, qui me font vibrer de sublimes frissons… Voici les dernières lignes qu’il a écrites : qu’elles sont tristes !…


Ô larme de ma mère,
Petite goutte d’eau,
Qui tombe sur ma bière,
Comme sur mon berceau.

Ô fleur épanouie,
De l’amour maternel,
Par un ange cueillie,
Dans les jardins du ciel

Larme douce et bénie,
Toi, que ma mère en deuil,
Des hauteurs de la vie,
Verse sur mon cercueil.

Oh ! coule, coule encore
Sur mon front pâle et nu ;
Dure jusqu’à l’aurore,
Bonheur inattendu !


Sa mère ! Comme il l’aime !

(Entendant du bruit)

C’est lui qui vient Je me sauve pour préparer sa tasse de tisane : il me semble qu’il la prend mieux lorsque c’est moi qui la lui apporte.


Scène II


Crémazie
(Crémazie entre en chancelant, se dirige vers la table, prend les fleurs et les presse sur ses lèvres)

Elle est venue, la chère petite, m’apporter des fleurs. Suprême aumône donnée au malheureux qui va mourir !

Mourir ici, seul, loin de ma patrie, cette patrie que j’aime avec une sorte de rage, l’impuissance de la servir ! On ne saura jamais ce que je vécus de souffrances sur la terre d’exil… Et là, d’entendre le bruit de la vague dont chaque repli m’enveloppe l’âme, je ressens encore plus âpre la nostalgie de mon fleuve… Mon fleuve !…

Se souviendra-t-on de moi, un jour, ou l’œuvre que j’ai voulu accomplir est-elle à jamais morte ? Peu importe que l’on se rappelle Octave Crémazie, pourvu que la destinée de mon peuple soit glande et belle. J’ai touché les cordes sensibles de son âme, et les échos ont rendu de virils accents. Ces accents ne meurent pas ; l’amour les immortalise !

Silence — Crémazie a la tête dans ses mains)

Loin de ma patrie, il me fallait une consolation, elle m’est venue idéalement pure ; un jour, une jeune fille me sourit, vingt ans, jolie, gracieuse et bonne, oh ! divinement bonne, — et mon vieux cœur se reprit à battre ? — Pauvre fou va ! Est-ce que l’on aime à ton âge ?… Pourquoi n’aimerais-je pas ? N’ai-je pas un cœur, moi aussi, et ne me fait-il pas endurer le martyre de l’attente ?… Attendre Jeanne ! (avec un sourire) Deviner le froufrou de sa robe, percevoir le piétinement de ses pas, imaginer le timbre de sa voix, rêver l’éclat de son regard ; tout doucement la savourer miette à miette, et puis ouvrir les yeux, pour recevoir l’éblouissement de sa jeunesse… et ne pas l’aimer !… Non, cela ne se peut pas…

Mon Dieu ! qu’elle tarde ce matin si elle ne venait pas ? C’est impossible ! Je ne puis mourir sans l’avoir revue… la chère âme qui est venue à moi, avec cette sympathie féminine qui sait être de la tendresse sans devenir jamais de l’amour (d’un ton amer). De l’amour ! Allons donc, pauvre hère, cette manne divine est-elle faite pour ton cœur ?

Il essaie un rire qui sonne faux, puis il éclate en sanglots, répétant :

Seul !… Seul !… Seul !…


Scène III

Crémazie puis Jeanne
(Crémazie ne l’a pas aperçue, et dit encore une fois)

Seul !

(Jeanne s’élance et se penche vers lui)

Mon pauvre ami !

Crémazie

Enfin vous voilà, Jeanne, le temps me semblait si long… que j’en pleurais !

Jeanne (consolante)

Pourquoi vous désoler ainsi ? Votre attente n’est jamais vaine. Si vous saviez quels prodiges j’ai faits pour arriver plus vite… je vous sentais triste…

Crémazie (l’interrompant)

Et malade, Jeanne, si malade ! Je crois bien n’avoir plus que peu d’heures à vivre. Cependant depuis que vous êtes auprès de moi, je meurs moins vite. (Il étend les mains vers les fleurs). Ces fleurs, Jeanne, que de souvenirs elles évoquent, vous le rappelez-vous ? Oh ! dîtes, d’abord voulez-vous que nous relisions notre page de vie ?

(Jeanne s’est agenouillée près du fauteuil, elle s’appuie sur le bras du meuble et regarde le malade)

Oui, car n’est-ce pas revivre toutes nos joies que de les repasser ainsi ?

Crémazie

J’ai si peu de bons souvenirs, je veux les effeuiller sur ma tombe : ce seront les seules plantes qui y fleuriront, grâce à l’aumône de vos larmes. Et même après ma mort, vous me donnerez des fleurs !

Jeanne

Ne parlez pas de ces choses, je vous en prie !

Crémazie

Un jour, votre sensibilité exquise rayonna jusqu’à ma chambre vide et triste. Une moisson de roses tomba sur moi, comme une bénédiction…

Jeanne

Elles étaient si peu fraîches, ces roses. Elles se fanaient même, et je les aurais voulues dans toute leur beauté, mais la petite fleuriste…

Crémazie

La petite fleuriste est un grand cœur ! Je les trouvai magnifiques, ces roses ; j’aimais leur attitude penchée : elles semblaient lasses de vivre, et pourtant donnaient encore de la joie, même dans leur mort. Je songeais à la jolie fée qui les avait réunies par une délicatesse touchante, voulant égayer ma solitude, et si j’ai versé des larmes heureuses, Jeanne, les corolles de vos roses en sont restées longtemps pleurantes…

Jeanne (timide)

Je vous voyais passer devant ma fenêtre ; tout de suite votre air triste m’avait attirée ; puis je vous attendais ; tous les matins, vous veniez, et je me sentais une tristesse invincible de vous voir ainsi, toujours seul. Chaque jour, vous vous courbiez davantage, comme si le fardeau de vos ennuis se faisait de plus en plus lourd. Je songeais : « Quel est donc son chagrin ? Personne ne le connaît, on le coudoie sans le saluer, il est seul toujours ! Pourtant ne sent-il pas ma pensée, cherchant à. deviner le secret d’une vie qui m’est devenue chère ? Oui, sans doute, il la sent, et voilà pourquoi, chaque matin, il passe ici, pour chercher le regard qui le salue au passage.

Crémazie

Regard discret, qui me révéla tout de suite votre adorable bonté. Il disait, au mendiant de tendresse qui s’arrêtait près de votre porte, que vous aviez une aumône toute prête. Moi qui pleurais ma patrie, je tendis l’escarcelle… vous y avez vidé les trésors de votre cœur de femme. Je bénis l’indisposition qui me valut votre chère présence ; ce jour-là, Jeanne, je ne saurais jamais dire l’allégresse qui me chanta dans l’âme !

Jeanne

Je vous savais malade. Vous voir devint un désir irrésistible… et puis, je voulais vous entendre dire votre plainte, car vous aviez trop de tristesse, j’en revendiquais ma part.

Crémazie (se recueillant)

Un matin, vous êtes venue, et comme je fus heureux de causer avec vous ! Vos grands yeux sympathiques dégageaient de la lumière ; ma solitude en resta éblouie. C’était le premier rayon qui me venait sur la terre d’exil, et cette lueur tendre, partie de votre âme, réchauffa mon existence fatiguée. Je ne savais même pas votre nom… Demande-t-on le nom de la fleur qui parfume et dont la corolle semble attendre un aveu ? Que nous importe qu’elle se nomme myosotis, rose ou pâquerette : ce que nous voulons, c’est sa grâce et son parfum. Demandons-nous son nom à l’oiseau qui jette sa note charmeuse dans toutes nos harmonies ? Nous nous réjouissons de ses chants : peu importe qu’il soit rossignol, fauvette ou pinson Pourquoi, alors demander son nom à la femme qui nous sourit ? Un sourire, c’est une caresse de fleur heureuse, une éclosion du cœur, un éblouissement d’âme ! Dans un sourire, la femme ne met-elle pas tout ce qu’il y a de délicat, de subtil dans sa nature ? C’est l’essence de son être qui monte à ses lèvres et s’y fixe en une grâce infinie, captivante… Vous êtes triste, vous pleurez, vous attendez la mort ; le sourire d’une femme éclaire votre nuit, et vous demanderiez un nom, quand on vous donne une vie, un soleil ? Allons donc ! J’avais votre sourire : il se baigna de pleurs ; mais vous me l’avez gardé pendant que je vous racontais l’histoire du pauvre exilé… Jeanne, souriez-moi encore !…

Jeanne (souriante)

Vous rappelez-vous ma surprise en apprenant qu’il y avait un pays inconnu où vivaient des frères ? Cette ignorance ne vous blessa pas, car je ne suis qu’une humble fille, et vous l’aviez rencontrée déjà dans les hautes sphères sociales de la France. Avec quelle douceur vous m’instruisiez ! « N’avez-vous jamais entendu parler d’un pays par delà l’Atlantique, me disiez-vous, d’un pays immense colonisé par vos pères ? Ne connaissez-vous pas le nom de Champlain qui fonda mon vieux Québec ? » Ah ! Québec, comme vous l’aimez ; avec quelle émotion vous me parliez de votre Cap et des horizons uniques que l’œil embrasse de ces hauteurs splendides ! Vous me parliez de vos héros et, fièrement, vous ajoutiez : Là-bas, on les prononce à genoux, ces noms que vous ignorez ici : ce sont les saints de ma patrie : Puis tristement : « Vous ne les connaissez pas, de même que vous ignorez que le meilleur de vous n’est plus en France, mais que la vieille monarchie a donné le plus pur d’elle-même à des rives sauvages…

Crémazie

Avec quelle patience, vous m’écoutiez.

Jeanne

J’aimais à entendre ces accents si nouveaux !

Crémazie (attendri)

Vous êtes bonne : voilà pourquoi je vous ai parlé comme à une amie toujours connue. Je sentais votre sympathie m’envelopper de ses effluves, et c’était si étrange pour moi… Pardon, si je vous parle ainsi, jamais lèvres de femme ne m’ont souri, et de tendresse dans ma vie, — je n’ai eu que celle de ma mère… Ma mère !

Jeanne

Votre mère ! Parlez-moi d’elle…

Crémazie (la voix pleine de larmes)

Oui. Ma mère, une sainte et douce femme qui est la seule à m’aimer. L’amour de ma mère fut le sourire de ma vie triste, et jamais ne m’entra au cœur d’autre tendresse de femme. Là-bas, je vivais comme un ermite, ne sortant presque jamais de ma librairie : en arrière, dans un petit coin je me réfugiais pour étudier et écrire ; des amis venaient m’y rejoindre ; nous lisions nos essais littéraires… nous avons vécu là de belles heures !…

(Il s’abîme dans ses souvenirs)
Jeanne (suppliante)

Parlez-moi, je vous prie !

Crémazie (très triste)

Je n’ai pas aimé, et pourtant…

Jeanne

Pourtant ?

Crémazie

Pourtant, j’avais des trésors dans l’âme ; trésors inexplorés dont je n’ai senti la lourde richesse que depuis l’exil. Et vous avez voulu en prendre une part, Jeanne : Ma mère, vous et ma patrie !

Ma patrie, je l’aime tant ! Si vous saviez comme elle est belle et grande, ma patrie ! Si vous connaissiez le grand fleuve qui nous donne, parfois, l’illusion de votre océan. Nous le retrouvons dans toutes nos villes, dans toutes nos campagnes. C’est notre roi ! Et nos montagnes, et nos forêts, et nos neiges virginales !… Oh ! Jeanne, si vous connaissiez le Canada.

Jeanne

Mais, je le connais :

« Il est sous le soleil, un sol unique au monde,
Où le ciel a versé se dons les plus brillants,
Où, répandant ses biens, la nature féconde
À ses vastes forêts mêle ses lacs géants.

Sur ses bords enchantés, notre mère, la France,
A laissé de sa gloire un immortel sillon :
Précipitant ses flots vers l’Océan immense,
Le noble Saint-Laurent redit encore son nom.

Heureux qui le connaît, plus heureux qui l’habite,
Et ne quittant jamais, pour chercher d’autres deux,
Les rives du grand fleuve, où le bonheur l’invite,
Sait vivre et sait mourir où dorment ses aïeux ! »

Crémazie (surpris)

Vous avez appris ces vers, Jeanne. Oh ! combien votre âme a de délicatesse !

Jeanne (enthousiaste)

Je les trouvai si beaux, ces vers ! Je compris si bien la splendeur du pays qui les inspira ! Lorsque je vous demandai de qui étaient ces rimes parlant au cœur, et où l’on sent vibrer l’âme d’une race, vous m’avez répondu par l’histoire navrante d’Octave Crémazie. Il fit des fautes, cet homme, mais je n’ai pas votre sévérité. Il s’est exilé,… peut-être se perdit-il ainsi pour sauver des amitiés chères ? Respectons le silence de son sacrifice, et rendons hommage à sa générosité. Son cœur et sa droiture n’ont pas péché ; l’âme du poète surnage au-dessus du bourbier des inconséquences humaines, et moi, Française, esclave passionnée de l’honneur, je dis que le peuple Canadien n’oubliera jamais le Drapeau de Carillon, ni Octave Crémazie !

Crémazie (étonné)

Le Drapeau de Carillon ! Vous connaissez aussi ?

Jeanne (fièrement)

Si je le connais, ce vieux troupier qui disait :

« Cet étendard qu’aux grands jours des batailles,
Noble Montcalm, tu plaças dans ma main,
Cet étendard, qu’aux portes de Versailles,
Naguère, hélas ! je déployais en vain !
Je le remets aux champs où de ta gloire
Vivra toujours l’immortel souvenir ;
Et dans ma tombe, emportant ta mémoire.
Pour mon drapeau je viens ici mourir. »

Crémazie (très ému)

Je viens ici mourir…

Jeanne

Non, pas mourir : je vous soignerai si bien, et il me sera si doux de vous voir revivre par mes soins ! Ne parlez pas de mourir, nous passerons de belles heures à causer du Canada, et je vous dirai des vers de Crémazie. J’en connais un grand nombre. Moi aussi, je puis dire aux marins de la Capricieuse :

« Voyez sur les remparts cette forme indécise,
Agitée et tremblante au souffle de la brise :
C’est le vieux Canadien à son poste rendu !
Le canon de la France a réveillé cette ombre
Qui vient, sortant soudain de sa demeure sombre,
Saluer le drapeau si longtemps attendu. »

Crémazie (à voix presque basse)

Et connaissant son histoire, vous aimez encore Octave Crémazie ?

Jeanne

Comment n’aimerais-je pas le poète qui, dans ses vers, nous révèle une autre France ? Nous, humbles femmes, aimons bien notre sang : et de savoir que notre âme vit aussi là-bas, nous nous sentons deux patriotismes au cœur ! Et ce sont tous mes frères du Canada que j’aime en vous. Vous êtes, pour moi, la patrie lointaine !

Crémazie

Et ce que j’aime en vous Jeanne, ce n’est pas la femme, c’est l’ange et c’est la France !

Jeanne

Je rends à votre patrie le culte que vous avez voué à la mienne.

Crémazie

Merci, Jeanne ; vous êtes bonne. Dans ma vie vide, vous êtes passée ; votre sourire a rêvé de faire germer des espérances mortes… J’ai cru à une résurrection opérée par votre dévouement… Mais la mort vient, et d’écouter la voix de l’Océan toute ma douleur me remonte à l’âme… Savez-vous ce que j’entends ? Écoutez avec moi…

Jeanne

N’écoutez pas, mais parlez-moi…

Crémazie (très agité, se penche vers la fenêtre)

Écoutez bien, ce sont les accents de mon fleuve, lorsqu’il a de ces colères qui font peur aux rives ; il se jette en furieux sur les granits affolés, les mord dans une rage folle, et son étreinte se fait terrible…

Jeanne (le ramène doucement à son fauteuil)

Regardez-moi plutôt !

Crémazie (toujours délirant)

Le voyez-vous redevenir berceur et doux ; sa vague a des alanguissements et des coquetteries ; la plage en est émue, les rochers palpitent, les plantes se plongent plus avant dans ses eaux merveilleuses par un besoin de tendresses nouvelles… Le voyez-vous, Jeanne ?

Jeanne (flattant sa rêverie)

Oui, je vois…

Crémazie (poursuivant)

Maintenant, entendez-vous le bruissement des petites feuilles qui se volent des baisers ? Ce sont nos érables qui enlacent leurs feuillettes, c’est la race canadienne qui s’unit dans la caresse de son emblème… Entendez-vous, Jeanne ?…

Jeanne

Oui, je les entends…

Crémazie (exalté)

Mais c’est moi qu’ils appellent, moi, le paria, moi !

Loin de son lieu natal, l’insensé qui s’exile
Traîne son existence à lui-même inutile.
Son cœur est sans amour, sa vie est sans plaisir.
Jamais pour consoler sa morne rêverie,
Il n’a devant les yeux le ciel de la patrie,
Et le sol sous ses pas n’a pas de souvenirs.

Non, je me trompe, car ils m’auront oublié. Qui, dans vingt ans, se souviendra d’Octave Crémazie ?

(Jeanne fait un mouvement de surprise. Crémazie se lève, comme pris de désespoir. Il porte les deux mains à ses tempes, donne des marques d’une extraordinaire agitation)

Qu’ai-je dit, malheureux ? Je viens d’anéantir ma dernière joie ! Tout s’en va avant moi ! Jeanne, vous aussi partirez, maintenant que vous savez mon nom. Je voulais tant vous cacher ce secret que mon cœur malade a trahi !

Il se laisse tomber sur un fauteuil et sanglote. Jeanne s’agenouille, se penche vers lui, prend les mains qu’il retient sur son visage)
Jeanne

Partir, dites-vous, partir ? Mais vous n’en croyez rien ; partir quand je puis vous crier mon admiration sans craindre de trahir à chaque instant le secret surpris ? Tout de suite, j’ai deviné en vous le barde canadien ; croyez-vous que la flamme du génie meure ? Elle vivait bien ardente dans vos prunelles : et lorsque vous parliez du Canada, vous aviez l’éloquence du vieux soldat de Carillon ! Le prestige de votre talent m’a fascinée ; c’est Crémazie que j’ai aimé en vous, et vous croyez que je vais partir ?

Crémazie (faiblement)

Restez, Jeanne, restez. Le malheur est venu à moi, pour me procurer cette infinie douceur de connaître l’âme féminine ; la vôtre, chère petite, bien faite pour consoler mon agonie, car je sens que je m’en vais… Hélas ! Je dormirai donc sur la terre étrangère, moi qui aurais tant voulu reposer là-bas, dans un coin isolé, mais dans ma patrie !

Jeanne

Pourquoi pleurer ainsi ? Cette France que vous avez chantée, cette France que, là-bas, vous avez fait aimer à des milliers de frères, cette France qui est devenue votre seconde patrie, croyez-vous que sa terre sera lourde à votre tombe ? Laissez-nous un peu de vous : si la France garde votre corps, le Canada ne saurait être jaloux, car il aura toujours votre âme !

Crémazie

Vous avez raison Jeanne, le sol français me sera léger, et je dormirai bien doucement à côté des aïeux. Mais croyez-vous que l’on gardera mon âme là-bas ?

Jeanne (fièrement)

Vous ne serez pas oublié, et parce que vous avez chanté les fleurs de lys et les trois couleurs, on immortalisera votre mémoire !

Crémazie

Il me semble entendre la voix de mes sœurs de là-bas dans vos accents fiers. Merci, Jeanne !

Jeanne (effrayée de l’altération de sa voix)

Reposez-vous, mon ami ; fermez les yeux ; toutes ces pensées vous brisent !

Crémazie (tendrement)

Non, laissez-moi parler encore, mais de vous, de vous seule. Laissez-moi vous demander pardon de cette plainte d’isolement. Isolé ! Le suis-je, puisque je vous ai ?… et dans la mort, j’emporterai la douceur de votre sympathie.

Jeanne (pleure convulsivement)

Vous ne mourrez pas, non, vous ne mourrez pas !

Crémazie

Ne pleurez pas, mignonne. Je suis si content de m’en aller ; voyez-vous ! L’existence ne me donnera plus rien, et vous qui pleurerez demain ma mort, regretteriez bientôt ma vie.

Jeanne

Ne dites pas cela, je vous en conjure !

Crémazie

Le bonheur n’était pas pour le pauvre poète. Et même, dernière ironie, je vous ai connue alors que mon âge m’interdisait d’aimer vos vingt ans…

(Jeanne pleure plus fort)

Ne pleure pas, ma petite, tu garderas toujours la douceur du souvenir ; tu as fait du bien à un malade, tu as sauvé de la solitude la mort du poète. Jeanne, tu seras bénie et aimée, comme j’aurais su te chérir, si je n’avais été un vieillard.

(Sa voix meurt dans un sanglot)
Jeanne

Vivez ! Vivez pour moi !

Crémazie (touché)

Pauvre petite, votre sensibilité vous entraîne et je vous remercie de cette aumône toute pure de votre âme. Je sens que je m’en vais. (sa voix faiblit). À ma dernière heure, j’ai soif d’un briser qui me dira l’amour de ma mère et le souvenir de ma patrie… un baiser de vous, Jeanne !… Un baiser, enfant, cela ne se refuse pas lorsque c’est la suprême aumône. Et si mes lèvres gardent un peu de votre âme, la tombe taira leur secret ? Penchez votre front jusqu’à ma bouche. Donnez-moi la joie implorée, et qu’un mourant a bien le droit de réclamer.

(Jeanne penche son front)

Merci, ma Jeanne, pour ce bienfait de votre tendresse. Il me semble, que dans l’au-delà, je vous retrouverai. Les anges d’ici-bas, ressemblent à ceux de là-haut…

(sa voix faiblit)
Jeanne (effrayée)

Regardez-moi ! Parlez-moi !

Crémazie

Je vous vois à peine, mais je vous sens là, tout près de moi ; et puis, j’entends la chanson de l’océan…

Entendez-vous ? Elle m’appelle encore. Oh ! oui, c’est bien moi. (Avec un sourire de bonheur). C’est la voix canadienne, je la reconnais… Elle me crie : Crémazie ! (Il se lève comme pour courir, et gesticule fortement) Voilà ! Je suis à toi, patrie ! Prends-moi…

Jeanne
(On frappe, Jeanne va à la porte, et revient avec une lettre)

Une lettre, une lettre pour vous ! Elle porte les timbres canadiens.

Crémazie

Une lettre… du Canada !… Oh ! donnez vite ! (Il prend la lettre, essaye de l’ouvrir avec une hâte fébrile, mais ses mains tremblent. Il la tend à Jeanne). Lisez pour moi, je vous en prie, je ne saurais…

Jeanne (lisant)

Mon cher fils.

Crémazie

C’est de ma mère !

Jeanne

« Ta dernière lettre nous a rendus bien tristes. Te savoir malade, loin de nous, est si pénible. Je pense sans cesse à toi, mon Octave, et comme je voudrais être là-bas pour te soigner, te gâter un peu, pauvre enfant que la vie a tant maltraité ! Hélas ! le sort nous sépare, et je prie Dieu de placer à tes côtés une douce figure de femme pour adoucir l’amertume de tes tristesses. La prière d’une mère est toujours exaucée, mon Octave, et cette pensée me console un peu de ton absence ? Je voudrais t’écrire longuement, mais je suis trop faible. Tes frères te parleront de tout ce qui t’intéresse ici.

Je suis vieille et malade, les épreuves m’ont brisée et je crains toujours, lorsque je t’écris, que ce ne soit mon dernier adieu.

Je te prends dans mes bras, et comme si je devais mourir je te donne, dans un baiser, ma bénédiction. Octave ta mère te bénit et t’aime. »

Crémazie (la voix tremblante d’émotion)

Ma mère, la bénédiction de ma mère ! Merci, mon Dieu, merci. Jeanne mettez cette lettre sur mon cœur. Elle recevra mon dernier battement.

Jeanne (De plus en plus effrayée)

Voulez-vous voir le médecin et le prêtre ?

Crémazie (D’une voix à peine perceptible)

Jeanne, le médecin n’a plus rien à faire chez moi ; le prêtre me quittait lorsque vous êtes venue. Il m’a prodigué les suprêmes consolations. Je pars content, en paix avec ma conscience… La résignation m’est douce, car je vais vers le bonheur ; j’entre dans la véritable vie ! Pour un chrétien, mourir c’est revivre !… Laissez-moi voir l’immensité… Donnez-moi votre main, et lorsque je mourrai, mettez sur ma bouche ce crucifix donné par ma mère. Chère petite croix qui ne m’a jamais quitté, et qui toujours m’a consolé ! (Il s’incline la tête vers la fenêtre). Je fus un rêveur, un imprudent, un exilé, mais ma race me pardonnera pour l’avoir aimée de toute mon âme !… Elle me comprendra… Je le sens… Et cette espérance de mon agonie ne saurait être fausse.

Jeanne (anxieuse)

Vous souffrez ?

Crémazie

Beaucoup, mais qu’importe !

Jeanne

Voulez-vous regagner votre lit, où vous vous reposerez mieux ?

Crémazie

Non, ma Jeanne, je ne le verrais pas, lui ! (indiquant l’océan) et je dois un regard au messager qui redira là-bas mon dernier cri d’amour… (Silence. Jeanne est à genoux et regarde le mourant. Celui-ci s’affaiblit de plus en plus). Je me meurs… Jeanne !… votre main et lui… (divaguant) lui, il m’entend… il vient me chercher. (S’exaltant). Ma patrie ! Tu me veux ! Me voilà ! Me voilà ! (Dans un grand cri) Me voilà ! (Il s’est à demi soulevé et retombe mort. Jeanne donne les signes du plus profond désespoir et avec un accent de grande douleur :)

Jeanne

Mort. Crémazie est mort !… mort !…

(Elle lui prend la main, la baise et sanglote éperdument. Soudain elle lève, avec un grand geste vers l’Océan, et majestueuse)

Canadiens-français, votre poète est mort ! Son dernier souffle a été une dernière pensée pour le Canada. La France vous le garde. (D’un accent plus profond). Mais, souvenez-vous !!!


(LE RIDEAU TOMBE)
  1. Cette pièce a été créée au Théâtre National Français de Montréal, par M. Elzéar Hamel et Mlle Henriette Moret, et jouée toute la semaine du 22 juin 1902.